Dans le monde, les femmes sont globalement plus touchées que les hommes par la pauvreté. Les mesures actuelles de la pauvreté monétaire sont-elles adaptées pour évaluer cette pauvreté de chacun des sexes ? Souvent mesurés au niveau du ménage, les indicateurs de pauvreté masquent des situations individuelles lorsque les ressources du ménage sont inégalement réparties entre ses membres. On peut être pauvre dans un ménage qui ne l’est pas, c’est particulièrement le cas des femmes. S’appuyant sur les travaux critiques des recherches féministes, Irène Berthonnet questionne la pertinence des indicateurs communs de pauvreté monétaire dans les pays du Sud et du Nord, montre la nécessité de mieux rendre compte de leur nature sexuée et explore des indicateurs alternatifs.
1 Il existe aujourd’hui un relatif consensus dans l’ensemble des sciences sociales et parmi les acteurs publics et internationaux quant au fait que la pauvreté est un phénomène multidimensionnel, qui recouvre à la fois la richesse monétaire et l’accès à la santé, à l’éducation, aux loisirs, etc [1]. Néanmoins, les mesures monétaires de la pauvreté – en termes de revenus – restent les plus utilisées par les travaux de recherche et les politiques publiques (Ponthieux et Meurs, 2015). De nombreux organismes producteurs de données calculent ce type d’indicateurs de pauvreté monétaire qui sont largement repris et commentés dans le débat public.
2 L’importance particulière de la pauvreté monétaire s’explique de plusieurs façons. D’abord, elle permet de faire des comparaisons internationales directes. Elle permet également de mesurer une pauvreté générale pour un individu ou un ménage, fondée sur l’absence de moyen de se procurer des biens et services, plutôt qu’une pauvreté dans un domaine spécifique. Dans ce dernier cas, on parle plutôt de « privation » par exemple en termes de loisir, d’éducation, ou d’accès à des soins de santé. Même si ces privations sont en général fortement liées au revenu, un sentiment de privation n’est pas toujours directement corrélé avec la réalité matérielle (Jodha, 1988). Enfin, dans les pays où il existe un système (même minimal) de protection sociale, les seuils de pauvreté monétaire sont systématiquement mobilisés pour définir le droit aux minima sociaux ou aux allocations. Une évaluation correcte de la pauvreté monétaire en termes de revenus est donc d’une importance cruciale pour le calibrage des politiques de redistribution et pour le fonctionnement du système socio-fiscal. Pour toutes ces raisons – et même si l’importance du revenu pour échapper à la pauvreté dépend du contexte social (poids de l’État social, disponibilités de services non marchands, importance des solidarités intra-familiales, etc.) –, la juste évaluation de la pauvreté monétaire est un enjeu économique et politique central, reflété notamment par la récurrence des débats qui entourent la production d’indicateurs de pauvreté monétaire.
3 Cet article porte sur un aspect de ces débats : la sous-estimation de la pauvreté féminine qui résulte des modes de calculs des indicateurs de pauvreté officiels que sont l’International Poverty Line (IPL, produit par la Banque mondiale) et le taux de risque de pauvreté (produit par Eurostat). Le choix d’étudier ces deux indicateurs est dicté par plusieurs raisons. D’abord, il s’agit des indicateurs les plus utilisés dans le cadre de comparaisons internationales (au niveau mondial pour l’IPL et européen pour le taux de risque de pauvreté) ; ensuite ils permettent d’aborder à la fois la mesure de la pauvreté dans les pays du Sud (pour lesquels l’IPL est principalement mobilisé) et dans les pays du Nord (taux de risque de pauvreté utilisé par Eurostat ainsi que par l’OCDE). Ces deux indicateurs incarnent par ailleurs deux approches différentes de la pauvreté monétaire : l’IPL mesure la pauvreté absolue (puisque le seuil de pauvreté y est calculé en fonction de la somme nécessaire pour acheter les marchandises permettant de satisfaire les besoins vitaux) tandis que l’indicateur Eurostat repose sur une conception relative de la pauvreté (la distance par rapport aux revenus médians définit une situation de pauvreté au sein d’une population donnée). Enfin, chaque indicateur a donné lieu à une proposition alternative issue des recherches féministes (voir par exemple Chant, 1997, Kabeer, 2003 pour les pays du Sud ; Meulders et O’Dorchai, 2011, Corsi et al., 2016 pour les pays du Nord) qui devait permettre de mieux mesurer la pauvreté, en particulier en supprimant l’invisibilisation de la pauvreté féminine, propositions qui sont l’objet de cet article.
4 En effet, depuis les années 1990, de nombreux travaux féministes ont dénoncé un biais dans le calcul des indicateurs officiels de pauvreté (Folbre, 1986 ; Cantillon et Nolan, 2001 ; Berthonnet, 2021). Cette critique met en évidence le fait que la prise en compte des revenus de l’ensemble du ménage pour mesurer la pauvreté individuelle contribue à une représentation faussée de la pauvreté des femmes et des enfants. Elle relève que les indicateurs officiels de pauvreté monétaire reposent sur une conception « beckerienne » ou unitaire du ménage (Becker, 1981), le considérant comme une unité homogène où chaque membre a accès aux revenus des autres ainsi qu’aux possibilités offertes par l’usage de ces revenus, comme si les rapports sociaux de sexe étaient suspendus à l’intérieur du ménage (Bennett, 2013). Or, de nombreux travaux – et même certains ne s’inscrivant pas explicitement dans une démarche féministe – ont remis en cause cette hypothèse, montrant que les revenus peuvent être en fait très inégalement répartis entre les membres du ménage (Kabeer, 1997 ; Lundberg et al., 1997). Cette critique a été maintes fois formulée et de différentes manières, ce qui a permis de remettre en question la pertinence de mesurer la pauvreté à l’échelle du ménage (partie I) [2].
5 À partir de ce constat, et pour aller au-delà de cette critique, différents travaux féministes ont proposé de nouveaux indicateurs de pauvreté monétaire ne reposant pas sur cette conception unitaire de ménage. Le premier objectif de cet article est de faire apparaître les apports des recherches féministes à la juste mesure de la pauvreté monétaire à partir des indicateurs alternatifs de pauvreté monétaire qu’elles ont proposés, et de les discuter. Pour cela, il introduit et discute deux indicateurs alternatifs de pauvreté monétaire développés par les recherches féministes successivement pour les pays du Sud (partie II) et pour ceux du Nord (partie III). La présentation séparée par zone géographique correspond à la chronologie de ces recherches et fait sens dans la mesure où les propositions pour les pays du Nord ont pu s’inspirer des apports et des limites préalablement identifiés pour les indicateurs alternatifs conçus pour les pays du Sud. Le second objectif de l’article est de faire apparaître les résultats communs de ces recherches sur la juste mesure de la pauvreté des femmes, recherches qui sont quelque peu éclatées (par zone géographique, par discipline, par indicateur). Le principal résultat est que pour quantifier la pauvreté – même mesurée en termes strictement monétaire –, il est impossible de faire l’économie des rapports de pouvoirs existant à l’intérieur du ménage. S’appuyant sur ce résultat, deux pistes sont proposées pour penser des indicateurs de pauvreté monétaire qui n’invisibilisent pas la pauvreté féminine (partie IV).
