Qu’est-ce qu’une personne inactive ? Bien que la définition de cette situation reste floue, elle a fait l’objet d’un long travail statistique de classification. En s’appuyant sur les recensements de la population de la fin du XIXe siècle, l’auteure propose d’examiner cette catégorie telle qu’elle a été construite, puis reconstruite, par opposition aux actifs. Des enjeux moraux, politiques, économiques, mais aussi techniques participent à la transformation de cette catégorie, et relèguent ceux qui la composent à la marge du système productif.
1 Entre 1891 et 1896, la population active augmente considérablement en France, de l’ordre de 15 %. Cette augmentation a été attribuée, dans l’introduction du tome IV du recensement de 1896, à l’amélioration des procédés appliqués au recensement et à son dépouillement. L’examen des chiffres présentés conduit cependant à un constat surprenant : près de 2 millions de femmes entrent dans la population active en 1896. On dénombre en effet 4,6 millions de femmes actives en 1891 contre 6,4 millions en 1896, représentant respectivement 29,5 % puis 34,6 % du total des actifs. Une telle hausse peut-elle s’expliquer uniquement par une amélioration des procédés ? Pour Lucie Cahen (1953), l’amélioration de la fiabilité des résultats du recensement constitue une explication, mais d’autres facteurs peuvent être suggérés. Elle souligne en particulier une modification de la conception du recensement à partir de celui de 1896, ainsi qu’un changement de la nomenclature des activités. Olivier Marchand et Claude Thélot (1991) suggèrent eux aussi l’importance de prendre en compte à la fois l’amélioration des procédés et le changement des conventions utilisées, particulièrement concernant la mesure du travail agraire. Les travaux qui se sont penchés sur l’évolution de la population active et inactive en France à partir de séries longues ont en effet souligné l’hétérogénéité des recensements du xixe siècle, quant à leur qualité et à la définition de l’activité qu’ils adoptent.
2 Plusieurs approches ont alors été envisagées pour analyser l’évolution du taux d’activité sur les derniers siècles : commencer l’étude au recensement de 1896, réputé pour être le premier où le dépouillement des bulletins professionnels est centralisé à Paris ; intégrer les archives des recensements effectués avant les années 1890 tout en procédant à différentes mises en garde concernant la précision et la nature des renseignements tirés de ces derniers (Cahen, 1953 ; Toutain, 1963) ; construire des séries homogènes et donc corriger les séries, d’une part en gardant en tête les définitions actuelles de l’activité et de l’inactivité, et d’autre part en utilisant les recensements antérieurs à celui de 1896 comme « indices » (Marchand et Thélot, 1991, p. 13). Concernant cette dernière approche, un certain nombre de questions ont été soulevées sur « l’anachronisme des séries longues » (Weber, 1992, p. 90-119). « En disjoignant ainsi, au moins théoriquement, un objet de sa construction, on méconnaît le fait que les mesures de certains objets dépendent totalement des conventions de définition et de codage […] » (Desrosières, 1992, p. 93). L’hypothèse de cet article est que l’augmentation générale du taux d’activité enregistrée à partir du recensement de 1896 résulte des nouveaux objectifs attribués au recensement, impliquant une amélioration des procédés mais aussi un changement de critères de classification.
3 Contrairement à la genèse de la catégorie de « chômeur » (Salais et al., 1986 ; Topalov, 1994 ; Zimmermann, 2001 ; Reynaud, 2018 ; Lagneau-Ymonet et Reynaud, 2020), la construction de la partition de la population entre actifs et inactifs a été relativement peu étudiée, alors même qu’elle sert de référence pour la conduite de la politique économique et sociale. Les travaux qui l’ont prise pour objet décomposent ses évolutions en termes de problèmes classificatoires et de problèmes pratiques, sans poser la question des objectifs administratifs, politiques ou sociaux auxquels ces dernières répondent (Desrosières, 1977 ; Topalov, 1999 ; Fouquet, 2004). Étudier la genèse d’un instrument nécessite de connaître les objectifs qui président à sa construction ; cependant, les archives mobilisées jusque-là pour étudier la formation des catégories statistiques du travail (en particulier, les livres publiés des recensements) rendent cette reconstitution difficile (Desrosières, 1987, p. 35-36). Pour surmonter cet obstacle, on s’appuie ici sur des sources peu mobilisées dans l’étude de la construction de la partition en France : les archives relatives à l’organisation des recensements, disponibles au Centre des archives économiques et financières (CAEF), et le Journal de la Société de statistique de Paris (JSSP) (encadré 1).
4 En étudiant les processus qui ont conduit à la construction de la partition de la population entre actifs et inactifs dans la seconde moitié du xixe siècle en France, cet article s’inscrit dans les travaux développés depuis plusieurs décennies sur l’histoire de la quantification (Mackenzie, 1991 ; Porter, 1995 ; Hacking, 1999 ; Desrosières et Thévenot, 2002 [1988], 2008, 2010 [1993]). Trois idées principales structurent ces travaux. Tout d’abord, le développement de la statistique s’appuie sur des objets qui ne sont pas saisissables immédiatement et qui constituent le produit d’un « travail conventionnel » (Desrosières, 2010 [1993], p. 7). Les catégories et les outils construits et mobilisés par les administrations ne sont pas les purs produits de la raison statistique et tendent notamment à dépendre des rapports de force et des luttes de pouvoir qui ont présidé à leur élaboration (Bourdieu, 2015). Ensuite, ces constructions se présentent à la fois comme le « reflet » d’un contexte et comme un « agent » de celui-ci (Escafré-Dublet et al., 2018). Elles reconfigurent la société en créant « une nouvelle façon de penser, de représenter, d’exprimer le monde et d’agir sur lui » (Desrosières, 2008, p. 11) : l’acte de classer constitue ainsi un acte politique (Schor, 2009). Enfin, la validité des classifications et des nomenclatures construites repose sur l’autorité de l’acteur ou de l’institution qui les produit (Porter, 1995 ; Bourdieu, 2015). Les administrations statistiques dont se dotent les états au cours du xixe siècle jouissent d’une double légitimité, liée à la fois à l’autorité de l’État et à celle de la science (Desrosières, 2008).
5 En soulignant l’importance des innovations ayant rendu possible ou motivé une telle construction, cet article recoupe également certains travaux qui explorent systématiquement des aspects importants de l’essor des statistiques, que ce soit par l’étude des procédés de classification d’une population spécifique et des débats qu’ils suscitent (Schor, 2009), ou par l’analyse des institutions dont se dotent les sciences de la population au xixe siècle et de leur légitimité (Schweber, 2006). Il se veut être une contribution à l’historiographie française des statistiques publiques, mais également aux débats contemporains sur la quantification et l’évaluation des politiques publiques, notamment aux débats récents relatifs à la refonte de la nomenclature des PCS ou professions et catégories socioprofessionnelles (Amossé, 2012). Certains critères mobilisés dans les PCS actuelles peuvent en effet se retrouver dans les deux partitions de la population qui s’affrontent à la fin du xixe siècle en France.
