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1En France, l’expression « la séparation des pouvoirs aux États-Unis » réclame presque toujours un adjectif, celui de « rigide » (ou encore de « tranchée »). Une telle qualification s’inscrit dans une typologie plus large des régimes politiques et des systèmes constitutionnels opposant le régime parlementaire, qui reposerait sur une séparation « souple » des pouvoirs, au régime présidentiel américain, qui postulerait la séparation « rigide [1] ». On laissera de côté les deux extrêmes : les situations où les organes sont tellement séparés qu’ils n’ont aucune communication entre eux et celles où la séparation est de façade (on aura reconnu le régime d’assemblée, dit encore régime conventionnel, du nom de la Convention nationale en 1792-1795 [2]). Voici la vulgate que les manuels de droit constitutionnel français propagent encore de nos jours, quand bien même leurs auteurs concéderaient la faible valeur scientifique d’une telle classification (mais les considérations pédagogiques viennent tout justifier).

2Il y aurait beaucoup à dire – déjà – sur l’identification d’un régime d’assemblée ou d’un régime présidentiel. En bref, ce sont des fariboles qu’il convient impérativement de chasser des facultés de droit et du monde des juristes. La catégorie « régime présidentiel » ne contient ainsi qu’un seul élément : les États-Unis. Or ceux-ci n’ont pas toujours vérifié les critères (contestables) d’un régime « présidentiel » [3] – et pas avant l’entre-deux-guerres : que l’on pense à la dénonciation par Wilson du Congressional Government – et, surtout, on n’aurait pas de mal à prouver que la Constitution américaine de 1787 (il faudrait dire : « de 1789 », date d’entrée en vigueur du texte, mais le prestige de la Convention de Philadelphie et le triomphe médiatique de la Révolution française ont convergé pour retenir 1787) ne vérifie pas les critères (contestés) du régime dit présidentiel [4].

3La précision est d’autant plus nécessaire que la typologie des régimes est arrimée en France au degré de séparation des pouvoirs que l’on croit identifier dans tel ou tel pays. Depuis la IIIe République et l’œuvre pionnière d’Adhémar Esmein [5], la typologie de la séparation des pouvoirs est liée de manière indissociable à une typologie des régimes politiques. Pour le comprendre, il faut tenir compte du contexte de la fin du xixe siècle : au moment où la République s’installe, il s’agit de prouver son caractère hautement libéral. Or, pour préserver la liberté, le meilleur instrument fourni par la philosophie politique est la séparation des pouvoirs, qu’il est convenu d’imputer à Montesquieu. La difficulté réside dans le fait que le régime parlementaire français, importé de Grande-Bretagne, est décrit comme reposant sur la « fusion » du Parlement (ou plutôt de la majorité parlementaire de la Chambre basse) et du cabinet. C’est l’opinion du publiciste Bagehot en 1867 [6]. De la « fusion », ne risque-t-on pas de glisser vers la « confusion » (des pouvoirs), c’est-à-dire l’exacte antithèse de la « séparation » prônée par le libéralisme ? Pour se prémunir d’un tel reproche, pour sauver le caractère libéral des régimes parlementaires, ceux-ci doivent reposer sur une forme de séparation des pouvoirs. Tenant compte des observations de Bagehot, Esmein recourt à l’adjectif « souple », qui permet de contraster le modèle européen avec un autre modèle, celui des États-Unis, qui ne répond certes pas au canon du régime parlementaire, mais qui est assurément libéral et sans conteste pétri de séparation des pouvoirs. Cette dernière est alors présentée comme « rigide ». Voilà où nous en sommes. Depuis plus d’un siècle, la doctrine juridique française véhicule des vieilles lunes aux prémisses fragiles. C’est ce que l’on voudrait démontrer en analysant la séparation des pouvoirs aux États-Unis.

