1Quatre pays d’Europe centrale sont les héritiers de l’éclatement, à la fin de la Première Guerre mondiale, de l’empire austro-hongrois : l’Autriche, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie, ces deux derniers issus de la partition de la Tchécoslovaquie au 1er janvier 1993. Après la Seconde Guerre mondiale, ces pays suivent une trajectoire politique différente, séparés par le rideau de fer [1]. Un quart de siècle après la fin de cette frontière politique fermée, les quatre pays d’Europe centrale convergent-ils ?
2Pour répondre à cette question, il convient de ne pas se contenter d’examiner les données des quatre pays. Il faut étudier à une échelle infranationale, précisément en distinguant 77 régions composant les quatre pays, à l’échelle de ce qui s’appelle, au sein de l’Union européenne (UE), les Nuts.
3Cela permet de caractériser ces pays à des échelons géographiques plus fins. De cette façon, on peut mettre en évidence des espaces homogènes qui s’affranchissent éventuellement des frontières nationales. Après avoir analysé ces espaces en mobilisant plusieurs indicateurs de type sociodémographique, nous dégagerons une typologie spatiale.
Les régions européennes Nuts
Le découpage géographique régional de l’Europe centrale en Nuts 3 (République tchèque et Slovaquie) et en Nuts 2 (Hongrie et Autriche)
Le découpage géographique régional de l’Europe centrale en Nuts 3 (République tchèque et Slovaquie) et en Nuts 2 (Hongrie et Autriche)
Partout une fécondité d’hiver démographique
4Toutes les régions d’Europe centrale sont, selon la formule de Gérard-François Dumont, en « hiver démographique », c’est-à-dire que toutes ont une fécondité nettement en dessous du seuil de remplacement des générations qui est d’environ 2,1 enfants par femme dans cette région. Les valeurs les moins abaissées, supérieures à 1,57 enfant par femme, mais inférieures à 1,73, se constatent dans certaines régions tchèques, plus particulièrement en Bohême centrale, cette région qui entoure Prague, dans certaines régions du nord-est de la Hongrie et d’Autriche, sans qu’il soit possible dans ce pays d’identifier une zone cohérente (carte 2). En revanche, en Slovaquie, où la fécondité fut jadis élevée, celle-ci est dorénavant très basse partout, avec l’indice de fécondité le plus faible, seulement 1,17 enfant par femme, dans la région de Trenčín. Dans ce pays, l’effondrement de la fécondité n’y est en partie contenu que dans les deux régions les plus à l’est (Prešov et Košice), au sein desquelles se concentre une importante communauté Rom dont la fécondité est nettement supérieure à la moyenne nationale.
L’indice de fécondité selon les 77 régions de l’Europe centrale (2014)
L’indice de fécondité selon les 77 régions de l’Europe centrale (2014)
5Les raisons des différences de fécondité selon les 77 régions sont surtout locales. Par exemple, la fécondité moins abaissée en Bohême centrale s’explique en partie par les migrations résidentielles au départ de Prague vers les territoires qui composent dorénavant sa couronne suburbaine. Des familles se sont donc installées autour de la capitale, où la proportion de personnes seules ou de ménages sans enfants est plus élevée. Dans certaines régions de Hongrie, la présence importante d’une population Roms [2] plus féconde que la moyenne relève l’indice de fécondité.
6La géographie de la fécondité ne fait apparaître aucune cohérence géographique ni entre les pays de l’Europe centrale, ni au sein des pays. C’est le contraire pour la mortalité.
