Les statistiques de décès par cause constituent un outil indispensable pour comprendre la situation sanitaire d’une population, et pour élaborer puis évaluer les politiques publiques. Pour autant, ces données sont complexes à collecter et leur fiabilité est souvent mise en doute. Différentes approches permettent d’estimer leur qualité. En s’appuyant sur les statistiques de causes de décès de quatre pays de taille, d’histoire et de niveau de mortalité différents, les auteur·es proposent une méthode originale pour appréhender la qualité de ces statistiques sanitaires, qui s’appuie sur un examen des variations régionales de la structure de la mortalité par cause entre sous-régions.
1 L’analyse de la mortalité par cause est un outil diagnostique performant qui peut éclairer les mécanismes d’évolution de la mortalité et les caractéristiques épidémiologiques d’une population. La validité et l’utilité d’un tel outil dépend de la fiabilité des données exploitées. Il est donc important d’évaluer la qualité des données avant toute analyse de la mortalité par cause.
2 Le terme « statistiques de mortalité par cause » renvoie généralement à la cause initiale de décès. Pour les besoins de la Classification internationale des maladies (CIM), l’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la cause initiale comme « la maladie ou le traumatisme qui a déclenché l’évolution morbide conduisant directement au décès, ou les circonstances de l’accident ou de la violence qui ont entraîné le traumatisme mortel » (OMS, 1992). La cause initiale qui figure dans les statistiques pour un décès donné dépend non seulement de la qualité des investigations et du diagnostic mais aussi des choix successifs opérés dans le cadre des processus de certification et de codage. En l’occurrence, le terme « processus de certification » désigne l’établissement du certificat médical de décès. Les facteurs potentiellement pertinents sont les suivants : compétence et expérience du médecin certificateur (médecin traitant, pathologiste, médecin/expert légiste ou autre médecin) ; possibilité d’accéder au dossier médical ante mortem ; réalisation d’une autopsie ; maladies ou traumatismes considérés par le certificateur comme ayant pu contribuer au décès. Par « processus de codage », on entend le traitement ultérieur du certificat médical de décès visant à déterminer la séquence de causes ayant conduit au décès et à sélectionner la cause initiale. Les facteurs suivants peuvent influencer le codage : modalités d’examen de la séquence (système de codification automatique [SCA] ou manuelle) ; révisions de la CIM utilisées ; interprétation par le codeur des règles de la CIM concernant la sélection de la cause initiale (en cas de codage manuel). Pour que les statistiques sur les causes de décès soient précises et cohérentes, il convient de s’appuyer sur des méthodes de certification et de codage de qualité, qui devraient en outre être normalisées.
3 Plusieurs approches ont été proposées pour évaluer la qualité et l’utilité des données sur les causes de décès fondées sur des résultats statistiques, c’est-à-dire les données collectées et publiées (Ruzicka et Lopez, 1990 ; Mahapatra et Rao, 2001 ; Mathers et al., 2005 ; Rao et al., 2005 ; Phillips et al., 2014). La plupart de ces approches sont conçues pour des pays dont les systèmes d’état civil sont en cours d’élaboration. Des critères tels que la couverture, la rapidité, l’exhaustivité ou l’absence d’erreurs ou de valeurs improbables, compte tenu de l’âge ou du sexe, ne sont pas très utiles pour évaluer les statistiques de mortalité dans les pays dont le système d’enregistrement est déjà établi et suit les recommandations de l’OMS pour la collecte et la déclaration des données de mortalité. Dans ces pays, le système d’état civil couvre tous les décès, et le diagnostic des causes de décès se fonde généralement sur des résultats d’autopsie ou un dossier médical. Souvent, l’évaluation de la fiabilité des statistiques par cause de décès pour les pays développés consiste simplement à déterminer la proportion de codes mal définis ou inutilisables (garbage codes) [1] (Mathers et al., 2005 ; Mikkelsen et al., 2020).
