1Les jours d’élections, le niveau de l’abstention est fébrilement attendu et constitue un préalable à tout commentaire. Comme un baromètre, il est un indicateur du climat de l’opinion, du lien entre les citoyens et leur représentation politique, et plus largement de l’état de santé du système démocratique. Son augmentation régulière au fil des élections depuis une vingtaine d’années en France comme dans nombre de pays européens interpelle analystes, commentateurs et acteurs de la vie politique. Sur la scène électorale française, si l’on compare le début des années 2000 aux années 1970, elle progresse quels que soient les scrutins : + 12,6 points pour la présidentielle, + 7,8 points pour les municipales, + 16,9 points pour les législatives, + 18,9 points pour les européennes [1]. Et même l’élection présidentielle, élection reine de la Ve République, qui est traditionnellement la plus mobilisatrice, a été délaissée par plus du quart du corps électoral en 2002: 27,8% des inscrits se sont abstenus au premier tour ; sept ans plus tôt, en 1995, ils n’étaient que 20,6% dans ce cas, et, en 1988, seulement 18,6 %. Dix points d’augmentation en dix ans.
2La France n’est pas le seul pays concerné par le phénomène. À des degrés divers, la désaffection électorale touche nombre de démocraties occidentales. Mark N. Franklin, examinant l’évolution de la participation électorale dans vingt-deux d’entre elles sur une longue période – de 1945 à nos jours –, constate qu’elle a chuté en moyenne de 5,5 points [2]. La participation aux élections européennes dans l’ensemble des pays de l’Union enregistre en moyenne une chute de près de 14 points en l’espace de vingt-cinq ans, alors même que les prérogatives et les pouvoirs du Parlement européen ne cessent de se développer.
3L’ampleur et la généralité du phénomène soulèvent une question, d’autant plus que les facteurs censés faire reculer l’abstention, tels que l’augmentation du niveau d’instruction ou encore la montée des classes moyennes, se diffusent dans l’ensemble des démocraties occidentales. Les écarts de participation entre diplômés et non-diplômés tendraient à se réduire. Cette évolution remet en partie en cause les modèles sociologiques classiques d’interprétation de l’abstention, au sein desquels les rôles joués par le diplôme, le statut socio-économique et les conditions d’insertion sociale des individus étaient déterminants. Ainsi les femmes, les non-diplômés, les populations urbaines, les jeunes aussi se comptaient en plus grand nombre dans les rangs des abstentionnistes. Ce modèle est toujours vrai pour une part, mais il ne permet ni d’expliquer la diffusion du phénomène ni, non plus, de cerner toutes les significations de ce comportement. 45 % des Français reconnaissent s’être déjà abstenus [3]. Il faut chercher d’autres modèles explicatifs qui ressemblent de plus en plus aux pièces d’un puzzle complexe. C’est ainsi qu’a été relancé l’intérêt pour les modèles dits du « choix rationnel » ou pour les facteurs politiques et institutionnels, privilégiant l’importance des données contextuelles ou encore cherchant à mettre en lumière un nouveau type de comportement électoral.
Les abstentionnistes, un groupe hétérogène
4L’abstention progresse quel que soit le niveau d’implication politique des électeurs. Ainsi peut-elle faire l’objet d’une même réponse de la part des plus éloignés de la sphère politique comme des plus impliqués. Le lit d’un abstentionnisme d’indifférence se creuse. Parmi les électeurs déclarant s’intéresser peu ou pas du tout à la politique, le choix abstentionniste progresse de 10 points de 1995 à 2002 (35 % contre 25 %). Mais, dans le même temps, le retrait électoral gagne aussi du terrain parmi des électeurs qui témoignent pourtant d’une proximité envers un parti politique : plus d’un abstentionniste sur trois reconnaît se sentir proche d’un parti politique (36 % contre 25 % seulement en 1995) [4].
5L’analyse de l’abstention ne peut s’en tenir à des explications simples ou à des causalités univoques. Et bien que certaines logiques sociales, politiques ou institutionnelles aient été mises au jour, elles ne peuvent suffire à elles seules à expliquer ce type de comportement. Les abstentionnistes ne constituent pas un bloc homogène ni d’un point de vue sociologique ni d’un point de vue politique. L’abstention doit être interprétée à partir de multiples dimensions d’analyse, prenant en compte des paramètres contextuels et individuels, relevant à la fois de la sphère collective et sociale et de la sphère personnelle et privée.
