Le confinement lié à la pandémie de Covid-19 a-t-il modifié les relations de voisinage et le sentiment d’isolement des Français ? S’appuyant sur l’enquête Coconel, Anne Lambert et ses collègues décrivent les services rendus et reçus par les uns et les autres, avant et pendant le confinement, et leurs variations selon la catégorie sociale et l’âge.
1Recevoir et rendre des services dans le quartier fait partie de la sociabilité des Français. Pour autant, ces échanges ne sont ni symétriques, ni également répartis dans la population, comme l’a montré la première grande enquête sur le voisinage menée en France (enquête Contacts, Ined/Insee 1983). Ils répondent à des usages sociaux que le confinement ne bouleverse pas, sauf quand il s’agit d’aider les plus âgés et les familles. C’est ce que montre l’enquête Coconel (voir encadré) : en matière d’échanges de services, les Français ont beau être actifs, ils ne sont pas égaux.
Quelles relations autour de soi ?
2Comment l’entourage des Français se compose-t-il, dans un rayon d’un kilomètre autour du domicile [1] ? Dans ce périmètre, 21 % déclarent la présence d’un membre de la famille, 31 % celle d’un ami et 45 % celle d’un voisin qu’ils connaissent personnellement. Au total, 66 % des Français déclarent avoir au moins une connaissance personnelle dans le voisinage immédiat.
3Cette composition varie toutefois avec le milieu social : les ménages « à dominante cadre [2] » ne sont que 13 % à déclarer des parents dans ce rayon, mais ils compensent l’éloignement familial avec d’autres relations (figure 1). Leur sociabilité, faite de contacts plus nombreux et plus diversifiés que les autres catégories sociales [1], s’étend plus souvent à l’échelle du territoire national comme l’ont montré des recherches précédentes. Pour eux, la « famille étendue dispersée » [2] compte plus que la « famille-entourage locale » [3].

5À l’opposé, les ménages pauvres [3] et les catégories populaires vivent plus souvent à proximité de leur famille, qui joue un rôle protecteur majeur face à la précarité (entraide informelle, garde des enfants, etc.) [4]. En outre, les ménages à dominante indépendante et ceux composés d’un seul actif – employé ou ouvrier – vivent plus souvent proches de la parenté. Avec l’âge et l’ancienneté résidentielle, la part de la famille recule, tandis qu’augmentent celles des amis et, plus encore, des voisins connus personnellement (figure 2).

7Les échanges de services sont liés à la composition de l’entourage : 45 % des Français en moyenne échangent des services (reçus ou rendus) dans leur quartier. Mais s’ils ont des proches à proximité (parent, ami ou voisin), la proportion monte à 56 %, contre 25 % dans le cas contraire. La période de confinement n’a rien changé sur ce point. Toutefois, l’enquête Coconel s’étant limitée aux relations de proximité, on ne peut exclure le recours à des aides plus lointaines, au-delà du quartier ou avec d’autres types de relations (les collègues de travail notamment).
L’impact du confinement sur les échanges de services : donner, recevoir, rendre
8Contrairement à une certaine vision enchantée de la solidarité qui a pu prévaloir pendant la crise sanitaire de 2020, l’intensité des échanges de services est restée stable durant le confinement. Comme en temps normal, quatre Français sur dix déclarent avoir rendu un service dans leur quartier, et 29 % disent en avoir reçu. Même si l’on pense en général rendre plus de services qu’on n’en reçoit, quel que soit l’âge et le milieu social [5], la réciprocité domine : 83 % des personnes, femmes ou hommes, qui déclarent avoir reçu un service en ont elles-mêmes rendu un.
9La crise sanitaire a toutefois désorganisé l’activité professionnelle et amputé les revenus d’une partie des ménages. Les cadres et chefs d’entreprise ont le plus continué à travailler pendant le confinement (85 %), suivis des professions intermédiaires (80 %). Parmi ces dernières, la moitié a travaillé à l’extérieur de son domicile, contre un cadre sur trois. Tous âges réunis, les revenus du ménage ont diminué pour 55 % des artisans et commerçants, 40 % des ouvriers, 31 % des employés, 23 % des professions intermédiaires, 20 % des cadres et chefs d’entreprise. La sociabilité de crise s’en est diversement ressentie (figure 3).

11Pendant le confinement, les écarts entre groupes sociaux se sont légèrement réduits, mais on retrouve aujourd’hui les disparités déjà observées dans l’enquête Contacts (Insee/Ined, 1983) et plus récemment, dans l’enquête Mon quartier, mes voisins (Ined/CMW, 2018) [7] : la pratique est plus fréquente chez les cadres et les professions intermédiaires (tableau 1). Ainsi, les cadres figurent en tête des échanges tandis que les professions intermédiaires, habituellement les plus investies dans la vie de quartier et les échanges de proximité [6], sont légèrement en retrait (figure 3). Les autres catégories sociales (employés, ouvriers, artisans et commerçants) se sont mises à échanger davantage de services dans le quartier. Pour autant, la hiérarchie sociale des échanges n’a pas disparu : les artisans et commerçants, les ouvriers et les inactifs restent nettement en-deçà en matière de services échangés. C’est pour ce dernier groupe, hétérogène, composé d’étudiants et de fractions précaires des classes populaires, que la sociabilité de voisinage s’est le plus rétractée.