4 On peut toutefois s’interroger sur la fiabilité des données relatives aux causes de décès, même en l’absence de défauts manifestes. Les études qui analysent des sources de données complémentaires, y compris celles utilisées dans les quatre pays considérés ici, signalent souvent des erreurs de classification dans les statistiques de mortalité par cause de décès. Les études les plus fréquentes sont de trois types :
5 1) des réinspections : des spécialistes vérifient soigneusement les certificats médicaux de décès pour s’assurer que la cause de décès déclarée est la bonne et que la cause initiale a été correctement sélectionnée (Gavrilova et al., 2008 ; Ives et al., 2009 ; Aouba et al., 2011 ; Zack et al., 2017) ;
6 2) des études évaluant le degré de cohérence entre médecins certificateurs et nosologistes qui remplissent le certificat médical de décès à partir des informations contenues dans le dossier clinique et le rapport d’autopsie (pour les médecins certificateurs) ou qui sélectionnent la cause initiale à partir des informations portées sur le certificat de décès (pour les codeurs nosologistes). Le degré de cohérence entre les participants est ensuite évalué (Lakkireddy et al., 2004 ; Klug et al., 2009 ; Winkler et al., 2010) ;
7 3) des études comparant les causes de décès respectivement déclarées dans les dossiers cliniques et dans les rapports d’autopsie (Modelmog et al., 1992 ; Sinard, 2001 ; Marshall et Milikowski, 2017).
8 Les études exploitant d’autres sources de données fournissent de nombreuses informations sur la qualité des processus de certification et de codage des causes de décès. En plus de produire des estimations plus précises de la prévalence des erreurs de codage, ces études peuvent montrer de quelle manière elles surviennent. Mais de telles études sont fastidieuses et leur coût prohibitif ; il n’est donc pas envisageable d’y recourir de façon systématique. De plus, il est souvent difficile de déterminer si leurs conclusions sont généralisables, car elles portent la plupart du temps sur de petits échantillons de certificats ou ne bénéficient de la participation que d’un nombre restreint de médecins.
9 L’objectif est ici d’obtenir de nouveaux éléments sur la fiabilité des données par cause de décès dans les pays développés, sans se référer à d’autres sources que les données sur les causes initiales de décès issues des services d’état civil. L’uniformité statistique est examinée à l’échelle infranationale pour identifier les valeurs aberrantes et exceptionnelles. Même si quelques publications ont évoqué la validation des données par cause de décès au niveau infranational comme critère de fiabilité (Mahapatra et Rao, 2001 ; Rao et al., 2005), une revue de la littérature a permis de déterminer que cette méthode n’avait jamais été mise en œuvre dans une étude multi-pays.
10 Comme la majorité des études qui évaluent la qualité des données sur les causes de décès à partir de méthodes indirectes, celle-ci peut seulement attirer l’attention sur certaines tendances suspectes, voire anormales. Elle ne permet pas d’identifier avec certitude les facteurs qui en sont à l’origine, car on ne peut pas déterminer si ces anomalies proviennent de différences régionales spécifiques d’ordre étiologique ou de biais et d’incohérences dans les pratiques de certification et de codage. Néanmoins, l’approche adoptée peut être utilisée pour identifier certains aspects potentiellement problématiques des données qui méritent un examen approfondi.
11 Cette approche s’inspire d’une précédente étude qui identifiait les lacunes potentielles des données de mortalité par cause en Russie en analysant leur cohérence au niveau infranational (Danilova et al., 2016). Grâce à une technique de visualisation des écarts régionaux suspects par rapport à la moyenne pour chaque cause de décès, l’étude russe permettait d’identifier les causes présentant une très forte dispersion interrégionale et les régions où les structures des causes de décès étaient inhabituelles.
12 On développe ici ces travaux en évaluant la cohérence infranationale des statistiques sur les causes de décès pour la Russie, la France, l’Allemagne et les États-Unis. Cette sélection résulte de deux considérations. D'abord, puisque le premier objectif est d’examiner une liste détaillée de causes de mortalité, on n’a retenu que des pays très peuplés afin de réduire au maximum les fluctuations aléatoires pour les causes peu fréquentes. Ensuite, le souhait est de comparer la situation de pays caractérisés par des systèmes différents de collecte et de diffusion d’informations sur les causes de décès. L’analyse vise à déterminer en quoi ces approches différentes ont influé sur la cohérence des données régionales. L’étude examine la cohérence infranationale des données sur les causes de mortalité dans chaque pays entre 2008 et 2012, période quinquennale pour laquelle on dispose de données à cette échelle pour les quatre pays.
