La croissance démographique mondiale pourrait-elle s’arrêter d’ici 2050 voire même laisser place à une diminution avant cette date ? S’appuyant sur les projections des Nations unies, Henri Leridon examine les crises de mortalité et chutes de fécondité que nécessiterait un tel retournement.
1Au fil des mois, l’opinion est soumise à des pronostics contradictoires sur l’évolution possible de la population mondiale. Certains pensent que la croissance actuelle va se poursuivre (1 % par an, contre 2 % dans les années 1960) et que l’on est toujours dans une phase « d’explosion » démographique ; d’autres annoncent que les limites en termes d’alimentation, de disponibilité de diverses ressources naturelles et de pollution seront bientôt atteintes, et qu’il en résultera inévitablement une baisse voire un effondrement de la population mondiale, au travers de crises difficiles à maitriser. Mais les perspectives annoncées tiennent rarement compte des contraintes internes à l’œuvre dans la dynamique démographique, que nous voudrions rappeler ici, en restant au plan mondial [1].
La tendance démographique actuelle : les perspectives des Nations unies et leurs variantes
2La prévision intéresse les démographes depuis longtemps, mais reste un art difficile. Un progrès très important a consisté, à partir des années 1960, à utiliser la méthode « des composantes » dans laquelle la population projetée résulte des niveaux de fécondité, de mortalité et de migrations choisis, la projection d’une année à l’autre se faisant âge par âge et pour chaque sexe séparément. Cette méthode est beaucoup plus fiable qu’une simple extrapolation de la population totale ou de son taux d’accroissement parce qu’elle met en œuvre explicitement les trois facteurs déterminants dans l’évolution d’une population : les tendances de la mortalité, de la fécondité et des migrations, avec pour chacune des taux par sexe et âge pouvant évoluer au cours de la projection. L’art (ou la difficulté) de la projection consiste alors à faire des choix pour ces tendances, mais on peut aussi relier celles-ci à l’évolution prévue d’autres facteurs, comme les pratiques contraceptives ou les progrès en matière de santé, et envisager divers scénarios.
3La Division de la population des Nations unies effectue de telles projections tous les deux ans, les résultats obtenus au niveau mondial l’étant par agrégation des projections réalisées au niveau national, pour chacun des pays du monde [1]. Dans l’hypothèse centrale des plus récentes projections [2] la population mondiale devrait augmenter de deux milliards d’ici à 2050, passant de 7,7 milliards en 2019 à 9,7 en 2050, et atteindre un maximum de 10,9 milliards peu après 2100. Les experts onusiens proposent deux formes de variabilité autour de cette hypothèse centrale. L’une est de nature probabiliste, et repose sur la variabilité introduite dans l’estimation de la fécondité en raison de la diversité des expériences passées : l’intervalle de confiance (à 95 %) ainsi généré pour la population mondiale est [9,4 - 10,1] milliards en 2050 et [9,4 - 12,7] en 2100. L’autre démarche consiste à envisager des évolutions arbitraires de la fécondité en abaissant celle-ci de 0,5 enfant par femme par rapport à l’hypothèse centrale, ou en l’augmentant de 0,5 enfant, conduisant aux estimations « basse » et « haute » des projections. Les écarts de population sont alors de [8,9 à 10,6] milliards en 2050, et de [7,3 à 15,6] en 2100. On voit que l’estimation pour 2050 est assez peu affectée par ces différentes modalités de projection (on reste relativement proche de l’estimation centrale : 9,7 milliards), alors que l’incertitude pour 2100 est beaucoup plus grande. Nous allons maintenant discuter plus avant ces hypothèses.
L’évolution de la population mondiale pourrait-elle sortir des trajectoires onusiennes ?
4Jusqu’ici, et depuis les années 1950, l’évolution observée de la population mondiale a été proche de celle prévue par les projections centrales successives des Nations unies, ou un peu en-dessous. Mais peut-on imaginer que la trajectoire future s’écarte bien davantage de celles tracées dans les dernières projections ? Nous chercherons ici à savoir si le ralentissement pourrait être plus rapide que prévu, soit par une baisse très rapide de la fécondité, soit en raison d’une forte hausse de la mortalité.
Une chute rapide de la fécondité ?