12Les employés et les ouvriers, notamment ceux âgés de 60 à 74 ans, ont pu utiliser le temps libéré pour s’adonner aux échanges locaux, alors que les professions intermédiaires ont souvent continué à travailler hors du domicile, dans un contexte où les déplacements domicile-travail étaient plus difficiles. Chez les employés et les ouvriers, la sociabilité par temps de crise peut aussi être motivée par la nécessité de compenser les chutes de revenus. Pour les plus précaires, en revanche, la crise réduit encore les échanges de services et renforce leur isolement.
13Si 63 % des personnes qui reçoivent un service pendant le confinement en avaient déjà reçu un le mois précédent, le profil des bénéficiaires évolue avec la pandémie : des personnes qui ne recevaient pas de services avant le confinement se mettent à en recevoir. Ainsi le confinement s’est traduit par une forte hausse des services rendus par le voisinage aux personnes les plus âgées, surtout celles qui peuvent compter sur un proche vivant à proximité (figure 4). Mais il leur est difficile de rendre la pareille : parmi les personnes âgées de 75 ans ou plus ayant reçu un service du voisinage, seules 60 % ont elles-mêmes rendu un service pendant le confinement, contre 85 % en temps normal. Cette asymétrie traduit évidemment leur vulnérabilité et leur forte dépendance en matière d’aide et d’approvisionnement, en même temps qu’elle reflète les consignes sanitaires dont elles ont été l’objet pendant la pandémie.

15De leur côté, les 60-74 ans ont joué un rôle central de pourvoyeur d’aides pendant la crise sanitaire. Leurs échanges avec le voisinage se sont intensifiés à l’occasion du confinement mais, à l’inverse de leurs aînés, davantage en offrant des services qu’en en recevant. Les familles [4], en revanche, qui sont les plus engagées dans les échanges de proximité en temps normal, ont moins souvent bénéficié d’aides de leur voisinage pendant le confinement : 25 % d’entre elles seulement ont reçu un service dans cette période, contre 34 % avant. Du fait de la fermeture des écoles, elles ont dû affronter la surcharge des tâches domestiques sans pouvoir s’appuyer sur le réseau des proches et parents, en même temps que leurs besoins de garde ont été réduits par la restriction des sorties.
Échanger des services ne protège pas du sentiment d’isolement : « l’effet confinement »
16Sans surprise, les mesures de confinement décidées en mars 2020 ont fortement accru le sentiment d’isolement dans la population : il a bondi de 16 % à 38 %. La part des personnes se sentant « très isolées » est passée de 3 % à 9 %. Le phénomène touche d’abord les femmes et les jeunes, alors que la vie en couple a un effet protecteur.
17En temps normal, la sociabilité de voisinage, mesurée par l’existence de liens avec un parent, un ami ou un voisin proche dans le quartier, réduit le sentiment d’isolement (tableau 2). Mais le confinement a changé la donne. C’est parmi les personnes confinées ayant rendu ou reçu des services dans le voisinage que le sentiment d’isolement s’est le plus répandu. Il progresse fortement chez les 60-74 ans, la classe d’âges qui rend le plus de services, et chez les 75 ans et plus, qui reçoivent pourtant le plus d’aides depuis le début de la crise sanitaire. L’interdiction des visites familiales et du contact avec les petits-enfants semble avoir fortement pesé sur le sentiment d’isolement des personnes âgées, sans que l’aide du voisinage – pourtant plus fréquente – ait pu le compenser. Au total, le confinement a bouleversé les habitudes de vie des personnes qui avaient le plus de liens avec leur quartier et qui ont dû les réduire.

18***
19La sociabilité répond à des normes sociales qui conditionnent le sens et les règles des échanges. Dans la société française, les services donnés et reçus sont plus fréquents, nombreux et diversifiés au sommet de la hiérarchie sociale, malgré l’éloignement des membres de la parenté. Au contraire, les classes populaires vivent plus souvent à proximité de la famille mais échangent moins de services avec le reste de leur voisinage. Si le confinement a bousculé les modes de vie et accru fortement le sentiment d’isolement, il n’a guère ébranlé les dures lois de la sociabilité.
Encadré. L’enquête Coconel « Logement et Conditions de vie »
Notes
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[1]
Du 17 mars au 10 mai 2020, les autorités françaises avaient limité les brefs déplacements « liés à l’activité physique », à une heure par jour, dans un rayon d’1 km autour du domicile. Le même rayon a été retenu dans l’enquête Coconel pour mesurer la composition de l’entourage.
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[3]
Ayant un revenu mensuel disponible de moins de 900 euros par unité de consommation.
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[4]
Ensemble des personnes seules ou en couple vivant avec des enfants.