L’exclusion du marché du travail et du marché du logement sont deux facettes de la précarité. Ces situations, susceptibles d’évoluer au cours du parcours de vie, vont souvent de pair, mais peuvent aussi se dissocier l’une de l’autre : travailler sans pour autant avoir un logement, et inversement se loger sans accéder à l’emploi. La complexité de ces situations mérite une attention particulière, d’autant qu’elles concernent une population croissante. Grâce aux deux vagues de l’enquête Sans-domicile (2001 et 2012), les auteures procèdent à une analyse des types de parcours professionnels et résidentiels des usagers des service d’aide aux sans-domicile. Il en ressort une diversité de situations auxquelles les politiques publiques peinent à apporter des réponses, en particulier pour la frange la plus marginalisée.
1 Depuis les années 1990, l’exclusion du logement gagne du terrain dans les grandes villes européennes [1]. La population des sans-domicile a fortement augmenté en France (de 44 % entre 2001 et 2012) [2], portant le nombre de personnes concernées à 81 000 adultes, accompagnés de 31 000 enfants (Yaouancq et Duée, 2014b). Cette intensification de l’exclusion du logement est à relier à l’élévation des prix de l’immobilier [3] et à la précarité professionnelle grandissante qui affecte particulièrement les catégories populaires (Siblot et al., 2015). L’idée que le travail serait de moins en moins protecteur et ne garantirait plus l’accès à un logement satisfaisant, notamment pour les travailleurs précaires, est ainsi avancée (Fondation Abbé Pierre, 2014). En 2012, près d’un quart des sans-domicile occupent en effet un emploi (Yaouancq et Duée, 2014a).
2 Au regard de ces évolutions, il apparaît nécessaire de s’interroger sur les trajectoires de logement et d’emploi des personnes exclues du logement ordinaire. Quelles sont leurs positions sur le marché du travail ainsi que dans le secteur de l’hébergement ? De la même façon que le marché du travail offre des statuts plus ou moins protecteurs, le secteur de l’hébergement constitue un univers segmenté, hiérarchisé et concurrentiel (Soulié, 1997 ; Brousse, 2006 ; Gardella, 2014). Les dispositifs d’hébergement d’urgence, très peu sélectifs, souvent inconfortables et n’offrant un lit parfois que pour quelques nuits (Bruneteaux, 2006), s’opposent aux dispositifs dits d’« insertion », plus sélectifs et accueillants, où l’installation peut se faire pour une durée plus longue. Le type d’hébergement détermine aussi l’accompagnement social dont les individus bénéficient (Legal, 2015) et donc possiblement leurs chances d’accéder à un emploi ou de le conserver lorsqu’ils en ont un, et leurs perspectives d’accès au logement ordinaire (Lanzaro, 2014).
3 Suite au mouvement des « Enfants de Don Quichotte » [4], la politique à destination des sans-domicile a toutefois connu des évolutions (encadré 1). En particulier, le « modèle en escalier » (Sahlin, 2005) qui a longtemps prévalu, avec l’idée qu’au fur et à mesure de leur insertion, les personnes passent des hébergements les plus précaires aux hébergements d’insertion pour finalement accéder au logement social, a été remis en question. Depuis 2009, la conception du « logement d’abord » (Vives, 2019) met ainsi en avant l’idée que l’obtention d’un logement est un préalable à l’intégration sociale. Suite à la création des Services intégrés d’accueil et d’orientation (SIAO) en 2010, de nouveaux critères sont mis en œuvre pour l’attribution des places dans les structures d’hébergement, dont l’ancienneté des demandes et le degré de vulnérabilité, qui prend notamment en compte l’âge, l’invalidité ou les problèmes de santé (Schlegel, 2017 ; Eloy, 2019).
4 Dans ce contexte, même si les réformes de la politique d’hébergement des sans-domicile n’ont pas bouleversé radicalement l’ancien système (encadré 1), quelles sont désormais les situations des sans-domicile en termes d’hébergement et comment s’articulent-elles à leurs positions sur le marché du travail ? Cet article propose d’étudier la diversité des situations des usagers des services aux sans-domicile en termes de type d’hébergement, de rapport à l’emploi (actuel et passé), de perspectives résidentielles et professionnelles, et d’examiner leurs relations et évolutions entre 2001 et 2012. L’originalité de ce travail consiste à prendre en compte les expériences passées et les projections dans le futur dans les deux domaines – emploi et logement –, et non uniquement la situation à la date de l’enquête.
5 Les enquêtes Sans-domicile réalisées par l’Insee et l’Ined en 2001 et 2012 sont ici mobilisées. La première partie présente les données, les variables construites et les méthodes d’analyses utilisées afin de mettre en évidence l’hétérogénéité des situations des sans-domicile du point de vue de leurs trajectoires résidentielles et professionnelles. Ensuite, la typologie réalisée permet de distinguer différents groupes : les exclus de l’emploi (deuxième partie) qui se différencient des travailleurs sans-domicile (troisième partie). Enfin, la quatrième partie analyse les évolutions entre 2001 et 2012 et discute des liens entre emploi et logement dans le contexte actuel.
Encadré 1. L’évolution des politiques de prise en charge des sans-domicile entre 2001 et 2012
Dans les faits, si on observe une augmentation importante du nombre de places dans la période récente, la structuration du dispositif d’hébergement a peiné à évoluer vers des centres d’hébergement d’insertion et vers des formules de logement adaptés. La part de l’hébergement d’urgence a continué de progresser (Cour des comptes, 2011). En particulier, on observe une forte augmentation des places sous la forme de nuitées d’hôtel, qui ont plus que doublé depuis 2004. On assiste même récemment à un retour des politiques d’urgence sociale (Loison-Leruste et al., 2020).
I. Données et méthode
1. Deux enquêtes auprès des usagers francophones des services d’aide aux sans-domicile
6 Les enquêtes statistiques ayant généralement pour champ les personnes en logement ordinaire, celles privées de domicile y échappent. Afin d’atteindre cette population, deux enquêtes ont été réalisées par l’Insee et l’Ined auprès des utilisateurs des services d’hébergement et de distributions de repas à destination des sans-domicile. Ces enquêtes dites « Sans-domicile » ont eu lieu en 2001 et en 2012, avec un questionnaire assez similaire et un champ que l’utilisation de pondérations permet de rendre comparable (encadré 2).
Encadré 2. Les enquêtes « Sans-domicile » 2001 et 2012
__________
- (a) En 2012, pour atteindre davantage de sans-abri, c’est-à-dire de personnes vivant dans des lieux non prévus pour l’habitation (abri de fortune ou rue), les services de petit-déjeuner, les lieux mobilisés de façon exceptionnelle en cas de grand froid et les haltes de nuit ont été intégrés dans le champ des services enquêtés. Les hébergements du dispositif national d’accueil des demandeurs d’asile sont en revanche exclus du champ de l’enquête, en 2012 comme en 2001.
