CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Economie

Alain Leroux et Pierre Livet (dir.), Leçons de philosophie économique ; économie normative et philosophie morale, Economica, 2006, 532 p., 43 €

1Que font les économistes lorsqu’ils traitent de l’économie du bien-être, de l’optimum de Pareto, de la théorie du choix social, en un mot lorsqu’ils construisent des modèles normatifs ? Que font les philosophes moralistes lorsqu’ils utilisent la théorie du maximin (le maximum d’utilité pour celui qui recevra le moins) ou tentent de formaliser la justice distributive ? La première question qui prend pour objet d’observation la pratique des économistes théoriciens, relève de la philosophie ; la seconde à l’inverse, chère aux philosophes, mobilise la compétence de l’économiste. Dix-neuf universitaires français ou belges de renom (Olivier Godard, économiste phare du principe de précaution, Catherine Larrère qui s’est illustrée naguère en étudiant la naissance de l’économie moderne au XVIIIe siècle, Christian Arnsperger, Alain Wolfelsperger, Serge-Christophe Kolm et bien d’autres) les uns économistes, les autres philosophes, jettent des regards croisés sur les notions cruciales à la jointure de l’analyse économique et de la philosophie morale : l’utilité, le bien-être, l’intérêt, la solidarité, la justice sociale (confondue malheureusement avec la justice distributive) et bien sûr, au cœur de ce dispositif intellectuel, la valeur. Rigueur scientifique oblige, toutes les affirmations avancées sont appuyées sur une exégèse potentiellement indéfinie des auteurs historiques parmi lesquels les Anglo-saxons ont la primeur ; ce qui fait de l’ouvrage une mine de références, au prix, certes, d’une lecture besogneuse. Cet univers intellectuel tourne autour de l’utilitarisme qui connut son heure de gloire au XIXe siècle, mais qui, par la puissance de l’outil néoclassique, demeure encore aujourd’hui une référence incontournable, ne serait-ce qu’à travers les critiques qu’il suscite. A l’articulation de l’économie et de la philosophie, il est dommage de ne pas trouver dans cet ouvrage une contribution sur la valeur chez Nietzsche ; ne serait-ce que pour éviter d’opposer la valeur au sens économique du mot et la valeur au sens de la philosophie morale. L’approche nietzschéenne de la valeur réconcilie en effet les deux univers en rappelant que la valeur est toujours ce qui donne sens à un coût. Dans cette perspective la final value chère aux Anglo-Saxons (valeur intrinsèque par distinction de la valeur instrumentale) en prend, c’est le cas de le dire, un sacré coup ! Sans pouvoir citer les apports spécifiques de chacun des dix-neuf contributeurs, signalons deux chapitres particulièrement suggestifs : celui de la prometteuse Isabelle Pariente-Butterlin sur la liberté des modernes selon Benjamin Constant, et celui de Jacqueline Lagrée sur les rapports de la liberté et de l’intérêt chez Spinoza.

2Etienne Perrot

Gabriel Wackermann (dir.), La géographie des risques dans le monde, Ellipses, 2e édition mise à jour, 2005, 502 p., 33 €

3Le risque, problème de tous les temps et de toutes les sociétés, prolifère dans tous les médias et dans toutes les disciplines. L’entrée géographique, choisie par cet ouvrage collectif, permet de classer 21 dossiers depuis les risques à dominante naturelle, géodynamiques ou environnementaux, jusqu’aux risques proprement anthropiques, technologiques ou urbains, sans oublier de poser la question du « risque de surpopulation : mythe ou réalité ? ». Le chapitre « Eléments pour une réflexion sur le risque social urbain » nous semble particulièrement remarquables par sa façon de ne pas s’arrêter aux données de la délinquance, des incivilités et des violences urbaines, mais d’interroger également les dynamiques spatiales et socio-politiques liées aux représentations. Franck Chignier Riboulon montre comment elles sont porteuses d’action : catégorisation de l’espace, mobilité de ceux qui peuvent partir, accroissement de la demande de sécurité de ce qui restent… « L’enfermement social, conjugué à l’enfermement spatial, crée les conditions de nouvelles constructions identitaires (p. 479) ». Le livre ouvre la voie d’une réflexion systématique sur l’avenir du globe en montrant l’intérêt d’une constante articulation entre les divers domaines de la géographie, et d’autres sciences, avec la dynamique générale des activités humaines. Il invite à penser une gestion globale, à partir d’une observation des phénomènes aux diverses échelles socio-spatiales. Un tel projet peut laisser perplexe, et d’ailleurs une « pique » en révèle toute la difficulté : « Dans le probabilisme jésuite, la vérité d’une proposition était tributaire des sources doctrinales qui guidaient un auteur (p. 29) ». Gabriel Wackermann semble pourtant assumer le dilemme lorsqu’il affirme que « le plus grand des risques est en somme celui de l’information et de la communication (p. 418) ».

