1En 1997, Fareed Zakaria popularisait le concept de « démocratie illibérale » pour décrire les États, de plus en nombreux, qui reposaient sur une forme démocratique de gouvernement, sans pour autant garantir les libertés [1]. Un peu plus de vingt ans plus tard, il semble que la plupart des États au monde soient des régimes hybrides, alliant des éléments démocratiques et autoritaires. Comment rendre compte de leur diversité ? Le terme « démocrature » peut-il nous y aider ?
La forêt des concepts
2Après s’être concentrés sur la diffusion de la démocratie à l’issue de la guerre froide, les chercheurs qui s’intéressent à ces questions se passionnent désormais pour le développement des régimes mixtes. On observe une multiplication des concepts, comme si les spécialistes passaient plus de temps à inventer de nouveaux termes qu’à expliquer les causes de cette situation ou à proposer des solutions [2]. On ne saurait leur en faire trop rapidement le reproche : pour remédier au mal, il faut d’abord en faire un diagnostic précis, et une telle opération nécessite des concepts d’analyse. Mais il n’en demeure pas moins que la prolifération des adjectifs ne facilite pas toujours cette compréhension, dès lors que ces différents termes ne sont pas forcément bien distingués les uns des autres. Désigne-t-on des choses identiques ou différentes lorsque l’on parle de demi-démocratie, de demi-autoritarisme, de démocratie illibérale ou défectueuse, d’autoritarisme électoral ou compétitif ?
3Un premier débat porte sur le concept référent par rapport auquel on positionne l’objet étudié. Cette créature intermédiaire entre le têtard et la grenouille est-elle un têtard à pattes ou une grenouille à queue ? Les régimes hybrides ont d’abord été principalement analysés comme des formes diminuées de la démocratie, des démocraties imparfaites. Plus récemment, des auteurs ont entendu les décrire plutôt comme des versions amoindries de l’autoritarisme [3]. Une troisième position appelle à maintenir une double racine [4] pour souligner la nature hybride du régime [5].
4Cette dernière proposition est renforcée par l’observation de plus en plus partagée selon laquelle ces régimes s’installent dans le temps. Ils étaient autrefois perçus uniquement comme un état transitoire, ce qui incitait à les définir par rapport à leur provenance ou à leur destination, selon le côté où l’on décidait de tourner le regard. Cette conception dynamique n’a pas disparu, l’intérêt pour la démocratisation ou la consolidation démocratique ayant simplement cédé le pas à des analyses plus inquiétantes consacrées à la dégénérescence de la démocratie : ce sont des mots-clés inverses qui sont désormais en vogue. La déconsolidation, la dé-démocratisation, la rétrogression, le déclin (decay) et la rechute (backsliding) ne sont que des exemples parmi d’autres. Mais le désenchantement de la démocratisation a également conduit au constat que les régimes mixtes s’installaient dans le temps. Davantage centaures que chrysalides, ils ne constituent pas forcément une étape intermédiaire mais une forme hybride pérenne.
5De ce point de vue, le terme de démocrature présente sans doute un avantage. Guère utilisé jusqu’ici dans la littérature scientifique, qui oppose plus volontiers la démocratie à l’autoritarisme, il réunit les deux formes pures auxquelles emprunte le régime mixte. Certes, sa connotation renvoie sans doute davantage à une forme dégénérée de la démocratie qu’à une version adoucie de la dictature. La langue espagnole, dans laquelle dictature se dit dictadura, l’indique plus clairement : elle permet d’opposer la « démocradure » (democradura) à la « dictamolle » (dictablanda) [6]. Rien n’interdit cependant de faire de la démocrature la notion cadre de ces régimes hybrides qui réunissent éléments démocratiques et dictatoriaux.
Deux pôles à la force d’attraction variable
6Il devient alors nécessaire de préciser quelque peu les éléments constitutifs de ces deux pôles, afin de pouvoir observer les différentes manières dont ils se mêlent dans les régimes hybrides. Dans un sens formel, la démocratie désigne un régime où le pouvoir vient du peuple. Une chaîne de légitimité, fondée sur l’élection, doit lier au peuple ceux qui exercent le pouvoir. Mais le terme de démocratie est également employé dans un sens imprécis et substantiel pour désigner le libéralisme, entendu comme la garantie des libertés, la séparation des pouvoirs et le respect du droit. Les éléments dictatoriaux au sein d’une démocrature peuvent donc être définis de manière inverse : la déconnexion entre le peuple et les détenteurs du pouvoir d’une part, le non-respect des libertés, de la séparation des pouvoirs et de l’État de droit d’autre part.