13 Dans la suite de l’article, on décrit le système de collecte et de production des statistiques sur les causes de mortalité dans chaque pays, les données et méthodes utilisées, et la technique de visualisation qui permet d’identifier des variations importantes des causes de mortalité entre différentes entités infranationales. Les résultats sont ensuite présentés en soulignant les éléments particuliers de chaque pays. Enfin, les avantages et les limites de cette méthode sont analysés, en examinant les variations régionales dont il convient de tenir compte pour comparer les quatre pays entre eux, et en discutant des facteurs susceptibles d’expliquer certaines structures de données particulières.
I. Systèmes de collecte d’informations sur les causes de décès
1. Russie
14 Avant 1999, la sélection et le codage des causes initiales de décès en Russie étaient en partie centralisés, puisque ces tâches s’effectuaient à l’échelon central dans chaque région du pays [2]. Le certificateur inscrivait la séquence des causes ayant conduit au décès sur le certificat médical, qui était ensuite transmis au service statistique régional, où un statisticien spécialisé sélectionnait la cause initiale et la codait selon la classification soviétique sommaire des causes de décès (Danilova et al., 2016 ; Danilova, 2018).
15 En 1999, la Russie a adopté la Dixième révision de la classification internationale des maladies (CIM-10). Dans le même temps, la responsabilité du codage a été transférée des offices statistiques aux organismes médicaux qui délivraient les certificats de décès, et ceux-ci ont dès lors été chargés de préciser la séquence ayant conduit à la mort et de sélectionner et coder la cause initiale selon la CIM‑10 (Danilova et al., 2016). Par conséquent, le processus de codage actuel est largement décentralisé en Russie et des efforts sont déployés pour en garantir la qualité et la cohérence : un certificat de décès type est utilisé partout dans le pays, et l’exactitude des certificats de décès médicaux est censée être confirmée par l’organisme médical ainsi que les autorités de la ville et de la région (Ministère de la Santé et du développement social de la Fédération de Russie, 2009). Il est toutefois difficile de savoir si et comment ces contrôles sont effectués dans chaque région. En 2012-2014, seuls 2,4 % des certificats médicaux de décès délivrés en Russie ont été remplacés (Andreev, 2016). Par conséquent, dans la plupart des cas, la cause initiale du décès est mentionnée dans les statistiques exactement telle qu’elle a été précisée par l’établissement médical ayant délivré le certificat de décès. En outre, bien que certains certificats aient été remplacés après vérification par les autorités municipales ou régionales, la révision peut aussi intervenir à l’initiative de l’organisme médical, par exemple lorsque les informations portées sur le certificat de décès doivent être modifiées.
16 Le contrôle de la qualité pendant le processus de codage repose en partie sur un système de codage automatique (SCA) qui n’est pas centralisé au niveau national. Dans certaines régions, le SCA sert à la fois à sélectionner et à coder la cause initiale ; dans d’autres, en revanche, les organismes médicaux sont libres d’utiliser ou non un logiciel pour assister les médecins certificateurs. Cette analyse, cependant, se réfère à la période 2008-2012, durant laquelle le SCA était assez peu utilisé en Russie.
2. Allemagne
17 En Allemagne, le processus de codage est centralisé en partie, c’est-à-dire au niveau des 16 États fédérés. Hormis quelques recommandations générales (Leitliniengruppe der Deutschen Gesellschaft für Rechtsmedizin, 2017), la législation relative aux examens post mortem diffère légèrement d’un État fédéré (Land) à l’autre (Pechholdová, 2008 ; Dettmeyer et Verhoff, 2009) et le format des certificats de décès varie (Schelhase et Weber, 2007). Le point le plus notable est la présence ou l’absence d’un champ (épicrise) dans lequel le médecin certificateur peut ajouter sous la forme qui lui convient des renseignements complémentaires sur les causes du décès ou les maladies connexes (Schelhase et Weber, 2007).