7 En 2012, en raison du nombre croissant de non-francophones parmi les usagers des services, un questionnaire auto-administré en quatorze langues a été introduit, mais il est beaucoup plus réduit que le questionnaire principal réalisé en face-à-face avec un enquêteur. On ne dispose notamment d’aucune information sur les trajectoires d’emploi et de logement, qui sont au cœur de cette analyse. Cet article est donc centré sur la situation des personnes francophones (françaises ou étrangères [5]) ayant été enquêtées dans le même champ de services d’aide aux sans-domicile en 2001 et en 2012. Par ailleurs, puisque les lieux de distribution de repas sont inclus dans cette enquête, les personnes en logement ordinaire y ayant recours font aussi partie du champ. En 2012, 9 % des usagers des services d’aide aux sans-domicile sont locataires de leur logement (11 % en 2001) et 5 % sont logés par un tiers (8 % en 2001). On a fait le choix de ne pas exclure ces personnes de l’analyse car leurs conditions de logement sont parfois loin de correspondre aux standards actuels, que ce soit du point de vue du confort, de la salubrité ou de l’espace, mais aussi parce que la plupart ont un passé de sans-domicile récent. Conserver ces personnes dans l’analyse permet d’avoir un aperçu de certaines trajectoires menant d’une situation de sans-domicile au logement ordinaire. Par ailleurs, il est intéressant d’analyser les situations de ces personnes logées mais dépendantes des services d’aide aux sans-domicile, notamment en termes de situation sur le marché du travail. Puisqu’on ne travaille pas uniquement sur les « sans-domicile » au sens de l’Insee (voir note 2), on parlera d’« usagers des services d’aide » pour qualifier la population étudiée. Au total, l’échantillon est constitué de 4 084 individus interrogés en 2001 et de 4 419 interrogés en 2012 représentant, respectivement, une population estimée de 61 769 et 75 264 usagers des services d’aide aux sans-domicile.
2. Une analyse des trajectoires résidentielles et professionnelles
8 Dans les deux enquêtes, seuls les hébergements et les positions professionnelles au cours des 13 mois précédant l’enquête sont enregistrés de façon exhaustive (avec un pas mensuel). Les données de ce calendrier sont utilisées ainsi que d’autres variables décrivant, de façon plus synthétique, la situation résidentielle et professionnelle des enquêtés à plusieurs moments de leur parcours : expériences d’emploi et de logement passées, situation et stabilité au moment de l’enquête, perspectives professionnelles et résidentielles et démarches effectuées pour les réaliser [6] (tableau annexe A.1). Dans la mesure du possible, ont été retenues des variables symétriques entre emploi et logement (par exemple, la durée totale passée en logement ordinaire et la durée totale passée en emploi). Concernant la situation résidentielle au moment de l’enquête, les personnes sans-abri sont distinguées de celles hébergées dans des dispositifs d’urgence, d’insertion, ou encore de celles qui sont dans d’autres situations (logement personnel ou hébergées par des tiers).
9 Les statistiques descriptives concernant ces variables sont présentées dans les tableaux annexes A.2a et A.2b, ainsi que les caractéristiques sociodémographiques des usagers des services d’aide aux sans-domicile (tableau annexe A.2c). La population enquêtée est largement masculine, même si la part de femmes a progressé entre les deux enquêtes, passant de 32 % à 38 %. On observe également un accroissement de la proportion de personnes nées à l’étranger (de 35 % à 43 %) et de celle des personnes âgées de 50 ans et plus (de 18 % à 27 %).
10 La plupart des usagers des services d’aide aux sans-domicile connaissent une exclusion chronique vis-à-vis du logement (tableau annexe A.2a) : 47 % n’ont jamais eu de logement personnel en France, une situation plus fréquente en 2012 qu’en 2001. Pour plus des deux tiers des enquêtés, cette exclusion a été continue au cours des 13 derniers mois. Certains connaissent des situations résidentielles extrêmement précaires : centre d’urgence seulement pour la nuit (10 %), « débrouille » [7] (10 %), ou sans-abri (6 %). La comparaison des enquêtes de 2001 et de 2012 montre qu’une part plus importante des usagers des services d’aide aux sans-domicile sont engagés dans des démarches de recherche d’un logement mais aussi que plus de personnes s’installent durablement dans l’hébergement institutionnel (la proportion d’enquêtés qui sont dans leur lieu d’hébergement depuis 6 mois à 2 ans est passée de 24 % à 32 %).
11 Du côté de l’emploi, nos analyses confirment que les usagers des services d’aide aux sans-domicile ne sont pas autant exclus de l’emploi qu’ils le sont du logement ordinaire (tableau annexe A.2b). Seuls 11 % d’entre eux n’ont jamais travaillé, les trois quarts ayant déjà eu un emploi « long » (de 6 mois ou plus). Néanmoins, au moment de l’enquête, seul un quart des enquêtés travaillent et près de la moitié ont été continûment hors de l’emploi (au chômage ou inactifs) au cours des 13 mois précédant l’enquête (une proportion plus importante en 2001 qu’en 2012). Ceux qui travaillent ont des conditions d’emploi très précaires, éloignées de l’emploi classique comme on le verra dans la partie III. Enfin, la moitié des usagers des services d’aide effectuent des recherches d’emploi et 55 % sont inscrits à Pôle emploi. On observe une part plus importante de personnes déclarant être en recherche d’emploi en 2012 par rapport à 2001, ce qui ne se reflète pas dans la part d’enquêtés en emploi qui diminue légèrement entre les deux dates.
12 Avec l’ensemble des 19 variables sélectionnées et recodées (tableau annexe A.1), nous avons réalisé une analyse des correspondances multiples (ACM) à partir des données empilées de 2001 et 2012 [8], puis une classification ascendante hiérarchique (CAH) sur les principaux facteurs de cette ACM [9]. Il s’agit de distinguer des groupes d’individus qui se ressemblent du point de vue de leurs seules trajectoires résidentielles et professionnelles (variables actives de l’analyse), et de voir comment celles-ci sont corrélées. Les autres variables, notamment sociodémographiques, sont ensuite croisées avec les classes obtenues, pour mieux les caractériser. L’enjeu est aussi de voir comment ces types de parcours professionnels et résidentiels ont évolué entre 2001 et 2012.
13 Au vu du dendrogramme, de la recherche automatique des meilleures partitions et de l’interprétabilité des résultats, nous avons retenu une partition en 7 classes (tableau 1, tableaux annexes A.2a, A.2b et A.2c). L’axe 1 de l’ACM distingue les individus en emploi de ceux qui se tiennent à l’écart du marché du travail. L’axe 2 distingue les usagers des services d’aide selon leur trajectoire passée et leurs démarches pour faire évoluer leur situation. D’un côté, les usagers sont sans-domicile depuis une courte période, font des allers-retours sur les marchés du travail et du logement et sont engagés dans des recherches sur ces deux plans. De l’autre côté, ils sont dans une situation marquée par une forte inertie (pas d’évolution de leur situation professionnelle et résidentielle) et une absence de recherches. L’axe 3 distingue la situation très spécifique des étrangers non autorisés à travailler. Enfin, l’axe 4 différencie, parmi les travailleurs, les personnes hébergées et employées par les institutions ou s’inscrivant dans l’emploi informel (travail au noir, récupération d’objets, « petits boulots ») des usagers qui occupent des emplois plus classiques bien que souvent précaires.