7Cette bipartition de la démocratie et de la dictature permet d’identifier d’emblée deux grands types de démocrature : la démocratie illibérale et la dictature libérale. Telle était à peu près la typologie rudimentaire proposée par Zakaria. Bien sûr, elle ne permet pas d’y voir parfaitement clair au sein de l’immense zone grise qui sépare la pure démocratie libérale de la dictature complète. À vrai dire, l’ensemble du spectre entre ces deux extrêmes est sans doute d’un gris plus ou moins foncé : la démocratie libérale parfaite n’existe pas [7]. N’importe quel système peut être qualifié de « démocrature » dans le cadre d’une critique politique.
8Mais la classification des régimes politiques n’échappe jamais à un certain flou, et celui-ci n’empêche pas d’opérer des distinctions. Si l’objectivité parfaite n’est pas atteignable, nul ne contestera qu’il existe des régimes plus démocratiques que d’autres, et que différentes libertés sont plus ou moins bien protégées selon les endroits du globe. On se gardera pourtant ici de répartir sur une ligne les différents États du monde, et ce pour au moins deux raisons. D’abord, une telle entreprise pose de redoutables problèmes méthodologiques [8], les facteurs sont nombreux, et la seule analyse valable devrait être multidimensionnelle [9]. Ensuite, tout classement implique une certaine évaluation. Or on voit mal ce que l’on gagne à souligner que l’état de la démocratie et des libertés est meilleur en Hongrie qu’en Biélorussie. Il est sans doute préférable, pour un journaliste ou un opposant, d’être au chômage plutôt qu’en prison, et en prison plutôt que dans une fosse commune. Mais on ne voudrait pas, en procédant à un classement hâtif, donner l’impression de donner un satisfecit aux adeptes du moindre mal.
Quatre types principaux
9Les développements qui suivent s’efforcent donc d’identifier certains critères des régimes hybrides, d’opérer quelques distinctions au sein du domaine vaste et divers des démocratures. On peut ranger beaucoup de choses différentes dans ce mot-valise, et il convient de préciser autant que possible ses différents compartiments.
10L’une des propositions les plus influentes, que l’on doit à des chercheurs réunis autour de Wolfgang Merkel [10], identifie quatre types de démocratie défectueuse. La démocratie exclusive est affectée de problèmes relatifs aux élections et aux droits de participation. Dans la démocratie tutélaire, une institution non élue exerce une part importante du pouvoir. La démocratie illibérale restreint de manière importante les libertés. La démocratie délégative concentre les pouvoirs aux mains d’un organe, en général exécutif.
11Les deux premiers cas touchent à la conception formelle de la démocratie, tandis que les deux derniers relèvent plutôt du libéralisme. Ces deux grandes catégories, déjà utilisées par Zakaria, paraissent donc toujours opératoires et semblent transparaître dans l’ensemble des grilles d’analyse proposées. On peut alors les prendre pour guide, sans méconnaître qu’elles ne sont pas dénuées de liens entre elles.
La démocratie électorale
Des élections inéquitables mais compétitives
12On peut émettre l’hypothèse qu’un régime dans lequel le peuple ne participe pas à la désignation des gouvernants sera toujours peu regardant à l’égard des libertés et de l’État de droit. La dictature libérale, forme de despotisme éclairé, paraît aujourd’hui assez peu vraisemblable. Aussi, pour être qualifié d’hybride, un régime antilibéral doit-il présenter des éléments de démocratie formelle. On peut à cet égard s’inspirer de la typologie proposée par des auteurs qui s’appuient en particulier sur les travaux de Giovanni Sartori [11].
13La quasi-totalité des pays au monde organisent périodiquement des élections [12], et ce constat ne saurait suffire à conférer un aspect démocratique aux régimes en question. Le processus électoral doit être un minimum honnête, libre et équitable. L’électeur doit disposer d’un véritable choix : un réel multipartisme est indispensable. Tel n’est pas le cas dans les régimes électoraux fermés, où règne un parti unique ou hégémonique. Les exemples classiques à cet égard sont le Mexique, dirigé de manière ininterrompue par le Parti révolutionnaire institutionnel jusqu’en 2000, ainsi que Singapour, où le Parti d’action populaire est au pouvoir depuis 1959. Dans ce dernier pays, le droit électoral transmet une idée simple aux opposants : si une porte est fermée, c’est que ce qui est derrière n’est pas pour vous [13]. Un message similaire semble avoir été bien reçu en Ouzbékistan, à en croire les observateurs de la dernière campagne présidentielle : « Les opposants de M. Karimov montrent peu de signes de critique […]. Leur message est qu’il faut voter pour Islam Karimov puisqu’il a tout bien fait [14]. » Sans opposition, sans multipartisme, les élections ne sont qu’une façade, et le régime est une pseudo-démocratie, c’est-à-dire une (crypto-)dictature.