I. Les indicateurs de pauvreté monétaire basés sur le revenu et la critique féministe
1. Quels sont les indicateurs de pauvreté monétaire ?
6 Il existe deux principaux indicateurs de pauvreté monétaire, qui ont tous deux donné lieu à la même critique de la part des travaux féministes, à savoir de mesurer imparfaitement la pauvreté des femmes et la pauvreté des enfants, contribuant ainsi à les sous-évaluer [3].
7 L’indicateur le plus connu et le plus utilisé est celui proposé par la Banque mondiale, qui considère comme pauvre toute personne vivant avec un revenu journalier inférieur au seuil international de pauvreté – International Poverty Line (IPL). Pour évaluer ce seuil, la Banque mondiale se fonde sur les seuils de pauvreté nationaux calculés à partir d’enquêtes menées auprès des ménages par les organismes de statistiques ou ministères nationaux [4]. Le seuil de pauvreté des 15 pays les plus pauvres sert de point de départ pour définir le seuil international de pauvreté, après avoir été converti grâce au taux de change en parité de pouvoir d’achat (PPA) qui facilite les comparaisons internationales. Cette opération permet d’obtenir un seuil en dollars, aujourd’hui fixé à 1,90 dollar par personne et par jour, sur la base des taux de conversion 2011 en parité de pouvoir d’achat.
8 En Europe, Eurostat définit une méthodologie commune pour le calcul d’indicateurs européens, ceux-ci devant ensuite être calculés de manière décentralisée dans chaque pays [5]. L’enquête SILC-EU (Statistics on Income and Living Conditions) collecte les données destinées au calcul de taux de pauvreté monétaire harmonisés au niveau européen. Eurostat définit une personne pauvre comme une personne vivant dans un ménage dont le revenu équivalent [6] est inférieur à 60 % du revenu médian de la population de son pays. Par conséquent, le niveau de revenu correspondant à 60 % du revenu médian est considéré comme le seuil de pauvreté. Un individu est donc pauvre sur la base de son ménage. Le taux de pauvreté ainsi mesuré est dit AROP (at-risk-of-poverty).
9 Ces deux indicateurs souffrent de plusieurs limites. Par exemple, ils se basent uniquement sur les revenus pour établir un niveau de pauvreté (ou « risque » de pauvreté), et ne prennent pas en compte le patrimoine, qui joue pourtant un rôle important dans les inégalités en général et dans les inégalités de genre, à la fois dans les pays du Nord (Bessière et Gollac, 2020) et dans ceux du Sud (Deere et Doss, 2006). De plus, pour mesurer la pauvreté au regard des revenus, ils se basent sur la notion de ménage. Depuis le traité d’Amsterdam et le sommet de Luxembourg de 1997, la « démarche intégrée » (gender mainstreaming) implique de décliner l’ensemble des indicateurs par sexe (Fouquet, 2003). En ce qui concerne la pauvreté, le calcul ayant été originellement fait sur la base du ménage, et la plupart des ménages incluant à la fois des hommes et des femmes, la désagrégation par sexe donne sans surprise des taux de pauvreté assez similaires pour les deux sexes [7]. Cela laisse croire que les hommes sont quasiment aussi touchés que les femmes par la pauvreté, en d’autres termes que la pauvreté n’est pas un phénomène genré.
2. La critique féministe : une mesure au niveau du ménage qui pose problème
10 La critique féministe a rapidement pointé le manque de réalisme de ces mesures officielles de la pauvreté. Dans les pays riches, le paradoxe a été relevé autour de la question des « travailleurs pauvres », dont la mesure officielle n’indique pas que ce soient spécialement des travailleuses, ce qui est contradictoire avec ce que l’on sait de la situation générale des femmes sur le marché du travail (Ponthieux, 2004 ; Oxfam, 2018). Cette critique identifie d’emblée l’origine théorique et méthodologique du problème : la pauvreté féminine serait sous-estimée du fait de sa mesure au niveau du ménage (Ponthieux et Meurs, 2015), considéré dans l’approche beckerienne (Becker, 1981) comme l’unité élémentaire de la société. Cette approche modélise le comportement du ménage comme la maximisation d’une fonction d’utilité commune à l’ensemble des membres.
11 Cette façon de faire pose problème car elle suppose à la fois une mutualisation totale des revenus au sein du ménage et un accès égal de tous les membres du ménage aux revenus (Bennett, 2013). Or, tous les revenus des ménages ne sont pas toujours mis en commun. Ponthieux (2012) met en évidence que seuls 64 % des couples de son échantillon mutualisent tous leurs revenus en France (2 349 couples cohabitant depuis au moins un an ayant répondu au module spécial « Décisions dans les couples » de l’enquête Emploi du temps de 2010). Cantillon, Maître et Watson (2016) estiment cette proportion à 59 % des couples en Irlande (2 419 couples ayant répondu à un module spécial « Intra-household sharing of resources » de l’enquête SILC en 2010). L’accès aux ressources elles-mêmes n’est pas une garantie contre la pauvreté, puisque cet accès n’implique pas toujours la possibilité d’utiliser librement ces ressources, pour soi-même ou ses enfants (Delphy, 1971 ; Sen, 1984). Par conséquent, le fait d’attribuer aux femmes certains revenus des hommes en faisant l’hypothèse que ces revenus sont également partagés au sein des ménages et que chaque membre en bénéficie de la même manière contribue à voiler la situation effective des femmes en ne mesurant pas les inégalités internes aux ménages. Haddad et Kanbur (1990) montrent ainsi pour le cas du sud des Philippines que la mesure des inégalités totales serait augmentée de 30 % à 40 % si les inégalités internes aux ménages étaient prises en compte [8].
12 Jusqu’à aujourd’hui, cette critique n’a pas donné lieu à une refonte des indicateurs officiels de pauvreté. En revanche, elle a ouvert la voie à de nombreuses recherches féministes qui ont exploré des possibilités de mesurer autrement la pauvreté des femmes, en proposant des indicateurs alternatifs supposés révéler la véritable ampleur du phénomène de la pauvreté féminine. On peut citer, à titre d’exemple, la reconnaissance de la nature non strictement monétaire de la pauvreté (Fukuda-Parr, 1999) ; ou l’individualisation des indicateurs de revenu et de pauvreté monétaire (Meulders et O’Dorchai, 2011 ; Corsi et al., 2016). Certains ont même combiné ces deux approches en proposant des indicateurs de pauvreté individuels, incluant des dimensions extra-monétaires de la pauvreté (Cantillon et Nolan, 2001). Ce sont ces tentatives qui sont présentées de manière successive dans la suite de cet article : d’abord, les indicateurs alternatifs de pauvreté monétaire proposés pour les pays du Sud (pauvreté des ménages dont la cheffe est une femme), puis ceux développés pour les pays européens (indicateur individuel de pauvreté monétaire). Finalement, les recherches sur la juste mesure de la pauvreté féminine ont partout abouti à la conclusion qu’il n’est pas possible de mesurer correctement la pauvreté des femmes sans regarder ce qui se joue à l’intérieur des ménages.