Résumé de la classification des usagers des services aux sans-domicile (en 2001 ou 2012)

Résumé de la classification des usagers des services aux sans-domicile (en 2001 ou 2012)
II. Les usagers des services d’aide aux sans-domicile exclus de l’emploi
14 Les quatre premières classes de la partition regroupent les usagers de services d’aide qui ne sont pas en emploi au moment de l’enquête (ils représentent les trois quarts des enquêtés). Leur place dans le monde de l’hébergement institutionnel, de même que leurs trajectoires résidentielles et leurs perspectives professionnelles, sont néanmoins contrastées.
1. Les exclus de l’emploi et du logement actifs dans leurs recherches
15 La classe regroupant le plus d’enquêtés (39 %) concerne les personnes exclues de l’emploi et du logement, mais effectuant des recherches dans ces deux domaines.
16 La quasi-totalité de ces enquêtés affirment rechercher un emploi et se déclarent chômeurs (et non inactifs) (tableau annexe A.2b). Par le passé, ils ont souvent connu des expériences professionnelles : 60 % ont une expérience professionnelle totale supérieure ou égale à 5 ans et 79 % ont exercé un emploi « long » (de six mois ou plus). S’ils ne travaillent pas au moment de l’enquête, près de la moitié ont connu un mouvement emploi/non-emploi durant l’année précédente. En d’autres termes, ces personnes ne sont pas très éloignées du marché du travail.
17 Côté logement, 30 % ont perdu leur logement dans l’année (tableau annexe A.2a). Par le passé, elles ont été confrontées à des situations résidentielles précaires (hébergement par des tiers, centre d’hébergement, rue) mais, au moment de l’enquête, leurs conditions de vie sont relativement favorables au regard de celles du reste de l’échantillon : 30 % sont hébergées en logement et 29 % dans un centre dans lequel elles peuvent rester le jour, des situations d’hébergement dans lesquelles elles sont depuis une durée relativement courte. Dans leur majorité, ces personnes effectuent des démarches pour obtenir un logement : 60 % disent en rechercher un et 36 % ont demandé un logement social. Elles sont donc peu avancées dans la « carrière » du sans-domicile qui se caractérise par un temps prolongé sans logement et dont le terme se traduit par un éloignement vis-à-vis du système de prise en charge (Damon, 2002).
2. Les exclus du marché du travail et du logement n’effectuant pas de recherche
18 La deuxième classe par ordre d’importance regroupe 22 % de la population enquêtée et concerne les personnes exclues des marchés du travail et du logement qui, provisoirement ou définitivement, ne tentent pas d’y regagner une place. On y trouve beaucoup de personnes âgées de plus de 50 ans et 40 % de femmes (tableau annexe A.2c). Les invalides, retraités et autres inactifs sont largement surreprésentés. Ces enquêtés font partie de ceux qui bénéficient le moins d’un accompagnement à la recherche d’emploi, et près du quart n’a jamais eu d’expérience professionnelle.
19 Du point de vue de l’hébergement, si la majorité ont connu la rue, parfois pour des durées conséquentes, et si les sans-abri sont surreprésentés dans cette classe, ces individus sont pour la plupart pris en charge (hébergés en logement ou dans des centres où l’on peut rester le jour) en raison de leur âge, d’un handicap ou de leur situation familiale. Que ce soit sur le plan de l’emploi ou du logement, leur situation se caractérise par une forte inertie et connaît peu de modifications dans la période récente. Ayant peu de perspectives professionnelles, ces personnes sont également en retrait des démarches pour faire évoluer leur situation résidentielle.
20 Toutefois, la situation des hommes et des femmes de cette classe est peu comparable. Les hommes, beaucoup plus âgés que les femmes, sont largement retraités et invalides alors que les femmes sont surreprésentées dans les « autres inactifs » (souvent des personnes qui s’occupent de leurs enfants). On compte parmi ces dernières 37 % de familles monoparentales et 15 % de couples avec enfants, alors que les hommes sont à 92 % seuls et sans enfant. Les femmes ont accédé à des hébergements beaucoup plus stables que les hommes (55 % sont hébergées en logement pour seulement 11 % des hommes, et seules 1 % d’entre elles sont à la rue contre 22 % des hommes). Tout se passe donc comme s’il existait une division des lieux d’accueil pour les sans-domicile ayant peu de perspectives de retour sur le marché du travail à court terme : d’un côté, les femmes accèdent à des prises en charge relativement favorables au titre de leur statut de mère ou en tant que femmes (Loison-Leruste et Perrier, 2019), tandis que, de l’autre, les hommes seuls sont relégués vers les structures les plus disqualifiées ou la rue.
3. Les étrangers non autorisés à travailler en situations économique et résidentielle très précaires
21 Cette classe – minoritaire puisqu’elle concerne 8 % des enquêtés – se caractérise par le fait que l’ensemble des individus qui en font partie déclarent ne pas être autorisés à travailler. S’ils sont exclus du marché du travail légal, il est probable qu’ils exercent des activités non déclarées, mais aucune information n’est disponible sur ces pratiques [10]. Même si la situation administrative n’est pas renseignée dans les enquêtes, on peut penser qu’il s’agit en grande partie d’étrangers en situation irrégulière ou de demandeurs d’asile. Leur arrivée en France est souvent récente et ils vivent beaucoup plus que les autres enquêtés dans l’agglomération parisienne qui constitue un point d’entrée pour les migrants (Eloy, 2019). Les migrations se faisant le plus souvent jeune, les personnes de moins de 30 ans sont surreprésentées ainsi que les couples avec enfants.
22 Ces personnes ont très rarement un logement personnel en France. De surcroît, leur situation résidentielle est particulièrement précaire : 54 % ont déjà connu la rue et, au moment de l’enquête, elles sont surreprésentées dans les centres où on ne peut rester que la nuit, les hôtels et la « débrouille », confirmant la difficulté des migrants à accéder à une prise en charge institutionnelle stabilisée (Dietrich-Ragon, 2017).
23 Concernant l’emploi, elles ont sans doute connu une rupture radicale dans leur carrière au moment de la migration. En effet, dans le passé, elles ont plus souvent occupé un poste qualifié que les individus des autres classes, et ont donc connu un déclassement statutaire (Cordazzo et Sembel, 2016). Les diplômés du supérieur et titulaires du bac sont d’ailleurs surreprésentés dans cette classe. La grande majorité des individus ne bénéficient pas d’un accompagnement vers l’emploi. Leurs perspectives d’insertion résidentielle apparaissent également très fermées. Moins de 10 % ont un dossier de demande de logement social en cours et seuls 19 % recherchent un logement, ce qui s’explique par le fait qu’ils n’ont ni papiers en règle ni travail, et peut-être également du fait qu’ils sont peu au courant des possibilités d’aide.