4Bertrand Hériard Dubreuil

Politique

Dominique Bourg et Daniel Boy, Conférences de citoyens, mode d’emploi, les enjeux de la démocratie participative, Ed. Charles Léopold Mayer et Descartes et Cie, Coll. TechnoCité, 2005, 106 p., 18 €

5Ce livre est beaucoup plus qu’un mode d’emploi : sa thèse est ambitieuse : « le développement élargissement des procédures débat public pourrait déboucher une évolution profonde de démocratie représentative » (page 6) ; et ses auteurs sont compétents : Dominique Bourg, philosophe des techniques, connaît bien les problèmes d’environnement qui ont été moteur pour l’exploration de ces procédures de participation du public rendues obligatoires à travers la convention d’Aarhus ; Daniel Boy, directeur de recherche au Cevipof, a participé au comité de pilotage de la conférence de citoyens sur les Ogm. Ce dernier commence par retracer la généalogie danoise des conférences de consensus pour constater l’hétérogénéité de cette source avec la tradition du débat public en France, ce qui permet à Dominique Bourg d’en regretter l’absence de statut juridique spécifique. Celui-ci défend ensuite le rôle que pourraient désormais jouer les conférences de citoyens par rapport à l’épuisement de la légitimation libérale de démocratie représentative. Daniel Boy vante les mérites de cette procédure dans la détermination de l’intérêt général, en particulier par le type de connaissance mobilisée en situation de forte incertitude. Bref, si un chapitre aborde précisément l’aspect pratique des choses, le livre constitue surtout un plaidoyer en faveur des conférences de citoyens. On peut regretter que ce militantisme emporte parfois le propos : « les conférences de consensus ne souffrent d’aucun de ces défauts, ce qui devrait leur permettre de contribuer à corriger les insuffisances inhérentes à la vie parlementaire » (page 53). Mais l’analyse est précise et convaincante, y compris dans les limites de la procédure : « elle se situe sans ambiguïté dans le registre de la consultation, non dans celui de là décision » (page 99).

6Bertrand Hériard

Pierre Grémion, Modernisation et progressisme. Fin d’une époque 1968-1981, Editions Esprit, 2005, 260 p., 25 €

7Cette reprise d’une série de grands articles (dans Esprit, Le Débat, Commentaire…, un dans Projet également, en 1977) permet de parcourir une longue période de la vie française, débordant en fait les dates inscrites en couverture, et dans les deux sens en vérité : car il est fortement question de la modernisation sous la conduite de l’Etat, si typique de l’après-guerre (commencée même à Vichy), et il est fortement question de l’évolution des pouvoirs locaux dans un amenuisement du jacobinisme traditionnel ; il est, d’autre part, question de l’après 1981, temps de la désillusion des intellectuels – ou de leur découverte de « l’illusion » dont a parlé Furet; il est question, enfin, de 1995, un moment (durable ?) de crispation dans le rejet de « la greffe libérale », conduisant au « non » de 2005. Une remarque cruelle au passage : à un certain moment, dans tout cela, on est passé des « intellectuels », vrai « pouvoir spirituel laïque », aux « intellos », plus prétentieux, veut-on dire, qu’éclairants. Voilà qui, tout au long de l’ouvrage, fait penser ou plutôt repenser, et peut-être faut-il avoir vécu beaucoup de tout cela pour comprendre vraiment.