6 L’article est structuré de la manière suivante. Il revient tout d’abord sur la partition de la population entre actifs et inactifs qui s’impose dans les recensements de 1861 à 1891 (partie I). Plusieurs motifs conduisent, à partir des années 1880, à la critique de la classification professionnelle jusque-là construite et à la volonté de mettre en place un recensement général des « forces productives » (partie II). Ce recensement est effectué en 1896 et requiert plusieurs innovations (partie III). Les fondements de cette nouvelle partition répondent aux objectifs fixés pour le recensement par l’administration du travail naissante et se rapprochent de ceux que l’on connaît actuellement (partie IV).
Encadré 1. Sélection des sources
Les archives relatives à l’organisation des recensements ont été dépouillées au Centre des archives économiques et financières (CAEF). Elles sont disponibles par année à partir du recensement de 1896. Chaque fonds rassemble des documents divers : des archives officielles (rapports des commissions, circulaires…) mais aussi des archives internes au service du recensement (rapports et lettres des services envoyés au ministère du Commerce, demandes de financement, instructions aux agents de pointage, appointements, examens de recrutement). Les fonds des positivistes recrutés par l’Office du travail, disponibles à la Maison Auguste Comte (notamment les correspondances d’Isidore Finance), donnent des indications sur le fonctionnement de cette administration, mais n’apportent pas d’éléments supplémentaires concernant la partition, d’autant plus que nous avions accès aux lettres et rapports adressés par ses directeurs au ministère du Commerce dans les fonds du CAEF.
Pour recouper les instructions relatives aux pratiques de chiffrement et les objectifs de la partition d’une part, et la partition finalement construite au niveau agrégé d’autre part, les tableaux des Annuaires statistiques de la France sont mobilisés, également publiés dans les livres des recensements.
Enfin, le recensement n’était pas centralisé avant 1896, ce qui a rendu plus difficile l’accès aux archives relatives à l’organisation de ce dernier avant cette date. Certains documents des fonds dépouillés reviennent cependant sur l’organisation des recensements antérieurs à 1896, et ces informations ont pu être recoupées avec les publications du JSSP.
I. La dépendance à l’échelle du ménage comme critère de partition (1861-1891)
7 Dès le recensement de 1836, une colonne concernant la profession ou l’occupation apparaît dans les listes nominatives, qui représentent alors le document privilégié pour recenser la population (Biraben, 1963) [1]. Pour chaque ménage, le chef de famille est inscrit en tête et suivi de sa femme, de ses enfants, des autres membres du ménage et enfin des domestiques logés dans le ménage. En pratique, la profession du chef de ménage est souvent la seule qui est renseignée et attribuée à l’ensemble des membres du ménage. Ce rattachement ne semble cependant suivre aucune règle spécifique : « […] il ressort le plus souvent, soit que la profession du chef de famille fut attribuée sans discernement à son épouse, voire à ses enfants, soit, pour les personnes qui avaient une double occupation, que l'une d'entre elles, sans que l'on sache laquelle, n'a pas été retenue » (Le Mée, 1979, p. 266).
8 À partir de la deuxième moitié du xixe siècle, les listes nominatives ne constituent plus qu’un document de « seconde main » pour le recensement : l’utilisation des bulletins de dénombrement par ménage s’impose à l’échelle nationale en 1856, et l’usage des bulletins individuels se généralise en 1872 (Biraben, 1963). Lors du recensement de 1856, l’objectif de la classification par profession est de faire connaître le nombre d’individus dépendant « directement » et « indirectement » de chaque profession : une circulaire de la Statistique générale de la France (SGF) [2] prescrit pour le recensement de 1856 de « classer dans chaque profession, non seulement le chef de famille, mais encore toutes les personnes que sa profession fait vivre directement ou indirectement, c'est-à-dire sa famille, ses ouvriers, ses agents de diverse nature et même ses domestiques » (Le Mée, 1979, p. 273). Les individus exerçant une profession et ceux qu’ils « font vivre » sont donc systématiquement « confondus en un même nombre » (Cahen, 1953, p. 231). Cette construction n’est pas reconduite de manière identique au recensement suivant. Au-delà de renseigner le nombre d’individus dépendant directement et indirectement de chaque profession, la classification tirée du recensement doit permettre de différencier les individus exerçant directement une profession des individus « vivant du revenu gagné par ces derniers » (Loua, 1880). Cette division prend forme lors du recensement de 1861 et les deux groupes ainsi formés sont nommés respectivement « population active » et « population inactive » lors du recensement de 1876 par Toussaint Loua, alors directeur de la SGF (Loua, 1879b).
9 Entre 1861 et 1891, la population active se compose des individus exerçant « directement » une profession dans une position particulière : « chefs ou patrons », « commis ou employés », « ouvriers » ou « journaliers, hommes de peine, concierges… ». Elle inclut les chefs de ménage mais aussi les autres membres du ménage qui ont déclaré exercer une profession distincte de celle de ce dernier. La population inactive est constituée quant à elle des « membres de la famille et domestiques vivant du travail des précédents » [3]. Ces deux groupes recouvrent l’ensemble de la population « classée ». Cette dernière est ainsi divisée à la fois par professions, qui sont elles-mêmes regroupées dans des « divisions professionnelles » (i.e. dans des secteurs d’activité), et par position. La composition de la population classée est représentée dans la figure 1. Au total de la population classée doivent être ajoutés les totaux de la population comptée à part [4] et de la population « non classée » pour connaître le total de la population générale. La population non classée regroupe les mendiants, les vagabonds, les « filles publiques inscrites » et les individus dont la profession est inconnue.