4Afin d’éclairer le propos, il convient au préalable de rappeler la polysémie du terme « pouvoir ». Il désigne à la fois un organe et une fonction : l’organe est le Parlement ou telle chambre du Parlement, le cabinet, le monarque, le président de la République, etc., tandis que la fonction est législative, exécutive ou juridictionnelle. Les partisans de la séparation « rigide » des pouvoirs aux États-Unis articulent deux arguments en faveur de leur thèse : d’une part, les organes sont désignés et destitués de manière indépendante ; de l’autre, les fonctions étatiques sont étanches. Les deux affirmations sont l’une et l’autre contestables. On soutiendra en sens inverse que la séparation des pouvoirs aux États-Unis n’est en rien « rigide » ou « tranchée » parce que l’interdépendance et la collaboration règnent en maîtres.

Désignation et destitution des organes

5Le terme « interdépendance » mérite d’être nuancé, ce qui permettra au passage d’écarter l’expression « régime présidentiel ». En effet, des trois organes fédéraux identifiés par la Constitution américaine (le Congrès, le président, les cours), il en est un qui est à l’abri de toute immixtion d’un autre. Il s’agit du Congrès : ses membres sont désignés de façon autonome et ne peuvent être démis de leur mandat qu’avec l’accord de la Chambre à laquelle ils appartiennent.

L’existence du Congrès

6La doctrine juridique française se focalise sur le droit de dissolution aux États-Unis : il n’est pas prévu par la Constitution, de sorte que la séparation des pouvoirs serait rigide. Mais c’est faire preuve d’incohérence puisqu’elle qualifie également le régime américain de régime présidentiel, alors qu’elle devrait le décrire comme « congressionnel » si l’attention était braquée sur le mandat de chacun des membres du Congrès.

7Les représentants et les sénateurs sont élus au suffrage universel direct dans le cadre des États fédérés ; on sait que c’était le cas dès l’origine pour les premiers et qu’il fallut attendre le XVIIe amendement de 1913 pour qu’il en aille de même pour les seconds – ceux-ci ne sont plus désignés par la législature de l’État, mais par les électeurs de l’État se prononçant statewide. Jamais un organe fédéral, qu’il s’agisse du président ou d’une cour, ne pourra s’immiscer dans cette désignation. (On ne s’intéresse pas ici à la désignation temporaire, en cas de vacance, d’un sénateur fédéral par telle autorité fédérée, le plus souvent le gouverneur de l’État, qui fait les délices de la presse politique : on pense à la succession de Barack Obama, de Ted Kennedy ou d’Hillary Clinton dans les années récentes.)

8Par ailleurs, si l’on s’interroge sur la perte du mandat, le constat est identique : en aucune circonstance, les autres organes fédéraux ne sauraient procéder à une destitution des membres du Congrès. Elle ne peut venir que du Congrès lui-même ou, plus exactement, de la Chambre à laquelle appartient tel ou tel congressman. Une précision s’impose ici : la procédure d’impeachment – sur laquelle nous reviendrons –, objet notamment de l’article II, section 4, est-elle applicable aux membres du Congrès ? La réponse est négative, au prix d’une interprétation contestable (évidemment) du Sénat à la fin du xviiie siècle (affaire Blount) [7]. La conclusion est donc que seule la Chambre à laquelle appartient le congressman prononce l’exclusion (expel) de la Chambre.

9Autrement dit, un cordon protecteur entoure le mandat des membres du Congrès, ce qui contraste avec le sort réservé aux autres organes fédéraux.

Le mandat du président (et du vice-président)

10Au sein de la doctrine juridique française, l’arbre cache la forêt. La séparation des pouvoirs aux États-Unis serait rigide parce qu’à l’absence de droit de dissolution du Congrès répond l’absence de mise en cause de la responsabilité « politique » du président et de ses collaborateurs, tandis que le président est l’élu du peuple. Une telle présentation a le grand intérêt de faire prendre des vessies pour des lanternes et d’occulter les ressorts plus ou moins cachés de la Constitution américaine.