8Jean-Yves Calvez

Rémy Hebding, Le protestantisme et la politique. Loi et dissidence, Labor et Fides, 2006, 144 p., 11 €

9Rémy Hebding a longtemps été le rédacteur en chef de l’hebdomadaire protestant français Réforme, voix importante parmi les chrétiens. Je ne pense pas qu’il ait jamais autant rassemblé de points de vue fondamentaux qu’il ne le fait aujourd’hui dans ce petit livre, riche et dense. On y trouve, bien entendu, une exégèse des textes fondateurs de Luther, Calvin surtout – peut-être en faudrait-il un peu plus des Ecritures aussi, voire du Moyen Age, patrimoine des protestants autant que des catholiques. On y trouve aussi un opportun débat sur le « libéralisme », thème contemporain essentiel. L’auteur rappelle l’échec de Smith à concilier, malgré sa tentative, la liberté du marché et la liberté « de vertu », décisive pour lui. Il fait voir, de plus, comment le mot « libéralisme » en arrive aujourd’hui à n’évoquer plus qu’un grand univers machinal, une technique efficace, sans plus de présence des personnes, de leurs fins, de leurs libertés mêmes (Rémy Hebding fait ici opportunément écho à Jacques Ellul). Les catholiques ne sont pas très gâtés au long de l’ouvrage, presque toujours classés intolérants, intransigeants ou cléricaux. A eux seuls revient, en somme, tout le poids de l’histoire : mais cela n’ôte rien à mon appréciation de la synthèse que nous présente Hebding. Je veux relever, aussi, au passage, d’intéressantes pages interrogeant les Français sur la sacralisation par eux du politique – et des autorités politiques –, écho peut-être d’un « droit divin des rois », toujours vivant ou bien retourné, forte invitation en tout cas à chercher des remèdes par l’ouverture à la politique dans d’autres cultures.
Jean-Yves Calvez

Société

Pierre Tritz, Véronique Le Goaziou, Prêtre en banlieue, rencontre improbable entre un religieux et une sociologue, Editions de l’Atelier, 2006, 174 p., 18 €

10A l’instigation de Véronique Le Goaziou, sociologue et spécialiste des banlieues sensibles, Pierre Tritz raconte son histoire personnelle et pastorale. Né dans une famille modeste de Lorraine, il est formé à l’école apostolique de Cormontreuil, puis au séminaire de Metz. Après plusieurs années de travail au Kremlin-Bicêtre, il est nommé curé des quartiers nord de Bourges en 1989. En équipe avec trois autres Fils de la Charité, il sera présent aux grands événements des familles à travers un service pastoral, les soutenant dans la durée. A la différence des professionnels qui n’interviennent que ponctuellement et de l’extérieur, les Fils sont participants des initiatives et des recherches des habitants : solidarités de voisinage, réseaux d’échanges réciproques, école de parents, Hameau de fraternité, coups de gueule contres les frasques de la politique de la ville… Le décryptage qu’en donne Véronique Le Goaziou est révélateur. D’abord rebutée par le jargon ecclésial, elle finit par en percevoir la cohérence religieuse, sociale et politique. Pétris par l’espérance chrétienne, Pierre et ses compagnons travaillent sur la durée. Mobilisés par l’option préférentielle pour les pauvres, ils savent que ces derniers peuvent être co-acteurs de petites propositions qui leur redonnent confiance. La charité est une posture certes modeste, mais profondément politique. Et Véronique Le Goaziou conclut : « Il n’est pas étonnant que ce soit au moment où le tissu social défaille que la question du religieux et de la place des communautés chrétienne aussi bien que musulmane, réapparaisse sur la scène publique ».