6À en croire les théories économiques et consuméristes du vote, au vu des bénéfices escomptés, l’électeur aurait toutes les bonnes raisons de s’abstenir plutôt que de voter. Et l’on aurait moins à s’interroger sur les défaillances de la participation électorale que sur les motivations de l’acte de voter. Certains résultats d’enquête donneraient raison à ce constat. À la veille du 1er tour de l’élection présidentielle de 2002, 80 % des Français pensent que le résultat de l’élection ne permettra que peu ou pas du tout d’améliorer les choses en France [5]. Cette grille d’interprétation n’est donc pas sans pertinence et trouverait même certaines justifications aptes à contrer les prévisions les plus pessimistes sur l’ampleur actuelle de la crise de la représentation politique. Mais elle ne peut satisfaire la norme démocratique à partir de laquelle s’établit notre modèle de citoyenneté, où prévalent les notions de responsabilité et d’engagement. Le fait même que l’inscription sur les listes électorales ait résulté jusqu’à une date récente en France (1997) d’une démarche volontaire est révélateur de cette conception entraînant une réelle implication de l’individu citoyen. Dans ce modèle hérité des Lumières et du « contrat social », voter est un droit, mais aussi un devoir engageant la conscience de l’individu nécessairement lié à l’intérêt général et à la destinée de la communauté. Cette injonction pèse encore lourdement sur le comportement des électeurs (on compte tout de même davantage de votants que d’abstentionnistes), mais aussi sur la conscience des abstentionnistes qui ont toujours une certaine réticence à avouer et à assumer leur choix, ce qui rend la prévision de l’abstention dans les sondages pré-électoraux très incertaine. En effet, 92 % des Français interrogés considèrent que « voter est un devoir qu’il faut accomplir parce que c’est important [6] ».
7Dans ce modèle, contrairement à celui des pays où le vote est obligatoire, le vote doit rester un acte libre, engageant la responsabilité d’un citoyen éclairé. En conséquence, s’abstenir est donc aussi un droit. Et un droit dont les électeurs font un usage de plus en plus fréquent, quel que soit leur âge, leur position sociale ou leur camp politique. La réponse électorale de l’abstention ne peut être seulement considérée de façon négative, ou comme le signe d’un déficit démocratique. Parce qu’elle donne la possibilité d’un écart à la norme civique, parce qu’elle pèse de fait sur le jeu politique, parce qu’elle oblige les candidats comme les forces politiques à considérer la part d’indifférence comme la part de mécontentement qu’elle exprime, elle est au fondement même du pacte démocratique. Même dans les pays où le vote est obligatoire, on observe une augmentation du nombre des abstentionnistes ainsi que des votes blancs et nuls. On retrouve donc bien, là aussi, même s’il s’agit de comportements moins répandus que dans les pays où le non-vote est autorisé, ce besoin d’un écart par rapport à la norme civique.
8La diffusion du phénomène contribue à redéfinir les modalités de la participation politique. Il faut donc chercher à en comprendre le sens et la place dans l’évolution d’ensemble des systèmes démocratiques. L’abstention ne peut être interprétée seulement comme un symptôme, comme un manque, comme un déficit. Elle participe pleinement aux transformations des formes contemporaines de politisation et d’expression démocratique et au mouvement de recomposition des attributs de la citoyenneté moderne. Car comment interpréter autrement l’augmentation constante des retraits de la décision électorale observés alors même que l’acte de voter est au cœur de la représentation politique, et que les électeurs s’y montrent viscéralement attachés ? Comment comprendre ce désistement, et tout particulièrement dans les jeunes générations, alors même que les citoyens sont plus éduqués, plus informés et globalement plus compétents pour appréhender les enjeux comme les ressorts d’une élection ? Ce désengagement signe-t-il seulement un repli et une apathie politiques d’électeurs se détournant de la scène collective et désertant leurs droits civiques, ou bien n’est-il pas plutôt significatif d’un nouveau type de comportement et de modèle de citoyenneté ?