11Quant à la désignation du président et du vice-président, il est crucial pour les besoins de la cause d’en faire des élus du suffrage universel, certes indirect, admet-on. Ce serait oublier que la Constitution de 1787 prévoit un mode alternatif de désignation, qui devait d’ailleurs devenir la voie principale selon les vues initiales des Pères fondateurs. En effet, dès lors qu’aucun candidat ne parvient à franchir la barre de la majorité absolue au sein du prétendu « collège » électoral, le choix revient à la Chambre des représentants pour le président et au Sénat pour le vice-président. On pensait, à l’époque de la Convention de Philadelphie, que nul prétendant n’aurait une stature nationale comparable à celle de George Washington – qu’après lui le Congrès reprendrait la main. De fait, dès 1800, le cas se présenta (élection de Thomas Jefferson), puis une nouvelle fois en 1824 (élection de John Quincy Adams), sans oublier celle du vice-président Richard M. Johnson en 1836. On conçoit combien les traits du système américain auraient été bouleversés si l’action unifiante des partis politiques et le bipartisme n’avaient marginalisé cette disposition (laquelle se rappelle épisodiquement au bon souvenir de la classe politique américaine : ainsi en 1992, en 2000, voire en 2004). L’intention des Fondateurs était de faire élire le ticket par le Congrès, or cette voie est toujours ouverte.

12Quant à la destitution, il n’est pas nécessaire de s’attarder sur le mécanisme bien connu de l’impeachment, qui vise tant le président que le vice-président. On sait que la Chambre des représentants est compétente pour mettre en accusation (to impeach, au sens littéral) et que le Sénat, érigé en juge, doit se prononcer à la majorité des deux tiers – la seule peine qu’il peut infliger est la destitution (voire l’interdiction d’exercer toute charge publique fédérale à l’avenir). Les incriminations restent floues, notamment les other high crimes and misdemeanors. Parce que la sentence émane d’un organe politique sanctionnant un autre organe politique pour des motifs qui sont tout à la fois politiques et criminels, il est vain, comme le prétend une partie de la doctrine juridique française, de voir dans l’impeachment une responsabilité strictement pénale. On comprend l’enjeu : si elle est telle, elle est réduite, elle ne perturbe pas la lecture que l’on fait des relations entre organes fédéraux placées sous le sceau de la rigidité. Il semble cependant que les visées politiques ne sont jamais éloignées, du moins quand l’impeachment est déclenché contre les membres du département exécutif.

13L’impeachment a été voté à deux reprises contre des présidents (Andrew Johnson en 1867-1868 et Bill Clinton en 1998-1999), sans que la procédure aille à son terme. Cela ne signifie pas qu’elle n’ait pas eu des conséquences importantes : d’un côté, Richard Nixon a démissionné en 1974 parce que l’impeachment était probable ; de l’autre, la fin du second mandat de Bill Clinton a été plombée par le vote de la Chambre des représentants et nonobstant l’acquittement par le Sénat.

14On le voit, la situation du président et du vice-président se distingue nettement de celle des membres du Congrès : ils peuvent être désignés et destitués par le Congrès ou par l’une des Chambres du Congrès.

La charge confiée aux juges fédéraux

15Les juges fédéraux ne sont pas élus, comme nombre de leurs homologues dans les États fédérés, ils sont nommés sur présentation du président et une fois obtenu l’accord (advice and consent) du Sénat statuant à la majorité simple (art. II, sect. 2, clause 2). Deux organes concurrents sont donc associés pour la nomination du troisième. Les désignations font toujours l’objet de luttes homériques, surtout lorsqu’elles promeuvent à la Cour suprême. Elles ne s’apparentent jamais à une formalité et conduisent parfois à des échecs, qu’ils fussent éclatants (le juge Bork en 1987) ou camouflés (Harriet Miers en 2005). Les nominations récentes ont été plus aisées : le président Obama a réussi à placer Sonia Sotomayor en 2009 et Elena Kagan en 2010.