14Dans un tel système en effet, l’opposition, si elle existe, n’a absolument aucune chance de représenter une menace sérieuse dans les urnes. Or, dans une démocratie, l’élection se caractérise par son incertitude. Selon l’habile définition d’Adam Przeworski, « la démocratie est un système dans lequel les partis perdent les élections [15] ». Pour que l’on puisse parler de démocrature sous cet angle, il faut donc que l’élection soit un minimum compétitive. Une telle situation implique une certaine liberté d’expression garantie aux opposants et à la presse, un minimum d’honnêteté dans le processus électoral, et une certaine réalité des contre- pouvoirs, en particulier des juges. Certains auteurs identifient ainsi des régimes autoritaires qui ne sont pas simplement électoraux, mais compétitifs (competitive authoritarianism). Dans de tels régimes, le parti au pouvoir manipule les règles électorales dans une certaine mesure, il restreint les droits de l’opposition, le terrain électoral est inégalitaire. Néanmoins, écrivent Steven Levitsky et Lucan Way, même si les cartes sont truquées, des institutions démocratiques demeurent, et l’opposition peut représenter une menace sérieuse pour le parti au pouvoir [16]. Autrement dit, l’arbitre avantage systématiquement une équipe, mais il n’est pas impossible pour l’autre de gagner le match. Le chef d’un État autoritaire compétitif regarde les élections avec une angoisse relative : il est peu probable, mais non pas exclu, qu’il les perde. Ainsi, en 2018, le parti qui dirigeait la Malaisie depuis l’indépendance a perdu les élections à la surprise générale [17]. Le « Frankenstate » [18], cet assemblage d’éléments dictatoriaux et démocratiques, peut se retourner contre son créateur et le priver du pouvoir [19]. Bien qu’elle n’en soit pas une condition nécessaire, l’alternance demeure donc le meilleur indice de la compétitivité [20].
15Il n’est pas toujours facile de déterminer si un système autoritaire est compétitif. Après les élections de 2011, où le parti au pouvoir n’a remporté que 50 % des voix, un auteur a pu défendre l’apparition d’une compétitivité au sein du système autoritaire de Singapour [21]. Mais l’important, après tout, n’est pas tant de savoir dans quelle catégorie placer un régime particulier. Les désaccords sur les cas concrets sont inévitables. L’essentiel est d’identifier ce premier type de démocrature : un régime où les élections sont inéquitables, mais néanmoins compétitives.
Des élus placés sous tutelle
16Un haut degré de compétitivité ne suffit cependant pas à caractériser une démocratie élective irréprochable. Le régime peut en effet être affecté de « domaines réservés », être placé sous la « tutelle » d’institutions non élues, comme l’armée, le clergé ou la monarchie. Si d’importantes décisions échappent aux représentants du peuple, le caractère démocratique du système est atteint. La Thaïlande, où le roi et l’armée conservent un pouvoir important, est souvent mentionnée pour illustrer une telle situation. On peut sans doute assimiler à ces « démocraties tutélaires » les régimes dans lesquels le parti au pouvoir met en place des institutions destinées à pérenniser son emprise à l’issue d’une éventuelle alternance. En Hongrie, le Fidesz, au pouvoir depuis 2010, a eu largement recours à ce type de stratagème [22]. De nombreuses mesures ont été inscrites dans des lois modifiables uniquement avec une majorité qualifiée. Plusieurs institutions ont été dotées de compétences leur permettant de s’opposer à une future majorité parlementaire et ont été composées de proches du parti pour une durée largement supérieure à celle de la législature. Même si l’opposition parvenait à remporter les élections face au Fidesz, des membres du parti ont été placés à tous les coins du système pour lui barrer la route [23].
17On se gardera de passer sous silence que, dans toutes les démocraties, de multiples questions échappent largement aux responsables élus [24]. Ainsi, des domaines transnationaux comme internet, la finance ou l’environnement sont réglementés par des organes privés ou supra-étatiques, dont la légitimité démocratique n’est au mieux que très indirecte [25]. Ce constat ne doit pas être ignoré, mais il ne saurait entraîner la qualification de démocrature sans vider de sens ce terme, qui s’appliquerait dès lors à toutes les démocraties existantes.