L’abstention comme nouvelle forme d’expression politique
9Si les électeurs restent dans leur ensemble attachés aux institutions politiques et aux rouages de la démocratie représentative ils sont néanmoins critiques à leur endroit, moins confiants et plus sceptiques quant à leur efficacité, et développent des formes de participation plus protestataires. Pour 79% des Français, il est « extrêmement » et « très important » que les gens votent régulièrement aux élections pour assurer le bon fonctionnement de la démocratie, mais, pour 62 % d’entre eux, il est aussi « extrêmement » et « très important » que les gens manifestent pour défendre leurs revendications. Les jeunes générations sont encore plus fréquemment acquises à cette dernière nécessité que leurs aînés : 68 % des 18-24 ans contre 48 % des 65 ans et plus reconnaissent l’importance de la manifestation [7].
10La « démocratie d’élection » s’est quelque peu érodée et si l’on est passé, selon les mots de Pierre Rosanvallon, « d’une démocratie politique "polarisée" à des formes de "démocratie civile" plus disséminées », d’autres formes de l’activité politique se sont quant à elles raffermies telles que la « démocratie d’expression », la « démocratie d’implication » ou encore la « démocratie d’intervention ». Le vote ne les contient plus, comme par le passé, à lui tout seul [8]. Le devoir de voter n’est pas remis en cause, mais il obéit à un impératif moral et social moins fort qu’avant. Dans un climat de relative désinstitutionnalisation de la politique et de plus grande individualisation des choix et des convictions personnelles, le droit de ne pas voter acquiert aussi une certaine légitimité. Et l’abstention ne peut être interprétée seulement comme une indifférence et une panne de civisme. Par ailleurs, l’idée d’une participation directe des citoyens a aussi gagné en légitimité. Les actions protestataires, les manifestations de rue, la signature de pétitions, les mouvements antimondialisation ont beaucoup augmenté non seulement en nombre mais aussi en poids et en influence sur les décisions politiques. Cette démocratie participative s’est peu à peu affranchie des bannières syndicales ou partisanes. À l’heure de l’individuation des pratiques sociales, en participant à ce type d’actions, certains même peuvent se sentir davantage citoyens et plus engagés qu’au travers de l’usage classique de la médiation politique des partis et de la délégation de mandat octroyé par leur vote. La participation politique se fait aujourd’hui à partir de plusieurs scènes d’expression citoyennes et de plusieurs répertoires d’action : le vote, l’abstention et la manifestation. C’est à partir d’un usage combiné de la démocratie représentative et de la démocratie participative que de plus en plus de citoyens se font entendre. Et l’abstention joue de plus en plus un rôle décisif.
11Les raisons de s’abstenir sont multiples et se combinent souvent entre elles. Elles relèvent de logiques à la fois collectives et individuelles. Il faudrait ainsi pouvoir départager les facteurs institutionnels – mode de scrutin, type d’élection ou encore calendrier électoral – et les facteurs structurels renvoyant aux caractéristiques sociologiques des individus – niveau d’études, type d’intégration sociale, critères socio-démographiques – pour se faire une idée claire de ce qui a pu fixer le niveau de l’abstention à une élection donnée. Il faudrait aussi pouvoir mettre au jour les facteurs à proprement parler politiques, directement liés aux circonstances et au contexte de telle ou telle élection – compétition entre les candidats, rôle des campagnes, positionnement des partis, nature des enjeux de l’élection –, pour apprécier toute la portée qu’ils peuvent avoir sur la décision de rester en dehors du choix électoral.
12Le plus souvent, ce sont les effets entrecroisés et cumulés de toutes ces circonstances qui participent à la dynamique de l’abstention, et il reste très difficile de les démêler.
Deux grandes catégories d’abstentionnistes
13Néanmoins, dès lors que l’on privilégie la compréhension des logiques individuelles, on peut tenter de différencier des profils d’abstentionnistes selon leurs caractéristiques sociologiques et leur rapport à la politique. Ainsi peut-on distinguer ceux qui, en se mettant hors de la décision électorale, sont aussi « hors jeu » politiquement de ceux qui, bien que ne participant pas à l’élection, inscrivent leur décision « dans le jeu » politique [9]. Les premiers se comptent en plus grand nombre dans les couches populaires, disposant d’un faible niveau d’instruction, parmi des catégories en difficulté d’insertion sociale, ainsi que dans les populations urbaines. Les seconds sont plutôt jeunes, diplômés et mieux insérés socialement. Les « hors jeu » ne s’intéressent pas à la politique, ne se sentent proches d’aucun parti, et restent loin de toute forme de participation et d’implication politiques, tandis que les seconds sont politisés, en ce sens qu’ils se déclarent intéressés par la politique et se situent sur l’échiquier partisan. Le non-vote des premiers signe un détachement et un désinvestissement de la scène politique, celui des seconds cherche à peser et à exprimer une sanction à l’adresse des candidats et des partis en lice.
