CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’image publique du ministère de l’Économie et des Finances est largement celle d’un acteur collectif homogène, voire univoque, comme le suggèrent le surnom topographique qu’on lui donne, « Bercy » – et antérieurement à 1989 « Rivoli » –, et les rhétoriques qui lui sont généralement associées. Cette représentation collective est d’abord liée à l’abondante couverture médiatique et éditoriale dont il est constamment l’objet et aux manières qu’ont les journalistes mais aussi les hommes politiques, anciens ministres de l’Économie et des Finances, d’en parler. On ne compte plus les ouvrages sur le ministère qui insistent, en le réifiant, sur sa centralité, sur l’image d’une « forteresse » tantôt assiégée par les ministères dits dépensiers, tantôt conquérante lorsqu’elle impose ses contraintes (budgétaires) ou son influence (dans les luttes d’idées et l’orientation des réformes), et sur l’idée d’un lieu de pouvoir (par les capitaux de ses hauts fonctionnaires et leurs capacités, présumées homogènes, de circulation et de domination, en vertu des arbitrages favorables qu’impose la maison) [1]. Dans un ouvrage publié en septembre 2018, le journaliste Laurent Mauduit décrit l’influence des hauts fonctionnaires du ministère à travers l’idée d’une « pensée bercyenne » [2]. Cette représentation d’un acteur unique, univoque et dominateur est accentuée visuellement et architecturalement par les images de place forte ou de muraille que dégage le bâtiment de Paul Chemetov, inauguré en 1989 et empruntant aux codes de l’époque médiévale avec ses « douves », ses « piles » et ses « arches ». Pourtant, dès qu’on pénètre dans l’enceinte du ministère – véritable ville dans la ville –, l’apparente unité de lieu et de structure se fragmente en bâtiments (Colbert, Vauban, Turgot, etc.), en directions (Trésor, Budget, Finances publiques), qui se donnent à voir comme autant de « principautés » autonomes, mues par des temporalités et des modes d’action spécifiques. Peut-on dès lors parler encore d’un ministère ? Ou au contraire d’un ensemble fragmenté d’organisations vues comme des principautés autonomes en concurrence ? Qu’est-ce qui fait alors la cohérence de Bercy ? Tels sont les enjeux qu’aborde cet article.

Un ministère dominateur au cœur des grands tournants des politiques publiques

2L’image de pouvoir et de puissance, projetée par les médias et largement partagée par les citoyens-contribuables, trouve sa source dans des données factuelles et objectives.

Un poids lourd de l’appareil d’État

3Rappelons d’abord que le ministère de l’Économie et des Finances a le monopole ou presque de la collecte de l’argent public pour les besoins de l’État et que dans ce but il dispose de pouvoirs spécifiques de prélèvement et de contrainte sur la population. À ce titre, il a, pendant longtemps, représenté le troisième effectif des ministères en France après ceux de l’Éducation nationale et de la Défense, puis le quatrième, celui de l’Intérieur venant s’intercaler à partir de 2007. Les effectifs du « minefi » sont donc importants même s’ils n’échappent pas, comme les chiffres l’indiquent, à une diminution régulière : 213 000 agents en 1986 (9,9 % des effectifs de l’État), 180 900 en 2007 (8,2 %) et 146 650 en 2015 (6,1 %), avec des baisses croissantes de décennie en décennie (– 0,8 % entre 1986 et 1996, – 1,4 % entre 1996 et 2006 et – 2,5 % entre 2005 et 2015) [3]. Au-delà des chiffres bruts, la force du ministère tient d’abord au prestige et au pouvoir de ses élites (inspecteurs des finances, administrateurs, économistes, corps techniques de l’État, contrôleurs des finances publiques), ainsi qu’à leurs capacités de placement et d’exportation dans les cabinets ministériels ou dans les secteurs public et privé [4]. Au sein de l’appareil d’État, par rapport à d’autres ministères moins richement dotés, le minefi bénéficie, outre d’un quota non négligeable d’énarques chaque année [5], de concours de recrutements spécialisés, d’écoles qualifiantes (46 111 agents de catégories A en 2015, soit 31,5 % de ses agents), de carrières structurées et ascendantes, d’emplois de « débouchés » et de rémunérations attractives (primes conséquentes) [6]. À cela s’ajoute l’importance de l’implantation territoriale et du nombre des agents au sein de ses administrations opérationnelles, également bien lotis en matière de primes. La Direction générale des finances publiques, dite dgfip, résultat de la fusion entre la Comptabilité publique/Trésor public et les Impôts, compte 90 640 agents dans ses services territoriaux (les drfip et ddfip) en 2018 (contre 104 640 en 2012) [7], qui ont la responsabilité au niveau local du calcul et du recouvrement des recettes fiscales, du contentieux fiscal, de la tenue des comptes de l’État et de conseils aux collectivités, aux élus et aux établissements publics (cf. les anciens trésoriers-payeurs généraux devenus les puissants directeurs régionaux des finances publiques). À ce réseau historiquement majeur s’ajoutent les agents des Douanes (17 000 agents environ en 2018, mais 19 000 agents en 2004), une partie de ceux des directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (les direccte comptant 3 977 agents en 2012) ainsi que les agents de l’Insee sur le territoire (3 616). Ces données, même en réduction nette en raison des rationalisations des années 2000 qui ont largement touché le ministère, montrent la prégnance de l’ancrage territorial de ce dernier et sa double dimension : l’emprise du rapport historique entre les administrations des finances et leurs assujettis ; la force du nombre, qui correspond aussi à une profonde implantation des organisations syndicales susceptibles d’alimenter une forte conflictualité sociale et de puissants mouvements sociaux, comme en 1989 aux Impôts ou en 2000 à l’occasion de la fusion manquée de la Direction générale de la comptabilité publique et de la Direction générale des impôts. Ces éléments accréditent l’idée d’un ministère privilégié, structuré, et d’un véritable lieu de pouvoir.

La centralité des fonctions financières

4À bien des égards, cette représentation d’un acteur économique et financier homogène et puissant, placé au cœur de l’État, est justifiée dans la mesure où des configurations historiques différentes lui ont conféré sa centralité.

