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1 Cet ouvrage collectif réunit les contributions de sociologues, économistes, gestionnaires et politistes ayant collaboré au projet de Tanja van der Lippe, subventionné par le Conseil européen de la recherche. À partir d’une perspective comparative internationale, l’ouvrage vise à éclairer l’offre et l’utilisation de dispositifs organisationnels qui garantissent la « durabilité » de la main d’œuvre, ainsi qu’à analyser les conséquences de ces pratiques. Le parti pris est d’intégrer le niveau méso, les organisations, à côté des niveaux micro et macro. En effet, les établissements ont un rôle central car ils conduisent les transformations de l’organisation du travail et des relations d’emploi ; ils réalisent aussi les investissements en ressources humaines, qui peuvent être plus ou moins consciemment ciblés sur certains groupes de salariés.

2 La première partie présente le cadre théorique, le contexte et la méthode. La main d’œuvre est durable lorsque les salariés sont productifs et heureux, les organisations sont profitables et assurent la cohésion entre salariés, et les pays ont un niveau élevé de participation au marché du travail et une économie florissante. L’approche théorique de l’ouvrage n’est pas uniforme, et chaque chapitre développe son propre appareillage théorique, allant de la sociologie économique (en termes de coûts et bénéfices, ou de transactions entre parties), à la mise en avant des stéréotypes notamment de genre, de culture et de normes. L’analyse empirique repose sur neuf pays (Hongrie, Bulgarie, Royaume-Uni, Allemagne, Portugal, Espagne, Pays-Bas, Suède, Finlande) représentants des idéaux-types d’après la typologie des États-providence de Esping-Andersen, et dont le contexte institutionnel est présenté dans le chapitre 2 en termes de flexibilité de l’emploi, de formation, de politiques d’articulation vie privée-vie professionnelle, de santé, et d’employabilité des salariés âgés.

3 La force de l’ouvrage réside dans le matériau empirique sur lequel repose la quasi-totalité des analyses, l’Enquête ESWS (European Sustainable Workforce Survey), dont le protocole est présenté en détail dans le troisième chapitre. L’enquête est ambitieuse : l’information a été recueillie en 2015 de façon identique dans les neuf pays, six secteurs d’activité (industrie, santé, télécommunications, services financiers, transports, enseignement supérieur) et à trois niveaux (responsables des ressources humaines, chefs d’équipes et salariés). Le matériau n’est cependant pas représentatif : en effet, en raison du faible taux de réponse des établissements tirés aléatoirement dans des fichiers d’entreprises, il a fallu ajouter des établissements choisis. Quant aux secteurs, ils ont été sélectionnés en fonction de la proportion de femmes, d’âge, de niveau de qualification de la main d’œuvre, de contrats courts et de développement économique. Au total, 259 établissements de plus de 20 salariés, 869 équipes ou départements et 11 011 salariés ont répondu à l’enquête, avec un taux de réponse satisfaisant des managers (80 %) et des salariés (60 %).

4 La deuxième partie porte sur la mise à disposition par les établissements des investissements en ressources humaines et leur utilisation par les employés. Chaque chapitre s’intéresse à une politique particulière : politiques de formation, d’articulation vie privée-vie professionnelle, d’employabilité des travailleurs âgés, de flexibilité des contrats de travail, de dispositions en matière de santé. Il en ressort que les femmes ont autant de chances que les hommes de participer à des programmes de formation institutionnalisés (par des professionnels), mais leurs chances sont moindres pour les formations informelles comme celles prises en charge par les collègues (chapitre 4). De même, les migrants ont un moindre accès à la formation professionnelle, quelles que soient leurs caractéristiques individuelles ou celles de leurs établissements, sauf dans les établissements qui offrent beaucoup de formation. Les auto-entrepreneurs et les salariés en contrat court ont également un moindre accès à la formation que les salariés en contrat permanent (chapitre 11). Quant à l’utilisation des congés parentaux par les mères et les pères (chapitre 5), il apparaît que le contexte de l’établissement a très peu d’effet pour les femmes, pour lesquelles ce sont surtout les politiques mises en place au niveau national qui ont un rôle. En revanche, pour les hommes, le soutien perçu du manager, l’utilisation du congé parental par le manager lui-même et la proportion de femmes dans l’établissement sont déterminants, signe que les pères ressentent davantage la pression de l’établissement dans la décision de prendre le congé parental. Concernant les politiques de soutien à la santé, il apparaît un écart important entre l’offre de mesures et la perception qu’en ont les salariés (chapitre 7), sauf quand les établissements proposent un plan cohérent entre les différentes mesures. Ce résultat révèle des problèmes de diffusion de l’information, mais aussi le ciblage des mesures sur certains types de salariés seulement.