Une forte différence d’espérance de vie…
7La carte des espérances de vie à la naissance (hommes et femmes réunis) est d’une cohérence remarquable : elle recoupe quasiment parfaitement les contours des pays (carte 3). En effet, cette géographie correspond presque parfaitement à celle de la création de richesse des territoires (carte 4). Ainsi, c’est en Autriche, où se concentrent les régions les plus riches d’Europe centrale, que l’espérance de vie de l’ensemble de la population atteint ses valeurs les plus élevées. Elle n’y descend jamais en dessous des 80 ans et peut atteindre des valeurs supérieures à 83 ans. En République tchèque, dont l’espérance de vie moyenne est la plus élevée après celle de l’Autriche, aucune région, pas même Prague dont l’espérance de vie est de 80 ans, ne présente une espérance de vie supérieure à la valeur régionale la plus faible constatée en Autriche. En République tchèque, l’espérance de vie est partout proche ou légèrement supérieure à 79 ans, sauf dans les régions traditionnellement défavorisées du nord de la Bohême et de la Moravie où elle peut descendre jusqu’à 77 ans. Mais d’une manière générale, l’amplitude des variations infranationales reste faible [3].
L’espérance de vie à la naissance, sexes réunis, selon les 77 régions de l’Europe centrale (2014)
L’espérance de vie à la naissance, sexes réunis, selon les 77 régions de l’Europe centrale (2014)
Le produit intérieur brut par habitant en parité du pouvoir d’achat selon les 77 régions de l’Europe centrale (2013) ; EU28=100
Le produit intérieur brut par habitant en parité du pouvoir d’achat selon les 77 régions de l’Europe centrale (2013) ; EU28=100
…corrélée au niveau de création de richesses…
8Autriche, République tchèque, Slovaquie et Hongrie : c’est l’ordre dans lequel se classent ces pays sur l’échelle de l’espérance de vie. C’est aussi la hiérarchie économique. En Autriche, la quasi totalité des régions compte un PIB par habitant [4] en parité de pouvoir d’achat au moins équivalent à celui de la moyenne des pays de l’UE. Ce pays ne compte qu’une seule région relativement pauvre, à l’extrême nord-est, avec un PIB par habitant correspondant à 70 % seulement de la moyenne de l’UE. Un tel niveau est la norme en Hongrie : dans ce pays, le PIB par habitant de la majorité des régions ne dépasse même pas la moitié de la valeur moyenne de l’UE. En République tchèque, en Slovaquie et en Hongrie, seules les régions capitales parviennent à des niveaux de vie nettement supérieurs à la moyenne nationale : le PIB par habitant est de 173 à Prague (soit un niveau de vie 1,7 fois supérieur à la moyenne de l’UE), de 187 à Bratislava, de 163 à Vienne et de 143 à Budapest.
… lui-même corrélé à la présence étrangère
9Comme la mortalité, la présence étrangère est fortement corrélée à la création de richesses des territoires, dont les plus créatifs sont les plus attractifs. Les proportions d’étrangers les plus élevées se trouvent en Autriche et en République tchèque, à savoir dans les deux pays les plus riches (carte 5) et aussi les plus à l’Ouest. Au sein de ces pays, la part des étrangers est la plus élevée dans les régions capitales. Ainsi, à Vienne, plus d’une personne sur cinq sont de nationalité étrangère ; à Prague, cette proportion est de 13 %.
La proportion de résidents de nationalité étrangère dans la population totale selon les 77 régions de l’Europe centrale (2011)
La proportion de résidents de nationalité étrangère dans la population totale selon les 77 régions de l’Europe centrale (2011)
Un vieillissement inégal des territoires
10La répartition régionale des personnes âgées est en grande partie l’héritage des mouvements démographiques passés. La fécondité affaiblie exerce le rôle le plus important dans le vieillissement démographique [5] mesuré par la part des personnes âgées de 65 ans ou plus. Mais depuis quelques décennies, le recul de la mortalité aux âges élevés contribue aussi à ce phénomène.
11C’est logiquement en Autriche, qui conjugue le plus de décennies d’une fécondité d’hiver démographique et une espérance de vie élevée, que les proportions régionales de personnes âgées atteignent les valeurs les plus élevées, tout particulièrement dans le Sud-Est (Styrie, Carinthie, Burgenland, une partie de la Basse-Autriche) et dans les régions proches de la frontière méridionale de la République tchèque (Carte 6). C’est d’ailleurs en Styrie, précisément en Haute-Styrie [6], que cette proportion atteint sa valeur la plus forte en Europe centrale : près du quart de la population est âgée de 65 ans ou plus. Bien qu’ayant une espérance de vie plus faible, la faiblesse ancienne de la fécondité en Hongrie explique aussi le poids important des personnes âgées dans nombre des régions de ce pays.