II. Repenser la mesure de la pauvreté en féministe : les ménages dont la cheffe est une femme dans les pays du Sud
13 La question d’une mesure de la pauvreté monétaire qui ne soit pas trompeuse s’est posée pour les études menées dans les pays pauvres. D’abord, parce que les travaux sur la pauvreté sont plus nombreux à porter sur ces pays. Ensuite, du fait d’une évolution générale du discours des institutions internationales sur le développement et la pauvreté, qui s’est accompagnée d’un ciblage des femmes.
1. La pauvreté des femmes dans le discours et les politiques de développement
14 Jusqu’aux années 1990, discours et actions des institutions internationales relevaient de ce qui a été appelé « le consensus de Washington » [9]. Dans les années 1990, l’échec des plans d’ajustement structurels a conduit les institutions internationales ainsi que de nombreuses ONG à définir un nouveau paradigme d’analyse et d’action contre la pauvreté (Prévost, 2011), qui se base notamment sur l’introduction de la notion du « développement social » comme nouveau discours sur la pauvreté, associé aux notions de vulnérabilité, de capital humain, de risque et d’empowerment. Ce nouveau discours a conduit à mettre la pauvreté féminine au-devant de la scène, notamment lors de la 4e conférence mondiale sur les femmes qui s’est tenue à Pékin en 1995 (Prévost et Palier, 2007). Lors de cette conférence, il a été affirmé que 70 % des pauvres dans le monde seraient des femmes (selon une estimation proposée par l’ONU au moment de la conférence et qui sera contestée par la suite). Ce constat, avec celui d’une « féminisation de la pauvreté » – c’est-à-dire non seulement que les pauvres sont majoritairement des femmes, mais aussi que de plus en plus de pauvres sont des femmes – devient la nouvelle orthodoxie du discours sur la pauvreté (Chant, 2010b). Il s’en suit un ciblage spécifique des femmes dans les politiques de lutte contre la pauvreté, puisqu’il semble alors que lutter contre la pauvreté des femmes permet de diminuer le niveau de pauvreté générale des adultes, ainsi que celui des enfants. C’est ce qui explique par exemple l’accent mis sur le développement de la microfinance destiné à faciliter l’accès au crédit des femmes, considéré comme levier important de l’empowerment féminin (Prévost 2011, p. 51). Les femmes sont spécifiquement ciblées par les projets de microcrédit encouragés par les institutions internationales dans le cadre de la promotion des programmes de désengagement de l’État (Guérin, 2015), d’autant plus qu’elles sont aussi considérées comme des emprunteuses particulièrement fiables (Garikipati, 2010).
15 Cette nouvelle approche d’empowerment a été critiquée à plusieurs égards. D’abord comme étant une philosophie misant sur les femmes en tant qu’individus qu’il faudrait hisser au niveau économique des hommes par des leviers tout aussi individuels (Chant, 2010a) ; ensuite pour avoir été conçue en direction des femmes, mais sans les féministes « de terrain » et toujours sous la tutelle officielle de l’ONU qui était organisatrice non seulement de la conférence de Pékin, mais aussi du Forum des ONG (Falquet, 2003) ; ou encore pour avoir promu plutôt l’éducation des filles que l’amélioration de la situation des femmes en général, dans une optique de développement du « capital humain ». Kabeer (2005) a montré que l’attention portée à l’empowerment des femmes a conduit les institutions internationales à mettre l’accent sur un petit nombre de dispositifs et d’indicateurs, sans considération des rapports sociaux dans lesquels ces dispositifs allaient s’insérer, ce qui a conduit à un relatif échec des politiques d’empowerment. De manière globale, l’approche néolibérale de l’empowerment des femmes a plutôt reproduit les logiques de domination à l’œuvre – certes, par le biais de nouveaux mécanismes – qu’elle ne les a supprimées ou même atténuées (Guérin, 2015).
16 Ce discours s’est traduit par une augmentation du ciblage des femmes dans les programmes de développement, au premier rang desquels ceux dits CCT (Conditionnal Cash Transfer), promus par les institutions internationales (Debonneville et Diaz, 2013). Ces programmes (Bolsa Familia au Brésil ou Progresa/Oportunidades au Mexique) conditionnent la réception d’une aide financière perçue par la mère à la scolarisation des enfants, et au respect d’un certain nombre de conditions en termes de santé et de nutrition. Ils placent les mères au centre de l’action de lutte contre la pauvreté, dans la mesure où ils en font à la fois les destinataires de la politique et les vecteurs du développement social, puisque c’est par leur intermédiaire que l’on espère agir sur les enfants (Coelho de Souza Lago et al., 2014). Ces programmes visent en fait plutôt l’empowerment des enfants par le développement de leur capital humain qu’une réduction de la pauvreté à court terme (Bradshaw et al., 2019) et ont été critiqués notamment parce qu’ils font porter aux femmes des responsabilités nouvelles mais n’améliorent que modérément leur sort (Gonzalez de la Rocha, 2010).
2. Un nouvel indicateur rapidement critiqué
17 Dans le champ scientifique, l’instrument développé pour mesurer la pauvreté des femmes a d’abord consisté en une mesure du phénomène dans les ménages composés d’un seul adulte, et où la cheffe de famille est une femme (Female-Headed Households, FHH). Ce statut est interprété comme la preuve de l’absence d’homme dans le ménage, à son tour interprété comme un facteur logique d’extrême pauvreté (Buvinic et al., 1978 ; Buvinic et Gupta, 1997).
18 Les premiers travaux empiriques mesurant spécifiquement la pauvreté des FHH ont porté sur les pays du Sud, et l’indicateur de pauvreté retenu était en général l’IPL de la Banque mondiale. Une multitude de travaux s’intéressent à cette approche, notamment pour comparer les foyers dont la cheffe est une femme à ceux dont le chef est un homme (Marcoux, 1998 ; Quisumbing et al., 2001). Cependant, ils soulèvent d’emblée des objections contestant la pertinence de cette méthode.