5On peut d’abord avancer que sa centralité est « structurelle » ou « relationnelle » et fondée sur le rôle cardinal progressivement acquis par la direction du Budget dans la procédure budgétaire, c’est-à-dire dans les opérations multiples qui vont des conférences budgétaires et des cadrages aux décisions d’allocations des budgets, en passant par les multiples négociations et arbitrages ainsi que les conférences de performance sur les choix des objectifs et des indicateurs. Ce pouvoir budgétaire s’est construit au rythme de la transformation du rôle de l’État au xxe siècle, à travers les crises financières provoquées par deux guerres mondiales et la disparition de l’empire colonial, et grâce à l’instauration d’une constitution financière robuste lors de l’avènement de la Ve République [8]. Ce pouvoir de prévoir et de répartir les dépenses s’est doublé dans le même temps de la mise en place du contrôle financier, venu s’ajouter au contrôle comptable assuré par la Comptabilité publique [9]. À l’issue de ce processus, la prééminence de Bercy (sur le Parlement et sur les autres ministères) ne fait pas de doute en raison des contraintes temporelles qui l’avantagent, des pouvoirs constitutionnels favorables à l’exécutif et au ministère (même après le vote de la lolf[10]), de sa maîtrise des instruments et des asymétries d’expertises et d’informations qui donnent à la direction du Budget une vue panoptique et des avantages certains sur l’ensemble des arbitrages en cours [11]. Dans le contexte d’accroissement de la dette et d’institutionnalisation des politiques d’austérité qui prévaut depuis les années 1980, mais aussi avec l’adoption de normes européennes contraignantes (des normes du traité de Maastricht de 1992 puis du Pacte de stabilité et de croissance du traité d’Amsterdam de 1997 à celles du six-pack de 2011 puis du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de l’Union économique et monétaire européenne, dit tscg, de 2012, suivi par le two-pack de 2013), la centralisation de l’activité budgétaire n’a cessé de se renforcer. D’ailleurs, si le ministère du Budget a toujours contrôlé étroitement les comptes et les pratiques budgétaires de l’État, son emprise s’est également étendue depuis le traité d’Amsterdam de 1997 aux comptes sociaux (avec la mise en place d’une loi de financement de la sécurité sociale et d’objectif national de dépenses d’assurance maladie en 1996) et, de manière plus incrémentale, aux collectivités locales à travers trois mécanismes : le rationnement de leurs recettes, la suppression du pouvoir fiscal local et, depuis 2018, l’encadrement de l’évolution de leurs dépenses par des normes [12]. Pour autant, cette puissance des fonctions budgétaro-financières dans le cadre national doit être relativisée car le ministère a perdu le contrôle de la politique monétaire, transféré à la Banque centrale européenne à partir de 1999, tandis que les politiques budgétaires sont sévèrement encadrées et régies par les normes et objectifs européens mentionnés ci-dessus.

Un rôle décisif dans le choix des politiques publiques

6De la même manière, les évolutions des politiques économiques ont également renforcé la centralité du ministère de l’Économie et des Finances. Dans la période qui suit la Seconde Guerre mondiale, à la faveur de la Reconstruction et pendant les Trente Glorieuses, le ministère des Finances et ses hauts fonctionnaires se sont progressivement « convertis » à la planification, à la modernisation économique et aux politiques keynésiennes [13]. Désormais fusionné avec les Affaires économiques, le ministère se voit associé à la politique gaullienne et pompidolienne de développement économique et industriel tout en devenant dans les années 1970 un acteur de la construction européenne (création du Système monétaire européen en 1979). À partir du début des années 1980, le contexte économique et politique très contrasté donne un nouveau rôle prééminent au ministère, en plaçant l’économie au centre des préoccupations gouvernementales, qu’il s’agisse des nationalisations de 1982 et de la tutelle des entreprises nationales [14] ou de celle des banques [15], du tournant dit de la rigueur de 1982-1983 [16] ou des privatisations de 1986-1987 [17]. À la fin des années 1980, le ministère prend une part significative dans la réorientation de plusieurs politiques publiques dans le cadre de ce qu’on appelle communément le « tournant néolibéral » mais qu’on peut énumérer précisément : libéralisation bancaire, boursière et financière de 1984-1985 [18], désinflation compétitive des années 1987-1992, privatisations réitérées de 1993-1995 et de 2000-2002, politique de l’offre, déréglementation des marchés financiers, prolongée par le désengagement de l’État des marchés des capitaux [19], préparation du marché unique, adoption de la monnaie commune puis de la monnaie unique, etc. Les administrations et les fonctionnaires de Rivoli-Bercy, et notamment la direction du Trésor, pèsent lourdement dans la prise en charge de ces réformes, dans la reformulation des diagnostics et des solutions, mais aussi dans la mise en œuvre des nouvelles orientations. Ainsi le processus de mise sur le marché de la dette publique, l’accroissement de son poids et l’importance stratégique des enjeux de son financement conduisent-ils à la création en 2001 d’une instance spécialisée qui pilote ces sujets, l’Agence France Trésor, sous l’égide de la direction du Trésor [20]. Le ministère de l’Économie profite aussi largement de la relance de la construction européenne à travers la figure du marché [21]. Celle-ci a des incidences notamment sur l’émergence d’une politique de concurrence renforçant à partir de 1985 la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, ou dgccrf, ou attaquant le rôle traditionnel du ministère de l’Industrie en réglementant et limitant les subventions d’État aux entreprises. Plus récemment encore, depuis 2010, le ministère s’est également renforcé en s’appropriant l’enjeu des politiques numériques, désormais portées par la Direction générale des entreprises [22].

7Si ces dynamiques sont parfois porteuses d’un désengagement de l’État, elles renforcent, en revanche, le rôle stratégique de pilotage du ministère de l’Économie et des Finances, un « État stratège dans l’État », accentuant l’idée que le ministère constitue un acteur collectif cohésif. La crise économique de 2008-2009 vient renforcer ce rôle pour trois raisons : premièrement parce qu’elle se traduit par des politiques de soutien à l’activité, une relance des investissements dans les infrastructures publiques et le renouveau d’une stratégie d’intervention économique et industrielle qui redonne le leadership au ministère, par exemple à travers la politique des investissements d’avenir ; deuxièmement parce qu’elle active ce que certains auteurs ont appelé un « patriotisme économique », compatible avec des politiques néolibérales mais favorable à la défense d’intérêts nationaux [23] ; troisièmement parce que ce rebond keynésien est très fortement encadré par la direction du Trésor et la direction du Budget avec la mise en place de dispositifs techniques destinés à contenir l’accroissement des déficits publics [24].