16S’agissant de la destitution des juges fédéraux, elle obéit aux règles de l’impeachment et elle est donc de la compétence du Congrès. La procédure vaut en effet pour « tous les officiers civils des États-Unis », ce qui inclut les juges. On ajoutera qu’elle a surtout visé des juges. Pas moins de quinze d’entre eux ont été mis en accusation par la Chambre des représentants, huit ont été destitués par le Sénat (le dernier, Thomas Porteous, en 2010), sachant que nombre de juges préfèrent démissionner avant le jugement par le Sénat (ainsi Samuel B. Kent en 2009). Malgré des menaces incessantes, un seul membre de la Cour suprême a été mis en accusation (Samuel Chase en 1804), aucun n’a été destitué.

17La conclusion que l’on peut tirer de ces éléments est limpide : du point de vue de la désignation et de la destitution des organes, seuls les membres du Congrès sont « immunisés » contre toute intrusion du président ou des cours fédérales. En revanche, le président, le vice-président et les juges fédéraux dépendant largement du Congrès, tant pour leur désignation que pour leur destitution éventuelle, ce qui prouve que le régime américain ne saurait être qualifié de « présidentiel », pas plus qu’il ne reposerait sur une séparation « rigide » des pouvoirs. On en a la confirmation lorsqu’on s’intéresse au partage – au sens de balance – des fonctions étatiques.

Le partage des fonctions étatiques

18Bien sûr, la doctrine publiciste française ne commet pas l’erreur de confondre séparation « rigide » et séparation « absolue » des pouvoirs. La seconde est condamnée sans ambages ; elle est impraticable, selon Esmein [8] ; c’est un extrême qui nie toute séparation. Il reste que l’étanchéité des fonctions travaille le constitutionnalisme américain : lors des débats constituants, elle était vantée par les anti-fédéralistes. Or cette vue a été écartée par les fédéralistes et c’est la théorie des incroachments qui a triomphé, part essentielle des checks and balances. James Madison est ici crucial. La liberté suppose les immixtions incessantes de tel organe fédéral dans la fonction « naturelle » de tel autre organe, érigé en rival. Il convient de s’expliquer sur la métaphore « fonction naturelle » : en gros, selon la présentation qu’en fait la Constitution, la fonction législative est confiée au Congrès (art. I), la fonction exécutive au président (art. II), la fonction juridictionnelle aux cours fédérales (art. III). L’américain utilise ici l’expression the bulk of (« pour l’essentiel »). Ce privilège se mue souvent en prérogative, au sens étymologique : l’association entre un organe et une fonction n’est pas absolue, elle souffre d’exceptions qui sont l’autre nom des encroachments. Une fonction étatique n’est jamais confiée en monopole à un organe car la Constitution met en place toute une série d’intrusions de tel autre organe dans une fonction qui n’est pas la sienne à titre principal.

Le partage de la fonction législative

19Le Congrès partage la fonction législative avec le président. Certes, celui-ci n’est pas doté de l’initiative des bills, il fait endosser ses projets – souvent annoncés dans le discours sur l’état de l’Union (art. II, sect. 3) – par des congressmen amis. Mais le président dispose d’une arme redoutable, qu’il utilise cependant avec parcimonie : le veto. On rappellera brièvement le dispositif de l’article I, section 7, clause 2 : tout bill voté par les deux Chambres doit être soumis pour signature au président. Celui-ci est confronté à trois options : signer le texte, qui deviendra loi (shall become a Law) ; refuser de signer le texte, ce qui revient à lui opposer un veto ; ne pas agir, ce qui s’apparente à un veto (pocket veto) lorsque le Congrès est sur le point de s’ajourner. En effet, le président dispose d’un délai de dix jours pour se prononcer : si la session du Capitole se termine dans cet intervalle, on estime que le président n’a pas le temps de mûrir sa décision, de sorte que le texte ne peut être considéré comme valablement soumis pour signature – le Congrès doit alors reprendre la procédure législative à zéro. Il faut préciser que le veto n’a rien d’absolu : une majorité qualifiée des deux tiers dans chacune des Chambres permet de le renverser. Les statistiques indiquent que le président use inégalement de son droit de veto (on compte près de 2 600 vetos en deux siècles) et qu’il est rarement contrarié (à hauteur de 4 %). Le président a donc les moyens constitutionnels de s’opposer utilement au Congrès.