19 En premier lieu, il apparaît rapidement que les ménages où la cheffe de famille est une femme ne sont pas nécessairement plus pauvres que les autres. D’abord, le phénomène n’est pas uniforme sur le plan géographique : les FHH ont plus de chance d’être surreprésentés parmi les pauvres en Asie et en Amérique latine qu’en Afrique (Kabeer, 2003 ; Onu et Abayomi, 2009). Pour l’Amérique latine, plusieurs travaux ont montré que malgré le ciblage des FHH dans les nouvelles politiques de lutte contre la pauvreté, la pauvreté des femmes continuait d’augmenter (Chant, 2009 ; Bradshaw et al., 2019).
20 Ensuite, l’hypothèse selon laquelle les FHH seraient plus pauvres que les autres ménages repose sur l’idée que la présence d’une cheffe de ménage implique mécaniquement une absence d’homme. Cela reflète ce qui a été longtemps la norme par défaut des enquêtes statistiques, consistant à qualifier un ménage comme FHH si et seulement s’il n’y avait pas d’homme présent. Mais, dans les faits, de plus en plus de femmes se déclarent spontanément comme cheffe de famille même quand elles vivent avec un partenaire masculin, notamment en Amérique latine (Villarreal et Shin, 2008), à tel point que UN Women a fini par introduire dans son rapport Progress of the World’s Women 2015-2016 la nouvelle classification de Female Only Household pour désigner les ménages où il n’y a pas d’homme. De même, les FHH ont été considérés à tort comme des familles monoparentales, alors qu’il s’agit souvent de ménages où cohabitent plusieurs unités familiales, éventuellement dans le cadre d’une cohabitation des générations, où la grand-mère est la seule pourvoyeuse de revenus (voir par exemple Schatz, 2007, pour l’Afrique du Sud).
21 Par ailleurs, les études sur la pauvreté basées sur les FHH ne sont pas représentatives de la pauvreté féminine générale, puisque ces ménages ne représentent qu’une partie réduite de la population. Safa (2010) estime que les FHH représentent 1/3 des foyers à Cuba, et environ 27 % des foyers à Porto-Rico et en République dominicaine. Il n’est donc pas réaliste de faire des FHH le seul lieu de mesure de la pauvreté féminine. Le fait de se focaliser sur ces ménages a même pu être interprété comme un moyen de ne pas s’intéresser à la situation de l’ensemble des femmes, considérant que seules les femmes vivant sans homme risquaient la pauvreté. Cette critique souligne le fait que la pauvreté des femmes existe aussi au sein des autres ménages, à cause du partage inégalitaire des revenus et de l’accès inégal aux ressources, dont les raisons sont à chercher du côté des rapports sociaux.
22 Enfin, si les femmes vivant seules ont souvent des revenus inférieurs à ceux des femmes vivant en couple, elles peuvent compenser par un meilleur accès et un meilleur contrôle des revenus de leur ménage. En effet, le fait que les femmes aient accès aux ressources du ménage ne signifie pas nécessairement qu’elles puissent en faire l’usage qu’elles souhaitent. Il convient en cette matière de distinguer la gestion du budget de la possibilité de dépenser les revenus de manière libre (Bradshaw et al., 2017). En particulier, dans les ménages les plus pauvres, les femmes ont souvent en charge la gestion du budget, sans pouvoir pour autant dépenser les revenus pour leur consommation propre ou celle de leurs enfants, quand bien même elles contribuent aux revenus du ménage par leur travail salarié (Kabeer, 1997). Cela montre que les rapports sociaux qui se jouent à l’intérieur des couples hétérosexuels peuvent être déterminants, y compris en termes de pauvreté monétaire, privant parfois les femmes d’un accès à des ressources pourtant existantes au sein du ménage. Autrement dit, une approche en termes de pouvoir est incontournable pour comprendre ce qui se joue à l’intérieur des ménages (Kabeer, 1999).
23 Cette dernière critique va amener à abandonner l’outil de mesure centré sur les FHH, au profit d’une approche de la pauvreté dans les pays du Sud plus qualitative et non centrée uniquement sur les revenus. Les critiques les plus dévastatrices n’ont donc pas été celles portant sur la faible représentativité des FHH, mais plutôt celles contestant la pertinence d’une approche strictement monétaire de la pauvreté. Cela va ouvrir notamment la voie à une définition plutôt qualitative et multidimensionnelle de la pauvreté (qui inclut des éléments tels que la pauvreté en temps, en éducation, en loisirs, le moindre accès à la propriété et à l’héritage, etc.). En effet, le problème ne vient pas seulement du biais dû à l’approche unitaire du ménage et il ne suffira pas de changer de mode de calcul pour mesurer de manière adéquate la pauvreté féminine. Au contraire, il est nécessaire d’approfondir les connaissances disponibles sur l’effet des rapports sociaux de sexe sur le partage et l’accès aux ressources à l’intérieur des ménages.
24 Les travaux mobilisant la notion de FHH et ceux analysant l’impact des programmes ciblés sur les femmes seules ont finalement abouti à l’idée que cette méthode n’était pas suffisante, car elle portait sur une population limitée, et qu’elle passait à côté du phénomène de pauvreté vécu par les femmes dans des ménages où leur accès et leur usage des ressources est contrôlé par un conjoint. Au contraire, il faudrait développer un indicateur qui inclue la mesure des revenus de l’ensemble de la population féminine, et qui ne soit pas aveugle à ce qui se joue à l’intérieur des ménages.
III. Repenser la mesure de la pauvreté en féministe : individualiser l’indicateur Eurostat dans les pays européens
25 Dans les études portant sur les pays du Nord, au contraire, l’idée d’un indicateur de pauvreté strictement monétaire qui n’invisibilise pas la pauvreté des femmes n’a pas été abandonnée. Non seulement de récents travaux reprennent la méthodologie développée pour les pays du Sud où les ménages qui ont pour cheffe une femme sont considérés comme représentant la pauvreté féminine générale (Wiepking et Maas, 2005 ; Barcena-Martin et Moro-Egido, 2013), mais une nouvelle façon de mesurer la pauvreté monétaire s’y est aussi développée, autour de l’individualisation des revenus.
1. Un indicateur individuel de pauvreté monétaire dans les pays européens
26 Quelques études récentes portant sur les pays européens ont proposé une méthode différente pour visibiliser le niveau de pauvreté-revenu des femmes, consistant en une individualisation des taux de pauvreté (Meulders et O’Dorchai, 2011 ; BGIA, 2011 ; Corsi et al., 2016 ; Delclite Geensens, 2019). Ces études reprennent les données des enquêtes SILC et recalculent des taux de pauvreté par individu. Le taux de pauvreté donne alors la part de la population qui serait pauvre si elle devait vivre uniquement de ses revenus propres (voir BGIA, 2011), levant ainsi l’hypothèse de la mutualisation des revenus au sein des ménages. Les individus en situation de pauvreté individuelle sont ceux dont le revenu net individuel est inférieur à 60 % du revenu médian individuel. Dans la plupart des travaux, ce taux est appelé taux de dépendance financière. Il est préférable d’utiliser le terme de « risque de pauvreté individuelle », dans la mesure où parler de dépendance financière (comme le font Corsi et al., 2016) implique que l’absence de revenus individuels est compensée par une situation de dépendance vis-à-vis des revenus d’autrui. Or, ce n’est pas nécessairement le cas et les individus en situation de pauvreté individuelle peuvent être simplement pauvres, sans que leur situation ne soit modulée par la présence dans leur ménage d’individus ayant d’autres revenus. Le terme de risque de pauvreté individuelle est donc plus général que celui de dépendance financière. Par ailleurs, la méthodologie et les données permettant de calculer ces taux de risque de pauvreté individuelle sont les mêmes (avec des revenus désagrégés) que ceux qui permettent de calculer la pauvreté au niveau du ménage [10].