Le pourcentage de la population régionale âgée de 65 ans ou plus selon les 77 régions de l’Europe centrale (2014)
Le pourcentage de la population régionale âgée de 65 ans ou plus selon les 77 régions de l’Europe centrale (2014)
12À l’opposé, la part des personnes âgées est moindre en Slovaquie. Bien que la fécondité y soit devenue très faible, elle fut jusque dans les années 1990 supérieure au seuil de remplacement des générations. Comme ce pays a bénéficié tardivement du recul de la mortalité liée aux maladies cardio-vasculaires, son espérance de vie reste en retrait par rapport à celle de l’Autriche. De ce fait, en Slovaquie, dans toutes les régions, les personnes âgées de 65 ans ou plus représentent moins de 17 % de la population totale. Au Nord-Est, dans la région de Prešov, cette proportion est même seulement de 12,1 %. Enfin, en République tchèque, le vieillissement de la population est relativement homogène sur l’ensemble du territoire [7].
Des régions de densité démographique inégale
13La densité démographique (nombre de personnes par km2) est très inégale selon les régions. C’est tout particulièrement le cas en Autriche en raison des caractéristiques géographiques de ce pays qui est couvert, pour environ 80 % de son territoire, par le massif alpin rendant difficile l’établissement des populations. La quasi-totalité des régions peu densément peuplées (moins de 60 habitants par km2) se concentre dans ce pays, alors que celles à densités plus élevées se trouvent dans les centres régionaux autrichiens [8] et les régions-capitales (Prague, Budapest, Vienne et Bratislava). Ailleurs, d’autres densités élevées concernent, au nord-ouest de la République tchèque, la région de Ústí nad Labem (ou Aussig-sur-Elbe), qui a une longue tradition industrielle, et celle de Moravie.
La densité de la population selon les 77 régions de l’Europe centrale (2014)
La densité de la population selon les 77 régions de l’Europe centrale (2014)
Les anciennes régions de l’empire austro-hongrois de plus en plus singulières
14Un siècle après la partition de l’empire austro-hongrois, la singularité démographique des quatre États qui en sont issus, l’Autriche, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie, est nette. Seules les régions de Bratislava et Vienne, en raison de leur proximité, établissent véritablement un continuum sociodémographique transfrontalier. Une analyse statistique visant à caractériser les 77 régions infranationales à partir des critères socio-éco-démographiques [9] permet de distinguer plusieurs types de territoires [10] dont la cohérence recouvre quasiment parfaitement les frontières nationales (figure 8).
Typologie socio-éco-démographique des 77 régions de l’Europe centrale
Typologie socio-éco-démographique des 77 régions de l’Europe centrale
15Cette analyse conduit à différencier clairement quatre groupes :
- les régions-capitales (type 6) caractérisées par un PIB par habitant, une densité de population et une proportion d’étrangers élevés ;
- le type tchèque (type 3, également présent dans quelques régions en Autriche) avec une fécondité moins abaissée que la moyenne de l’Europe centrale ;
- Le type slovaque (type 2) avec une fécondité très basse, une espérance relativement faible dans le contexte régional et une présence étrangère résiduelle ;
- le type hongrois (type 1), présent seulement dans les régions hongroises et en Bohême du Nord, avec la mortalité la plus élevée et le PIB par habitant le plus faible.
16Ces quatre types recouvrent presque parfaitement les contours de ces pays. Seule l’Autriche se distingue et apparaît plus hétérogène avec deux types spécifiques à ce pays (types 4 et 5) que l’on ne retrouve dans aucun des trois autres États. La différence entre ces deux types autrichiens repose sur le PIB par habitant, l’importance de la présence étrangère et la densité de population. En outre, quelques-unes des régions autrichiennes ont les caractéristiques du type tchèque (type 3).