8Enfin, l’évolution des configurations d’acteurs au cœur de l’élaboration des politiques de réforme de l’État est également marquée par la montée en puissance du ministère des Finances. De fait, ce qui caractérise les politiques de réforme administrative dans les années 1990 est la cristallisation d’une concurrence explicite entre les trois ministères « transversaux » (Intérieur, Fonction publique et Budget), chacun défendant de nouveaux principes et des recettes de réforme spécifiques, mais contradictoires entre eux. Parce qu’elle transforme profondément les règles d’allocation et de gestion des ressources budgétaires et les modalités de contrôle de l’action administrative, la lolf va modifier l’équilibre concurrentiel qui prévalait, dans les années 1990, entre les trois ministères réformateurs. De fait, si la genèse de la réforme budgétaire témoigne de l’implication du Parlement dans le processus et du pouvoir potentiellement renforcé qu’il a conquis, la réforme induite de la gestion publique place, au contraire, le ministère des Finances au cœur de la réforme de l’État et lui confère un pouvoir considérable. La création, en mars 2003, de la Direction de la réforme budgétaire au sein du ministère de l’Économie et des Finances illustre cette montée en puissance en confiant exclusivement à une « administration de mission », à durée de vie limitée, la mise en œuvre de la lolf et en regroupant des agents de la direction du Budget et de la Direction générale de la comptabilité publique. À partir de 2005, la politique de réforme de l’administration est portée par le ministère chargé des finances avec de fortes traductions organisationnelles [25].

Un ministère fragmenté en principautés multiples

9À cette vision d’un Bercy empire tout-puissant et homogène s’oppose évidemment le constat, analogue à celui qui pointe la difficulté à parler de « l’État » comme personne morale, que « Bercy » avec un grand B n’existe pas comme entité globale mais renvoie aux multiples organisations, institutions ou « maisons » qui le composent. Les travaux classiques sur les administrations, qu’ils émanent de sociologues des organisations, de politistes ou d’historiens, insistent tous pour analyser l’État ou chacun de ses ministères comme un « conglomérat de grandes organisations et d’acteurs politiques qui diffèrent considérablement quant à ce que le gouvernement doit faire [26] », comme des « espaces sociaux, techniques, culturels et politiques » reflétant des vies d’organisation [27] ou comme des « maisons administratives » [28] dotées de cultures d’institutions. De manière induite, tous mettent en évidence les phénomènes de concurrence et de luttes de juridiction entre ces organisations (ce que Graham Allison appelle la bureaucratic politics) et théorisent les processus de décision comme le résultat des luttes qu’elles se livrent.

Le ministère en organisations et en agences : une brève cartographie des principautés

10Le ministère de l’Économie et des Finances offre une illustration archétypique de la force de cette lecture organisationnelle et institutionnelle tant est large la diversité des organisations qui le composent et sont importantes les variations de pouvoir, de culture et de centralité entre elles. Rappelons que le ministère s’est lui-même construit par fusions ou annexions historiques successives. Le xixe siècle voit le regroupement de la Trésorerie, des Comptes et des Impôts dans un même ministère des Finances, mais laisse une large autonomie aux trois régies des Contributions directes, des Contributions indirectes et de l’Enregistrement, faiblement coordonnées dans l’entre-deux-guerres par le Service de coordination financière puis par la Direction générale des impôts, créée en 1948 ; les régies ne seront réellement fusionnées qu’à partir de 1968 [29]. La seconde moitié du xxe siècle voit certes l’unification progressive du ministère des Finances et du ministère des Affaires économiques mais laisse subsister des directions qui sont autant de « maisons » et d’institutions distinctes, dotées d’une histoire, d’une culture, de personnels, de métiers, de façons de faire et de penser bien différents. Longtemps cloisonnées dans leurs métiers et étanches dans leurs recrutements ou leurs déroulements de carrière, les directions centrales de Rivoli-Bercy sont divisées entre les directions d’état-major (Trésor, Budget, Prévision), resserrées, peuplées d’énarques, allégées de services territoriaux, et les directions d’exécution ou « opérationnelles », dotées de services autrefois dits extérieurs (Impôts, Comptabilité publique, Douanes, Prix), appuyées sur des corps techniques spécifiques (inspecteurs et contrôleurs du Trésor, des douanes, des prix ou des impôts), numériquement importantes et fortement syndicalisées. Il faut attendre le xxie siècle pour commencer à voir s’instaurer une circulation de leurs cadres supérieurs ou dirigeants, sans que les « esprits maison » et les cultures directionnelles en soient pour autant modifiés.

11C’est ainsi que le Mouvement général des fonds appelé après 1945 direction du Trésor demeure la direction la plus prestigieuse aux Finances du fait de sa dimension monétaire, bancaire, diplomatique et internationale, de sa forte concentration en inspecteurs des finances [30] et de sa capacité à « placer » ses cadres dirigeants dans les banques publiques ou privées, ou à la tête des institutions financières nationales ou internationales (Caisse des dépôts, Banque de France, Fonds monétaire international, Banque mondiale, etc.). Sa grande rivale, la direction du Budget, née en 1919 de la Grande Guerre et de la crise de 1929, a su trouver sa légitimité dans une culture de « moines-soldats » qu’elle applique à la gestion des administrations publiques et qu’elle oppose indéfectiblement aux exigences des ministères « dépensiers », ainsi que dans son réseau de « contrôleurs financiers » au sein des administrations ou des entreprises publiques ; c’est sur ce socle qu’elle a construit son ambition d’une gestion rationalisée de l’État et de ses services [31]. Sa légitimité et son pouvoir vont se trouver considérablement renforcés par le « tournant de la rigueur » et l’installation durable des politiques d’austérité.