4. Les usagers exclus du marché du travail mais qui disposent d’un logement
24 Une autre classe regroupe 6 % des usagers des services d’aide aux sans-domicile et a la particularité de concerner des personnes disposant d’un logement (98 % sont locataires). Ces dernières sont le plus souvent nées en France, vivent essentiellement seules et sont âgées (plus de la moitié ont plus de 50 ans). Cette population est largement masculine et sous-représentée dans l’agglomération parisienne où sévit une pénurie de logements bon marché.
25 Malgré leur insertion résidentielle, ce n’est pas un hasard si ces personnes fréquentent les services d’aide. D’une part, elles ont souvent rencontré de grosses difficultés de logement par le passé puisque 40 % d’entre elles ont déjà été sans-abri. Elles ont fréquemment pu sortir de cette situation en obtenant un logement social, dont on sait qu’il constitue l’une des principales échappatoires à la rue (Brousse et al., 2008). Près du quart sont logées en HLM et 12 % vivent dans un logement géré par une association ou une institution (CHRS, foyer…) [11].
26 Pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’intégrer le secteur locatif conventionné, les conditions de logement sont souvent très médiocres, inconfortables, voire insalubres [12]. En outre, les difficultés socioéconomiques sont prégnantes. Si la grande majorité des personnes logées ont été intégrées sur le marché du travail dans le passé, elles se trouvent majoritairement inactives au moment de l’enquête en raison de leur âge ou de problèmes de santé (26 % sont retraitées et 21 % invalides). Ce statut de personne âgée ou handicapée, qui constitue une forme de capital reconnu sur le « marché » du travail social (Soulié, 1997 ; Schlegel, 2017), explique qu’une partie d’entre elles aient pu avoir accès à un logement social ainsi qu’à certaines allocations spécifiques destinées aux personnes âgées ou invalides. Le faible montant des ressources implique toutefois des difficultés pour payer le loyer (17 % ont de grosses difficultés et 36 % des difficultés auxquelles elles peuvent faire face). La fréquentation des services de distribution de repas est donc une façon de « joindre les deux bouts » dans un contexte budgétaire extrêmement serré (Marpsat, 2006).
27 Puisque leur situation résidentielle constitue « l’aboutissement » d’une trajectoire plutôt qu’une étape, ces personnes ne recherchent pas d’autre logement soit parce qu’elles viennent précisément d’en obtenir un, soit parce qu’elles savent qu’elles peuvent difficilement trouver mieux au regard de leurs ressources. De même, en raison de leur âge ou de leurs problèmes de santé, la majorité ne recherchent pas d’emploi. Ces personnes sont dès lors peu suivies par les travailleurs sociaux car l’enjeu n’est pas de les replacer dans une dynamique de recherche d’emploi ou de logement.
III. Les travailleurs privés de logement ordinaire
28 Un quart des usagers des services aux sans-domicile ont la caractéristique commune d’être en emploi au moment de l’enquête. Ils présentent un certain nombre de spécificités par rapport aux travailleurs disposant d’un logement ordinaire : les institutions et intermédiaires publics ou associatifs ont fréquemment joué un rôle dans l’obtention de leur travail et, surtout, leurs conditions d’emploi sont bien plus précaires (Dietrich-Ragon et Remillon, 2016). Plusieurs sous-classes de travailleurs peuvent être distinguées en fonction de leurs conditions d’emploi et d’hébergement.
1. Les travailleurs à la marge de l’emploi
29 La première classe de travailleurs regroupe 7 % des enquêtés et concerne des individus qui se situent en marge de l’emploi. Ils travaillent dans des établissements spécialisés pour l’emploi des personnes en situation précaire (21 %), auprès de particuliers employeurs (26 %) ou comme indépendants (15 %). Parmi eux, 89 % n’ont pas de contrat de travail « classique » (contrat « autre ») : on peut penser à du travail informel ou à des contrats du type de ceux que l’on trouve dans les SIAE (structures d’insertion par l’activité économique). La proportion de personnes de cette classe ayant perçu des revenus du travail le mois précédant l’enquête est plus faible que dans les autres classes de travailleurs, signe que leur travail ne constitue pas toujours un véritable emploi donnant lieu à une rémunération, mais peut être la contrepartie d’un hébergement. Leurs hébergements sont également plus précaires que ceux des autres travailleurs (« débrouille », centres où l’on peut rester le jour).
30 Concernant la trajectoire passée, ces enquêtés sont proportionnellement plus nombreux que les autres à avoir été intégrés professionnellement : 90 % ont déjà occupé un emploi long, et la durée totale de leur expérience professionnelle dépasse cinq ans pour 77 % d’entre eux. Ils ont dans certains cas connu une intégration résidentielle, mais la moitié ont vécu à la rue et à peu près la même proportion n’ont jamais eu de logement en France, ce qui est à relier au fait que les étrangers sont surreprésentés dans cette classe.
31 Parmi les travailleurs, cette classe est celle qui présente le moins de perspectives résidentielles comme professionnelles. D’une part, la situation de ces enquêtés n’a pas connu d’évolution depuis longtemps. D’autre part, ils effectuent peu de démarches pour la faire évoluer : 71 % ne cherchent pas de logement, 51 % ne souhaitent pas changer de situation résidentielle, et la grande majorité n’ont pas de demande de logement social en cours. Seuls 41 % cherchent un autre emploi, bien que celui qu’ils occupent soit particulièrement précaire et peu rémunérateur.
32 Cette classe regroupe en fait deux profils de personnes. D’abord, des hommes seuls, relativement âgés, dont les éléments déjà mentionnés laissent penser qu’ils sont employés par le centre qui les héberge. Ensuite, des personnes d’origine étrangère qui connaissent une grande précarité à la fois pour l’hébergement et le travail. Dans les deux cas, les perspectives d’amélioration de leur situation sont faibles à court terme.
2. Les travailleurs proches de l’emploi « classique »
33 La classe suivante de la typologie rassemble 11 % des individus et regroupe les travailleurs les plus proches de l’emploi « classique ». On observe que 89 % sont employés au sein du secteur privé comme ouvrier ou employé non qualifiés. Plus de 80 % travaillent 35 heures ou plus par semaine, et la moitié sont en CDI. Malgré tout, les emplois exercés ne leur permettent pas de se loger, ce qui est en partie à relier au contexte de forte tension immobilière de l’Île-de-France où ces enquêtés sont surreprésentés. La majorité ont déjà eu un emploi long et une expérience professionnelle passée conséquente, ils ne cherchent donc pas d’autre travail. Beaucoup ont connu des mouvements entre emploi et non-emploi au cours des 13 derniers mois. Les hommes jeunes ou de 30-49 ans, nés en France et peu diplômés, sont surreprésentés.