11Bertrand Hériard Dubreuil

Timothy B. Smith, La France injuste 1975 – 2006 : pourquoi le modèle social ne fonctionne plus, Autrement – Frontières, 2006, 364 p., 22 €

12Vivant et stimulant, cet ouvrage remet en cause les fondements du modèle français d’Etat providence. Investissement considérable pour le pays, ce modèle risque malheureusement de devenir de plus en plus inefficace. Les classes moyennes, aujourd’hui menacées, en sont les principales bénéficiaires à travers les systèmes de soins et les caisses de retraites. Les populations les plus vulnérables, notamment les jeunes en situation précaire, font déjà les frais des privilèges et statuts accordés aux salariés. Les mesures préconisées relèvent des remèdes drastiques : augmentation progressive des impôts et de la Csg, abrogation des 35 heures, diminution des pensions de retraite, mais aussi suppression de l’Ena, des « soi disant partenaires sociaux », ou des privilèges du secteur public (voyages gratuits à la Sncf). La lecture conforte le sentiment qu’il est possible de « faire quelque chose » et que l’on ne peut pas renvoyer sans cesse les questions aux calendes, que tout n’est pas la faute de l’Europe ou de la mondialisation, que les responsables politiques ne peuvent pas continuer à jouer les abonnés absents. Mais pour séduisant que soit, par certains côtés, le diagnostic, il ne paraît guère immédiatement opératoire. Les chemins de la transformation sociale sont encore à inventer.

13Pierre Martinot-Lagarde

Georges Felouziz, Françoise Liot, Joëlle Perroton, L’apartheid scolaire, enquête sur la ségrégation ethnique dans les collèges, Seuil, 2005, 236 p., 19 €

14Voici un ouvrage important. Le travail des trois sociologues bordelais s’attache à prouver l’existence, dans les collèges de notre pays – ou plutôt entre les eux –, d’une ségrégation spécifiquement ethnique, qui ne serait pas un simple artefact, calque de ségrégations sociales par ailleurs bien réelles. L’hypothèse de la ségrégation ethnique est dans un premier temps établie sur la base d’une analyse des prénoms des élèves : celle-ci permet de mesurer la proportion d’élèves autochtones et allochtones dans les différents collèges de l’Académie de Bordeaux, où l’enquête a été réalisée. Ainsi, 10 % des collèges de l’Académie scolarisent 40 % des élèves du Maghreb, d’Afrique noire et de Turquie (alors que ceux-ci représentent moins de 5 % des élèves de l’Académie). Dans ces collèges, 53 % des élèves viennent de milieux défavorisés. Les auteurs montrent comment la concentration au sein de mêmes collèges d’une proportion très forte d’élèves allochtones (et en particulier des trois aires géographiques mentionnées plus haut) engendre un cumul de handicaps et d’inégalités pour tous ceux qui y sont scolarisés, en particulier en matière d’acquisitions scolaires et d’orientations en fin de troisième. L’hypothèse ainsi explicitée permet aux auteurs de dérouler une analyse particulièrement tranchante de la « question scolaire » française : « ethnicisation » des identités selon diverses modalités, mise en place de logiques de ghettos (population « attendue » dans tel ou tel collège), stratégies familiales de fuite dans le privé comme dans le public, loin des « mauvais collèges », « sévérité variable » d’une administration prise dans les contradictions d’une gestion par dérogations, bricolages de chefs d’établissements eux aussi stratèges, complexité des logiques politiques locales. Les partis pris ne sont pas absents du propos, mais cela n’empêche en rien les auteurs d’expliciter et d’étayer leurs choix méthodologiques. On appréciera cette pratique d’une sociologie à la fois rigoureuse dans la construction de son objet et engagée dans le traitement qu’elle fait de ses résultats. Sans oublier de souligner l’accessibilité de l’ouvrage pour un large public. Là n’est pas le moindre de ses mérites.
Anne Furst

Auteurs des livres recensés

Economie : A. Leroux, P. Livet, G. Wackermann.
Politique : D. Bourg, D. Boy, P. Grémion, R. Hebding.
Société : G. Felouziz, V. Le Goaziou, F. Liot, J. Perroton, T. B. Smith, P. Tritz.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/pro.293.0091
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