27 Dans les travaux mobilisant le taux de pauvreté individuelle, le calcul de taux individuels de pauvreté est considéré comme une méthode satisfaisante parce qu’elle produit des résultats pour l’ensemble de la population, évitant le problème de population limitée que soulevait la méthode des FHH. Corsi et al. (2016) observent que les ménages composé d’un seul adulte représentent seulement 18 % de la population des 27 pays européens, donc les FHH auraient été peu nombreux pour ces pays.
28 À chaque fois, la méthodologie utilisée pour calculer les taux de pauvreté individuels est la suivante : on désagrège d’abord les revenus bruts et nets [11] au niveau individuel, en attribuant à chaque membre du ménage les revenus qui peuvent être identifiés comme les siens propres. Les revenus non individualisables, c’est-à-dire communs aux membres du ménage, sont ensuite partagés entre eux (par exemple, les revenus du patrimoine et les transferts entre ménages sont partagés à parts égales entre les adultes du ménage ; les allocations familiales sont partagées à parts égales entre les parents). Une fois ces revenus individuels obtenus, il devient possible d’établir un taux de pauvreté individuel.
29 Cette méthodologie génère des taux de pauvreté féminine plus élevés que les indicateurs officiels. Cela est dû à la situation globalement défavorable des femmes sur le marché du travail [12] (elles ont moins souvent des CDI que les hommes, ont de moins bons revenus qu’eux y compris à poste égal, et sont plus souvent à temps partiel ; voir Maruani, 2017). Ce qui fait que leurs revenus salariaux propres se situent dans le bas de la distribution. Cependant, en 2007 comme en 2017, tous les revenus des femmes sont en moyenne inférieurs à ceux des hommes, y compris les revenus du patrimoine et des transferts sociaux : en 2007, les hommes percevaient en moyenne 1,58 fois plus de revenus nets que les femmes et 1,39 fois plus en 2017 (Delclite et Geensens, 2019). Le tableau 1 propose une synthèse des résultats pour la Belgique contenus dans le rapport StatBel (2019) qui fournit les taux de pauvreté individuels désagrégés par sexe ainsi que les taux classiques calculés au niveau du ménage par Eurostat pour la Belgique, à partir des enquêtes SILC 2007 et 2017 [13]. Ces taux sont comparables bien qu’ils ne prennent pas en compte la taille du ménage (les taux individualisés ne reprennent pas l’échelle d’équivalence), pourvu que l’on fasse l’hypothèse que les enfants affectent de la même manière la pauvreté des hommes et des femmes [14].
Taux de pauvreté au niveau des ménages et au niveau individuel pour la Belgique
Taux de pauvreté au niveau des ménages et au niveau individuel pour la Belgique
30 Les chiffres montrent bien une sous-estimation de la pauvreté féminine dans la mesure Eurostat. Ces résultats sont d’autant plus frappants que Gradin et al. (2010) ont montré que la Belgique était l’un des pays d’Europe où il y avait le moins de différence de rendement des caractéristiques individuelles entre hommes et femmes. Dans leur étude, Corsi et al. (2016) trouvent des résultats similaires en termes de sous-estimation de la pauvreté féminine, obtenus par le calcul de taux de pauvreté individuels à partir de l’enquête SILC, mais cette fois pour l’ensemble des 27 pays européens, de 2007 à 2012 (voir la figure 2 dans Corsi et al., 2016, p. 91).
31 Les indicateurs individualisés permettent donc de mettre en évidence ce qui avait été suspecté par la critique féministe, à savoir une sous-estimation de la pauvreté féminine dans les indicateurs officiels. Cependant, cet indicateur individuel présente lui aussi certaines limites. La critique de cette méthodologie n’ayant pas été faite, la section suivante en propose une.
2. Quelle critique des indicateurs individuels ?
32 Les indicateurs de pauvreté, comme les autres, sont des constructions conventionnelles reposant sur différentes hypothèses (Laderchi et al., 2003). L’indicateur individuel repose sur une représentation de la pauvreté différente de celle qui est sous-jacente à l’indicateur Eurostat, puisqu’il fait apparaître comme pauvre tout adulte qui ne pourrait pas vivre de ses revenus propres, tandis que l’indicateur Eurostat suppose que le fait de dépendre de l’accès aux revenus d’un·e autre membre du ménage n’est pas un facteur de risque de pauvreté. Cependant, si l’indicateur Eurostat présente un biais invisibilisant la pauvreté des femmes, l’indicateur individuel biaise aussi la mesure de la pauvreté en limitant sa définition aux revenus strictement individuels (salaires, revenus du capital et part individuelle des revenus des transferts sociaux), c’est-à-dire en supposant que les individus n’ont jamais accès à aucune part des revenus apportés par un·e autre membre du ménage. D’abord, cet indicateur accentue la tendance à ne prendre en compte que les revenus sans considérer l’ensemble des facteurs sociaux qui conditionnent l’accès effectif aux ressources. La mutualisation des ressources dans le ménage en est un aspect, la possession de patrimoine en est un autre, ainsi que l’existence de transferts familiaux extérieurs au ménage. De plus, une mesure individuelle de la pauvreté va aboutir à des résultats paradoxaux pour ce qui concerne la pauvreté des femmes. Par exemple, un ménage monoparental composé d’une femme travaillant à temps plein pour le salaire minimum avec un enfant n’apparaîtra pas comme pauvre. Cela est dû notamment à l’approche de la pauvreté en termes relatifs : ses revenus – bien que modestes – la placeront dans le haut de la distribution des revenus individuels des femmes et au-dessus du seuil de pauvreté général qui est beaucoup plus faible avec les indicateurs individuels, du fait de la présence de nombreuses femmes avec de très faibles revenus. A contrario, une femme ne travaillant pas et vivant avec son conjoint salarié dont les revenus sont confortables, apparaîtra comme extrêmement pauvre.