14Les abstentionnistes « hors du jeu » politique ont trop de problèmes individuels pour investir la scène collective et peuvent se sentir incompétents. Mais surtout, ils sont davantage porteurs que les autres d’un refus et d’une contestation de la société telle qu’elle est. L’ordre constitue l’une de leurs valeurs de référence forte en même temps qu’un certain anti-étatisme. Plutôt fermés aux autres, aux étrangers, mais aussi à leur voisinage, ces abstentionnistes adhèrent nettement moins que la moyenne de la population à l’action collective, et ce même s’ils se déclarent en plus grand nombre que les autres favorables à un changement complet de société. Globalement, les « hors jeu » sont des contestataires qui peuvent être sensibles au populisme d’extrême droite. Ce type d’abstentionnisme s’inscrit dans une logique de refus du système social comme du système politique tandis que l’abstentionnisme « dans le jeu » participe moins d’une contestation diffuse que d’une insatisfaction face à l’offre électorale proposée. Le retrait de ces derniers est un symptôme visible de la crise de la représentation politique, dont on peut penser que bien qu’elle persiste depuis une bonne vingtaine d’années, elle est circonstancielle et périodique. Le comportement des « hors jeu » relève quant à lui de ressorts plus structurels liés à des phénomènes d’exclusion à l’œuvre dans la stratification sociale. Ces deux types d’abstentionnisme ne contribuent pas de la même façon à la dynamique du phénomène.
15Lors de l’élection présidentielle de 2002, les abstentionnistes « dans le jeu » ont représenté les deux tiers de l’ensemble des abstentionnistes, ce qui est un changement dans le paysage de l’abstention. En 1995, la répartition entre les « hors jeu » et les « dans le jeu » apparaît plus équilibrée. On dénombrait à l’époque 8 % d’abstentionnistes relevant de la première catégorie et 12,5 % de la seconde [10]. En 2002, alors que la part des abstentionnistes « hors jeu » reste relativement stable (8,5%, soit une augmentation de 0,5 point par rapport à 1995), les abstentionnistes « dans le jeu » progressent de façon significative (18,7%, soit une augmentation de 6,2 points) [11]. Cette poussée différentielle des usages de l’abstention signe bien une volonté de sanction politique, la généralisation d’un malaise par rapport aux programmes et aux candidats. Et c’est la part de l’abstention « dans le jeu » qui participe au mouvement général d’affaiblissement de la participation électorale.
La généralisation d’un abstentionnisme intermittent
16La diffusion de l’abstention dans le jeu politique a pour corollaire l’instauration d’un usage différent de l’acte de vote privilégiant un comportement intermittent. Alors que les abstentionnistes « hors jeu » font preuve d’un retrait plus systématique et constant, les abstentionnistes « dans le jeu », parce qu’ils expriment, avant toute autre chose, une sanction liée à la conjoncture de la compétition électorale et aux programmes des candidats, font un usage alterné du vote et du non-vote. Cette alternance revêt, pour un nombre de plus en plus significatif d’électeurs, un sens politique.