20Aux yeux de Hans Kelsen et de Michel Troper, le président est ainsi érigé en co-législateur car il est autorisé à paralyser la volonté législatrice du Congrès, il est législateur « avec un signe négatif [9] ». La formule était utilisée par Kelsen pour caractériser une cour de justice lorsqu’elle est chargée d’opérer un contrôle de constitutionnalité de la loi : dès lors qu’elle peut empêcher son entrée dans l’ordre juridique, l’abroger ou l’écarter dans tous les cas d’espèce, elle est co-législatrice. Une telle affirmation est convaincante, elle n’est pas cependant exempte de critiques. Elle associe en effet deux organes qui n’ont pas les mêmes prérogatives (l’un a l’initiative des lois, l’autre use soit du droit de veto, soit du judicial review), qui n’interviennent pas au même moment (le président et les cours ne sont législateurs qu’après qu’il y a eu acte législatif de la part du Congrès), et qui ne sont pas placés sur un pied d’égalité (le veto du président est toujours surmontable, c’est-à-dire que, du point de vue des organes et non de leur composition partisane, le Congrès a le dernier mot). C’est seulement en gardant ces différences à l’esprit qu’on peut conserver provisoirement l’expression « co-législateur ». Il appartiendra sans doute à un mouvement ultérieur de la réflexion de la contester.

Le partage de la fonction exécutive

21Il est difficile de définir simplement la fonction « exécutive ». Si les mots ont un sens, « exécuter » signifie « appliquer » ou « mettre en œuvre » la volonté d’autrui, ici la volonté législative du Congrès. Mais l’exécution n’a jamais été cantonnée à cette acception étroite. Les relations extérieures en offrent l’illustration : ressortissent-elles de la fonction législative ou de la fonction exécutive ? Sans doute des deux et c’est pourquoi le président et le Sénat sont associés en la matière. Il semble cependant que les Affaires étrangères relèvent plus du président que du Sénat ; celui-ci envahirait alors la fonction « naturelle » d’un organe concurrent lorsqu’il ratifie un traité international. (Une majorité des deux tiers est exigée par l’article II, section 2, clause 2 ; on sait qu’elle fut fatale en 1919 au traité de Versailles, donc à la sdn.)

22Le doute n’est pas permis en ce qui concerne la nomination aux emplois publics fédéraux. Il y a unanimité pour considérer qu’elle relève de la fonction exécutive. Pourtant, le Sénat est amené à donner son accord (à la majorité simple). Passe encore pour les juges, mais que dire des milliers d’emplois de l’administration fédérale, dont le président est le chef (art. II, sect. 2, clause 1) ? Indéniablement, l’office présidentiel réclame que le président puisse s’entourer de collaborateurs fidèles, à commencer par les secrétaires du cabinet. Le Sénat est cependant fondé à contester ses choix. Si, dans 99 % des cas, il avalise les propositions qui lui sont faites, le Sénat a eu l’occasion de repousser les candidatures à des postes majeurs de l’exécutif fédéral (ainsi John G. Tower qui postulait au secrétariat à la Défense en 1989), sans compter toutes les candidatures retirées face à une opposition résolue de la Chambre (par exemple celle de Tom Daschle au secrétariat à la santé en 2009). Le Sénat agit comme un check sur l’action exécutive.