Le libéralisme
18Le libéralisme est un bien grand mot, employé de multiples façons. Il désigne ici, sans beaucoup gagner en précision, trois éléments fondamentaux : la garantie des libertés, la séparation des pouvoirs et le respect du droit. Ces éléments sont intrinsèquement liés les uns aux autres : l’emprisonnement illégal d’un juge porte, par exemple, atteinte à chacun d’entre eux.
Les libertés
19Les libertés de participation politique jouent ici un rôle à part, dès lors qu’elles touchent également au caractère démocratique du régime. Si des parties de la population adulte sont privées du droit de vote ou d’éligibilité, mais également s’il est interdit de critiquer le gouvernement, de manifester ou de fonder un parti politique, le système électoral n’est pas compétitif. Mais on peut imaginer une démocrature qui respecte la liberté des Anciens tout en bafouant celle des Modernes. La démocratie illibérale, dans une forme pure et sans doute uniquement théorique, permet au peuple de choisir librement ses représentants, mais n’accorde pas de garanties minimales aux libertés qui ne sont pas directement liées au débat démocratique.
20Un tel critère n’est pas aisément maniable, en ce qu’il tend à laisser une trop large part à la subjectivité. En décembre 2016, un site d’extrême droite qualifiait la France de démocrature au motif qu’elle incriminait le négationnisme, l’incitation à la haine et l’entrave à l’interruption volontaire de grossesse. Un autre point de vue politique pourrait accorder le même qualificatif à un État qui ne reconnaîtrait pas le mariage homosexuel ou la gestation pour autrui. Les choses se compliquent encore lorsque l’on se souvient que la restriction d’une liberté intervient souvent au nom de la protection d’une autre. Les rapports entre libertés sont interdépendants, et les ingérences peuvent être plus ou moins prononcées. Cet aspect de la démocrature est extrêmement complexe à préciser, ce qui explique le succès des indicateurs et des notations à partir desquels travaillent les politistes qui s’intéressent à ces questions. Un critère de classification pourrait porter non pas sur les libertés concernées, mais sur le type d’atteinte qui leur est porté : la restriction violente des libertés caractérise sans nul doute un régime illibéral. La violence peut être physique, mais également verbale [26]. Lorsque les représentants politiques tiennent des propos haineux contre certaines parties de la population, l’illibéralisme est davantage prononcé que lorsque des mesures drastiques sont appuyées par un discours respectueux et policé.
21Il n’en demeure pas moins que tous les régimes, y compris les plus libéraux, restreignent dans une certaine mesure les libertés. Pour être un minimum discriminante, la notion de « démocratie illibérale » doit s’appuyer sur des critères supplémentaires.
La séparation des pouvoirs
22Les atteintes massives aux libertés s’accompagnent habituellement d’un affaiblissement des contre-pouvoirs institutionnels. Autrement dit, la démocratie illibérale sera le plus souvent également une démocratie « délégative », dans laquelle un seul organe, en général exécutif, concentre les pouvoirs. Le leader « populiste » agit au nom du peuple : une opposition à sa volonté ne peut qu’être le fruit d’« ennemis du peuple ». Comme l’expliquait un responsable vénézuélien, « nous ne pouvons pas continuer à penser en termes de séparation des pouvoirs parce que c’est un principe qui affaiblit l’État [27] ».
23L’amenuisement ou la suppression de la séparation des pouvoirs peut s’effectuer de deux manières, qui tendent à se succéder. Un parti ou un individu commence par affaiblir ses rivaux dans le cadre institutionnel, avant d’inscrire la fusion des pouvoirs dans une nouvelle loi fondamentale. Il en fut ainsi récemment en Hongrie, mais également en Turquie, où la dérive dictatoriale du président Erdoğan a été inscrite dans la Constitution de 2017.