34 Concernant leur trajectoire résidentielle passée, ces personnes ont connu une forte marginalité : la moitié ont déjà connu la rue et la durée passée dans un logement indépendant en France est faible. Leurs difficultés résidentielles sont liées en partie à des événements personnels – un tiers des individus de cette classe ont perdu le logement dans lequel ils résidaient suite à une séparation, 7 % suite à des violences ; beaucoup ont connu de fortes difficultés dans l’enfance (problèmes de santé du père ou de la mère, conflit avec un membre de la famille, etc.). Plusieurs signalent également des difficultés financières : logement perdu suite à une expulsion, crédit à rembourser, etc. Au moment de l’enquête, leurs modes d’hébergement principaux sont le logement fourni par une association et les centres où l’on peut rester le jour, soit les hébergements les plus favorables. C’est la classe où la proportion de demandeurs d’un logement social est la plus forte car ils remplissent les conditions d’attribution et sont aidés dans cette démarche par les travailleurs sociaux qui les accompagnent via leur hébergement.
35 En résumé, après avoir connu de grandes difficultés, ces personnes semblent inscrites dans une trajectoire résidentielle plutôt ascendante, qui les rapproche peu à peu du logement ordinaire.
3. Les travailleurs en contrat précaire
36 La dernière classe regroupe 8 % des individus et concerne des personnes dont la situation vis-à-vis de l’emploi apparaît particulièrement précaire. Les jeunes, les personnes d’origine étrangère, les femmes et les familles monoparentales y sont surreprésentés. Ces personnes sont également plus diplômées que la moyenne et vivent davantage en région parisienne.
37 À la différence de la classe précédente, ces enquêtés sont largement employés dans le secteur associatif (33 %) et public (21 %), où ils travaillent comme ouvriers qualifiés ou non et employés non qualifiés. La plupart sont en CDD et la grande majorité à temps partiel. Leur situation professionnelle semble peu stable : la majorité ont connu des mouvements entre emploi et inactivité au cours des 13 derniers mois, et ces personnes sont surreprésentées dans les faibles durées cumulées d’expérience professionnelle sur l’ensemble de leur carrière. Enfin, 57 % cherchent un autre emploi.
38 Côté logement, elles ont rarement eu un logement personnel en France, ou pour des courtes durées, mais elles sont moins passées par la rue que les autres usagers des services d’aide. Au moment de l’enquête, les personnes regroupées dans cette classe sont dans les hébergements les plus stables. Ceci leur permet de bénéficier d’un accompagnement social et se traduit par un dynamisme dans les démarches pour obtenir un logement, même si seules 43 % ont déposé une demande de logement social.
39 Au total, cette classe regroupe des personnes qui n’ont jamais été vraiment intégrées ni sur le plan professionnel ni sur le plan résidentiel mais qui, du fait de leurs caractéristiques sociodémographiques (notamment la présence d’enfants), sont soutenues par les institutions, ce qui explique qu’elles soient en recherche de mobilité sur les plans professionnel et résidentiel.
IV. Des trajectoires et des évolutions contrastées
40 Cette typologie met donc en évidence la diversité de la population des usagers des services d’aide sur le marché de l’hébergement institutionnel et de l’emploi. Après avoir souligné les lignes de clivage qui la traversent, cette dernière partie revient sur la manière dont les situations sur le marché du travail et du logement s’imbriquent, avant de proposer un éclairage sur les évolutions entre 2001 et 2012.
1. Un groupe aux multiples visages
41 Les usagers des services aux sans-domicile forment un groupe composite au sein duquel le plus ou moins grand éloignement des marchés du logement et de l’emploi ordinaires constitue une ligne de fracture. Cette population ne peut être appréhendée uniquement sous l’angle réducteur de l’exclusion (Rullac, 2005) : ces personnes sont parfois intégrées sur le marché du travail, même si les emplois sont souvent irréguliers et précaires, et la plupart y font des allers-retours ou effectuent des démarches pour y (re)trouver une place. Il en va de même pour le logement. Une spécificité de ces personnes est cependant de connaître des trajectoires très institutionnalisées : pour le logement comme pour le travail, elles sont accompagnées par les institutions et n’ont parfois jamais connu autre chose que des logements et des emplois aidés.
42 Cette analyse souligne par ailleurs la nécessité de prendre en compte les trajectoires passées et les perspectives futures afin de mieux saisir des situations contrastées. Deux dimensions majeures différencient en effet les classes entre elles. La première a trait à l’intégration passée sur les marchés du travail et du logement. Les personnes ayant eu une intégration résidentielle et professionnelle, qui ont connu un déclassement, s’opposent à celles qui n’ont jamais été logées ou n’ont jamais été insérées sur le marché du travail français. Pour les premières, la perte d’emploi n’est généralement pas la raison directe de la perte du logement. Cette situation se cumule avec d’autres difficultés : problèmes de santé (Peretti-Watel, 2006), faibles qualifications, ruptures conjugales et violences de genre (Loison-Leruste et Perrier, 2019), isolement relationnel (Firdion et Marpsat, 2014). D’ailleurs, les usagers ayant déjà vécu au moins trois mois dans un logement dont ils étaient propriétaires ou locataires (53 % des enquêtés) évoquent peu l’emploi pour expliquer la perte du logement (dans l’enquête de 2012, où cette variable est disponible, 13 % mentionnent ce facteur). Les raisons familiales sont bien plus fréquemment citées, notamment les séparations qui sont la première cause de départ du logement, quelle que soit la classe. Au bout du compte, comme le relevaient déjà Marpsat et Firdion (1996), la figure médiatique de l’ancien cadre licencié qui perd tout et se retrouve à la rue du jour au lendemain s’avère marginale. Concernant les personnes qui n’ont jamais été intégrées ni sur le marché du travail ni sur le marché résidentiel, il s’agit souvent de jeunes et de migrants qui n’ont rien connu d’autre sur le sol français que les « petits boulots » et les hébergements dans différentes structures, et sont en début de parcours professionnel et résidentiel. Pour eux, la question de l’exclusion résidentielle ne doit donc pas être appréhendée en termes de « ruptures », mais plutôt de « non-intégration ».
43 La deuxième dimension, qui distingue les différentes classes, a trait aux démarches engagées et aux possibilités objectives d’accès à un emploi et un logement. Certaines situations paraissent bloquées du fait d’obstacles importants (absence de papiers, invalidité). En outre, si les variables décrivant les démarches (inscription à Pôle emploi, dépôt d’un dossier de logement social, recherche d’un logement) pourraient laisser penser que la mobilisation en la matière tient aux ressources personnelles des individus, l’environnement institutionnel dans lequel ils se situent, et notamment le type de structure dans lequel ils sont hébergés, joue un rôle tout aussi, sinon plus, déterminant [13]. Le plus ou moins grand investissement dans les recherches d’emploi et de logement reflète ainsi en grande partie l’orientation institutionnelle des sans-domicile vers les différentes structures selon leur situation professionnelle, leur origine nationale, leurs caractéristiques sociodémographiques (Dietrich-Ragon, 2021) et selon des critères de vulnérabilité, comme les problèmes de santé (Schlegel, 2017).