17Le dispositif du panel électoral mis en place par le Cevipof, le Cidsp et le Cecop permet de mener une observation tout au long de la séquence électorale du printemps 2002, et tout particulièrement d’en saisir la dynamique dans les trajectoires des électeurs [12] Il permet de mettre au jour un certain nombre de phénomènes ou d’enchaînements habituellement difficiles à observer. Ainsi les passages et les formes d’articulation entre l’abstention et le vote peuvent être observés de façon fine. La reconstitution des itinéraires électoraux montre une différenciation non seulement dans le rapport au vote, mais aussi dans l’orientation politique privilégiée par les deux groupes. La reconstitution des votes au second tour de l’élection présidentielle de 1995 fait apparaître une certaine constance dans le retrait électoral des abstentionnistes « hors jeu » du 21 avril 2002 : la moitié d’entre eux s’était déjà abstenue ou déclare avoir voté blanc ou nul sept ans auparavant (49 %) alors que cette répétition ne concerne plus qu’un quart des abstentionnistes « dans le jeu » (26%). On peut donc supposer que la pratique intermittente du vote soit davantage le fait des abstentionnistes « dans le jeu » [13]. Le remords de ces derniers après le résultat du 21 avril est aussi révélateur du caractère conjoncturel et politique de leur usage intermittent du vote et du non-vote. Alors que 85 % des votants et 78% des abstentionnistes « hors jeu » déclarent qu’ils referaient le même choix, les abstentionnistes « dans le jeu » ne sont plus qu’une petite moitié dans le même cas (49%), et 40% d’entre eux déclarent qu’ils voteraient pour Lionel Jospin (contre 30% des « hors jeu »). Leur appréciation à l’égard de la multiplication des candidatures, nettement plus négative, participe de ce même remords : 65 % d’entre eux pensent que c’était une mauvaise chose (contre 55 % des « hors jeu »). Enfin, ils se montrent beaucoup plus mécontents de l’élimination de Lionel Jospin après le premier tour (53 % contre 44 %) [14].
18En France, l’abstention systématique est relativement faible et stable. Elle est passée de 11 % en 1995 à 13 % en 2002 [15]. Si l’on ajoute environ les 5 % de personnes non inscrites sur les listes électorales, ce sont à peine deux Français sur dix qui restent totalement à l’écart de la décision électorale [16]. C’est donc la part des abstentionnistes intermittents qui s’est accrue au fil du temps pour créer un déficit de votants. Entre 1995 et 2002, on observe une baisse assez nette de la participation régulière : dénombrés sur l’ensemble de la séquence électorale de la présidentielle et des législatives en 2002, seuls 47 % des inscrits ont voté systématiquement aux quatre tours de scrutins ; en 1995, lors de la présidentielle et des élections municipales, ils étaient 55 % dans le même cas. Un électeur sur cinq a participé a tous les scrutins sauf un en 2002 (19 %), 13 % ont voté deux fois et 7,2 % une seule fois [17]. Le retrait systématique aux quatre tours de scrutin du printemps 2002 n’a concerné que 13 % du corps électoral.
19Ce comportement intermittent se retrouve dans bien d’autres pays en Europe. Une enquête post-électorale conduite dans les vingt-cinq pays de l’Union juste après les élections européennes de juin 2004 fait apparaître des éléments similaires [18]. Si quatre Européens sur dix (40 %) se présentent comme des électeurs réguliers, ayant voté à la fois au dernier scrutin législatif dans leur pays et au scrutin européen, on en dénombre toutefois trois sur dix (30 %) qui se sont abstenus pour les européennes alors qu’ils avaient voté aux dernières législatives. Seuls un peu plus de deux Européens sur dix (23 %) se sont abstenus lors des deux scrutins.
Une indécision génératrice d’abstention
20La perplexité devant les choix à faire pèse de plus en plus sur l’ensemble des décisions électorales et apparaît cruciale dans l’explication de l’importance prise par l’abstention. Le nombre d’électeurs déclarant avoir fait leur choix dans les jours précédant l’élection, voire le jour même du scrutin ne cesse d’augmenter. Lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2002, quatre Français sur dix déclarent n’avoir choisi leur candidat que dans la période récente : 21,4 % se sont décidés au cours même de la campagne et 20,6 % ont hésité jusqu’au dernier moment [19]. La perplexité qui caractérise le choix électoral se retrouve aussi en ce qui concerne le choix de l’abstention. Et le passage du vote au non-vote est de plus en plus poreux et fluctuant.
21Si l’on reprend la séquence électorale du printemps 2002, la reconstitution des trajectoires des intentions de vote déclarées à la veille du premier tour du scrutin met en évidence une attrition du soutien de la gauche au profit de la réponse abstentionniste, tout particulièrement parmi les jeunes électeurs. 37% des 18-25 ans qui déclaraient avant le premier tour une intention de vote pour un candidat de la gauche plurielle se sont en bout de course abstenus le 21 avril (26 % des 25-30 ans et 27% de l’ensemble des enquêtés dans la même disposition). Il semble que l’hésitation ait en fin de parcours joué en défaveur de Lionel Jospin comme de la gauche plurielle. Nombre de ces jeunes qui leur étaient pourtant acquis ont choisi au dernier moment de s’abstenir. Cette rétractation par rapport à leur position originelle, à laquelle s’ajoute celle exprimée par leurs aînés, a incontestablement pesé sur les résultats du 21 avril.