24La mise au pas du Parlement touche à la fois au libéralisme et à la démocratie. En cas de rébellion, certains chefs d’État pourront pratiquer la dissolution, tels le Péruvien Fujimori lors de son « auto-coup d’État » (autogolpe) en 1992, ou le Turc Erdoğan en 2015 contre un Parlement à peine élu dans lequel son parti avait perdu la majorité absolue. Mais de multiples outils moins tranchants peuvent être utilisés pour soumettre les députés. Ainsi, au Venezuela, le principe de l’immunité parlementaire a été régulièrement violé, des députés ont été emprisonnés ou se sont vu confisquer leur passeport, et une sorte de mandat impératif a été instaurée afin d’éviter l’apparition de « frondeurs » (loi antitalanquera) [28]. Finalement, en 2017, une « assemblée constituante » a été élue dans des conditions permettant d’assurer la majorité au président Maduro, afin de contourner le Parlement, acquis à l’opposition [29]. Si l’on ne peut soumettre le Parlement, il suffit d’en créer un nouveau à son goût. Ces méthodes antiparlementaires suivent le conseil ironique adressé par Brecht aux dirigeants est-allemands : si le gouvernement n’est pas satisfait du peuple, il lui suffit de le dissoudre et d’en choisir un nouveau [30].
25Dans de nombreux régimes, le fait majoritaire peut suffire à réduire le contre-pouvoir parlementaire. L’organe qui fait l’objet de toutes les attentions est la cour constitutionnelle. Elle est une cible importante, car ses compétences peuvent lui permettre de protéger les libertés et la séparation des pouvoirs. Elle est en outre une cible facile, tant la « difficulté contre-majoritaire » [31] qui la caractérise peut être mobilisée contre elle dans le discours populiste. Aussi la neutralisation de la cour constitutionnelle apparaît-elle comme une constante dans les démocraties illibérales. En 1933, le chancelier autrichien Dollfuss profita d’un incident pour mettre fin aux travaux du Parlement et entreprit de légiférer par des ordonnances dont l’inconstitutionnalité était patente. Afin d’éviter une censure de la Cour constitutionnelle, le gouvernement modifia son fonctionnement : elle ne pouvait siéger qu’à la condition d’être au complet. Plusieurs juges proches de Dollfuss démissionnèrent, sans pouvoir être remplacés puisque le Parlement ne siégeait plus [32]. La Cour avait ainsi été neutralisée en douceur, avant d’être supprimée l’année suivante par la nouvelle constitution.
26C’est un procédé tout à fait similaire qui fut suivi en Pologne au cours de l’année 2016, notamment en jouant sur le quorum et sur l’ordre d’examen des requêtes, ou encore en permettant à une minorité de juges de repousser la prise d’une décision [33]. En Hongrie, de manière moins sophistiquée, le Fidesz s’est contenté de restreindre les compétences de la Cour constitutionnelle et de mettre en œuvre un court-packing des plus classiques en augmentant le nombre de juges et en mettant la main sur leur nomination [34]. Bien entendu, la suppression des contre-pouvoirs implique aussi de contrôler les juges ordinaires. On peut y procéder directement en nommant des fidèles, et indirectement en attaquant l’indépendance avec le bâton du pouvoir disciplinaire ou la carotte des promotions. La Pologne et la Hongrie forment à nouveaux les exemples les plus récents de ces stratagèmes, tandis que la Turquie donne à voir une manière plus forte. Là où le Fidesz et Droit et justice abaissent l’âge de la retraite pour se débarrasser des vieux magistrats récalcitrants [35], Erdoğan ne s’embarrasse pas de subtilités pour procéder à la révocation, voire à l’arrestation des juges [36].
27La « purge » turque ne se limite pas aux tribunaux. La concentration des pouvoirs s’effectue en effet également de manière « verticale » [37], à l’égard des contre-pouvoirs que peuvent constituer les médias, les entreprises, les universités ou plus largement les opposants. En Hongrie, le gouvernement a conduit au départ le réseau de fondations Open Society de Georges Soros et la Central European University [38]. Il ne s’est pas agi là d’expulsions encadrées par l’armée, mais du résultat de contraintes imposées par la loi. Le respect, au moins apparent, de la légalité est en effet une caractéristique des démocratures.
Le respect du droit
28En théorie, la violation du droit n’est pas l’apanage des ennemis des libertés. Une révolution peut être menée, en opposition avec l’ordre juridique du moment, afin d’établir un système plus libéral ou démocratique. En pratique, néanmoins, « les moyens illibéraux sont à la longue incompatibles avec des fins libérales [39] ». Il s’agit d’ailleurs d’un jeu dangereux. La tentative du Parlement polonais de nommer illégalement des juges constitutionnels avant d’abandonner le pouvoir au parti Droit et justice a ouvert la voie aux excès de ce dernier. L’histoire montre qu’un coup d’État manqué favorise la réaction autoritaire du chef de l’État.