17Dans la détermination de cette typologie, certains paramètres sont plus discriminants que d’autres. Il s’agit du PIB par habitant en parité du pouvoir d’achat, du pourcentage des étrangers et de l’espérance de vie à la naissance, trois caractéristiques très corrélées entre elles. En revanche, la fécondité et la proportion de personnes âgées de 65 ans ou plus ne jouent pas un rôle important dans la différentiation spatiale ci-dessus.
Les indicateurs socio-éco-démographiques moyens des types de région
Les indicateurs socio-éco-démographiques moyens des types de région
Les valeurs moyennes ci-dessous de chacune des six caractéristiques dans chaque type de territoire permettent de mieux comprendre ce qui les distingue. Le classement de ces 6 types (de 1 à 6) suit donc un gradient de richesse croissant.18Près de cent ans après la dissolution d’un empire « extra-national », quatre pays, l’Autriche, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie, se trouvent à nouveau associés au sein d’une union internationale, l’Union européenne. Ce nouveau contexte va-t-il avoir pour effet de dissiper les singularités démographiques nationales que près de cent d’histoire ont progressivement construites ? L’avenir le dira. [11]
Notes
-
[1]
Avant de rejoindre l’Union européenne : l’Autriche, le 1er janvier 1995, puis la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie le 1er mai 2004 ; cf. Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe : de l’Atlantique à l’Oural, Paris, PUF, 2016.
-
[2]
Cf. Dumont, Gérard-François, « Les Roms, révélateurs de certaines contradictions européennes », L’Ena hors les murs, n° 437, décembre 2013.
-
[3]
Donc également en Slovaquie et en Hongrie où s’observent les plus faibles espérances de vie de l’Europe centrale, avec 73,8 ans dans la région de Borsod-Abaúj-Zemplén, en Hongrie septentrionale, près de la Slovaquie du Sud.
-
[4]
À l’échelle des régions, cet indicateur est imparfait. Par exemple, dans certaines régions-capitales, le niveau de PIB par habitant peut être fortement influencé par les flux de navetteurs. Le PIB régional mesure, en effet, l’activité économique réalisée dans les limites d’une région, indépendamment du fait que cette activité soit imputable à des personnes résidentes ou non ; les navetteurs contribuent ainsi au PIB de la région où ils travaillent.
-
[5]
Sur les causes du vieillissement, cf. Dumont, Gérard-François et alii, Les territoires face au vieillissement en France et en Europe, Paris, Ellipses, 2006.
-
[6]
Fécondité de 1,32 enfant par femme et espérance de vie à la naissance de 81,1 ans.
-
[7]
La proportion de personnes âgées est comprise entre 16,7 % (région de Bohême centrale) et 19,0 % (région de Hradec Králové au nord), soit un écart de 2,3 points de pourcentage. Cet écart est de 5,3 points en Hongrie (de 14,6 % dans la région de Szabolcs-Szatmár-Bereg au nord-est de la Hongrie à 19,9 % dans celle de Békés à l’est) et de 8,9 points de pourcentage en Autriche (de 15,5 % dans le Tyrol Oberland à 24,3 % dans le Östliche Obersteiermark).
-
[8]
Rhin-Lac de Constance (Rheintal-Bodenseegebiet dans le Vorarlberg), Graz (Styrie), Linz (Haute Autriche), Klagenfurt-Villach (Carinthie) et Innsbruck (Tyrol).
-
[9]
Soit les caractéristiques présentées : indice de fécondité, espérance de vie à la naissance, PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat, densité de population, part de personnes âgées et proportion d’étrangers.
-
[10]
Il s’agit d’une analyse en grappes (cluster analysis), procédure de classification automatique. La classification des 77 régions est établie sur les six variables décrites rappelées ci-dessus. Ces variables sont transformées en z-scores (moyenne=0, écart-type=1) et la distance euclidienne entre les objets (régions) est calculée. Le regroupement des régions proches est effectué avec la méthode de Ward.
-
[11]
Cette étude a été effectuée dans le cadre du projet de recherche GAČR P 404-12-0883. Nous tenons à remercier Gérard-François Dumont et Jean-François Léger pour leur contribution à l’amélioration de cet article.