22Leur hésitation est caractéristique des ressorts de l’abstentionnisme « dans le jeu » politique décrit précédemment, particulièrement présent au sein des jeunes générations. En bien des points ils sont proches des jeunes qui ont voté, mais un défaut de conviction face aux enjeux de l’élection semble l’avoir emporté.
23Comparés à ceux qui ont participé au scrutin, les jeunes abstentionnistes s’intéressent moins à la politique (30 % contre 56 % des jeunes votants) et se montrent encore plus distants à l’égard du jeu partisan (11 % seulement se disent proches d’un parti politique contre 26 % des jeunes votants). Ils accusent davantage que les votants des signes de malaise face à une société dont ils jugent plus sévèrement les dysfonctionnements : 42 % d’entre eux ont le sentiment de vivre moins bien qu’avant (33 % des jeunes votants) et 48 % estiment que la démocratie en France fonctionne mal (40 % des jeunes votants). Mais sur nombre d’appréciations concernant la situation politique ils se montrent plus proches des jeunes votants que de leurs aînés abstentionnistes. Ainsi le niveau de leur défiance politique joue-t-il à part égale, mais aussi leur perception de la dispersion des candidatures au premier tour de l’élection, pourtant responsable de l’élimination de Jospin: 49% des jeunes votants et 47 % des jeunes abstentionnistes estiment que la présence de seize candidats était plutôt une bonne chose (38% seulement de l’ensemble des votants et 36% de l’ensemble des abstentionnistes). Ce résultat laisse supposer que leur hésitation se portait davantage sur les contenus et les enjeux programmatiques que sur l’offre pourtant diversifiée de candidats. Ce sont les réponses politiques et partisanes face aux enjeux de l’élection, plus que les candidats eux-mêmes, qui ont suscité un défaut de conviction.
24Le poids de cet abstentionnisme de perplexité se retrouve aussi à l’échelle européenne. Nombre d’abstentionnistes lors du dernier scrutin européen de 2004 auraient pu être comptabilisés parmi les votants. Ainsi la part des abstentionnistes s’étant décidés au dernier moment, quelques semaines ou quelques jours avant l’élection, voire le jour même, est prépondérante, et concerne plus d’un électeur sur deux (53 % des abstentionnistes dans l’ensemble des 25 pays de l’Union européenne), la part des abstentionnistes systématiques restant faible, un cinquième seulement (21 %) [20].
25L’analyse des trajets électoraux fait apparaître que plus des deux tiers des électeurs (67%) ayant voté aux dernières législatives dans leur pays et s’étant abstenus lors du scrutin européen ont pris la décision de rester en dehors du jeu électoral dans les semaines et les jours qui ont précédé l’élection, voire le jour même pour près du tiers d’entre eux (28 %). Ces chiffres permettent de penser que si les enjeux s’imposent avec plus de clarté et si le jeu politique européen arrive à s’articuler davantage avec le jeu politique national, alors nombre de ces abstentionnistes se remettront à participer au scrutin. Cela apparaît d’autant plus probable que cet abstentionnisme de perplexité (last minute non voting) n’apparaît pas lié au degré de politisation des individus, et se présente même comme une réponse fréquente parmi ceux qui peuvent déclarer une proximité partisane : 51 % des abstentionnistes se déclarant très proches d’un parti politique se sont décidés dans les semaines ou les jours qui ont précédé l’élection, ou le jour même, soit une proportion similaire à celle que l’on enregistre parmi ceux qui ne se sentent proches d’aucun parti politique (49 %).
Vers un nouveau modèle de citoyenneté
26Qu’elle aboutisse au vote ou à l’abstention, la décision électorale apparaît donc soumise à des aléas de plus en plus difficiles à prévoir et à contrôler. Dans la dynamique des générations, un nouveau modèle de comportement électoral semble s’imposer, régi par une volatilité importante (si 60 % des votants âgés de 55 ans et plus reconnaissent être fidèles à leurs votes précédents, ils ne sont plus que 35 % parmi les 18-24 ans et 48 % parmi les 25-34 ans dans ce cas), et par une profonde perplexité (si 15 % des 55 ans et plus reconnaissent s’être décidés quelques jours avant l’élection ou le jour même, on en compte le double dans ce cas parmi les 18-24 ans, soit 31 %). Dans la dynamique des générations, ce sont d’autres usages qui sont en train de façonner les contours de la décision électorale, et plus largement de l’expression démocratique. Mais le phénomène peut-être le plus significatif, se généralisant à tous les âges et dans toutes les couches de la société, tient à la volatilité de la décision des abstentionnistes. Lors du scrutin européen de 2004, 38 % de ceux qui sont restés en retrait de l’élection ont fait ce choix au dernier moment.