12Les directions économiques de l’après-1945, héritées du régime dirigiste de Vichy, longtemps latéralisées quai Branly, dotées d’un recrutement hétérogène, comme le Commerce extérieur ou les Prix, ont également tiré bénéfice dans les années 1980 des évolutions de la politique économique et de l’adoption de la lutte contre l’inflation comme objectif prioritaire : elles se sont vues propulsées sur le devant de la scène lors du tournant libéral (exportations, concurrence, consommation, contrefaçon et fraudes). Ces administrations sont porteuses de modèles d’intervention dans l’économie qui évoluent au fil du temps. Ainsi, la direction des Prix, créée en 1940 et devenue Direction générale du commerce intérieur et des prix en 1965, évolue dans les années 1970 en intégrant la concurrence (en 1974), puis la consommation (en 1978) dans son titre, marquant ainsi la prise en compte des intérêts du consommateur dans la régulation de la grande distribution. Sa transformation, en 1985, en Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes témoigne d’une nouvelle évolution de l’intervention, la défense des fournisseurs contre les pratiques « déloyales » des distributeurs [32].

13De leur côté, la Comptabilité publique et les Impôts, restés deux mondes parallèles jusque dans leurs systèmes informatiques, engagés dans un séculaire et lent mouvement de rationalisation de leur organisation et de leurs structures [33], ne se sont vus touchés par le grand mouvement de modernisation que tardivement dans le siècle : une première fois après le grand ébranlement du conflit social de 1989, une deuxième fois lors de la réforme « manquée » de Christian Sautter en 2000, puis plus radicalement, en 2008, avec la fusion créant la Direction générale des finances publiques [34].

14La tendance lourde à l’autonomisation des directions historiques se voit redoublée par un processus de scissiparité et d’agencification qui touche à partir du xxie siècle certaines directions et fait émerger de nouvelles « principautés ». Ainsi, l’Agence des participations de l’État et l’Agence France Trésor sont d’anciens services de la direction du Trésor devenus services à compétences nationales respectivement en 2004 et 2001. Bien que rattachées à la direction du Trésor, elles disposent d’une autonomie certaine. De même, la dgccrf se voit progressivement amputée d’une partie de ses prérogatives, par la montée en puissance du Conseil de la concurrence (1986) puis par la création de l’Autorité de la concurrence (loi de modernisation de l’économie de 2008). Chargée de faire appliquer le droit de la concurrence en matière d’ententes et de concentrations, cette dernière utilise dans un premier temps les moyens d’enquête de la dgccrf puis, avec la loi de modernisation de l’économie, devient fonctionnellement indépendante alors qu’une partie des moyens d’enquête de la dgccrf lui est transférée [35]. De même, la Direction de la sûreté des installations nucléaires, rattachée au ministère de l’Industrie puis au ministère de l’Économie, est transformée en 2006 en autorité administrative indépendante, l’Autorité de la sûreté nucléaire.

15Pour conclure, les annexions réalisées par le ministère de l’Économie dans la première décennie du xxie siècle du côté de l’Industrie laissent subsister de larges indépendances de corps et d’actions. Depuis 2005, les directions issues du ministère de l’Industrie sont regroupées au sein de la Direction générale des entreprises et de la Direction générale de l’énergie et des matières premières. Celles-ci s’appuient historiquement sur une approche sectorielle (la première est issue d’une fusion de directions sectorielles à la fin des années 1970), visant à encourager par des réglementations ad hoc l’émergence ou le développement de filières industrielles. En relation étroite avec les entreprises, les fonctionnaires de ces directions sont issus de corps d’ingénieurs d’État, et la direction des services est assurée par des ingénieurs du corps des Mines [36], voire d’autres grands corps techniques d’État. Ce sont des « maisons d’ingénieurs ». Leurs membres effectuent une partie de leur carrière dans les directions régionales et pantouflent souvent en fin de carrière vers de grandes entreprises industrielles. Plus récemment, ils ont plus circulé en direction de la Commission européenne, les politiques de la Direction générale des entreprises étant de plus en plus influencées par la législation européenne avec la limitation des aides d’État (art. 87 du traité de Rome) et la remise en cause de logique de filières, conduisant cette direction à développer le cice (crédit impôt pour la compétitivité et l’emploi) ou des politiques tournées de manière préférentielle vers l’innovation. Au cours des années 2000, l’agencification a également fragmenté les prérogatives des directions issues du ministère de l’Industrie, désormais partagées avec des agences chargées de la régulation de secteurs libéralisés comme l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, la Commission de régulation de l’énergie, l’Autorité de régulation des jeux en ligne [37]. Ces autorités administratives indépendantes, sous le contrôle du Parlement, sont peuplées de membres des corps techniques de l’État, issus du ministère de l’Économie, mais aussi d’un nombre croissant d’agents contractuels, notamment économistes.

Contradictions et luttes politico-bureaucratiques à Bercy

16L’existence de ces « principautés » à l’intérieur de « l’empire » Économie et Finances, dont les racines plongent pour certaines dans le xixe siècle (la Comptabilité publique par exemple), explique des divergences en matière de doctrines, de métiers et de temporalités, et ce qui en découle : des luttes politico-bureaucratiques et des conflits de juridiction. Ces rivalités reflètent des conceptions différentes des problèmes majeurs du pays et des manières de les résoudre, et chaque direction a la charge de politiques publiques spécifiques correspondant aux diagnostics et solutions qu’elle veut imposer. La direction du Budget veut réduire les déficits, supprimer les subventions aux entreprises, limiter les dépenses fiscales et augmenter les tarifs des entreprises publiques, tandis que la direction du Trésor a l’œil rivé sur la monnaie et la gestion de la trésorerie mais veut aussi favoriser l’activité économique à travers des avantages fiscaux. Entre les deux, le Service de la législation fiscale, devenu Direction de la législation fiscale en 1998, veut des impôts simples, à large assiette et à taux modérés. La dgccrf veut maintenir les tarifs publics à un niveau bas pour lutter contre l’inflation et pourchasse les ententes et monopoles, mais la Direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services (future Direction générale des entreprises) agit pour créer et soutenir les champions industriels nationaux. Les conflits de rationalité et de juridiction sont légions. Dans les années 1980-1990, par exemple, le Trésor et les directions techniques chargées de la tutelle des entreprises publiques de leur secteur (l’Industrie avec la Direction générale de l’énergie et des matières premières, mais aussi les Transports ou la Défense) sont en lutte constante autour de la gouvernance des entreprises publiques [38]. Le Trésor propose de rapprocher leur gouvernance de celle d’entreprises privées et milite en faveur de leur progressive privatisation. Les hauts fonctionnaires de la Direction générale de l’énergie et des matières premières mettent, eux, en garde contre la privatisation et l’abandon du levier sur les opérateurs pétroliers que la propriété du capital donne à l’État. Cette lutte aboutit à la victoire du Trésor en 2004, à travers la création de l’Agence des participations de l’État, qui assume progressivement la coordination des services de l’État concernant les entreprises publiques. Ces conflits internes à Bercy sont autant des luttes organisationnelles que des débats de politique économique. Leur vivacité exige de très fortes capacités de synthèse, de coordination et d’arbitrage au niveau du ministre et de son cabinet, comme on le verra plus loin.