29Mais les gouvernements illibéraux n’ont pas besoin de tels coups de pouce. Comme l’écrit Jacques Rupnik, les leaders populistes se croient autorisés « à s’affranchir de la Constitution ou à la remanier [40] ». Les deux cas de figure, néanmoins, doivent être distingués. La convocation et l’élection d’une assemblée constituante par Nicolás Maduro se sont faites en violation de la Constitution [41], tandis que les dirigeants de Singapour ont révisé la norme suprême, conformément à la procédure, pour s’assurer de ne pas perdre le pouvoir. Lorsqu’il apparut qu’un opposant pourrait être élu chef de l’État, le Parti d’action populaire entreprit de réduire le pouvoir de cet organe et inscrivit dans la Constitution un tel nombre de conditions d’éligibilité qu’elles revenaient à désigner un candidat unique… et proche du parti [42].
30Si, du point de vue de la séparation des pouvoirs, le résultat est sensiblement le même, il y a une différence entre assassiner un juge, comme le fit le président ougandais Idi Amin Dada [43], et neutraliser une cour en suivant la méthode « austro-hongroise ». Un autocrate décomplexé ne fait pas mine de respecter le droit. L’insécurité juridique règne, les arrestations arbitraires sont monnaie courante. L’apparence de légalité constitue en revanche la marque de fabrique des démocratures. De la même manière que les dictatures électives veillent à soigner l’apparence de démocratie, les démocraties illibérales mènent leurs réformes « under color of law ». Plutôt que d’assassiner les journalistes ou les opposants, les médias indépendants sont achetés ou menés à la faillite, les organisations non gouvernementales sont chassées et les opposants muselés au moyen de « persécutions légales » [44]. Autrefois, un dictateur en herbe ignorait tout bonnement la limitation du nombre de mandats. Aujourd’hui, il fait amender la Constitution [45].
31Ce « légalisme autocratique » [46] appelle deux remarques. Premièrement, la conformité au droit de ces mesures est souvent discutable. Ainsi, le procédé utilisé par le Fidesz pour adopter une nouvelle constitution renvoie à un débat fameux. Avec sa majorité des deux tiers, suffisante pour réviser la Constitution, le parti a modifié la disposition qui exigeait une majorité des quatre cinquièmes pour adopter une nouvelle loi fondamentale. Nombreux sont ceux qui s’accordent à voir dans ce type de stratagème une « fraude à la Constitution » [47]. Le vernis de légalité des régimes illibéraux tend de plus en plus à être dénoncé par la Cour européenne des droits de l’homme. Le 15 novembre 2018, la Grande Chambre a ainsi décelé dans les multiples arrestations et condamnations d’un opposant russe une violation de l’article 18 de la Convention, en vertu duquel « les restrictions qui, aux termes de la présente convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues ». Les arrestations prétendument faites pour la défense de l’ordre ou la prévention du crime poursuivaient en réalité le « but inavoué […] d’étouffer le pluralisme politique » [48]. Cinq jours plus tard, une décision similaire a été rendue à propos de la détention d’un député turc [49].
32Deuxièmement, le droit n’a pas besoin d’être enfreint lorsqu’il ne représente aucun obstacle. Les partis au pouvoir en Hongrie et à Singapour disposent d’une majorité suffisante pour inscrire dans la Constitution, de manière parfaitement conforme à la procédure de révision, chacune de leur réforme. Ce constat explique que les études sur la « déconsolidation » démocratique conduisent à la résurgence de la vieille notion de « démocratie militante » [50]. Elle désigne l’introduction dans le système d’éléments antidémocratiques ou illibéraux aux fins de protéger la démocratie et le libéralisme. Les exemples classiques sont la dissolution de partis, l’abus de droit ou l’insertion de dispositions « éternelles », c’est-à-dire intangibles, dans la Constitution.
33Mais les armes juridiques ne forment qu’une partie minime de l’arsenal de défense des démocraties libérales. L’expérience de la République de Weimar, qui connaissait de tels instruments [51], montre en effet que ceux-ci ne pèsent pas lourd si la majorité de la population se laisse séduire par l’illibéralisme. Fareed Zakaria l’avait écrit, d’une formule à la sonorité prémonitoire : « In the end, however, elections trump everything [52]. »
Notes
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[1]
« The Rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs, vol. 76, n° 6, 1997, p. 22-43 ; trad. fr. Pierre-Emmanuel Dauzat, « De la démocratie illibérale », Le Débat, n° 99, 1998, p. 17-26.
-
[2]
Kelly McMann, citée par Matthijs Bogaards, « How to Classify Hybrid Regimes ? Defective Democracy and Electoral Authoritarianism », Democratization, vol. 16, n° 2, 2009, p. 405.