33 Les résultats présentés dans le rapport Statbel (Delclite et Geensens, 2019) permettent d’avoir un aperçu de cet effet : la partie 3 montre que l’indicateur individuel et l’indicateur Eurostat aboutissent à des conclusions différentes en termes de pauvreté (pauvreté individuelle mais pas de ménage, ou pauvreté de ménage mais pas de pauvreté individuelle) pour 17,8 % des individus. Mais les deux définitions entraînent une différence de catégorie pour seulement 12,6 % des hommes contre 22,8 % des femmes. Les hommes sont un peu moins touchés par la pauvreté individuelle (12,8 %) que par la pauvreté au niveau du ménage (13,9 %), mais globalement, les deux définitions de pauvreté renvoient à peu près aux mêmes chiffres pour les hommes. En revanche, les femmes sont plus touchées par la pauvreté individuelle (27,6 %) que par la pauvreté ménage (15,8 %). La proportion de femmes non considérées comme pauvres au niveau individuel mais vivant dans un ménage pauvre est presque identique à celle des hommes qui ne sont pas pauvres au niveau individuel mais qui vivent dans un ménage pauvre (5,5 % vs. 6,8 %), mais la proportion de femmes en situation de pauvreté individuelle dans un ménage non pauvre est trois fois plus élevée que celle des hommes (17,3 % vs. 5,7 %). L’invisibilisation de la pauvreté individuelle par la mesure du ménage affecte principalement la pauvreté féminine. La sous-estimation de la pauvreté féminine est bien liée aux femmes qui ne sont pas comptabilisées comme pauvres parce qu’elles ont accès à des revenus qui ne sont pas les leurs. Contrairement à ce que suggère l’exemple schématique ci-dessus (femme ne travaillant pas avec un mari aux revenus confortables), cette conclusion ne présage en rien du niveau économique du ménage dans lequel vit la femme pauvre en termes de revenus individuels. Celle-ci peut échapper à la pauvreté individuelle soit parce que les revenus de son mari compensent l’absence des siens, soit parce que ses propres revenus sont trop faibles pour lui faire passer la barre du seuil de pauvreté, mais sont complétés par des revenus également faibles de son conjoint.
34 Finalement, l’indicateur de pauvreté individuelle est plutôt un indicateur qui permet d’évaluer dans quelle mesure un individu peut être indépendant financièrement grâce à ses revenus propres (y compris la part des revenus des transferts sociaux qui lui « revient »). Rien n’empêche de considérer l’indépendance financière comme une dimension de la pauvreté – l’appauvrissement des femmes au moment d’une séparation a été documenté (Jarvis et Jenkins, 1999 ; BGIA, 2011 ; Bessière et Gollac, 2016, 2020) –, mais c’est insuffisant pour qualifier l’ensemble des dimensions de la pauvreté monétaire.
IV. État des lieux et perspectives pour des recherches féministes sur un indicateur de pauvreté monétaire
35 Les recherches féministes sur la juste mesure de la pauvreté monétaire ont toujours dialogué avec les travaux généraux sur le sujet. De ce fait, les apports des approches féministes discutés précedemment ont été intégrés aussi par des travaux ne se plaçant pas spécifiquement dans une perspective féministe. L’état des lieux de la recherche contemporaine sur les indicateurs de la pauvreté monétaire est éclairé par une connaissance de l’histoire de ce dialogue (IV.1), et la perspective féministe continue d’être d’actualité pour faire émerger de nouvelles perspectives de recherche (IV.2).
1. Recherches sur les indicateurs de pauvreté monétaire : état des lieux
36 Aujourd’hui, il existe des travaux qui combinent les deux approches exposées précédemment, en proposant des indicateurs multidimensionnels et individualisés. Ces indicateurs excluent le plus souvent la dimension monétaire de la pauvreté, et dépassent donc le cadre du présent article. Il est néanmoins intéressant de les mentionner comme résultat d’une synthèse des apports des deux approches féministes discutées précédemment. On peut citer par exemple les indicateurs dérivés de l’Indice de pauvreté multidimensionnelle du Pnud (Alkire et Foster, 2011), qui s’attachent à en proposer une version individualisée plutôt qu’une version ménage. S’appuyant sur la disponibilité de données individuelles pour certaines dimensions importantes de la privation (éducation et santé principalement) et construisant des données individuelles pour le niveau de vie (accès aux biens communs du ménage, espace disponible dans le logement, capacité à prendre des décisions financières, etc.), ces indicateurs proposent des estimations de pauvreté individuelle multidimensionnelle par sexe. Ces travaux ont en général porté sur les pays des Suds : Klasen et Lahoti (2016) pour l’Inde ; Espinoza-Delgado et Klasen (2018) pour le Nicaragua. De même, l’Australian National University héberge actuellement un projet de recherche (avec le gouvernement australien et l’International Women’s Development Agency) visant à proposer un nouvel indicateur de privation (Individual Deprivation Measure [15]), qui est à la fois individuel et multidimensionnel, permettant de mesurer les privations par sexe : 15 dimensions de la privation sont prises en compte, dont le revenu ne fait pas partie. L’indicateur est encore en phase d’expérimentation et la collecte des données a été réalisée jusqu’à présent uniquement pour quelques pays du Sud, mais le protocole a vocation à être généralisé dès qu’il aura été finalisé et validé. L’optique de ces indicateurs n’est pas celle de la pauvreté monétaire individuelle, mais plutôt celle des inégalités hommes-femmes appréhendées à partir des multiples dimensions de la pauvreté.
37 Concernant la pauvreté monétaire, on se souvient que l’un des résultats des recherches féministes est qu’un indicateur de pauvreté monétaire qui ne sous-estime pas la pauvreté des femmes devrait inclure des éléments sur ce qui se passe à l’intérieur des ménages en termes de partage et d’accès aux revenus (ou aux dépenses de consommation qui en dépendent). Plusieurs travaux ont étudié les effets d’un partage inégal des ressources à l’intérieur des ménages sur les inégalités (par exemple Chiappori, 1988 ; Davies et Joshi, 1994 ; Kanbur et Haddad et, 1994 ; Crespo, 2017). Cependant, faute de données disponibles, ces travaux s’appuient sur des hypothèses théoriques alternatives et/ou des simulations quant à l’accès des femmes aux ressources du ménage. De même que les indicateurs présentés dans les sections II et III, ce sont des travaux qui ont tenté de répondre à la critique de la représentation unitaire du ménage, en contournant le problème de la disponibilité des données. Pour aller plus loin, il faut maintenant enquêter sur la réalité du partage des revenus dans les ménages. Au risque de perdre en simplicité, il faut tenter d’approcher cette réalité pour la prendre en compte dans l’établissement des mesures officielles de pauvreté. Comme le disent Bradshaw et al. (2019), les informations sur le partage des ressources dans les ménages doivent être plutôt collectées que modélisées. La question qui se pose est donc celle de savoir comment explorer ce qui se passe à l’intérieur des ménages, et ensuite comment utiliser les résultats de ces explorations pour construire un meilleur indicateur de pauvreté monétaire.