17La fragmentation ne résulte pas seulement des luttes interorganisationnelles mais aussi, dans certains contextes, de l’action des acteurs politiques qui, face à la puissance concentrée des directions, choisissent de diviser pour mieux régner. C’est ainsi que dès la fin des années 1970 Raymond Barre Premier ministre coupe le ministère en deux, entre Économie-Finances et Budget, schéma que le premier gouvernement de Pierre Mauroy conserve en 1981, ainsi que ses successeurs. La fragmentation s’accentue dans les décennies suivantes, avec la séparation entre l’Économie, les Finances, le Budget, les Comptes, le Commerce extérieur, la Consommation ou la Concurrence, les Entreprises, etc. Jusqu’à compter cinq ou six ministres à Bercy. En 2007, le président Sarkozy choisit sciemment de diviser Bercy en deux en scindant et faisant cohabiter deux ministres de plein exercice, Économie, Emploi et Finances d’un côté ; Budget, Comptes publics (la sécurité sociale), Réforme de l’État et Fonction publique de l’autre.

18En quelques occasions, rares, ces opérations politiques de démembrement vont même se traduire par une réduction du périmètre administratif du ministère, témoignant de la montée en puissance de « nouvelles » politiques publiques comme l’environnement. En 2007, la transformation de la Direction générale de l’énergie et des matières premières, puissante direction de l’Industrie, en Direction générale de l’énergie et du climat débouche sur son rattachement au ministère du Développement durable et de l’Écologie. Dans les programmes présidentiels du Parti socialiste et de l’Union pour un mouvement populaire de 2007, ce rattachement était prévu et symbolise la part de plus en plus importante que prennent les enjeux écologiques dans la politique énergétique française. Dans le même sens, le rattachement du Commerce extérieur au ministère des Affaires étrangères en 2014, pourtant solidement arrimé à Rivoli-Bercy depuis 1959, peut s’interpréter comme un rare mouvement de « perte sèche », sans compensation « d’apanage ».

La force des dynamiques d’intégration

19À ces forces centrifuges de fragmentation, de division et de contradiction, le ministère peut néanmoins opposer de multiples initiatives d’intégration et de coordination qui ont été historiquement adoptées et mises en œuvre.

La tentation organisationnelle du grand ministère

20L’instrument organisationnel offre une première ressource. Pour défendre sa position de centralité dans l’État et accroître ses capacités d’action, alors même que certaines évolutions historiques le privent de plusieurs leviers d’action (privatisations, construction européenne, adoption de la monnaie unique, dérégulation des marchés), le ministère se réorganise et compense ses éventuelles « pertes de territoire » par une stratégie de croissance externe, d’annexion et de redécoupage des portefeuilles ministériels. De fait, à partir de la fin des années 1990, le ministère de l’Économie et des Finances étend son action en intégrant un certain nombre de ministères ou d’administrations. C’est le retour de la tentation du « grand ministère » que d’autres époques ont connue (Vichy, Michel Debré en 1966). Le ministère de l’Industrie est ainsi absorbé en 1997, vieux rêve d’un grand ministère de l’Économie nationale, de même que le ministère des Postes et Télécommunications, que le premier avait lui-même intégré en 1995. En juin 2005, dans le gouvernement Villepin, le portefeuille de la « réforme de l’État », porté par le ministère de la Fonction publique depuis 1989, est attribué au ministre chargé du budget, Jean-François Copé, et s’accompagne de la création de la Direction générale de la modernisation de l’État. La création du grand ministère du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique en 2007 se traduit par l’inclusion du portefeuille de la fonction publique dans le giron des Finances et débouche, en 2009, sur le rattachement de la Direction générale de l’administration et de la fonction publique au ministère : ce glissement historique rompt avec la mise en place d’un ministère autonome de la Fonction publique en 1946 et renoue avec la situation de l’entre-deux-guerres, où la direction du Budget tenait entre ses mains la politique des fonctionnaires, les effectifs et la réforme administrative [39]. D’autres modes plus discrets d’annexion existent, comme la politique européenne, par exemple, au service de laquelle travaille avec persévérance le Secrétariat général du Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne, dont les forces sont partagées entre hauts fonctionnaires des Finances et membres du Quai d’Orsay [40].

De puissants mécanismes de coordination et d’intégration

21À l’échelle du ministère, plusieurs organes et instruments existent aussi pour créer et renforcer la coordination et l’intégration des parties dans le tout.

22Le cabinet ministériel est traditionnellement le lieu de la synthèse doctrinale et de la coordination politique et technique au sein du ministère (les conseillers du cabinet sont issus des directions). Le directeur de cabinet, véritable homme-orchestre, organise la circulation des « commandes » du ministre, la remontée de l’information, les arbitrages et la mise en action ; il est aussi le véritable chef « interne » et transversal de la maison Finances.

23La Direction du personnel et des services généraux, dont la montée en puissance et en généralité s’est considérablement accrue depuis l’installation à Bercy, joue également un rôle intégrateur important : recrutements, carrières, formation continue, promotion interne, communication externe et interne, image de marque du ministère, constructions immobilières, organisation et méthode, informatique, bureautique, archives, documentation, sécurité, services sociaux, cadre de vie, loisirs, activités culturelles et sportives, politique de l’égalité et de la diversité, dialogue syndical, etc. Son développement et l’ampleur de ses missions ont suscité la création en 2005 du Secrétariat général des ministères économiques et financiers, qui la coiffe désormais. Le poste de secrétaire général a existé au xixe siècle et pendant la Grande Guerre, à la fin des années 1930 et sous Vichy. Déconsidéré et supprimé à la Libération sous l’hostilité des directions, il resurgit en 1971 dans les propositions de la Mission de rationalisation des choix budgétaires mais ne voit le jour qu’au xxie siècle. Instance de coordination récente (par rapport au secrétaire général du Quai d’Orsay, par exemple), il doit asseoir sa position dans le long terme.