2. L’imbrication des situations d’emploi et de logement : l’éclairage du cas des travailleurs mal logés
44 Un autre résultat est qu’intégration et dynamique sur les plans résidentiel et professionnel vont le plus souvent de pair. Les personnes qui ont connu une stabilité professionnelle passée ont également déjà été logées ; celles qui recherchent un emploi recherchent également un logement. Plus précisément, l’étude fine de la position des sans-domicile sur le marché du travail amène à considérer avec précaution l’idée que la détention d’un emploi n’est plus la garantie d’une insertion sur le marché résidentiel. D’une part, si la figure du « travailleur sans-domicile » existe, elle concerne un type bien particulier de personnes qui connaissent des situations professionnelles marquées par la précarité et s’apparentent dans bien des cas à des « petits boulots » plus qu’à un véritable emploi. D’autre part, pour ceux qui ne rentrent pas dans les catégories considérées comme vulnérables, comme les personnes âgées et les handicapés, l’occupation d’un emploi reste une garantie exigée pour espérer obtenir un logement social (Lanzaro, 2014 ; Chauvin, 2020).
45 Malgré tout, le type du « travailleur sans-domicile » est révélateur de certaines évolutions sur les marchés résidentiel et professionnel. Il est à relier à la situation particulière qui affecte les marchés immobiliers des grandes agglomérations où vivent en majorité ces enquêtés [14] : ces derniers ont en quelque sorte été « invalidés » par un marché immobilier hyper-sélectif (Ballain et Jaillet, 1998), alors que dans d’autres contextes, ils auraient probablement pu accéder à un logement autonome. Ce point recoupe les constats établis par Sassen au sujet des « villes globales », dont fait partie Paris, qui se caractérisent par une concentration importante des emplois aux deux extrémités de l’échelle sociale : d’un côté des professions à hauts revenus, de l’autre une classe d’ouvriers et d’employés à bas salaires, largement composée d’immigrés en provenance des pays du Sud (Sassen, 1996). En raison de leurs faibles revenus et des prix de l’immobilier qui règnent dans les villes, ce dernier groupe peine à se loger. La figure du travailleur sans-domicile (à laquelle il conviendrait probablement d’ajouter celle des étrangers non autorisés à travailler qui exercent parfois des emplois non déclarés) semble donc étroitement liée à cette forme urbaine que constituent les grandes métropoles. Dans ces contextes particuliers, certains emplois précaires sont aujourd’hui occupés par des personnes dépourvues d’ancrage résidentiel, réduites à dépendre de l’hébergement institutionnel. On voit que le système de l’hébergement remplit une fonction dans la ville et sur le marché du travail puisque les hôtels et les foyers permettent d’héberger une main d’œuvre dont les revenus et les statuts d’emploi sont en complet décalage avec les exigences des propriétaires bailleurs privés et les prix des logements [15]. Une façon d’aborder le secteur de l’hébergement institutionnel est donc de considérer qu’il constitue une forme de prestation sociale pour compenser la faiblesse des salaires puisque, d’une certaine manière, l’État subventionne l’hébergement de ces travailleurs pauvres [16]. On peut dès lors présenter le « travailleur précaire hébergé » comme la figure paroxysmique du « travailleur précaire assisté » identifié par Paugam et Martin (2009), qui complète ses revenus du travail par des prestations sociales et, ici, par un hébergement institutionnel. Cette situation a des implications fortes sur le secteur de l’hébergement des populations précaires qui, faute de logements accessibles aux ménages les plus modestes, accueille des personnes qui ont assez souvent un emploi et pourraient accéder à un logement (Fondation Abbé Pierre, 2014).
46 Cette figure du travailleur hébergé conduit également à interroger l’accompagnement social des sans-domicile qui met l’accent sur le retour ou le maintien dans l’emploi. Le fait qu’un nombre non négligeable d’enquêtés travaillent est à lier à l’injonction à l’autonomie et la logique d’activation qui pèse sur eux et peut les conduire à une insertion professionnelle « à tout prix » (Lanzaro, 2014), l’obtention d’un emploi étant considérée comme indispensable pour initier des démarches et pouvoir accéder à un logement. En particulier, les femmes proches du type des « travailleurs en emploi précaire », souvent d’origine immigrée, sont dès lors soumises à une double injonction : celle de la « bonne » maternité quand elles sont mères (Loison-Leruste et Perrier, 2019), et celle de l’insertion professionnelle, ce qui les conduit à accepter des emplois précaires, à temps partiels et faiblement rémunérateurs. Au croisement des normes de l’emploi et du logement (Bresson, 1998) se mettent donc en place d’autres formes d’inégalités recoupant les inégalités sociales de sexe et d’origine.
3. Vers un système à trois vitesses
47 Pour finir, si les classes apparaissent assez stables dans le temps [17], des évolutions émergent quand on étudie plus finement ce qui a changé dans chacune d’elles.
48 Concernant la classe des exclus du logement et de l’emploi actifs dans leurs recherches, la principale évolution réside dans le fait qu’en 2012, les enquêtés sont encore plus mobilisés pour rechercher un logement et un emploi que ceux de 2001 (tableau annexe A.3). Ceci est lié à la logique d’« activation » de plus en plus prégnante dans le domaine de l’aide sociale (Barbier, 2008). Ces enquêtés sont aussi plus souvent dans leur lieu d’habitation depuis longtemps, ce qui permet sans doute d’initier ces démarches en garantissant une certaine stabilité et un accompagnement par les travailleurs sociaux. Remarquons par ailleurs que les enquêtés de 2012 sont plus nombreux à ne jamais avoir été logés par le passé. Tout se passe donc comme si ces profils d’individus peinaient davantage à mettre un premier pied dans le secteur du logement ordinaire et effectuaient un passage prolongé dans le circuit de l’hébergement institutionnel où ils sont incités à multiplier les démarches pour en sortir.
49 La classe des exclus du marché du travail et du logement n’effectuant pas de recherche connaît aussi des évolutions notables (tableau annexe A.3). Sur le plan des caractéristiques sociodémographiques, la part de jeunes a fortement diminué alors que celles des plus de 50 ans a augmenté, passant de 26 % à 47 %. Ceci recoupe les constats de travaux faisant état d’une précarisation des plus âgés (Coulomb, 2015). Par ailleurs, la part des couples avec enfants est passée de 6 % à 15 %. Comme pour la classe précédente, on observe une installation plus longue dans les lieux de vie. La proportion de personnes à la rue ou hébergées en centre où on ne peut rester que la nuit a diminué, alors que celle des personnes hébergées en logement et, dans une moindre mesure, à l’hôtel, a augmenté. On assiste donc à une relative stabilisation des personnes durablement exclues du marché du travail (en raison de leur âge ou de leur situation familiale) dans les hébergements, tandis que les profils de sans-domicile considérés comme aptes à travailler, comme les jeunes, tendent à basculer dans la classe des usagers exclus du logement et de l’emploi actifs dans leurs recherches.