2. Deux pistes de recherche
38 Nous ne sommes pas totalement privés d’information quant à ce qui se passe effectivement à l’intérieur des ménages (ou des couples) : une littérature à la croisée de la sociologie et de l’économie étudie la question des ressources, de leur accès et du contrôle de leur usage. La situation de pauvreté ou de privation matérielle des différents membres d’un même ménage ne sera donc pas la même selon que chaque membre a des revenus individuels ou non et selon qu’il peut contrôler ou non l’usage de ces revenus individuels. L’accès aux revenus des autres membres du ménage n’est pas garanti, et même quand c’est le cas, encore faut-il savoir si cet accès implique une gestion contrainte ou une utilisation libre de celles-ci, pour soi-même ou pour d’autres (essentiellement les enfants). Beaucoup de travaux ont poursuivi la voie ouverte par ceux de Pahl (1989) consistant à étudier ce que Cantillon et al. (2016) ont récemment appelé « le régime financier » des ménages, c’est-à-dire une configuration caractérisée par un type de revenu, un type de mise en commun de ces revenus et une façon d’organiser l’accès à ces revenus (ibid., p. 462). L’ensemble de ces travaux ont permis d’invalider empiriquement l’hypothèse beckerienne du ménage comme unité : la mise en commun des ressources est fréquemment partielle plutôt que totale (Ponthieux, 2012 ; Cantillon et al., 2016) ; ce partage ne va pas toujours dans le sens d’un égal accès aux revenus du ménage (Vogler et Pahl, 1994 ; Cantillon et al., 2016) ; et tous les membres du ménage ne bénéficient pas de la même façon des ressources communes (Phipps et Burton, 1995 ; Lundberg et al., 1997). Cependant, il est difficile d’aller au-delà de ces trois éléments de consensus pour faire émerger de cette littérature des résultats clairs et univoques quant à l’ampleur de la mise en commun des revenus dans les ménages, et quant à leur gestion et leur utilisation (Cantillon, 2013). Par ailleurs, ces travaux diffèrent fortement, en termes théoriques, de la méthode d’analyse et de données [16], et les résultats sont difficilement synthétisables et encore moins généralisables, ils sont même parfois contradictoires [17]. Néanmoins, ils ont permis de mettre en évidence le fait que pour comprendre en profondeur la façon dont les ressources sont utilisées et partagées au sein des ménages, il faut prendre en compte les rapports sociaux. Ainsi, ni le fait d’avoir des revenus primaires individuels, ni le fait d’être responsable de la gestion quotidienne des revenus de son ménage ne garantit que ces revenus soient disponibles pour soi ou ses enfants (Pahl, 1989 ; Kabeer, 1997 ; Bessière et Gollac, 2020).
39 À partir de ce constat, il est possible d’envisager deux options permettant de construire un indicateur de pauvreté monétaire basé sur la réalité empirique de l’accès aux ressources dans les ménages.
40 La première est celle du « tout empirique ». Elle consiste à intégrer aux collectes de données des questions portant sur les modalités de partage et d’accès aux ressources. Cette option a déjà été expérimentée par l’enquête SILC dans un module spécifique de l’enquête 2010. Celui-ci était intitulé « Intra-household sharing of resources » et devait permettre de mieux comprendre le comportement économique des couples, notamment vis-à-vis du partage des ressources, des choix sur les dépenses et de l’usage du temps. Ce module a donné lieu à plusieurs travaux de recherche sur les régimes financiers des ménages, mais n’a jamais été reproduit jusqu’à présent. En effet, de nombreux obstacles techniques rendent la collecte de ces données particulièrement difficile, à la fois en soi et pour en tirer des renseignements utilisables dans le calcul de la pauvreté. D’une part, il faut pouvoir accéder à la création des questionnaires et ensuite réussir à transformer les données qualitatives en données quantitatives (Atkinson, 2019). D’autre part, on ne peut exclure des biais de perception selon le membre du ménage qui répond aux questions. Cela peut conduire à une variabilité des résultats en fonction de la personne du ménage qui remplit le questionnaire, ou bien faire le choix de multiplier les répondants pour un même ménage (Ponthieux et Meurs, 2015). Cependant, ces obstacles ne sont pas insurmontables, et ils ne sont pas non plus spécifiques à cette enquête. Plusieurs enquêtes reposent sur ce type de données purement déclaratives (enquêtes Patrimoine ou Emploi du temps de l’Insee par exemple), et leur intérêt est avéré, y compris pour la recherche scientifique et en particulier les recherches féministes. L’utilisation des enquêtes Emploi du temps a permis de compter le travail domestique et d’en estimer la valeur, afin de montrer qu’il représente un nombre d’heures plus important que le travail professionnel et correspond au moins à un tiers du produit intérieur brut (Chadeau et al., 1981 ; Roy, 2012). Par ailleurs, les obstacles à ce genre d’enquête ne sont pas seulement techniques mais reposent aussi sur la nécessité de travailler en étroite collaboration avec les instituts de collecte et de traitement des données, ce qui est plus ou moins facile selon les contextes (instituts indépendants ou non, dotés d’une mission de recherche ou non, etc.).
41 La seconde option consiste à partir de résultats empiriques non exhaustifs pour proposer des catégories (socio-démo-économiques) de ménages pour lesquels un profil type de mutualisation des ressources pourrait être identifié. En effet, le seul point d’accord sur le régime financier des ménages qui se dessine est qu’il n’y a pas qu’un seul régime financier, et que les modalités du partage et de l’accès aux revenus des membres du ménage diffèrent largement dans le temps, l’espace et selon la catégorie sociale. Dès lors, puisqu’il y a une diversité de pratiques, il ne peut y avoir une seule manière d’intégrer la mutualisation des revenus au niveau du ménage. Sans aller jusqu’à la piste du tout empirique, les investigations pourraient être approfondies de manière à établir des régularités socio-démo-économiques sur lesquelles fonder une catégorisation des ménages en fonction de leur profil type. Cela permettrait ensuite d’associer à chaque type de ménage un coefficient de mutualisation des ressources qui permette de distinguer la pauvreté individuelle de chacun des membres du ménage. Les coefficients auraient alors une base empirique, sans toutefois refléter intégralement la réalité des pratiques de chaque ménage. De même qu’on pondère aujourd’hui les revenus par une échelle d’équivalence pour prendre en compte les économies d’échelle réalisées par les ménages, on pourrait aussi pondérer les revenus individuels par un coefficient de mutualisation des ressources reflétant le profil du ménage.
Conclusion
42 Bien que de nombreux travaux aient depuis longtemps mis en évidence le caractère multidimensionnel de la pauvreté, les indicateurs monétaires de pauvreté continuent d’occuper une place particulière au sein de ces évaluations. Ces quantifications restent notamment un enjeu important pour les recherches féministes qui tentent avant tout de mettre en évidence la pauvreté relative des femmes (par rapport à celle des hommes) plutôt que de définir la pauvreté en elle-même [18].