24Le rôle de la direction du Budget n’est pas négligeable, même s’il se doit de demeurer discret pour ne pas tomber sous l’accusation de « juge et partie ». Néanmoins, l’alliance est historique avec la Direction du personnel et des services généraux, notamment en ce qui concerne le budget du ministère de l’Économie et des Finances, les traitements et les primes, les déroulements de carrière et l’amélioration de la « condition » des administrateurs en général.

25La force du ministère tient aussi à la puissance de ses réseaux fonctionnels et informels, qui sont autant de pseudopodes et de relais de son influence ou de son action : les représentants de Bercy dans les cabinets ministériels, les représentants de Bercy dans les autres ministères (contrôleurs financiers, directeurs financiers des ministères et des institutions satellites, réseaux de l’Insee), les représentants de Bercy dans les régions, les départements, les municipalités, les associations, etc. À cet égard, les stratégies de fusion des grands corps techniques – le corps des Mines et des Télécommunications fusionnent en 2009 et intègrent le corps de Contrôle des assurances en 2012 – reflètent au moins autant le rétrécissement des domaines d’action historique de ces corps et leur perte relative d’autonomie que la volonté du corps des Mines, désormais élargi, de se positionner dans les domaines de la finance et du numérique.

26Enfin, la cohésion de Bercy se nourrit d’une même idéologie partagée par tous les agents, celle du prix accordé à l’argent public, d’une même croyance dans le caractère prioritaire et exclusif de leurs missions (trouver les ressources nécessaires pour approvisionner le Trésor et financer les besoins de l’État providence ; assurer dans les meilleures conditions possible la conduite de l’économie) et d’une affirmation collective de supériorité technique, intellectuelle et morale. Cette cohésion ministérielle stratégique et culturelle explique la capacité du ministère à mener dans des conditions historiques bien particulières des plans de redressement économiques et financiers cohérents et exhaustifs : 1958, mars 1983, 2008, etc.

Des efforts organisationnels d’intégration à l’échelle des directions

27Un troisième type d’instrument assure l’intégration du ministère : l’utilisation répétée, accrue dans les années 2000, de la rationalisation par fusion organisationnelle. Fusionner des directions constitue, on le sait, un puissant levier de redistribution du pouvoir et, simultanément, un moyen de reconcentrer le pouvoir et de renforcer le contrôle. La création de grandes directions générales « re-pyramide » l’organisation en réduisant les postes de direction, en mettant en avant un petit nombre d’objectifs et en re-hiérarchisant les priorités de politiques publiques. Trois moments marquants de fusion organisationnelle peuvent être mis en exergue.

28En 1991, dans un souci d’assurer une plus grande cohérence à la tutelle de l’ensemble des secteurs financiers (banque et assurance réunies), la direction des Assurances, issue du ministère du Travail de l’entre-deux-guerres, préemptée par Vichy et restée longtemps à l’écart rue de Châteaudun, fusionne avec la direction du Trésor. Une dizaine d’années plus tard, en 2004, cette dernière fusionne avec la direction de la Prévision et la direction des Relations économiques extérieures pour former la Direction générale du Trésor et de la politique économique, rebaptisée en 2010 Direction générale du Trésor. La direction de la Prévision, créée en 1965 (et elle-même issue du Service des études économiques et financières, rattaché à l’époque au Trésor), composée d’ingénieurs et d’administrateurs de l’Insee, apporte au Trésor les compétences économiques, mathématiques et scientifiques dont elle a besoin. Quant à la direction des Relations économiques extérieures, dont la généalogie séculaire la fait remonter entre les deux guerres au ministère du Commerce puis au ministère des Affaires étrangères et la rattache finalement sous Vichy et à la Libération au ministère des Affaires économiques [41], elle apporte au Trésor, sur fond de construction européenne, sa connaissance du commerce extérieur français et européen, des échanges bilatéraux et des grands contrats à l’exportation et de l’assurance-crédit. Elle met à sa disposition son réseau des missions économiques à l’étranger, des conseillers et des attachés commerciaux hébergés dans les services économiques des ambassades de France, renforçant ainsi les capacités internationales et diplomatiques du Trésor, qui en 1965 avait déjà absorbé la direction des Finances extérieures [42].

29De la même manière, les principaux services du ministère de l’Industrie, une fois intégrés au sein du ministère de l’Économie, n’ont cessé d’être réorganisés au sein de grandes directions, marquant ainsi la dissolution progressive de l’Industrie dans l’Économie. En 1999, la Direction générale des stratégies industrielles intègre les services de la Direction générale des postes et télécommunications. En 2005, la Direction générale de l’industrie, des technologies de l’information et des postes fusionne avec la Direction de l’action régionale et de la petite et moyenne industrie. En 2009, enfin, dans le cadre de la révision générale des politiques publiques, la Direction générale des entreprises, la Direction du commerce, de l’artisanat, des services et des professions libérales ainsi que la Direction du tourisme sont rassemblées dans une seule grande direction générale, la Direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services, rebaptisée en 2014 Direction générale des entreprises.

30Une autre fusion d’envergure est celle des Impôts avec la Comptabilité publique, dont la séparation a duré plus de deux siècles, avec la création de la Direction générale des finances publiques. L’objectif affiché est de créer une administration fiscale unique (pour mettre fin à ce qui est présenté comme une exception française), d’accroître la productivité en réduisant les dépenses de personnel (l’informatisation/dématérialisation étant vue comme un vecteur de diminution drastique des postes peu qualifiés) et d’offrir un meilleur service en réorganisant l’administration par catégorie d’usagers (particuliers, petites et moyennes entreprises, grandes entreprises, collectivités locales). Pour les particuliers, notamment, l’enjeu de création d’un interlocuteur fiscal unique s’incarne dans le service des impôts des particuliers, compétent à la fois pour le calcul et le contrôle de l’impôt (anciennes tâches des centres des impôts) et l’encaissement des paiements (celles des trésoreries). Au niveau local, le design choisi est une nouvelle illustration du pouvoir du ministère à trois titres : la mise en place des directions régionales des finances publiques sanctuarise l’autonomie des questions financières ; le directeur régional des finances publiques est sciemment institué comme une autorité parallèle au pouvoir du préfet ; contrairement aux autres services ministériels de l’État, dont l’ancrage territorial est largement régionalisé, le niveau départemental demeure le socle de l’implantation locale de la Direction générale des finances publiques.