Construction de la partition de la population entre actifs et inactifs (1861-1891)
Construction de la partition de la population entre actifs et inactifs (1861-1891)
10 Les « inactifs » sont comptabilisés dans la profession de l’individu dont ils sont « à la charge ». Par exemple, les membres d’un ménage dont le chef est fonctionnaire et qui ne déclarent pas exercer une profession distincte de celle de ce dernier seront comptabilisés comme inactifs mais systématiquement rattachés à la profession de fonctionnaire dans la division professionnelle « Professions libérales ». De ce fait, la première partition ne met pas en valeur le poids des branches d’activité en fonction du nombre de travailleuses et travailleurs occupés dans chacun d’eux, mais en fonction du nombre d’individus dépendant directement et indirectement de ces dernières :
« Les cadres préparés […] par l'administration ont été dressés de manière à pouvoir répondre à cette double question : quel est le nombre des individus de l'un ou l'autre sexe qui exercent directement une profession donnée en qualité, soit de chefs d'établissement, de patrons, de titulaires d'emploi, soit d'employés, soit d'ouvriers ou de journaliers ? Quel est le nombre des individus de chaque sexe […] qui sont à la charge des premiers ? »
12 La partition permet donc de connaître la composition de la population active et inactive selon la position et, plus curieusement, du fait du choix de construction de la partition, la part de la population classée (soit l’agrégation des actifs et des inactifs) dans chaque profession et division professionnelle. Cette remarque permet de mieux comprendre pourquoi les rentiers, dans la division professionnelle des « Personnes vivant exclusivement de leurs revenus », sont considérés comme actifs dans le recensement de 1861 et dans les six recensements suivants [5]. Étant nourris et logés au sein du ménage, les domestiques sont quant à eux considérés au même titre que les autres membres de la famille n’exerçant pas une profession distincte de celle du chef de ménage, comme inactifs. Cette classification est probablement liée à la nature de l’activité qu’ils exercent : pour les domestiques « attachés au service de la personne » en particulier, l’activité est similaire à celle qu’exercent d’autres individus (en particulier, les femmes), et est certainement perçue comme non productive. Dans la construction qui prévaut de 1861 à 1891, les domestiques n’exercent cependant pas en tant que telle une profession : ils possèdent un statut lié à leur engagement auprès d’un ménage. La classification des domestiques dans la population inactive est à relier à ce statut particulier : ils reçoivent chaque année un gage qui ne constitue pas une rémunération en tant que telle de leurs services mais une quantité (monétaire, alimentaire…) versée « […] par suite de [leur] engagement » [6], permettant par ailleurs de les maintenir dans le ménage. Cette distinction se retrouve sous l’Ancien Régime, le gage étant la somme versée aux domestiques et le salaire constituant le paiement pour un travail déterminé (Sarti, 2019).
13 Le critère de dépendance sur lequel s’appuie la partition entre 1861 et 1891 consiste non seulement en un lien de dépendance économique, mais aussi en un lien de dépendance juridique vis-à-vis du chef de ménage, les populations considérées mineures étant très souvent associées dans cette construction à la population inactive et rattachées à l’individu dont elles sont « à la charge ». Cette piste permet de concevoir que la qualité d’actif ou d’inactif découle d’un statut social, et que la question de la participation effective au système productif est secondaire, ce qui se constate dans la construction même de la partition : elle renseigne la répartition de la population par position sociale et non par profession. Dans la construction qui prévaut de 1861 à 1891, ce n’est donc pas la participation au système productif qui est prise en compte mais le fait de pouvoir vivre directement de son propre revenu, qu’il soit lié à un travail ou non. À partir de 1896, le critère de distinction change : les rentiers sont écartés de la population active, tandis que les domestiques y sont intégrés. Au recensement de 1896, les instructions pour les agents en charge du dépouillement soulignent en effet que les domestiques doivent être considérés comme actifs alors que les bulletins des femmes « qui se sont déclarées ménagères » mais qui ne font « que leur ménage », « seront rejetés pour être mis à part ».
14 L’étude des publications relatives aux résultats des recensements sur la période de 1861 à 1891, qui sont majoritairement le fait de Toussaint Loua, suggère que l’intérêt d’une telle partition est de construire des « classes sociales » (Loua, 1874a, 1874b, 1879a, 1879b) à partir de la position du chef de ménage. Cette construction permet à Toussaint Loua d’établir des caractéristiques démographiques pour chaque classe, avec une analyse des écarts des taux de fécondité et de mortalité dans l’unité du ménage. Un deuxième intérêt semble également de contrôler la progression numérique des différentes classes (Loua, 1874a), notamment en comparant leurs taux de fécondité et de mortalité. La partition de la population répond ainsi à deux objectifs principaux : d’une part organiser la structure de la société en différentes classes sociales marquées par un lien de dépendance double, au sein du ménage tout d’abord et entre salariés et propriétaires ensuite – ainsi, d’après Lucie Cahen, jusqu’en 1891, les recensements des professions répondaient à des buts d’« essence surtout sociologiques » (Cahen, 1953, p. 232) – ; et d’autre part établir pour chacune de ces classes des caractéristiques démographiques permettant entre autres d’en analyser leur croissance respective. Les statistiques des professions et des positions établies à cette période, en hiérarchisant la population par classes sociales et en suggérant les liens de dépendance les reliant les unes aux autres, semblent participer du même mouvement de la « mise en équivalence des individus » permettant de penser les « masses » (Desrosières, 1988). Dans cette perspective, l’analyse de la progression des différentes classes pourrait être un moyen de surveiller la pérennité de l’ordre social en anticipant de futurs déséquilibres liés à l’accroissement plus rapide d’une classe par rapport à une autre, comme le suggère Toussaint Loua dans l’une de ses publications (1874a). On peut par ailleurs observer dans ces écrits que l’enjeu de la classification des professions et positions est avant tout de représenter l’ordre social et non la structure de la main d’œuvre disponible : les « fonctions sociales » sont distinguées par « ordre hiérarchique » (Loua, 1874b), rentiers et propriétaires en tête.
15 Le choix de l’échelle du ménage dans la partition construite entre 1861 et 1891 constitue également, au moins pendant un temps, un reflet de l’organisation du travail prédominante à cette époque. Les organisations de grande taille sont encore rares, le commerce et la production disséminés. Les travailleurs et les travailleuses à domicile sont une figure centrale de ce mode d’organisation, exerçant leur activité sans supervision directe, « […] sauf au sein de leur ménage » (François et Lemercier, 2021, p. 16). À partir des années 1880, la fiabilité de la classification professionnelle construite dans le cadre de ces recensements est peu à peu remise en question, et apparaît en inadéquation avec les préoccupations liées à l’essor de l’industrie et au développement des syndicats. Le recensement des « forces productives » est progressivement présenté comme nécessaire pour la mise en œuvre des différentes lois d’assurance relatives au travail.