5Rappelons d’abord que l’hypothèse centrale des Nations unies inclut une baisse assez rapide de la fécondité, poursuivant celle déjà constatée au cours des dernières décennies. Les niveaux actuels (2015-2020) de la fécondité dans les grandes régions du monde sont les suivants : 1,61 enfant par femme en Europe, 1,75 en Amérique du Nord (États-Unis et Canada), 2,04 en Amérique latine (1,74 au Brésil), 2,15 en Asie (1,69 en Chine, 2,24 en Inde, mais 4,56 en Afghanistan). Seule l’Afrique subsaharienne reste en retard : 4,72 enfants par femme.
6Dans l’hypothèse centrale, à l’horizon 2050, la fécondité devrait baisser encore un peu en Asie et en Amérique latine, et passer rapidement en dessous des deux enfants par femme. En Europe et en Amérique du Nord, où elle est déjà en-dessous de ce seuil, elle pourrait se relever légèrement tout en restant nettement inférieure à 2 enfants. En Afrique subsaharienne, la fécondité devrait baisser sensiblement, passant de 4,72 enfants par femme actuellement à 3,17 dans une trentaine d’années et 2,16 en fin de siècle. Dans l’hypothèse basse, la fécondité subsaharienne tomberait même à 2,67 dans 30 ans, soit deux enfants de moins qu’aujourd’hui. Un tel changement en l’espace d’une génération seulement serait considérable, mais il est possible. Et pourtant, l’effet sur l’effectif de la population subsaharienne serait limité, comme le montre le tableau : en 2050, l’écart entre les hypothèses basse et centrale serait de ‒ 8,2 % (1,94 milliard au lieu de 2,12).
8Si l’on s’intéresse prioritairement aux habitants des pays industrialisés, qui sont les plus grands pollueurs, on peut noter que, dans l’hypothèse basse, la population d’Europe et d’Amérique du Nord se trouverait réduite de 89 millions par rapport à l’hypothèse centrale, soit à peine plus de 10 % de la baisse totale ; et ceci avec une fécondité réduite à 1,2 enfant par femme.
9Une autre hypothèse est proposée par les Nations unies : celle d’un passage quasi immédiat au niveau de fécondité qui assure simplement le renouvellement des générations, soit 2,1 enfants par femme (« remplacement immédiat » dans le tableau). Par rapport à l’hypothèse basse, la baisse plus marquée de la population subsaharienne (1,56 milliard au lieu de 1,94) ne suffirait pas à compenser la hausse dans les régions du monde qui sont aujourd’hui en-dessous du seuil de remplacement. Du coup, au niveau mondial, on serait plus proche du scénario central que du scénario bas.
10Il semble donc assez vain d’escompter une baisse de la population mondiale à l’horizon 2050, sauf effondrement complet de la fécondité si des générations entières refusaient de se reproduire. C’est principalement en raison de l’inertie acquise au cours des années de forte croissance démographique : la structure par âge de la population mondiale porte encore la trace de ces années, avec des générations d’âge reproductif nombreuses qui contribuent à un nombre de naissances relativement élevé malgré une fécondité moyenne par femme assez faible.
Vers des mortalités de catastrophe ?
11Les scénarios des Nations unies présentés plus haut supposent tous que la mortalité continuera de baisser, comme c’est le cas depuis des décennies. Il existe aussi une hypothèse « à mortalité constante », conservant pour le reste les hypothèses du scénario central. La population mondiale serait alors limitée à 9,33 milliards en 2050, et 8,92 en 2100, soit deux milliards en-dessous de l’hypothèse centrale à cette dernière date. L’annulation de tout progrès pour l’espérance de vie serait toutefois assez brutale pour les pays en développement, particulièrement en Afrique sub-saharienne où l’espérance de vie resterait bloquée à 61 ans au lieu d’approcher 69 ans en 2050.
12Mais les pronostics les plus pessimistes sur les perspectives d’évolution de la population mondiale se fondent sur des hausses considérables de la mortalité. Précisons d’abord à quel niveau doivent se situer ces hausses pour que la croissance démographique soit significativement affectée. L’excédent annuel de naissances sur les décès est actuellement, à l’échelle mondiale, de 83 millions (140 millions de naissances moins 57 millions de décès, en moyenne sur 2015-2020). Une catastrophe de cette ampleur, 83 millions de décès supplémentaires, même étalée sur plusieurs années, annulerait donc la croissance démographique d’une année : à l’horizon 2050, c’est 1/30e de la croissance attendue, soit 0,033 %. Une telle réduction serait à peine visible sur la courbe d’évolution de la population mondiale [2].