31Au terme de cet examen, et en dépit de ses dynamiques centrifuges, la masse, la force de frappe et la cohésion du ministère de l’Économie et des Finances ne font guère de doute ; elles expliquent la capacité d’influence ou d’ingérence de ce ministère dans le processus décisionnel gouvernemental et l’énergie que les autres pôles de décision doivent déployer pour imposer leurs vues. Si les mécanismes internes d’intégration existent, on peut aussi convenir que la capacité du ministère à construire et à maintenir sa cohérence tient tout autant aux interdépendances et relations, de nature diverse, d’une direction à l’autre, qu’il noue avec de très nombreux groupes et secteurs économiques et professionnels, entretenant ainsi sans cesse, par l’extérieur, sa centralité [*].

Notes

  • [1]
    Citons ici quelques ouvrages ou articles : Xavier Beauchamps, Un État dans l’État ?, Paris, Bordas, 1976 ; Michel Sapin, « Le vrai pouvoir de Bercy », Pouvoirs, n° 68, 1994, p. 55-59 ; Jean Arthuis, Dans les coulisses de Bercy. Le cinquième pouvoir, Paris, Albin Michel, 1998 ; Ghislaine Ottenheimer, Les Intouchables, Paris, Albin Michel, 2004 ; Thomas Bronnec et Laurent Fargues, Bercy au cœur du pouvoir, Paris, Denoël, 2011 ; Frédéric Says et Marion L’Hour, Dans l’enfer de Bercy, Paris, JC Lattès, 2017.
  • [2]
    La Caste, Paris, La Découverte, 2018.
  • [3]
    Cour des comptes, Les Effectifs de l’État, 1980-2008. Un état des lieux, Paris, La Documentation française, 2009 ; Rapport annuel sur l’état de la fonction publique. Faits et chiffres. Édition 2017, Paris, La Documentation française, 2017.
  • [4]
    Laure Quennouëlle-Corre, La Direction du Trésor, 1947-1967. L’État-banquier et la croissance, Paris, cheff, 2000 ; Sarah Kolopp, Le Trésor et ses mondes. Contribution à une sociologie relationnelle de l’État (1966-1995), thèse de sciences de la société, ens-psl, 2017.
  • [5]
    Les élèves de l’École nationale d’administration affectés aux Finances (inspecteurs et administrateurs) représentent 25 % d’une promotion en 2010, 19,8 % en 2000, 23,9 % en 1990 et 22,6 % en 1980 (données gracieusement communiquées par Luc Rouban, chercheur au Cevipof).
  • [6]
    La Cour des comptes avait fait la liste de certains de ces avantages à propos de la Direction générale des impôts et de la Direction générale du Trésor dans son rapport au président de la République intitulé « La fonction publique de l’État » et publié en décembre 1999.
  • [7]
    La dgfip compte au total 103 000 agents en 2018 contre 124 000 en 2008 (Cour des comptes, « La dgfip, dix ans après la fusion. Une transformation à accélérer », 20 juin 2018).
  • [8]
    Philippe Bezes, Florence Descamps, Sébastien Kott et Lucile Tallineau (dir.), L’Invention de la gestion des finances publiques. Du contrôle de la dépense à la gestion des services publics (1914-1967), Paris, cheff, 2013.
  • [9]
    Sébastien Kott, Le Contrôle des dépenses engagées. Évolutions d’une fonction, Paris, cheff, 2004.
  • [10]
    Loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001.
  • [11]
    Alexandre Siné, L’Ordre budgétaire. L’économie politique des dépenses de l’État, Paris, Economica, 2006.
  • [12]
    Sur la santé, cf. Frédéric Pierru, « Budgétiser l’assurance maladie. Heurs et malheurs d’un instrument de maîtrise des dépenses publiques : l’enveloppe globale (1976-2010) », in Philippe Bezes et Alexandre Siné (dir.), Gouverner (par) les finances publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2011, p. 393-449. Sur les collectivités locales, cf. Patrick Le Lidec, « La décentralisation, la structure du financement et les jeux de transfert de l’impopularité en France », ibid., p. 149-192.
  • [13]
    Michel Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion, 1932-1952, Paris, cheff, 1991.
  • [14]
    Michel Margairaz, « Les nationalisations : la fin d’une culture politique ? », in Serge Berstein, Pierre Milza et Jean-Louis Bianco (dir.), Les Années Mitterrand. Les années du changement (1981-1984), Paris, Perrin, 2001, p. 350-384.
  • [15]
    Laure Quennouëlle-Corre, « Paribas et le monde : les enjeux de la nationalisation de 1982 », in Florence Descamps, Roger Nougaret et Laure Quennouëlle-Corre (dir.), Banque et société, xixe-xxie siècle, Bruxelles, Peter Lang, 2016, p. 165-179.
  • [16]
    Florence Descamps et Laure Quennouëlle-Corre (dir.), Vingtième Siècle, n° 138, 1983, un tournant libéral ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2018.
  • [17]
    Éric Bussière, « Symbole politique ou tournant libéral », in Florence Descamps, Roger Nougaret et Laure Quennouëlle-Corre (dir.), Banque et société, xixe-xxie siècle, op. cit., p. 181-193.
  • [18]
    Laure Quennouëlle-Corre sur les lois Bérégovoy, « Les réformes financières de 1982 à 1985. Un grand saut libéral ? », Vingtième Siècle, n° 138, 2018, p. 65-78.
  • [19]
    Laure Quennouëlle-Corre, La Place financière de Paris au xxe siècle. Des ambitions contrariées, Paris, cheff, 2015.
  • [20]
    Benjamin Lemoine, L’Ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris, La Découverte, 2016.
  • [21]
    Nicolas Jabko, L’Europe par le marché. Histoire d’une stratégie improbable, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 ; Laurent Warlouzet, « La contribution européenne aux projets de régulation mondiale de la concurrence (1945-2005) », Les Cahiers Irice, n° 9, 2012, p. 105-114.
  • [22]
    Anne Bellon, Gouverner l’internet. Mobilisations, expertises et bureaucraties dans la fabrique des politiques numériques (1969-2017), thèse de science politique, Université Panthéon-Sorbonne, 2018.
  • [23]
    Ben Clift et Cornelia Woll, « Economic Patriotism : Reinventing Control over Open Markets », Journal of European Public Policy, vol. 19, n° 3, 2012, p. 307-323.En ligne
  • [24]
    Philippe Bezes et Patrick Le Lidec, « La politique d’ajustement budgétaire en France (2007-2012). Institutions et stratégies d’évitement du blâme », Revue internationale des sciences administratives, vol. 81, n° 3, 2015, p. 523-547. En ligne
  • [25]
    Philippe Bezes, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, puf, 2009.
  • [26]
    Graham T. Allison et Morton H. Halperin, « Bureaucratic Politics : A Paradigm and Some Policy Implications », World Politics, vol. 24, n° S1, 1972, p. 40-79 (traduction des auteurs).
  • [27]
    Patrick Fridenson, « Pour une histoire de l’État contemporain comme organisation », Les Cahiers du Centre de recherches historiques, n° 25, 2000, p. 149-156.
  • [28]
    Jean-Michel Eymeri, Les Gardiens de l’État : une sociologie des énarques de ministère, thèse de science politique, Université Panthéon-Sorbonne, 1999, p. 447 et suiv.
  • [29]
    Frédéric Tristram, Une fiscalité pour la croissance. La Direction générale des impôts et la politique fiscale en France de 1948 à la fin des années 1960, Paris, cheff, 2005.
  • [30]
    Nathalie Carré de Malberg, Le Grand État-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946, Paris, cheff, 2011 ; Fabien Cardoni, Nathalie Carré de Malberg et Michel Margairaz (dir.), Dictionnaire historique des inspecteurs des Finances, 1801-2009, Paris, cheff, 2012.
  • [31]
    Florence Descamps, Le Ministère des Finances, la réforme administrative et la modernisation de l’État, 1914-1974, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, ehess, 2014.
  • [32]
    Sebastian Billows, « À qui profite la “concurrence” ? Modèles de concurrence et régulation de la grande distribution française (1949-1986) », Gouvernement et action publique, vol. 5, n° 4, 2016, p. 69-91.
  • [33]
    Solveig Grimault, Jean-Marie Pernot et Pascal Ughetto, « Travailler dans le changement, travailler au changement. Trois directions du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie », Revue de l’ires, vol. 48, n° 2, 2005, p. 129-196.
  • [34]
    Alexis Spire, Faibles et puissants face à l’impôt, Paris, Raisons d’agir, 2012.
  • [35]
    Sebastian Billows, Le Marché et la Règle. L’encadrement juridique des relations entre la grande distribution et ses fournisseurs, thèse de sociologie, Sciences Po Paris, 2017.
  • [36]
    Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.), Les Ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques, Paris, cheff-igpde, 2012.
  • [37]
    Sebastian Billows et Scott Viallet-Thévenin, « La fin de l’État stratège ? », Gouvernement et action publique, vol. 5, n° 4, 2016, p. 9-22.
  • [38]
    Scott Viallet-Thévenin, Structurer un secteur industriel : le rôle de l’État dans la recomposition du secteur de l’énergie en France, de 1986 à 2016, thèse de sociologie, Sciences Po Paris, 2016.
  • [39]
    Florence Descamps, Le Ministère des Finances, la réforme administrative et la modernisation de l’État, op. cit.
  • [40]
    Anne Dulphy et Christine Manigand, « Le Secrétariat général du Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne », Histoire-politique.fr, mai-août 2009.
  • [41]
    Laurence Badel, « La Direction des relations économiques extérieures. Origines, culture, logique (1920-1970) », in Laurence Badel, Stanislas Jeannesson et N. Piers Ludlow (dir.), Administrations nationales et construction européenne. Une approche historique (1919-1975), Bruxelles, pie-Peter Lang, 2005, p. 169-205.
  • [42]
    Solenne Lepage, « La Direction des finances extérieures face à la modernisation et à la nécessité de restaurer la puissance internationale de la France (1946-1950) », Histoire, économie et société, vol. 18, n° 2, 1999, p. 255-274.
  • [*]
    Cet article est publié dans le cadre du projet collectif « Structure and Organisation of Government Project » (sog-pro), financé pour la France par l’Agence nationale de la recherche dans le cadre du programme ora + (anr-13-orar-0004-01).
Français