II. Le tournant des années 1890 : contexte et motivations d’un recensement des « forces productives »
16 Lors du recensement de 1881, où la France entière est recensée pour la première fois à date fixe, une nouvelle catégorie est ajoutée aux divisions professionnelles, distincte des individus dont la profession est inconnue : les « individus sans profession ». Dans les résultats des recensements de 1886 et de 1891, cette catégorie est ensuite classée avec les « professions non classées ou inconnues ». Elle comprend les « saltimbanques, bohémiens, vagabonds, filles publiques » mais aussi les « gens sans place » (expression qui désigne les individus au chômage) et côtoie dans la population non classée les « enfants en nourrice, étudiants ou élèves internes des collèges ou pensionnats, [le] personnel interné des asiles, hôpitaux, hospices, etc., [les] enfants trouvés ». Les tâtonnements dans la catégorisation des individus sans profession sont intéressants à plus d’un titre. D’une part, ils préfigurent les hésitations dans la construction de la partition relatives aux individus sans profession (comment distinguer les individus non classés des individus sans profession ?), mais aussi aux gens sans place (comment distinguer les individus sans profession et les chômeurs ?) qui vont se régler en partie lors du recensement professionnel de 1896. D’autre part, ils traduisent une préoccupation qui se renforce à partir des années 1880 avec ce que Pierre François et Claire Lemercier (2021) nomment l’« âge de l’usine » : l’effacement progressif de l’atelier face à l’usine, l’émergence du salariat comme référence et la question du chômage involontaire, accentuée encore par la Grande Dépression qui touche la France dans les années 1880 et par la crise du phylloxéra qui accélère l’exode rural. Enfin, en introduisant la distinction entre « chômeurs » et « individus sans profession », ces tâtonnements témoignent d’une évolution majeure concernant la tension qui parcourt le siècle entre l’indigence comme fait social et la question de la responsabilité individuelle : l’individu va peu à peu être pensé comme subissant des « risques » liés à l’industrialisation pour lesquels il ne peut être tenu responsable, notamment en cas de chômage (Ewald, 1986 ; Rosanvallon, 1990).
17 Dès le début des années 1880, la statistique sur les salaires dans l’industrie mais aussi sur les syndicats et les grèves se développe, ce qui n’est pas étranger au vote de la loi de 1884 autorisant les syndicats et groupements professionnels divers. Des enquêtes parlementaires d’envergure sont menées à la demande de la chambre des députés, comme c’est le cas de l’« Enquête sur la situation des ouvriers de l’agriculture et de l’industrie en France, et sur la crise parisienne » de 1884. Enfin, le Conseil supérieur du travail (CST) et l’Office du travail (OT) sont créés en 1891. L’OT est rattaché dès sa création au ministère du Commerce ; il en constitue un service distinct, placé sous l’autorité du ministre. La reconnaissance de la statistique et des enquêtes comme outil d’action et de connaissance par le ministère permet à l’OT de bénéficier d’une grande liberté de fonctionnement, liée à l’ampleur des attributions qui lui sont conférées : il est conçu comme un bureau de statistique devant recueillir, coordonner et publier l’ensemble des statistiques relatives au travail. Il doit également éclairer par ses enquêtes les débats relatifs à la mise en place d’une législation du travail : on retrouve cette conception de l’OT dans les premières sessions du CST, mais aussi dans les déclarations de ses directeurs successifs. Jules Lax, directeur de l’OT de 1891 à 1893, s’adresse en ces termes au ministre du Commerce Louis Terrier en 1893 dans une lettre de présentation du premier volume de l’enquête sur les salaires dans l’industrie française :
« Sans doute eut-il été plus conforme aux règles de la pure logique de donner pour préface à toutes nos études un recensement général des forces productives, animées et inanimées de la France. Il est de toute évidence, en effet, que jusqu’à ce qu’aient été nettement dégagés ces facteurs essentiels de notre activité industrielle, ce ne serait que sur des présomptions plus ou moins hardies, des intuitions plus ou moins heureuses que pourraient être basées la plupart de ces lois concernant l’industrie et les travailleurs que réclame l’opinion publique et qu’avec une égale ardeur le Gouvernement de la République aspire à lui donner. […] À quels graves mécomptes ne s’exposerait-on pas, par exemple, en édictant des lois d’assurance contre la maladie ou la vieillesse fondées sur la seule connaissance du taux des salaires, de la durée du travail et, même, des risques professionnels, en l’absence de toute donnée certaine sur l’effectif absolu ou, tout au moins, l’importance numérique relative des diverses catégories d’ouvriers distinguées ! » [7]
19 Le recensement des professions répond ainsi à la volonté d’appliquer une méthode scientifique à la mise en place des lois d’assurance relatives au travail, pensées comme venant réguler différents « risques professionnels » (chômage, accidents du travail, maladie et vieillesse). Comme Émile Cheysson, qui siège au Comité permanent des congrès internationaux des accidents du travail et soutient qu’un recensement des professions permettrait d’apporter une réponse chiffrée aux débats relatifs à ces derniers, Jules Lax puis Arthur Fontaine (encadré 2) – directeur du Travail de 1899 à 1919 – relient la nécessité de mettre en place un recensement des professions aux différents projets de lois d’assurance. Jusqu’au début des années 1880, l’appréhension de la statistique comme outil ponctuel permettant de répondre à des problèmes conjoncturels, visible dans le rôle conféré aux enquêtes parlementaires, semble reléguer les données relatives aux professions recueillies par les recensements au second plan. Les faiblesses de la classification construite dans ces derniers sont pointées du doigt dès les années 1870, mais ce n’est qu’à partir du milieu des années 1880 que des critiques plus systématiques se développent. La progression de l’intérêt accordé aux résultats du recensement s’insère dans un mouvement plus large d’institutionnalisation de ce dernier, visible dans la généralisation de l’usage de nouveaux documents de recensement, dans la mise en place d’un recensement à date fixe (1881), mais aussi dans les efforts de définition de la population à recenser et des catégories particulières de population (population comptée à part par exemple). Ce processus d’institutionnalisation du recensement est également visible à travers la création en 1885 de l’Institut international de statistique (IIS) et du Conseil supérieur de statistique (CSP), et dans la volonté de trouver une unité dans les classements par profession afin d’établir des comparaisons dans le temps et entre pays. Jacques Bertillon, statisticien et démographe français, est ainsi chargé d’élaborer une nomenclature des professions par l’IIS qui sera utilisée pour le recensement de 1896.