13À titre d’exemples, voyons le bilan démographique de quelques catastrophes ayant débordé le cadre national. Le VIH-Sida a causé 35 millions de décès depuis le début de l’épidémie dans les années 1980 jusqu’en 2018. Dans un passé plus éloigné, on estime que les grandes famines de l’URSS en 1918-1920, ou de la Chine en 1958-1961, ont causé plusieurs dizaines de millions de décès en 3 à 5 ans ; la guerre la plus meurtrière du xxe siècle, celle de 1939-1945, a entrainé entre 50 et 80 millions de morts, en 5 ans aussi ; en 1918-1919, l’épidémie de grippe espagnole a fait de 40 à 100 millions de victimes pour l’ensemble du monde, soit 2 % à 6 % de la population de l’époque ; et la famine mondiale de 1876-1879 aurait entrainé 30 à 60 millions de morts, soit entre 2 et 4 % de la population totale.
14En bref, on voit que les catastrophes recensées ont pu réduire significativement dans le passé la population d’un pays ou d’une grande région, mais l’impact mondial est toujours resté limité. Peut-on craindre encore pire ? Certains pensent que l’évolution climatique, si elle n’est pas contrôlée à temps, pourrait entraîner un effondrement de la production agricole et des famines catastrophiques pouvant affecter l’ensemble du globe. De telles famines sont-elles envisageables ? On estime qu’avec les perspectives actuelles d’évolution de la population mondiale et de productions alimentaires, sous réserve d’une évolution climatique maitrisée (pas plus de 2 degrés en moyenne), il serait possible de nourrir la population mondiale au moins jusqu’en 2050, sous conditions d’une certaine sobriété, en particulier en produits animaux, et d’une réduction des gaspillages [3] [4]. Une détérioration plus forte du climat pourrait certainement affecter les rendements agricoles, comme le suggère le GIEC [5] tout en montrant que des remèdes existent, et que le processus serait progressif : il faudrait une dégradation très brutale et très vaste pour envisager par exemple l’émergence de graves conflits entre populations pour l’accès aux ressources et à l’eau. Mais on atteint là les limites des projections, démographiques ou autres : il n’est pas possible de prendre en compte une catastrophe d’une ampleur jamais connue (comme une guerre thermonucléaire), comme il est impossible de prévoir celle-ci.
Retour sur un modèle global
15Tombé un temps dans l’oubli, le modèle proposé en 1972 par un groupe du MIT animé par J. Forrester, à l’initiative d’un think-tank international, le « Club de Rome » [6] revient aujourd’hui à la mode [7]. Ce retour est intéressant à plusieurs titres : c’était d’abord, et cela reste, l’une des rares tentatives de construction d’un « modèle monde » incluant des variables démographiques, sociales, économiques et même environnementales ; c’est ensuite un exemple « d’effondrement endogène » annoncé dans la plupart des variantes du modèle, ce qui le rapproche des théories « collapsologistes » actuelles.
16Dans le modèle de 1972, les cinq variables-clés sont les suivantes : les ressources alimentaires ; les ressources naturelles (pétrole, métaux etc.) ; la production industrielle ainsi que les capitaux investis ; les niveaux de pollution ; et la population mondiale.
17La population n’est qu’une variable du modèle parmi d’autres : chaque variable interagit avec toutes les autres, parfois avec un décalage temporel. La fécondité, par exemple, dépend du nombre d’enfants désiré, du niveau de vie, de l’espérance de vie, de l’efficacité de la contraception, de l’information disponible sur les méthodes contraceptives disponibles... Bien entendu, l’effectif de la population obtenu à chaque étape agira à son tour sur les autres variables [3].