18 Chaque certificat médical de décès est envoyé au ministère de la Santé, où un agent de santé publique vérifie que les informations sur la cause du décès sont complètes et compatibles avec le sexe et l’âge du défunt. Le certificat est ensuite transmis à l’office statistique du Land, où un codeur expérimenté vérifie à nouveau les informations avant de sélectionner et de coder la cause initiale (Schelhase et Weber, 2007).
19 En Allemagne, la transition vers le codage automatique est toujours en cours. Malgré la mise en place d’un SCA dès 2007, (Eurostat, 2019a), le codage automatique ne s’est généralisé que quelques années plus tard (Eckert et Vogel, 2018). Chaque Land décide de manière indépendante s’il souhaite utiliser le logiciel de codage et dans quelles circonstances. Dans certains Länder, tous les certificats de décès sont codés automatiquement, tandis que d’autres ne recourent au codage automatique que pour les cas particulièrement difficiles (Eurostat, 2019b).
3. États-Unis
20 Aux États-Unis, le processus de codage des certificats de décès est centralisé au niveau national : le National Center for Health Statistics (NCHS) se coordonne avec les 50 États, le District de Columbia et les 6 principaux territoires et possessions du pays, pour coder et diffuser les données sur la mortalité et la fécondité. Chaque bureau d’état civil des 57 juridictions communique au NCHS les informations figurant sur les certificats de décès et de naissance. Avant 2011, certains États codaient leurs données de façon indépendante même s’ils utilisaient le logiciel standard. Depuis 2011, le NCHS est chargé du codage pour l’ensemble du pays.
21 Malgré la procédure centralisée de sélection et de codage de la cause initiale, la législation concernant les décès faisant l’objet d’investigations varie selon les États (CDC, 2015a, 2015b). De surcroît, le format des certificats médicaux de décès n’est pas le même partout. La plupart des États se réfèrent à la version révisée de 2003 du U.S. Standard Certificate of Death. Quelques-uns continuent cependant d’utiliser l’ancien format (se référant à la révision de 1989) : ils étaient 16 en 2010 et encore 2 en 2015 (Xu et al., 2016 ; Murphy et al., 2017). La section sur la « cause du décès » n’a pas été modifiée entre les deux révisions. Néanmoins, certaines différences entre les formats de certificats pourraient influer sur le choix des séquences ayant conduit au décès. Contrairement à la version révisée de 1989, le certificat de 2003 contient une série de cases à cocher concernant spécifiquement le tabagisme et sa contribution au décès, le statut gestationnel, et les circonstances en cas d’accident de transport. Dans certains États, le certificat de décès contient aussi une case relative au diabète (Hempstead, 2009), même si ces cases ne sont pas toujours cochées à bon escient (Davis et Onaka, 2001 ; Hempstead, 2009 ; National Research Council, 2009 ; MacDorman et al., 2016).
22 Les États-Unis ont été parmi les premiers à mettre en place un système automatique pour la sélection et le codage des causes initiales : ils utilisent ce type de système depuis 1968 (Israel, 1990).
4. France
23 En France, le processus de codage des causes de décès est centralisé au niveau national. Le Centre d'épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc–Inserm) est chargé de coder tous les certificats de décès, dont le format est identique dans tout le pays. Depuis 2000, la France utilise un SCA pour traiter les certificats médicaux de décès (Eurostat, 2019a). En 2007, le système de certification électronique des décès a été introduit pour garantir une meilleure harmonisation du processus et aider les médecins certificateurs en leur fournissant des explications et des exemples concernant la façon de remplir les certificats (Lefeuvre et al., 2014). Bien que propre à la France (le système électronique n’existait pas dans les trois autres pays de l’étude pendant la période considérée), il n’est pas utilisé de manière systématique dans l’ensemble du pays. En 2010, seuls 5 % des décès étaient certifiés électroniquement (Lefeuvre et al., 2014) et le chiffre est passé à 10 % en 2015 (Rey, 2016).