20 Le tournant dans la justification du recensement portée par l’administration du travail naissante peut être interrogé à différentes échelles. À l’échelle administrative, il peut constituer un enjeu stratégique afin de développer l’OT : l’institution représente une petite structure, employant de 15 à 30 personnes entre 1891 et 1914 (Lespinet-Moret, 2007). L’intégration du recensement dans le programme de l’OT par la création d’un service spécial et par le rattachement de la SGF permet d’élargir ses prérogatives, et parallèlement renforce la justification technique et politique du recensement qui se construit depuis le milieu des années 1880. À l’échelle nationale et internationale, les déclarations des directeurs de l’OT relatives à l’importance d’un recensement des professions peuvent également être perçues comme endogènes : la mise en place d’une loi relative aux accidents du travail est encore débattue au début des années 1890, et la Commission chargée d’établir le plan du recensement professionnel en France se réfère au recensement allemand de 1882. On retrouve dans le rapport l’idée d’un recensement professionnel comme socle aux futures lois d’assurance, susceptible d’avoir exercé une influence sur les objectifs rattachés au recensement français de 1896 :
« C’est à l’étranger qu’elle [la Commission] a dû chercher des exemples. […] L’empire allemand, dont l’exemple était déjà invoqué dans le rapport de M. Cheysson, a paru à la Commission avoir le plus largement embrassé le sujet et le plus exactement atteint le but visé, par le recensement professionnel de 1882. On sait que l’opération a servi de base à l’établissement des lois sur l’assurance ouvrière. Il est intéressant d’ajouter que le gouvernement allemand paraît songer à donner une certaine périodicité à ce genre de dénombrement qu’il a jugé nécessaire à sa politique économique, puisqu’il s’apprête à le renouveler incessamment en employant les mêmes procédés et les mêmes questionnaires légèrement modifiés. » [8]
22 Dans le cas spécifique des assurances chômage, l’Allemagne et la France ont pour point commun de dénombrer les chômeurs au niveau national avant de mettre en œuvre un système d’indemnisation du chômage, contrairement à la Grande-Bretagne qui s’appuie sur les chiffres présentés par les syndicats (Reynaud, 2018). On peut supposer que la justification du recensement portée par l’administration du travail implique de construire une représentation de l’activité et des professions qui soit « fonctionnelle » pour les pouvoirs publics et les législateurs et donc en prise avec les principaux problèmes sociaux de l’époque que sont les « risques professionnels » tels que les accidents du travail ou le chômage. Le caractère fonctionnel de la représentation de l’activité construite signifie que celle-ci peut être directement mobilisable, opérationnalisable et donc « orientée vers l’action » (Perrot, 1973, p. 15). Dans ce cadre, le fait que les bulletins des individus inactifs ne soient pas dépouillés en 1896 et qu’aucun commentaire relatif à la structure de cette population ne soit mentionné est une caractéristique importante de la nouvelle partition construite, puisqu’elle exclut par construction les individus sans profession de la législation sociale, ou inversement constitue le produit de l’exclusion de ces derniers dans le discours politique. La « question sociale », notion souvent mobilisée à cette période par les administrateurs du travail, semble se polariser sur la protection des travailleurs et travailleuses, en particulier de l’industrie. Si la partition construite dans les recensements antérieurs à 1896 suppose une relation de dépendance entre la population active et la population inactive, à partir de 1896, l’objectif premier de la partition est de distinguer la population active, productive, du « reste » des individus, rassemblés dans la population inactive.
III. Le recensement de 1896, point de départ de l’« industrialisation » des statistiques
23 Jusqu’au recensement de 1891, les préfets ont pour tâche de centraliser les documents remplis par les communes, de dresser eux-mêmes les tableaux récapitulatifs pour chacune d’elles, et n’ont pas toujours les moyens de contrôler la qualité et la véracité de l’information qui leur est transmise. La SGF se charge alors de rassembler les documents et de dresser les tableaux pour les départements et la France entière. Le manque d’outils de contrôle des résultats et les faiblesses de la classification proposée pour les recensements antérieurs (Loua, 1880, 1888), couplés à la volonté d’établir une statistique nationale des professions, mènent à la création d’une Commission chargée d’établir le plan d’un recensement professionnel général de la population. La Commission est composée d’une dizaine de membres dont font partie Émile Levasseur, Jacques Bertillon, Émile Cheysson, Arthur Fontaine et Victor Turquan (alors directeur de la SGF) (encadré 2). Dans le rapport qu’Émile Levasseur présente au ministre du Commerce, il est proposé, au regard des coûts pouvant être engendrés par un recensement spécial et de la possible défiance de la population à l’égard d’un recensement supplémentaire, l’option d’un recensement des professions annexé au recensement de la population. Bien que cette option soit considérée de moindre efficacité dans le rapport, c’est cette dernière qui est adoptée pour le recensement de 1896.
Encadré 2. Repères biographiques
Émile Cheysson est ingénieur des Ponts et chaussées. Il est membre de la SSP qu’il préside en 1883. Il contribue à la création du CSP (voir Desrosières, 2008, chapitre 15).
Arthur Fontaine, polytechnicien de la même promotion que Lucien March, est nommé sous-directeur de l’OT en 1894 et devient directeur du Travail en 1899 sur proposition d’Alexandre Millerand. Il occupe cette position jusqu’en 1919. Il est également le premier président de l'Organisation internationale du travail.
Jules Lax est un ingénieur, ancien élève de l’École polytechnique (1862) et de l’École des Ponts et chaussées (1864). Il est nommé directeur de l’OT lors de sa création (1891) alors qu’il est inspecteur général des Ponts et chaussées. Il occupe cette position jusqu’en 1893.
Émile Levasseur est statisticien et géographe, formé en histoire à l’École nationale supérieure. Il est membre du CSP et préside la SSP en 1877 et en 1900. Il participe également aux congrès internationaux de statistique, et devient vice-président de l’Institut international de statistique (IIS) en 1886 (voir Palsky, 2006).
Toussaint Loua est directeur de la Statistique générale de la France (SGF) de 1875 à 1887. Il débute sa carrière au ministère du Commerce en 1850 à l’âge de 26 ans, en tant qu’employé auxiliaire, puis obtient son premier poste à la SGF en 1853, dans laquelle il travaille jusqu’à sa retraite. Il est membre titulaire de la SSP à partir de 1864 et prend part à la création du CSP (1885), dont il est membre.
Lucien March, polytechnicien, devient délégué permanent à l’Office du travail (OT) en 1892. Il entre à la SSP en 1897 et en devient président en 1907. Après avoir dirigé le service du dépouillement pour le recensement de 1896, il est nommé chef des services techniques de l’OT et de la SGF en 1901 par Arthur Fontaine. Cette promotion fait suite à l’incorporation de l’OT en 1899 dans la direction du Travail. Lucien March devient directeur de la SGF en 1910, position qu’il occupe pendant dix ans. Il est le premier directeur de la SGF provenant d’une formation scientifique (Kang, 1992).
24 La partition construite dans ce cadre est le produit de l’agencement des bulletins individuels, qui résulte des indications de la Commission, mais aussi du travail des agents de pointage lors de leur dépouillement, qui doivent notamment mettre à part l’ensemble des bulletins des individus sans profession parvenus par erreur au service.