18On a retracé sur la figure l’évolution de la population mondiale induite par le scénario dit « standard » (mais déjà catastrophique), censé s’appuyer sur la poursuite des tendances observées dans les années 1960-1970 [4] : population, production agricole et production industrielle continuent de croître à un rythme exponentiel jusqu’à la fin du xxe siècle, mais les ressources naturelles viennent à manquer et leurs prix s’envolent. L’effondrement du système productif industriel entraîne à sa suite la ruine de l’agriculture (très mécanisée et dépendante de la production d’engrais chimiques), la famine s’installe et la mortalité explose, ramenant vers 2100 la population à l’effectif de 2005. La dizaine d’autres variantes étudiées supposent qu’on lève la contrainte sur l’une des variables, mais celles pesant encore sur les autres finissent toujours par induire la catastrophe. Ce n’est qu’en supposant des ressources naturelles illimitées, un strict contrôle de la pollution, un doublement des rendements agricoles et une régulation des naissances « parfaite » que la population se stabilise de 2030 à 2080, à 7 milliards environ.
19Nous avons confronté, sur la figure, le scénario « standard » aux dernières projections des Nations unies [2]. La projection du Club de Rome est assez proche de celles des Nations unies jusqu’en 2025. Mais selon le modèle du MIT, la population culminerait à 11 milliards dès 2050 avant de s’effondrer, alors que dans la projection centrale onusienne la population se stabilise progressivement à ce chiffre vers 2100. Il est donc vrai de dire que jusqu’ici la prévision (standard) du Club de Rome a été presque exactement réalisée, mais c’est essentiellement du fait de la prise en compte correcte de l’inertie existante en 1970. C’est plus tard que la divergence commencera, parce que la fécondité a déjà fortement diminué, les rendements agricoles se sont améliorés (la production agricole par tête diminue fortement dès 2010 dans le scénario du Club de Rome), et les réserves de ressources énergétiques ont été plus importantes que ne le supposait celui-ci... Les conditions de l’effondrement de la population en 2050 ne sont donc pas réunies. Et si l’hypothèse basse des Nations unies parait corroborer davantage le scénario du Club de Rome (figure), c’est en raison d’une baisse rapide de la fécondité, et non à cause d’une hausse de la mortalité.
21***
22La croissance de la population mondiale est entrée dans une phase de ralentissement depuis les années 1960, qui devrait se poursuivre au cours des prochaines décennies. Le risque « d’explosion » est donc derrière nous, et les deux-tiers de la croissance attendue d’ici à 2050 seront imputables à la structure actuelle de la population mondiale. Le ralentissement pourrait s’accélérer si la fécondité en Afrique subsaharienne diminuait plus rapidement : ce n’est pas exclu, mais rappelons que la fécondité de l’Afrique subsaharienne est déjà supposée passer de 4,72 à 3,17 en une trentaine d’années dans l’hypothèse centrale des Nations unies, et même à 2,67 dans l’hypothèse basse. Au total, il est difficile d’imaginer une population mondiale nettement inférieure à 9 milliards en 2050, sauf à envisager des catastrophes d’une ampleur jamais rencontrée à l’échelle mondiale et qui produiraient des effets sévères avant 2050. Mieux vaut, pour l’heure, se concentrer sur les moyens de nourrir convenablement 9 milliards d’habitants et d’éviter l’emballement climatique.
Notes
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[1]
Nous n’évoquerons donc pas les questions migratoires, les migrations s’annulant au niveau mondial.
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[2]
À cet effet pourrait cependant s’ajouter une réduction du nombre des naissances, pour les décès avant 50 ans. Pendant la Première guerre mondiale le nombre des naissances avait chuté de moitié en France, ramenant le taux d’accroissement (hors mortalité) d’environ 2 % à 1 % pendant 4 ans ; mais cette réduction était plus due à la mobilisation des hommes qu’à leur mortalité.
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[3]
Une limite majeure du modèle est que la quantification de toutes ces relations causales (il y en a plus de 200) est difficile.
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[4]
Dans l’ouvrage The Limits to Growth, les figures présentant les résultats sont dépourvues d’échelles pour les différentes courbes, volontairement disent les auteurs. Nous avons donc dû reconstituer l’échelle des effectifs de population, sur la base de la partie connue (1900-1970). Précisons aussi que le scénario « standard » reproduit par Turner [7] ne coïncide pas avec celui de l’ouvrage original, mais avec une mise à jour effectuée en 2005 [8].