50 Dans la classe des étrangers non autorisés à travailler, la part des couples avec enfants est passée de 12 % à 21 % (tableau annexe A.3). Cette évolution vers une population de migrants plus familiale a des implications sur le mode d’hébergement. En effet, les hôtels, qui n’ouvrent la porte à aucun suivi social ou éducatif (Observatoire du Samu Social, 2014), sont mobilisés pour abriter les familles avec enfants qu’il est impossible de faire cohabiter avec les publics traditionnels des centres d’hébergement d’urgence (Le Méner, 2013). En 2012, le recours à l’hôtel est devenu massif (il concerne 29 % des enquêtés de la classe contre seulement 3 % en 2001). La part de personnes à la rue est passée de 4 % à 10 %. On observe ainsi une dégradation de la situation des étrangers non autorisés à travailler, se caractérisant par une plus grande difficulté à obtenir une prise en charge et une orientation vers les hôtels sociaux pour les familles. Leurs trajectoires résidentielles sont aussi beaucoup plus précaires. En 2012, 65 % des étrangers non autorisés à travailler ont déjà connu la rue (41 % en 2001), 17 % ont connu un épisode de sans-abrisme ayant duré plus d’un an (7 % en 2001) et ils ont été plus fréquemment sans domicile de façon permanente l’année précédant l’enquête. À l’inverse, les étrangers non autorisés à travailler enquêtés en 2001 ont plus fréquemment eu un logement qu’ils ont perdu l’année précédant l’enquête, et étaient plus nombreux à rechercher un logement. Ces éléments sont des indicateurs du fait qu’en 2012, les usagers des services aux sans-domicile étrangers non autorisés à travailler sont encore plus précaires qu’en 2001, et ont de plus faibles perspectives de sortir de cette précarité.
51 La classe des usagers exclus du marché du travail mais disposant d’un logement connaît des évolutions qui font écho à celles observées dans la classe des exclus du marché du travail et du logement n’effectuant pas de recherche (tableau annexe A.3). On note une part plus élevée de personnes âgées de 50 ans et plus, et donc de retraités, et de femmes. Les couples avec enfants et les familles monoparentales sont aussi plus fréquents, ce qui traduit une priorité dans les politiques d’attribution des logements sociaux qui favorisent les familles avec enfants. En d’autres termes, l’accès à un logement pérenne quand les personnes sont exclues de l’emploi semble reposer un peu plus sur des critères d’âge et de situation familiale.
52 Du côté des usagers des services d’aide en emploi, de façon générale, le poids des classes les regroupant a légèrement diminué entre 2001 et 2012 (tableau annexe A.3). Ils sont plus nombreux à effectuer des démarches pour trouver un logement, voire un autre emploi. La part des individus de ces classes n’ayant jamais eu de logement en France ou un logement pendant moins d’un an a fortement augmenté, tout comme la part des travailleurs toujours sans-domicile au cours des 13 derniers mois, ce qui témoigne de difficultés résidentielles accrues pour les travailleurs précaires et d’une installation dans le circuit de l’hébergement institutionnel. Leur prise en charge présente toutefois des signes d’amélioration. Dans la classe des travailleurs proches de l’emploi « classique », la part des hébergés en logement a augmenté. Néanmoins, les individus de la classe des travailleurs à la marge de l’emploi (notamment composée d’étrangers) sont au contraire davantage pris en charge dans les hébergements les plus précaires, notamment l’hôtel.
53 Au bout du compte, si l’accès aux structures stables augmente dans la majorité des classes, ce n’est pas le cas pour les migrants, qui voient leurs conditions d’accueil se dégrader. De plus en plus d’enquêtés n’ont jamais eu de logement à eux, et beaucoup de personnes semblent rester davantage de temps que par le passé aux marges du logement ordinaire. En d’autres termes, toute une population est de plus en plus prisonnière du circuit de l’hébergement institutionnel. Dans ce contexte, un système à triple vitesse semble se mettre en place : un secteur de l’urgence accueillant les migrants et les hommes seuls coupés du marché de l’emploi ; un secteur de l’hébergement stabilisé, prenant en charge des individus n’ayant pas ou peu de perspectives de réinsertion professionnelle à court terme, mais rentrant dans les catégories cibles de l’action publique en raison de leur vulnérabilité (invalides, retraités, femmes élevant des enfants) ; un secteur de l’hébergement d’insertion, logeant plus ou moins provisoirement des personnes qui sont incitées ou placées dans l’injonction de faire des démarches pour sortir rapidement du circuit de l’assistance car elles ont le plus grand capital de réinsérabilité (Soulié, 1997).
Conclusion
54 La combinaison d’informations sur les trajectoires résidentielles et professionnelles des usagers des services aux sans-domicile permet de différencier des sous-populations qui se distinguent par leurs situations professionnelles et résidentielles présentes et passées, mais aussi par leurs perspectives d’insertion. On a d’abord décrit quatre classes d’usagers des services d’aide aux sans-domicile exclus du marché du travail. Ils constituent une population hétérogène entretenant des liens plus ou moins distendus avec l’emploi et connaissant des perspectives d’insertion professionnelle et résidentielle peu comparables, en lien avec leurs trajectoires passées et leurs caractéristiques sociodémographiques. Trois classes de travailleurs pauvres (plus ou moins éloignés de l’emploi « classique ») privés d’un logement ordinaire ont ensuite été distinguées. S’il apparaît qu’une partie de ces travailleurs se situent aux marges du marché du travail, un résultat est que certains emplois très peu qualifiés ne permettent plus de se loger dans le contexte particulier des grandes métropoles.
55 Au-delà des différences de situations au moment de l’enquête, une ligne de fracture distinguant ces différents groupes d’usagers des services aux sans-domicile concerne l’intégration passée sur les marchés du travail et du logement : une partie des usagers ont connu une rupture, un déclassement dans leurs parcours résidentiel et professionnel, mais une grande part n’ont en fait jamais connu d’intégration sur aucun de ces deux plans. Une autre ligne de fracture réside dans les perspectives résidentielles et professionnelles qui sont là aussi hétérogènes, certaines situations paraissant complètement bloquées (celle des migrants notamment), d’autres plus ouvertes.
56 Enfin, l’analyse des évolutions entre 2001 et 2012 met en évidence différentes tendances. En premier lieu, la population migrante semble de plus en plus inscrite dans des stratégies de survie, que ce soit sur le plan du travail ou du logement. En second lieu, il apparaît que ce sont tout autant les caractéristiques sociodémographiques des personnes que leur statut vis-à-vis de l’emploi qui vont de pair avec l’accès aux solutions d’hébergement les plus stables. Par ailleurs, entre 2001 et 2012, le renforcement des politiques d’activation à l’égard des sans-domicile et la hausse du nombre de places d’hébergement ont eu des effets inégaux et ont conduit au renforcement d’un système à trois vitesses qui recoupe, en partie seulement, le rapport à l’emploi : les personnes durablement exclues du marché du travail ne bénéficient pas du même type de prise en charge que celles qui ont un « potentiel de réinsérabilité », ou encore que les migrants sans autorisation de travail qui ont vu leurs conditions d’accueil se dégrader.