25 L’annexion du recensement professionnel au recensement général se traduit en premier lieu par la scission du bulletin individuel en deux parties distinctes, une première relative au recensement général de la population et une seconde concernant les questions sur la profession exercée et la position. Dans chaque ménage et pour chaque circonscription, un agent recenseur distribue les bulletins individuels et les feuilles de ménage. Les bordereaux de maison, contenant les feuilles de ménage et les bulletins individuels, sont envoyés après vérification au maire de la commune, qui se charge de découper la partie professionnelle du bulletin et obtient ainsi des bulletins professionnels indépendants, qu’il classe en quatre catégories : les bulletins des « individus sans profession », ceux de la population comptée à part, ceux des « individus ayant une profession, mais actuellement en chômage » et enfin ceux des individus exerçant actuellement une profession, classés selon l’adresse de l’établissement les employant. L’établissement est défini dans les instructions du recensement de 1896 :
« On entend par établissement, la réunion de plusieurs individus travaillant ensemble, d’une manière habituelle, dans une maison ou sur un immeuble déterminé, ou dans plusieurs maisons ou immeubles voisins, sous la direction d’un ou de plusieurs représentants d’une même raison sociale. […] Un ouvrier travaillant seul à domicile est considéré comme constituant un établissement distinct. » [9]
27 Ces paquets sont ensuite envoyés à la préfecture qui, après vérification, les transmet à la direction de l’OT en vue de leur dépouillement, à l’exception des bulletins des individus sans profession. Ces derniers sont conservés par la préfecture jusqu’à ce qu’une autorisation de les détruire lui soit donnée : ils ne sont donc pas dépouillés [10].
28 L’innovation majeure dans le recensement professionnel de 1896 a lieu lors de son dépouillement : le dépouillement de la première partie du bulletin se fait encore au niveau de la commune, mais celui de la partie professionnelle est centralisé à Paris et exécuté par un service dirigé par Lucien March à l’aide des machines à cartes perforées de l’ingénieur Herman Hollerith, déjà utilisées pour le Census américain et le recensement autrichien de 1890. Ce service occupe de 1896 à 1900 une centaine de personnes (Huber, 1937). Lorsque les bulletins professionnels sont reçus par le service, plusieurs opérations doivent être exécutées par les agents de pointage pour préparer le traitement de l’information par les machines. La première opération est de déterminer la nature de l’industrie de chaque établissement, puis de la pointer sur le bulletin individuel de l’établissement classé en tête. Après avoir éventuellement rectifié le nombre de personnes occupées dans l’établissement, l’agent de pointage vérifie les informations déclarées pour chaque bulletin et se réfère à des instructions pour les déclarations qui ne sont pas immédiatement utilisables car lacunaires ou faussées. Certains bulletins sont mis de côté à cette étape par les agents et ne feront pas l’objet de manipulation ultérieure : c’est le cas des bulletins des individus ayant déclaré exercer une profession lors du recensement, mais classés dans les inactifs après-coup par le service du dépouillement (par exemple, ceux des femmes s’étant déclarées « ménagères » mais ne s’occupant que de leur ménage). Les bulletins sont ensuite identifiés par numéro d’industrie. Un numéro d’ordre leur est attribué et est également inscrit sur une carte, qui est poinçonnée suivant les indications du bulletin. Les cartes sont enfin classées par sexe et perforées suivant le département et l’arrondissement : elles sont alors prêtes à être lues par la machine Hollerith. L’ensemble des informations déclarées par l’individu sur le bulletin sont codées sur la carte par des chiffres ou des associations de lettres. Pour chaque information indiquée sur la carte, un poinçon est lu comme une réponse affirmative et le compteur de cette entrée est alors incrémenté de 1. Si aucun poinçon n’est fait à une entrée, le compteur reste au même niveau. Les informations rentrées sur la carte sont divisées en séries et peuvent être croisées, notamment dans l’objectif d’établir des tableaux à plusieurs entrées. Des mécanismes de vérification sont intégrés à la machine (signaux sonores, inscription des totaux) afin d’alerter les utilisateurs en cas d’erreur (Cheysson, 1892).
29 L’utilisation des machines Hollerith pour le dépouillement du recensement de 1896 représente une étape importante dans l’histoire de la statistique, puisqu’elle constitue le point de départ du traitement automatique des données recueillies et de l’« industrialisation des statistiques » (Desrosières, 2008, p. 272). En ce sens, elle constitue une rupture par rapport aux méthodes appliquées jusque-là pour traiter les résultats des recensements, dont le dépouillement est encore largement décentralisé en 1891. Leur utilisation s’inscrit cependant également dans la continuité d’un processus plus long d’institutionnalisation des recensements et de perfectionnement des méthodes appliquées pour recenser et étudier la population, tant au niveau national (usage des feuilles de ménage et des bulletins individuels, recensement à date fixe, création du CSP…) qu’au niveau international (création de l’IIS, recherche d’une nomenclature internationale des professions). L’utilisation des machines Hollerith est enfin une condition à la mise en place du recensement des professions et à son dépouillement, représentant à cette époque un travail considérable : même si l’utilisation de la machine Hollerith a accéléré le traitement des déclarations lors du dépouillement du recensement professionnel de 1896, ce dernier s’est étendu sur quatre ans, alors que la Commission en charge d’effectuer le devis considérait en 1894 que le recensement professionnel s’étendrait au maximum sur trois ans [11]. Les premiers résultats du recensement (pour une quinzaine de départements) ont été publiés en 1899, et les résultats pour l’ensemble des départements et pour la France entière se retrouvent dans l’Annuaire statistique de 1900, un an seulement avant le recensement suivant. On peut cependant souligner le gain de temps conséquent induit par les nouvelles méthodes appliquées au recensement de 1896, puisque les résultats de l’enquête industrielle de 1860-1865 entreprise par la SGF n’avaient été publiés qu’en 1873, soit treize ans après le début de l’enquête (Chanut et al., 2000).
IV. Le travail marchand comme fondement de la partition entre actifs et inactifs
30 La partition construite à partir du recensement de 1896 se fonde sur la distinction entre chômeurs et individus sans profession : les individus qui déclarent exercer une profession, qu’ils soient en emploi ou au chômage, sont considérés comme actifs, tandis que l’ensemble des individus sans profession rentrent dans la catégorie des inactifs. Cette construction fait disparaître le critère de dépendance à l’échelle du ménage et met en lumière un lien de dépendance de l’individu à l’établissement qui l’emploie, l’objectif étant d’établir également une statistique des établissements.
31 Dans la dernière rubrique du bulletin individuel, trois cadres sont établis : le premier cadre concerne la profession exercée par l’individu, tandis que les deux autres sont relatifs à la position occupée dans l’exercice de la profession. Le premier cadre permet de distinguer les individus exerçant une profession de ceux qui n’en ont pas. Les deux cadres relatifs à la position occupée par l’individu ont quant à eux pour objet « de rattacher les personnes exerçant une profession à l’entreprise qui leur fournit actuellement les moyens d’existence ». La profession peut être exercée à l’intérieur ou à l’extérieur du ménage : la définition de l’établissement prévue pour le recensement de 1896 fait de la cellule familiale un établissement et du chef de famille un chef d’établissement. Il est en effet indiqué à l’arrière du bulletin que les individus qui travaillent à domicile et qui ne sont « sous la direction de personne » doivent se considérer comme chef d’établissement et indiquer le nombre d’aides qu’ils emploient, « même de leur famille ». Les membres de la famille doivent quant à eux indiquer la profession qu’ils exercent auprès du chef de famille.