27Cette plus grande réversibilité de l’acte électoral participe d’un vrai changement venant affecter l’imposition normative du devoir de voter. Elle participe à la redéfinition de la place du vote comme de celle de l’abstention dans la palette des outils démocratiques. Seule la généralisation de l’abstention « hors jeu » marquerait une vraie crise de la démocratie et pourrait mettre sérieusement en danger la légitimité du système représentatif. Mais l’abstention « dans le jeu » qui est intermittente et politique peut être au contraire l’expression d’une certaine vitalité démocratique.
Notes
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[1]
Pierre Bréchon, La France aux urnes. 60 ans d’histoire électorale, La Documentation française, 2004.
-
[2]
Mark N. Franklin, Voter Turnout and the Dynamics of Electoral Competition in Established Democracies Since 1945, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.En ligne
-
[3]
Baromètre Cidem 2006.
-
[4]
Pour une analyse plus détaillée de ces différents types d’abstentionnisme lors de l’élection présidentielle de 2002, on peut se reporter à Anne Muxel, « La poussée des abstentions : protestation, malaise, sanction », in Pascal Perrineau et Colette Ysmal (dir.), Le Vote de tous les refus. Les élections présidentielle et législatives de 2002, Presses de Sciences Po, 2003.
-
[5]
Donnée du Panel électoral français, Cevipof, 2002.
-
[6]
Baromètre du Cidem 2006.
-
[7]
Se reporter à l’ouvrage collectif de Gérard Grunberg, Nonna Mayer et Paul M. Sniderman (dir.), La Démocratie à l’épreuve. Une nouvelle approche de l’opinion des Français, Presses de Sciences Po, 2002.
-
[8]
Pierre Rosanvallon, « Le mythe du citoyen passif », Le Monde, 20-21 juin 2004.
-
[9]
Anne Muxel, art. cit.
-
[10]
Enquête post-électorale du Cevipof, réalisée par la Sofres au lendemain de l’élection présidentielle de 1995.
-
[11]
Panel électoral français, Cevipof/Cidsp/Cecop, 2002. Il s’agit d’une enquête électorale en trois vagues, d’avril à juin 2002. La première a été effectuée du 8 au 20 avril en face à face auprès de 4107 individus représentatifs des électeurs inscrits, suivant la méthode des quotas. La deuxième, du 15 au 31 mai a été réalisée par téléphone (Cati), auprès de 4017 individus, et la troisième, du 20 au 28 juin, par téléphone aussi, auprès de 2013 individus. L’un des objectifs de cette enquête était la constitution d’un panel permettant de suivre le comportement électoral des mêmes individus tout au long des trois vagues. L’échantillon panélisé est constitué de 1417 personnes ayant répondu aux trois vagues d’enquête.
-
[12]
Panel électoral français, Cevipof/Cidsp/Cecop, 2002.
-
[13]
Anne Muxel, art. cit.
-
[14]
Ibid.
-
[15]
Alain Desesquelles, INSEE Première, n° 997, décembre 2004.
-
[16]
Depuis l’instauration, en 1997, de l’inscription automatique des jeunes en âge de voter sur les listes électorales, le nombre des non-inscrits sur les listes électorales a chuté environ de moitié. Jusqu’à cette date l’on comptait un volant assez constant de 10 % de non-inscrits.
-
[17]
François Clanché, « La participation électorale au printemps 2002. De plus en plus de votants intermittents », INSEE Première, n° 877, janvier 2003.
-
[18]
Enquête post-élections européennes 2004, Eurobaromètres, Commission européenne, juillet 2004.
-
[19]
Panel électoral français, op. cit.
-
[20]
Enquête post-élections européennes 2004, Eurobaromètres, Commission européenne, juillet 2004.