-
[3]
Cf. en particulier Steven Levitsky et Lucan Way, « The Rise of Competitive Authoritarianism », Journal of Democracy, vol. 13, n° 2, 2002, p. 52.
-
[4]
Matthijs Bogaards, « How to Classify Hybrid Regimes ? », art. cité, p. 410.
-
[5]
Leah Gilbert et Payam Mohseni, « Beyond Authoritarianism : The Conceptualization of Hybrid Regimes », Studies in Comparative International Development, vol. 46, n° 3, 2011, p. 281.
-
[6]
Larry Diamond, « Thinking About Hybrid Regimes », Journal of Democracy, vol. 13, n° 2, 2002, p. 24.
-
[7]
Ibid., p. 28.
-
[8]
L’ensemble des études sur ces questions s’appuie sur les classements effectués à l’aide d’un certain nombre d’indicateurs, au premier rang desquels figure le rapport annuel de la Freedom House (FreedomHouse.org). Sur le développement, le fonctionnement et l’utilisation de ces outils, on peut se référer aux travaux de David Restrepo Amariles, par exemple « Les maths du droit : pratiques et méthodologies des indicateurs juridiques », in Bruno Deffains et Michel Séjean (dir.), L’Index de la sécurité juridique, Paris, Dalloz, 2018, p. 35-66.
-
[9]
Cf. l’intéressante proposition de Leah Gilbert et Payam Mohseni, « Beyond Authoritarianism… », art. cité, p. 270-297.
-
[10]
Pour une présentation synthétique, cf., par exemple, Wolfgang Merkel, « Embedded and Defective Democracies », Democratization, vol. 11, n° 5, 2004, p. 33-58.
-
[11]
Larry Diamond, « Thinking About Hybrid Regimes », art. cité, p. 25 ; Leah Gilbert et Payam Mohseni, « Beyond Authoritarianism… », art. cité, p. 276.
-
[12]
Cf. cependant, à propos de l’Érythrée, Tiffany Lynch, « The Country That’s Never Had an Election », ForeignPolicy.com, 6 novembre 2013.
-
[13]
Rio Hoe, « The Reserved President : How It Was Always Meant To Be », ConsensusG.com, 13 septembre 2018.
-
[14]
Abdujalil Abdurasulov, « Why Islam Karimov Will Win Uzbekistan’s Elections », BBC.com, 23 mars 2015. (Sauf mention contraire, les citations extraites de texte en langue étrangère sont traduites par l’auteur.)
-
[15]
Cité par Matthijs Bogaards, « De-democratization in Hungary : Diffusely Defective Democracy », Democratization, vol. 25, n° 8, 2018, p. 1489.
-
[16]
« The Rise of Competitive Authoritarianism », art. cité, p. 53 et suiv.
-
[17]
On rappellera néanmoins que l’opposition démocratique a été menée par Mahathir Mohamad, 93 ans, qui avait exercé le pouvoir de 1981 à 2003 en emprisonnant ses opposants, avant de quitter son parti en 2016 (Sophie Lemière, « The Downfall of Malaysia’s Ruling Party », Journal of Democracy, vol. 29, n° 4, 2018, p. 114-128).
-
[18]
Kim Lane Scheppele, citée par Matthijs Bogaards, « De-democratization in Hungary… », art. cité, p. 1482.
-
[19]
Miklós Bánkuti, Gábor Halmai et Kim Lane Scheppele, « Disabling the Constitution », Journal of Democracy, vol. 23, n° 3, 2012, p. 145.
-
[20]
Leah Gilbert et Payam Mohseni, « Beyond Authoritarianism… », art. cité, p. 278.
-
[21]
Stephan Ortmann, « Singapore : Authoritarian but Newly Competitive », Journal of Democracy, vol. 22, n° 4, 2011, p. 153-164.En ligne
-
[22]
Miklós Bánkuti et al., « Disabling the Constitution », art. cité, p. 138-146 ; Matthijs Bogaards, « De-democratization in Hungary… », art. cité, p. 1488 et suiv.
-
[23]
Miklós Bánkuti et al., « Disabling the Constitution », art. cité, p. 144 et suiv.
-
[24]
Cf. Yascha Mounk, Le Peuple contre la démocratie, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2018, p. 79 et suiv.