32 Les individus qui se trouvent sans emploi le jour du recensement sont considérés comme chômeurs s’ils exercent habituellement une profession en tant qu’employés ou ouvriers, sous la direction ou au service d’autrui, et dans une relation nécessairement marquée par l’appartenance à un établissement [12]. Cette approche permet d’établir une distinction entre les individus se déclarant sans profession et ceux se déclarant sans emploi en fixant trois critères de définition : le chômage est temporaire, lié à une suspension de travail dans un établissement, et ne concerne que les individus exerçant habituellement une profession. La dépendance juridique à l’établissement constitue le critère majeur du rattachement de l’individu à l’établissement l’employant (Salais et al., 1986) : seuls les individus travaillant au sein de l’établissement doivent être comptabilisés par les chefs d’établissement et les patrons ; les travailleurs et travailleuses à domicile, même s’ils dépendent économiquement de l’établissement, n’y sont pas rattachés. Relativement au critère distinctif de dépendance mis en lumière pour la partition précédente, plusieurs changements ont donc lieu : le lien de dépendance établi au niveau du ménage s’estompe, et celui caractérisé entre « classes sociales » laisse place à un lien de dépendance de l’individu à l’établissement.
33 Le tableau de l’Annuaire statistique de 1900 qui présente la composition de la population active pour la France entière est structuré de manière relativement analogue à ceux des années précédentes : on y retrouve les « industries ou professions », elles-mêmes divisées en sous-groupes, et les positions des individus. La population active regroupe les chefs d’établissement, les employés et ouvriers « des établissements » et les « travailleurs disséminés, petits patrons, ouvriers à façon ou sans place fixe et unique » [13]. Elle regroupe de plus les « personnes de situation inconnue » et les « employés et ouvriers sans place ». La catégorie des chômeurs est donc incluse dans la population active, contrairement à la catégorie des individus sans profession. Cette distinction est liée au nouvel objectif attribué au recensement des professions, qui est de représenter l’ensemble des forces productives sur le territoire. Les chômeurs sont considérés actifs parce qu’ils exercent habituellement une profession et sont supposés retrouver un emploi rapidement, autrement dit parce qu’ils sont disponibles sur le marché du travail. Les bulletins des « individus sans profession », qui ont répondu « néant » à la question du bulletin « Quelle est votre profession ? » sont mis en paquets et gardés par les préfectures jusqu’à ce qu’une autorisation de les détruire leur soit donnée : ces derniers ne sont tout simplement pas pris en compte dans le dépouillement du recensement. La population inactive est constituée de l’ensemble des individus sans profession, dont les bulletins ne font l’objet d’aucune manipulation, et des individus dont les bulletins sont mis de côté lors du travail de pointage des agents. Ainsi, l’ensemble des bulletins des individus formant la population inactive ne sont pas retravaillés : ils sont seulement séparés du reste des bulletins. Aucun tableau de l’Annuaire ne fait état de la composition de la population inactive sur la période 1896-1936, et ce même si les bulletins des inactifs sont dépouillés à partir de 1901.
34 La modification du critère de partition entraîne plusieurs changements notables. Tout d’abord, le taux d’activité augmente considérablement et durablement, avec une hausse marquée pour les femmes (tableau 1). Entre 1876 et 1891, la part des femmes dans la population active fluctue légèrement autour de 30 % tandis qu’au recensement de 1896, elles représentent 34,6 % de la population active, soit une hausse de 5,1 points de pourcentage entre 1891 et 1896. À partir du début du xxe siècle, la comptabilisation des femmes sur le marché du travail est plus constante qu’au cours du xixe siècle, ce qui a notamment été imputé à la mise en place de nouvelles méthodes de dépouillement et à la centralisation de ce dernier (Maruani et Meron, 2012). Concernant les modifications apportées à la partition, plusieurs raisons peuvent être évoquées pour expliquer l’augmentation de la part des femmes comptabilisées comme actives. La principale cause de cette hausse est le passage de l’échelle du ménage à celle de l’individu, qui se traduit par l’effacement du critère de dépendance au sein du ménage : ce n’est plus la position dans le ménage qui conditionne l’appartenance à la catégorie d’actifs ou d’inactifs mais l’exercice individuel d’une profession, au sens d’un travail marchand [14]. Comme souligné précédemment, ce travail peut être effectué à l’intérieur ou à l’extérieur du ménage, ce qui implique qu’un certain nombre de femmes jusque-là comptabilisées inactives car travaillant au sein de la structure familiale sont comptées dans la population active à partir de 1896. Cet « éclatement » de la sphère domestique (Topalov, 1999, p. 402), par l’effacement du lien de dépendance au sein du ménage, a cependant pour condition de délimiter ce qui constitue une activité professionnelle, notamment en ce qui concerne le travail exécuté dans la cellule familiale : la distinction établie lors du recensement de 1896 entre les domestiques et les ménagères constitue à ce titre un indicateur de l’émergence de la définition de l’activité comme marchande. Dès lors, la qualité d’actif est attribuée à tout individu travaillant « dans le champ limité de la production » (Fouquet, 2004, p. 55).
Évolution de la population active en France (effectif et taux)
Évolution de la population active en France (effectif et taux)
35 Un second changement important est à signaler. Les divisions professionnelles, jusqu’alors composées des individus actifs et des individus inactifs, ne comprennent plus que les individus actifs en 1896. Les totaux présentés pour chaque profession et chaque division professionnelle mettent ainsi en lumière le nombre d’actifs occupés ou au chômage, et non plus le total agrégé de la population active et inactive. La distinction entre « individus sans emploi » et « individus sans profession » fait émerger cette nouvelle partition en érigeant comme critère distinctif la capacité de travail marchand, c’est-à-dire la capacité de vendre sa force de travail. Dans cette partition, la population inactive devient une catégorie résiduelle et hétérogène, dont la composition n’est plus renseignée. Elle n’a plus de définition propre et « […] résulte au mieux d’une double négation : ceux qui ne sont ni actifs occupés, ni chômeurs » (Fouquet, 2004, p. 47). Ce caractère résiduel est le fruit d’un contexte particulier de polarisation des discours autour du travail : les lois d’assurance en préparation à la fin du xixe siècle, reliées à la nécessité d’établir un recensement des forces productives à partir du milieu des années 1880, visent à réguler certains « risques professionnels ». Le faible intérêt que la population inactive suscite dans la construction de la partition est alors « consistant » (Didier, 2009) avec l’objectif rattaché au recensement, puisque ce sont les individus composant la population active qui sont visés par ces lois.