57 D’une façon générale, cette analyse laisse entrevoir que les solutions aux problèmes des sans-domicile ne sont pas seulement à rechercher dans les politiques d’hébergement mais doivent aussi tenir compte de la politique de l’emploi et de la politique migratoire, ces différents domaines étant fortement imbriqués. Ce travail appelle toutefois des enquêtes complémentaires, notamment afin d’atteindre les personnes qui ne recourent pas aux services d’aide aux sans-domicile. De même, la situation des étrangers non-francophones mériterait d’être davantage étudiée. La future enquête Sans-domicile prévue en 2025 par l’Insee apportera sans doute des éléments permettant d’actualiser les connaissances sur l’articulation des situations résidentielles et professionnelles pour la population vivant en marge du logement ordinaire.
Annexes
Variables construites pour décrire les trajectoires résidentielles et professionnelles

Variables construites pour décrire les trajectoires résidentielles et professionnelles
Situations résidentielles des différentes classes (%)


Situations résidentielles des différentes classes (%)
Situations professionnelles des différentes classes (%)


Situations professionnelles des différentes classes (%)
Variables sociodémographiques des différentes classes (%)

Variables sociodémographiques des différentes classes (%)
Principales évolutions au sein des différentes classes (%)



Principales évolutions au sein des différentes classes (%)
Notes
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[1]
Voir les différents rapports de l’observatoire de la FEANTSA (Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri).
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[2]
Cette statistique et toutes celles citées dans cet article sont issues des enquêtes auprès des personnes fréquentant les services d'hébergement et les distributions de repas chauds, dites « enquêtes Sans-domicile » en 2001 et 2012 (Insee, Ined). D’après l’Insee, « une personne est dite sans-domicile au sens de l'enquête un jour donné, si elle a dormi la nuit précédente dans un lieu non prévu pour l’habitation [définition des « sans-abri »] ou si elle est prise en charge par un organisme fournissant un hébergement gratuit ou à faible participation » (hôtel ou logement payé par une association, chambre ou dortoir dans un hébergement collectif, etc.) (ADISP [diffuseur]).
-
[3]
À Paris, où la situation est la plus tendue, entre 1998 et 2008 les prix de vente des appartements se sont accrus de 185 % (Gallot et al., 2011). Selon l’Observatoire des loyers de l’agglomération parisienne, les loyers ont augmenté de 50 % en 10 ans.
-
[4]
L’association « Les enfants de Don Quichotte » a été créée en 2006 pour dénoncer les conditions de vie des sans-domicile. L’association a distribué et monté 200 tentes à Paris sur les quais du canal Saint-Martin et appelé au soutien des Parisiens. Le 25 décembre 2006 est signée la « Charte du canal Saint-Martin », et le gouvernement annonce un projet de loi sur le Droit au logement opposable (DALO) entrant dans le cadre nouveau d'un Plan d’action renforcé en direction des personnes sans abri.
-
[5]
Les étrangers non francophones représentent 18 % des adultes sans-domicile usagers des services d’aide (Yaouancq et al., 2013). Leur provenance diffère fortement de celle des francophones qui sont pour la grande majorité originaires d’Afrique (77 %). Les non-francophones sont plus souvent originaires de l’Est du continent européen : 48 % viennent de pays n’appartenant pas à l’Union européenne (en particulier d’Arménie, de Russie, de Géorgie, du Kosovo) et 18 % des pays récemment entrés dans l’Union (Roumanie, Bulgarie, Pologne) (Mordier, 2016). Le fait de ne pas prendre en compte les non-francophones sous-estime probablement la précarité des sans-domicile d’origine étrangère (ceux qui maîtrisent mal le français sont en effet les plus éloignés de l’administration et tendent à ne pas faire valoir leurs droits).
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[6]
Si les questionnaires de 2001 et 2012 sont proches, ils ne sont pas totalement superposables. Pour mener une analyse comparative, nous avons donc retenu des variables qui étaient disponibles dans les deux enquêtes et, quand c’était nécessaire, un travail de recodage et de regroupement des modalités de réponse a été effectué afin de les rendre homogènes entre les deux enquêtes.
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[7]
Ce terme est utilisé en référence à l’économie de la « débrouille » et de la « combine » étudiée par Pascale Pichon (2010). Dans cette analyse, le terme regroupe les situations d’hébergement suivantes : personnes payant leur hôtel, en squat, logées par un tiers ou en caravane et quelques autres situations très exceptionnelles.
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[8]
Au préalable, nous avions effectué deux ACM distinctes pour les enquêtes de 2001 et 2012. Les résultats étant quasiment identiques en termes de types identifiés, cela justifie la possibilité d’un empilement des bases et permet de réaliser une typologie unique.
-
[9]
La classification (méthode de Ward) est effectuée sur les 10 premiers axes factoriels. Cela permet de « lisser » les données en éliminant certaines variations aléatoires et ainsi d’améliorer la partition en produisant des classes plus homogènes.
-
[10]
Le questionnaire comportait un filtre qui fait que ces personnes n’ont pas répondu au module portant sur le travail mais 27 % déclarent avoir connu des mouvements entre emploi et non-emploi au cours de l’année précédente. Il semble néanmoins que ces emplois leur procurent très peu de ressources. Ce sont en effet les personnes percevant les revenus les plus faibles de l’échantillon.
-
[11]
Une grande partie de ces personnes continuent donc de fréquenter les services auxquels elles avaient recours quand elles étaient sans-domicile pour obtenir une aide alimentaire ou bien pour y retrouver d’anciennes relations (Pichon, 2010).
-
[12]
Un quart des personnes logées dans le secteur privé ont des WC sur le palier ou dans les parties communes, 21 % n’ont pas de douche ni de baignoire dans leur logement, 43 % n’ont pas de cuisine et 48 % signalent des problèmes d’humidité.
-
[13]
Une fois contrôlée la situation actuelle (notamment en matière d’hébergement), les caractéristiques individuelles jouent peu dans la probabilité de demander un logement social (Dietrich-Ragon et Remillon, 2016).
-
[14]
La région parisienne est surreprésentée dans les trois classes de travailleurs.
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[15]
Il s’agit là d’une fonction récurrente des logements de seconde catégorie : déjà, après-guerre, le logement insalubre avait servi aux industriels pour abriter une main d’œuvre bon marché (Duriez, 1979).
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[16]
C’est d’ailleurs le rôle initial du logement social : « Le logement social s’ajoute à la Sécurité Sociale pour compenser et améliorer la rémunération des salariés, qui reste toujours insuffisante, c’est un complément salarial en quelque sorte » (Flamand, 2013, p. 89-90).
-
[17]
Les seules classes pour lesquelles l’année 2012 est surreprésentée sont celles des étrangers non autorisés à travailler et des usagers exclus de l’emploi actifs dans leurs recherches.