5 Il ressort de l’ensemble de ces chapitres que, quel que soit le dispositif évoqué dans cette partie, outre les différences selon l’âge et le sexe, les salariés les plus qualifiés et ceux en emploi stable bénéficient le plus d’un accès aux différents investissements. Parmi les caractéristiques de l’établissement, la taille apparaît comme le facteur déterminant de l’offre de diverses mesures, les grands établissements investissant davantage que les plus petits. Le caractère public ou privé et le taux de syndicalisation ont moins d’effets. Au sein de l’organisation, les niveaux intermédiaires, les collègues et les managers, ont quant à eux un rôle important dans le fait d’utiliser ou non les dispositifs mis en place par les établissements.

6 La troisième partie analyse les effets de ces investissements pour les salariés. Le chapitre 9 révèle que, dans leur grande majorité, ils contribuent à la fois au bien-être des salariés et à leur performance. L’autonomie dans le travail s’avère aussi cruciale, à la fois pour la performance et pour le bien-être. Les résultats de ce chapitre clé sont cependant à nuancer : selon les indicateurs, ces objectifs peuvent être contradictoires, par exemple les modalités de travail flexible sont favorables au bien-être mais peuvent affecter négativement la performance. La formation n’a que peu d’effet sur le bien-être. Ces résultats contrastés soulignent l’importance d’une analyse fine et multidimensionnelle des investissements en ressources humaines. L’effet des politiques d’établissement dépend aussi du type de contrat des salariés. Les travailleurs en contrat temporaire équilibrent mieux leurs vies privée et professionnelle que les personnels en contrat permanent car ils sont moins exposés au stress au travail (chapitre 10). Cependant, ils subissent plus d’incertitude, ce qui nuit à l’équilibre des temps de vie. Concernant les caractéristiques de l’établissement, il ressort que la stratégie de recrutement du personnel non permanent a peu d’effet. Le sexe du manager joue également peu sur la perception des perspectives de promotion (chapitre 12), soit parce que les femmes managers n’ont pas assez de pouvoir, ou de volonté pour changer les pratiques de promotion genrées, soit parce qu’elles ne font pas office de modèle de référence pour les femmes.

7 Au final, l’ouvrage est cohérent et repose sur de très riches données permettant de multiplier les niveaux d’analyse. Il offre donc une contribution importante à la littérature. Chaque chapitre est bien structuré autour d’un cadre théorique et les hypothèses sont testées par des analyses sophistiquées (modèles multiniveaux, modèles à équations structurelles). Un grand nombre de dispositifs visant à accroître le bien-être des salariés sont étudiées, mais on peut regretter que les mesures soient parfois trop globales, ou au contraire qu’elles ne se focalisent que sur un aspect particulier. Les politiques d’articulation entre vie professionnelle et vie privée dépassent le cadre du congé parental et des horaires flexibles. En outre, le fait de s’appuyer sur des données statiques et sur un échantillon de personnes en emploi ne permet pas de prendre en compte les biais de sélection, ce qui aboutit à des résultats parfois étonnants, par exemple le fait que les hommes et les femmes ont la même probabilité d’utiliser les congés parentaux, ou que les femmes ont une moins grande probabilité de bénéficier des politiques d’âge. Enfin, si l’ambition initiale était de conduire une analyse comparative, cet aspect reste peu développé, comme les auteurs le regrettent eux-mêmes. Le nombre de pays sélectionnés est insuffisant pour étudier l’effet des caractéristiques macro, parfois les différences entre pays sont trop grandes pour étudier finement les différences. Finalement, mener une analyse sur un seul pays, ou comparer des pays proches, avec des indicateurs plus précis, permettrait d’analyser plus finement les processus à l’œuvre.

Ariane Pailhé
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/04/2022
https://doi.org/10.3917/popu.2104.0728
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