Conclusion
36 L’évolution de la partition de la population entre actifs et inactifs à la fin du xixe siècle en France traduit des choix techniques, théoriques et politiques. La première partition de la population, utilisée pour les recensements de 1861 à 1891, répond à des choix d’ordre sociologique et moral. Elle motive une analyse en termes de classes sociales et fournit les instruments pour analyser la progression numérique des différents groupes sociaux, classés par ordre hiérarchique, en étudiant leur mortalité et leur fécondité. La partition élaborée à partir de 1896, qui se rapproche de celle que l’on connaît actuellement, répond à un nouvel objectif affirmé par l’administration du travail naissante qui est de représenter l’état des forces productives sur le territoire. Si la partition construite dans les recensements entre 1861 et 1891 demeure peu mobilisée en dehors de l’institution qui la produit, celle construite à partir de 1896 doit constituer un instrument aux mains de l’administration, des législateurs et des pouvoirs publics.
37 Les changements de critère de partition de la population et l’application de nouveaux procédés répondent à ce nouvel objectif. L’évolution de la partition constitue ainsi à la fois le reflet des transformations du travail à l’œuvre durant cette période et un vecteur de celles-ci. Elle en constitue le reflet, car elle traduit plusieurs bouleversements dans la représentation de l’activité : le passage de l’échelle du ménage à celle de l’individu, de l’activité familiale à l’activité collective dans l’établissement, de la position sociale à la contribution au système productif. Elle en constitue également un vecteur, car elle ouvre la voie à l’utilisation des statistiques de l’emploi comme outil d’action. La relation entre le développement d’un appareil statistique national et la mise en place d’une législation du travail n’est cependant pas totalement explicite à la fin du xixe siècle. La loi de 1898 sur les accidents du travail, par exemple, est votée bien avant que le dépouillement du recensement ne soit terminé.
38 Les deux logiques qui s’affrontent dans ces partitions se retrouvent dans la nomenclature actuelle des PCS. Selon Alain Desrosières (Desrosières et Thévenot, 2002 [1998]), trois phases permettent de comprendre la construction de la nomenclature des PCS : l’organisation en métiers (qui prévaut sous l’Ancien Régime), la distinction entre salariat et non-salariat à partir des années 1850, et l’introduction d’une « hiérarchie du salariat » selon la formation après les années 1930. Entre 1896 et 1936, « les informations sur les professions et les "situations dans la profession" que fournissent les recensements sont surtout destinées à décrire les caractéristiques socioéconomiques de la production et de la main d'œuvre, plutôt que des statuts sociaux plus ou moins hiérarchisés […] » (Desrosières et Thévenot, 2002 [1998], p. 8). Conjointement à l’émergence de la distinction entre salariat et non-salariat à partir des années 1850 et avant 1896, les statistiques sur les professions et les positions tirées des recensements décrivent effectivement des statuts sociaux hiérarchisés, qui ne sont pas nécessairement classés par des aptitudes ou des savoir-faire mais par des critères sociaux, économiques et juridiques : les critères de partition de la population utilisés dans les recensements de 1861 à 1891 en sont des indicateurs. La nomenclature des PCS repose ainsi sur la synthèse de plusieurs critères dont on peut retrouver les traces dans la construction de la partition entre actifs et inactifs : répartition en différentes classes sociales, hiérarchisation des qualifications et des aptitudes et division par profession et par position sociale.
Notes
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[1]
Sur la fiabilité des résultats des recensements généraux en France au cours du xixe siècle, voir Le Mée (1979).
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[2]
Un bureau de statistique générale est créé en 1833 en France à l’initiative d’Adolphe Thiers. Il est renommé bureau de la SGF en 1840. Pour un historique de la SGF, voir Huber (1937).
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[3]
Ministère de l'Agriculture et du commerce, service de la SGF, 1879, Annuaire statistique de la France, source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, p. 40-41.
-
[4]
La population comptée à part est celle qui ne compte pas pour l’application des lois municipales ou des lois d’impôts : par exemple, les individus recensés dans les dépôts de mendicité ou dans les lycées et collèges communaux font partie de la population comptée à part.
-
[5]
De 1801 à 1946 en France, les recensements ont une périodicité quinquennale, hormis quelques exceptions : le recensement de 1816 n’a pas eu lieu ; celui prévu en 1871 s’est déroulé en 1872 (retard lié à la guerre franco-prussienne) ; enfin ceux de 1916 et de 1941 n’ont pas été exécutés du fait de la guerre. Jusqu’au recensement de 1881, l’agent recenseur remplit lui-même les documents de recensement, ce qui implique de longs délais : six à huit semaines par exemple en 1876 (Biraben, 1963). À partir de 1881, le recensement se fait au niveau national à date fixe : l’agent dépose les bulletins à l’avance qui sont remplis par le ménage et qu’il récupère à date fixée.
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[6]
Dictionnaire du Littré, définition « gage », url : https://www.littre.org/definition/gage consulté le [19/09/2020].
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[7]
Direction générale de l'Insee, Recensement de 1896, Rapport Arthur Fontaine.
-
[8]
Direction générale de l'Insee, Recensement de 1896, op. cit., Rapport présenté au ministre du Commerce au nom de la Commission chargée d’étudier les moyens d’effectuer un recensement professionnel.
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[9]
Direction générale de l'Insee, Recensement de 1896, op. cit., Instruction du 10 février 1896 sur les opérations du dénombrement de la population.
-
[10]
Aucune information supplémentaire n’est demandée sur le bulletin professionnel aux individus qui renseignent qu’ils sont « sans profession » au recensement de 1896. L’indication « SP » (pour « sans profession ») est reportée sur la première partie du bulletin relative au recensement général.
-
[11]
Ce retard d’un an pourrait être attribué à l’importance imprévue des bulletins considérés lacunaires lors du dépouillement, qui a entraîné l’embauche d’agents supplémentaires dans le service.
-
[12]
En plus de son caractère temporaire, le chômage est appréhendé par ses causes (maladie ou invalidité, morte-saison régulière, autre manque accidentel d’ouvrage) dans les bulletins de 1896.
-
[13]
Ministère du Commerce, de l’industrie, des postes et des télégraphes, OT, SGF, 1900, Annuaire statistique, source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, p. 22.
-
[14]
L’activité professionnelle est définie par l’Insee comme « un travail effectué en vue d'un échange marchand […] et dont la nature n'est pas contraire aux lois ou à la moralité publique ».