Le ministère de l’Économie et des Finances a une image publique de lieu univoque, forteresse concentrant le pouvoir, parfois assiégée, le plus souvent conquérante. Cet article examine les ressorts de cette domination et ses limites. D’un côté, il montre que la puissance du ministère résulte de sa position centrale dans les réorientations de nombreuses politiques publiques majeures mais, de l’autre, il souligne aussi l’importance de sa fragmentation organisationnelle en de multiples grandes directions historiques, autonomes et chargées de politiques souvent concurrentes et contradictoires. À ces logiques centrifuges s’opposent cependant de multiples initiatives d’intégration et de coordination, comme la force des réseaux et de l’ethos du ministère mais aussi le mouvement permanent d’absorption et de fusion d’organisations.

Philippe Bezes
Philippe Bezes, directeur de recherche cnrs au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po Paris. Il a récemment coédité Public Administration Reforms in Europe : The View from the Top (Edward Elgar, 2016).
Florence Descamps
Florence Descamps, maître de conférences habilitée à diriger des recherches en histoire contemporaine à l’École pratique des hautes études-PSL. Elle a récemment dirigé, avec Laure Quennouëlle-Corre, la publication d’Une fiscalité de guerre ? Contraintes, innovations, résistances (cheff, 2018).
Scott Viallet-Thévenin
Scott Viallet-Thévenin, post-doctorant au laboratoire d’excellence Structurations des mondes sociaux à l’université Toulouse Jean-Jaurès. Il a notamment dirigé, avec Sebastian Billows, la publication de Gouvernement et action publique, n° 4, Politiques de la concurrence : une trajectoire française (Presses de Sciences Po, 2016).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/02/2019
https://doi.org/10.3917/pouv.168.0009
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