Le partage de la fonction juridictionnelle

23Seule la fonction de rendre la justice, et non le choix de ses serviteurs et son organisation, sera ici examinée. (On ne dira rien de l’intervention du pouvoir constituant qui entend contredire une solution jurisprudentielle, ce fut le cas après l’arrêt Chisholm v. Georgia de 1793 : par définition, le pouvoir constituant n’est pas un pouvoir constitué tels le Congrès et la présidence, d’autant que les amendements constitutionnels, aux États-Unis, réclament une ratification donnée par ou dans les États fédérés.) Comme dans les autres pays occidentaux, la grâce et l’amnistie constituent des intrusions évidentes dans la marche des cours fédérales. Elles annulent ou atténuent des condamnations rendues par les juridictions. La chose est encore plus apparente lorsque la grâce est donnée à l’avance : tel fut le cas en 1974 lorsque le président Gerald Ford accorda son pardon à Richard Nixon pour tous les faits liés au Watergate. Les dispositions constitutionnelles forment un réseau solidaire : la grâce présidentielle, aux termes de l’article II, section 2, clause 1, est proscrite dans les affaires d’impeachment, c’est-à-dire lorsque la Chambre des représentants a mis en accusation. Il est à peu près certain que Nixon a monnayé la grâce contre une démission qui mettait fin à la procédure. Le coût politique fut acquitté par Ford en 1976, année où il perd les élections face à Jimmy Carter. D’ailleurs, l’impeachment est souvent décrit comme confiant une activité juridictionnelle à une des deux branches du Congrès, en l’occurrence le Sénat.

24La séparation des pouvoirs aux États-Unis n’est en rien « rigide » ou « tranchée ». Une telle présentation, remontant à la fin du xixe siècle, est périmée ; elle doit être enfin abandonnée. Le régime américain, qui ne mérite pas plus l’adjectif « présidentiel », repose sur une collaboration incessante entre les organes constitutionnels – d’où les risques de paralysie (gridlock, stalemate) du gouvernement fédéral.

Notes

  • [1]
    Voir Julien Boudon, « Le mauvais usage des spectres. La séparation “rigide” des pouvoirs », RFDC, n° 78, 2009, p. 247-267.
  • [2]
    Voir Arnaud Le Pillouer, « La notion de “régime d’assemblée” et les origines de la classification des régimes politiques », RFDC, n° 58, 2004, p. 305-333.
  • [3]
    Voir Stéphane Rials, « Régime “congressionnel” ou régime “présidentiel” ? Les leçons de l’histoire américaine », Pouvoirs, n° 29, Les États-Unis, janvier 1984, p. 35-47, et Philippe Lauvaux, Les Grandes Démocraties contemporaines, 3e éd., Paris, PUF, 2004, p. 200-206.
  • [4]
    Voir Julien Boudon, Le Frein et la Balance. Études de droit constitutionnel américain, Paris, Mare & Martin, 2010.
  • [5]
    Éléments de droit constitutionnel parus en 1896 à Paris chez Larose. Cf. Maurice Hauriou, Précis de droit constitutionnel, 12e éd., Paris, Sirey, 1929, p. 358-360.
  • [6]
    Walter Bagehot, La Constitution anglaise [1867], trad. M. Gaulhiac, Germer Baillière, Paris, 1869.
  • [7]
    Pour les détails, voir notre ouvrage Le Frein et la Balance, op. cit., p. 162-169.
  • [8]
    Éléments de droit constitutionnel français et étranger, 6e éd., Paris, Sirey, 1914, p. 464 et 501.
  • [9]
    Hans Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution », RDP, 1928, p. 224-225. Cf. Michel Troper, « Justice constitutionnelle et démocratie », Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, 1994, p. 335-337.
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Français

Résumé

La doctrine juridique française, depuis la fin du xixe siècle, qualifie de « rigide » la séparation des pouvoirs aux États-Unis. Cette vue est erronée : tributaire des enjeux politiques de la IIIe République, elle méconnaît les traits saillants du régime américain. Celui-ci est caractérisé par une interdépendance des organes (sous réserve des membres du Congrès) et par leur collaboration dans l’accomplissement des fonctions étatiques.

Julien Boudon
Julien Boudon, professeur de droit public à l’université de Reims, est notamment l’auteur de Les Jacobins (LGDJ, 2006), Le Frein et la Balance. Études de droit constitutionnel américain (Mare & Martin, 2010), avec Stéphane Rials, Textes constitutionnels étrangers (13e éd., PUF, 2009).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 11/12/2012
https://doi.org/10.3917/pouv.143.0113
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