-
[25]
Cf. Dieter Grimm, « Die Verfassung im Prozess der Entstaatlichung », in Michael Brenner, Peter M. Huber et Markus Möstl (dir.), Der Staat des Grundgesetzes – Kontinuität und Wandel. Festschrift für Peter Badura zum siebzigsten Geburtstag, Tübingen, Mohr Siebeck, 2004, p. 156.
-
[26]
Cf. Hamit Bozarslan, « La Turquie brutalisée », Esprit, n° 435, 2017, p. 61.
-
[27]
Cité par Alejandro Martínez Ubieda, « Le parlement harcelé », Les Temps modernes, n° 697, 2018, p. 91.
-
[28]
Ibid., p. 98 et suiv.
-
[29]
Margarita López Maya, « L’échec du chavisme », Les Temps modernes, n° 697, 2018, p. 59.
-
[30]
« Die Lösung » (1953), in Jan Knopf, Bertolt Brecht, Stuttgart, Reclam, 2000, p. 246.
-
[31]
Alexander M. Bickel, The Least Dangerous Branch : The Supreme Court at the Bar of Politics, New York (N. Y.), Bobbs-Merrill, 1962.
-
[32]
Pour une présentation détaillée des faits, cf. Ewald Wiederin, « Münchhausen in der Praxis des Staatsrechts », in Clemens Jabloner et al. (dir.), Gedenkschrift Robert Walter, Vienne, Manz, 2013, p. 873 et suiv.
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[33]
La chronique de cette neutralisation du Tribunal constitutionnel polonais a été livrée en anglais sur VerfassungsBlog.de, en particulier par Tomasz Tadeusz Koncewicz.
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[34]
Miklós Bánkuti et al., « Disabling the Constitution », art. cité, p. 139 et suiv.
-
[35]
Ibid., p. 143.
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[36]
Cf., par exemple, Kerem Öktem et Karabekir Akkoyunlu, « Exit from Democracy : Illiberal Governance in Turkey and Beyond », Southeast European and Black Sea Studies, vol. 16, n° 4, 2016, p. 472.
-
[37]
Fareed Zakaria, « The Rise of Illiberal Democracy », art. cité, p. 30.
-
[38]
Cf. Lydia Gall, « Central European University Forced to Leave Hungary », HRW.org, 4 décembre 2018 ; Renata Uitz, « What Being Left Behind by the Rule of Law Feels Like », VerfassungsBlog.de, 29 et 31 octobre 2018.
-
[39]
Fareed Zakaria, « De la démocratie illibérale », art. cité, p. 22.
-
[40]
« La crise du libéralisme en Europe centrale », Commentaire, n° 160, 2017, p. 799.
-
[41]
Margarita López Maya, « L’échec du chavisme », art. cité, p. 59 ; Rafael Sanchez, « Les yeux de Chávez », Les Temps modernes, n° 697, 2018, p. 151.
-
[42]
Cf. Rio Hoe, « The Reserved President… », art. cité ; id., « People Who Could Not Have Run for President Even If the “Malay-Only” Rule Did Not Exist », ConsensusG.com, 20 août 2017.
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[43]
Cf. Guillaume Tusseau, « Le gouvernement (contraint) des juges », Droits, n° 55, 2012, p. 52.
-
[44]
Steven Levitsky et Lucan Way, « The Rise of Competitive Authoritarianism », art. cité, p. 58 et suiv.
-
[45]
Aziz Huq et Tom Ginsburg, « How to Lose a Constitutional Democracy », UCLA Law Review, vol. 78, 2018, p. 124 et suiv.
-
[46]
Kim Lane Scheppele, « Autocratic Legalism », University of Chicago Law Review, vol. 85, n° 2, 2018, p. 545-583.
-
[47]
Georges Liet-Veaux, « La “fraude à la Constitution” : essai d’une analyse juridique des révolutions communautaires récentes », Revue du droit public, 1943, p. 116-150.
-
[48]
cedh, Grande Chambre, Navalnyy c. Russie, 15 novembre 2018, § 175.
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[49]
cedh, Selahattin Demirtaş, 20 novembre 2018, § 273.
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[50]
Karl Loewenstein, « Militant Democracy and Fundamental Rights », American Political Science Review, vol. 31, n° 4, 1937, p. 417-432 et 638-658.En ligne
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[51]
Christoph Gusy, Weimar – die wehrlose Republik ?, Tübingen, Mohr Siebeck, 1991.
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[52]
Fareed Zakaria, « The Rise of Illiberal Democracy », art. cité, p. 40 ; « De la démocratie illibérale », art. cité, p. 25 : « Mais le dernier mot appartient toujours aux élections. »