1 Le titre de l’ouvrage attire l’attention. En quoi l’économie, qui se veut une science positive, pourrait-elle être « féministe », mot à connotation militante, ce qui induirait une posture partiale et par conséquent non scientifique ? « Économie féministe » sonnerait donc comme un oxymore. Dans l’ouvrage, Hélène Périvier déconstruit cette aporie en montrant qu’il n’y a pas lieu de mettre féminisme et économie en opposition. Elle invite le lecteur à porter un regard féministe sur la science économique et montre, comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, « Pourquoi la science économique a besoin du féminisme et vice versa ».
2 Le livre est composé de trois parties, chacune divisée en deux chapitres. Les chapitres peuvent être lus indépendamment les uns des autres car chacun apporte un éclairage différent sur les liens entre économie et féminisme. Les chapitres s’articulent néanmoins très bien et une lecture d’ensemble offre un riche panorama de ce qu’un cadre d’analyse féministe apporte à la science économique et de ce que les résultats produits en économie apportent à la compréhension des mécanismes générateurs d’inégalités entre les femmes et les hommes.
3 La première partie de l’ouvrage résume les principaux courants de l’économie et ceux du féminisme. Dans le premier chapitre, Hélène Périvier montre comment l’économie a été « pensée par des hommes pour une société dirigée par des hommes ». L’auteure rappelle que les premiers économistes se sont intéressés à deux questions majeures : la production de richesses et le fonctionnement des marchés, d’une part, et la justice associée à la distribution des ressources, d’autre part. En considérant que seul le travail marchand était producteur de richesses, ils excluent le travail domestique, réalisé par les femmes. Cette division sexuée du travail est tenue pour acquise, car elle serait le résultat d’inégalités entre les sexes, perçues comme naturelles et souhaitables. La science économique s’est construite sur ces préceptes sexistes, qui seront progressivement remis en cause, notamment par d’autres courants de l’économie (comme l’économie institutionnaliste, par exemple), mieux armés pour étudier les inégalités entre femmes et hommes.
4 Dans un deuxième chapitre, Hélène Périvier décrit les théories féministes, en ce qu’elles analysent le lien entre patriarcat (vu comme un ensemble de règles juridiques, structures sociales et pratiques), capitalisme (vu comme une organisation économique) et néolibéralisme (qui déclare la concurrence comme mode de régulation de la société). Ce chapitre présente un grand nombre de courants féministes : féminisme marxiste, féminisme matérialiste, féminisme libéral, etc. Un point commun de ces courants est de mettre en valeur le rôle clé du « travail de reproduction », réalisé majoritairement par les femmes et non rémunéré. Cette approche permet d’interroger la place de ce travail dans la société et pose en creux la question de savoir à qui profite ce travail non rémunéré (au système capitaliste ? aux hommes ?), ce qui entraîne la question de qui doit le rémunérer (la sphère privée ? la famille ? les pouvoirs publics ?).
5 La deuxième partie met en regard la critique féministe de l’économie et la place des femmes dans l’économie. Hélène Périvier revient sur l’histoire de la pensée économique, afin de présenter les critiques féministes de l’économie qui sont apparues dès le XIXe siècle. Ces critiques ont questionné les cadres de l’analyse économique, en révélant « les biais sexistes et androcentrés qui affectent l’économie ». C’est principalement le cadre néoclassique (en particulier dans sa version renouvelée par Becker), qui a été au centre des critiques. Dans le cadre néoclassique renouvelé, la division sexuée des tâches et les inégalités qui en découlent sont le résultat des actions d’individus libres d’agir, quel que soit leur sexe, et d’un marché concurrentiel qui crée l’ordre social et agence les choix. La critique féministe porte sur le postulat de la liberté d’agir des individus, qui nie l’existence de normes sociales. Mais l’auteure présente d’autres approches féministes de l’économie. Ainsi, par exemple, l’économie néo-institutionnaliste apporte une analyse renouvelée de l’économie du care, qui tient compte de l’injonction faite aux femmes de s’occuper des plus vulnérables à de nombreux moments de leur vie (orientation scolaire, etc.).
6 Le quatrième chapitre porte sur la place des femmes dans l’économie. Hélène Périvier présente les travaux de celles qu’elle nomme « Les filles d’Adam Smith », pionnières en économie. Leur apport à la littérature économique a souvent été sous-estimé, soit parce que leurs travaux ont été confondus avec ceux de leur mari, soit parce qu’ils ont été marginalisés. De nos jours, l’économie connaît une tendance à la féminisation, mais la parité n’est pas atteinte. L’auteure s’interroge sur les raisons de cette faible représentation des femmes chez les étudiant·es : autocensure, anticipation de discriminations, absence de role model, difficultés des carrières académiques spécifiques aux femmes, environnement hostile aux femmes. C’est donc le fonctionnement même de l’économie en tant que discipline qui est interrogé.
7 La troisième partie de l’ouvrage présente les études économiques sur l’égalité femmes-hommes. Hélène Périvier décrit les apports de l’économie (en particulier empirique) au féminisme, en offrant une meilleure compréhension des mécanismes générateurs d’inégalités entre les femmes et les hommes. Un premier apport a été la mesure de l’activité féminine et les liens entre activité des femmes et naissance des enfants. Un second apport concerne la mise en lumière du modèle social de « Monsieur Gagnepain » : ce modèle, mis en place après la Seconde Guerre mondiale, organise la répartition sexuée du travail par le biais de l’assurance sociale, des allocations et de l’imposition. Un troisième apport a été l’étude des inégalités salariales entre les femmes et les hommes, en lien avec les inégalités d’investissement dans la sphère domestique, notamment au moment de la naissance des enfants. Ces études mettent en lumière l’importance des politiques visant un meilleur partage des tâches (notamment au moyen d’un partage des congés parentaux) pour la mise en œuvre du principe d’égalité. Un quatrième apport a été l’étude des discriminations faites à l’encontre des femmes, qui ont par exemple permis de mesurer la discrimination au moment de l’embauche.
8 Le sixième chapitre s’intéresse à la mise en place des politiques visant à favoriser l’égalité femmes-hommes. L’auteure constate que l’égalité est rarement invoquée pour elle-même. Au niveau européen, l’égalité femmes-hommes est inscrite dès 1957 dans le traité de Rome. Le but était d’éviter que les faibles salaires des femmes présentent une menace pour l’emploi des hommes. De nos jours, l’égalité est promue pour les bénéfices qu’elle apporterait. Les grandes entreprises s’en saisissent comme un outil de performance économique : une plus grande diversité dans les comités de direction serait source de plus d’efficacité. L’auteure met en garde contre les dangers de l’utilisation du principe d’égalité pour servir des objectifs autres que l’égalité elle-même. Pour cela, elle montre le raisonnement circulaire qui est à l’origine de cette logique : s’il existe un gain à la diversité, c’est parce que les femmes ont une expérience sociale différente de celle des hommes, différence que l’on cherche justement à gommer au moyen de politiques visant à l’égalité. Et de conclure : « La dynamique égalitaire produit parfois des effets économiques positifs dans certaines configurations, effets que l’on peut qualifier de bénéfices collatéraux de l’égalité, mais ceux-ci ne peuvent pas être avancés comme la justification de ces politiques. » (p. 205).
9 Pour conclure, l’égalité femmes-hommes est loin d’être achevée. Par cet ouvrage stimulant, Hélène Périvier appelle les économistes à prendre leur place dans le combat pour l’égalité.