43 Deux indicateurs alternatifs aux indicateurs officiels de la Banque mondiale et d’Eurostat ont été proposés pour quantifier de manière plus juste la pauvreté féminine. Malgré les limites que présentent ces deux indicateurs, ces tentatives ont le mérite de faire apparaître un résultat important : la pauvreté monétaire ne pourra pas être correctement mesurée tant qu’on n’en saura pas plus la diversité des pratiques économiques internes aux ménages. Même pour mesurer la pauvreté strictement monétaire, il est impossible de négliger la question des rapports de pouvoir au sein des ménages et la façon dont ils se traduisent en termes d’accès et de contrôle sur les revenus individuels et du ménage. Au détour de leurs premières tentatives de quantification de la pauvreté, les recherches féministes ont donc ouvert un champ de recherche (la socioéconomie des régimes financiers des ménages) en même temps qu’elles ont montré qu’il était nécessaire de repenser l’organisation concrète de la collecte des données ainsi que la nature des données collectées dans le cadre des enquêtes sur les revenus des ménages. Cet article a proposé deux pistes pour avancer dans cette direction, mais qui resteront inutiles et inapplicables en l’absence de volonté des instituts de collecte de modifier leurs méthodologies, par exemple en généralisant le module « Intra-household sharing of resources » de SILC en 2010. Au contraire, enquêter au sein des ménages sur les questions d’accès aux revenus et de leur contrôle permettrait à une nouvelle approche de la pauvreté monétaire d’estimer efficacement les différences de richesse matérielle et monétaire entre hommes et femmes, faisant progresser à la fois les connaissances scientifiques et la justice des transferts sociaux.
Notes
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[1]
De nombreux indicateurs de pauvreté ou de privation sont d’ailleurs proposés par le Programme des Nations unies pour le développement notamment (Indice de développement humain, Indicateur multidimensionnel de pauvreté…).
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[2]
Cette critique a été documentée dans différents travaux qui relevaient de perspectives variées. Notamment, plusieurs approches en termes de pauvreté multidimensionnelle ou en termes de privations matérielles ont été à l’origine de cette critique du ménage, c’est pourquoi l’article mobilise aussi cette littérature.
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[3]
Il est également possible que la pauvreté de certains hommes soit invisibilisée, mais ce phénomène est moins fréquent, en raison des revenus en moyenne plus élevés des hommes.
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[4]
Les seuils de pauvreté nationaux sont calculés selon des protocoles établis par chaque pays. Ces protocoles peuvent varier largement et ne sont pas toujours accessibles. La seule garantie est que les autorités certifient les chiffres exacts. Cependant, la Banque mondiale impose que les chiffres fournis ne soient pas trop anciens, et propose aux pays qui le souhaitent un accompagnement sur la méthodologie d’enquête à mettre en œuvre.
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[5]
La collecte des données à partir desquelles les indicateurs sont établis est elle aussi réalisée au niveau national.
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[6]
Le revenu équivalent permet de prendre en compte la structure du ménage et les éventuelles économies d’échelle que celle-ci implique. Il est calculé en divisant la somme des revenus du ménage par sa taille déterminée par les poids suivants : 1 pour le premier adulte, 0,5 pour chaque autre membre du ménage âgé de 14 ans ou plus et 0,3 pour chaque membre du ménage âgé de moins de 14 ans.
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[7]
De légères différences entre le taux de pauvreté des hommes et celui des femmes subsistent avec ce mode de calcul. Elles sont dues à la présence dans l’échantillon de ménages composés d’un seul individu ou de ménages composés de membres de même sexe. Les familles monoparentales sont la catégorie qui contribue le plus à l’écart restant, dans la mesure où les adultes vivant dans ces familles sont largement des femmes.
-
[8]
La plupart des études sur le partage et l’accès aux ressources au sein des ménages se sont intéressées aux ménages composés d’un couple hétérosexuel (avec enfants éventuels), mais quelques travaux ont montré qu’ils étaient aussi valables pour les ménages européens composés de plusieurs familles (Bruchardt et Karagiannaki, 2020). De même, les ménages composés d’individus de même sexe ont été assez peu étudiés jusque récemment, mais il semble que ces ménages soient plus exposés à la pauvreté que ceux composés d’individus de sexe différent (Badgett et al., 2019). Par ailleurs, les couples de femmes sont plus exposés au risque de pauvreté que les couples d’hommes (Scheebaum et Badgett, 2019).
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[9]
Ce terme renvoie à la pratique du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale consistant à conditionner les aides financières aux pays en développement à des réformes de gouvernance d’inspiration néolibérales.
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[10]
On peut néanmoins souligner que cet enjeu est purement sémantique car la méthodologie permettant de calculer des taux de dépendance financière (ou risque de pauvreté individuelle) est la même dans les deux cas. Les deux termes ont d’ailleurs été initialement proposés comme synonymes et sont utilisés comme tels dans le rapport BGIA (2011) ainsi que par Meulders et O’Dorchai (2011).
-
[11]
Revenu brut = revenus de l’activité économique + revenus du patrimoine + revenus de transferts entre ménages. Revenus nets = revenus bruts + revenus des allocations (transferts de l’État qui incluent chômage et pensions) – impôts et taxes.
-
[12]
Malgré une hétérogénéité forte entre les pays, du fait des différences entre les institutions du marché du travail et les politiques familiales (Erhel, 2020).
-
[13]
Le rapport de 2019 recalcule avec la même méthode les indicateurs portant sur les données 2006 et 2007 qui figuraient dans BGIA (2011), de manière à accroître la comparabilité des données avec les données de l’enquête SILC qui a évolué entre 2007 et 2017. On utilise donc dans la suite uniquement les données issues de ce rapport plus récent (StatBel, 2019).
-
[14]
C’est-à-dire que le fait de ne pas prendre en compte la taille du ménage ne joue pas différemment sur les revenus individuels des hommes et des femmes.
- [15]
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[16]
Par exemple, deux critères coexistent pour appréhender les différences d’accès aux revenus dans le couple : l’existence plus ou moins grande d’argent destiné aux dépenses personnelles, et le fait de pouvoir dépenser les revenus du ménage de manière plus que proportionnelle à sa contribution individuelle.
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[17]
Certains travaux ont même démontré l’absence d’effet de genre sur l’accès aux ressources du partenaire (Roman et Vogler, 1999) ou sur l’usage du revenu individuel (Ludwig-Mayerhofer et al., 2006).
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[18]
Même si d’autres recherches, qui ont mis l’accent sur l’expérience spécifiquement féminine (ou des enfants), ont aussi permis d’élargir la définition de la pauvreté, à partir précisément de la mise en évidence des privations matérielles subies par ces dernières (Delphy, 1971 ; Sen, 1984).