II. Données et méthodes
24 On a utilisé les données de mortalité par cause disponibles en France, en Allemagne, aux États-Unis et en Russie pour le premier niveau administratif (ci-après la « région »). Afin d’atténuer l’incertitude inhérente aux cas où les décès sont peu nombreux, ne sont inclus que les entités géographiques avec une population annuelle moyenne de plus d’un million d’habitants. L’analyse a donc porté sur 15 Länder allemands, 20 régions françaises [3], 43 États fédérés des États-Unis et 52 régions russes. Ces régions couvrent plus de 97 % des décès survenus entre 2008 et 2012 en Allemagne (99,1 %), aux États-Unis (98,1 %) et en France (97,6 %). La proportion était en revanche plus faible en Russie (88,5 %), car le pays compte davantage de régions de moins d’un million d’habitants.
25 Les rubriques de la CIM-10 sont regroupées en catégories nosologiques plus larges pour que chaque catégorie compte au moins un décès (tous âges et sexes confondus) pour 100 000 personnes-années dans chaque pays [4]. La liste restreinte qui en résultait contenait 63 groupes de causes (identifiées avec les codes CIM-10 correspondants dans le tableau annexe A.1). Des taux de mortalité standardisés par âge (age-standardized death rates, SDR) et par cause pour les deux sexes ont été calculés pour la période quinquennale 2008-2012 en utilisant la population standard européenne de 1976 comme référence pour la structure par âge.
26 Nous avons estimé comme suit la part de chacune des 63 catégories dans la structure de mortalité de chaque région :
27 \(\begin{equation} S_{c, r}=\frac{S D R_{c, r}}{S D R_{r}} \times 100 \% \end{equation}\) [1]
28 où 𝑆𝐷𝑅c,𝑟 représente le taux de mortalité standardisé par âge pour la cause de décès c dans la région r et 𝑆𝐷𝑅𝑟 le taux de mortalité standardisé par âge toutes causes confondues dans la région r.
29 Ensuite, pour chaque combinaison « région-cause » possible, on a calculé l’écart de 𝑆c,𝑟 avec la moyenne interrégionale :
30 \(\begin{equation} v_{c, r}=\frac{S_{c, r}-\left(\sum_{r=1}^{n} S_{c, r}\right) / n}{\left(\sum_{n=1}^{n} S_{c, r}\right) / n} \times 100 \% \end{equation}\) [2]
31 où n est le nombre de régions et \(\begin{equation} \left(\sum_{r=1}^{n} S_{c, r}\right) / n \end{equation}\) est la moyenne des contributions de la cause c à la structure de la mortalité dans chaque région d’un pays donné.
32 Après avoir calculé vc,𝑟, on a obtenu quatre matrices D (une par pays) formée de 63 lignes (nombre de causes de décès) et r colonnes (nombre de régions du pays étudié). Les résultats ont été transcrits sous la forme de cartes thermiques pour plus de lisibilité. Les cartes thermiques sont des tableaux constitués de cellules colorées indiquant, sur la base des valeurs de vc,𝑟, dans quelle mesure la cause pour la région correspondante s’écarte de la moyenne. Chaque cellule représente un élément de la matrice D et les valeurs respectives de vc,𝑟 sont associées à des couleurs ; plus la couleur est foncée, plus la valeur de vc,𝑟 est élevée. Comme dans la matrice originale, les lignes de la carte thermique correspondent aux causes de décès et les colonnes aux régions du pays. Quant à \(\begin{equation} \overline{v_{c}} \end{equation}\), c’est l’écart moyen de la cause c dans toutes les régions de l’échantillon (représentant la valeur moyenne de la ligne c de la matrice D du pays concerné) et \(\begin{equation} \overline{v_{r}} \end{equation}\) est l’écart moyen pour toutes les causes analysées dans une région r (valeur moyenne de la colonne r dans la matrice D du pays).
33 L’importance du degré de variabilité pour une catégorie donnée de cause de décès dépend de son ampleur et de son poids dans la mortalité générale. Si une cause de décès majeure présente une forte variabilité, les résultats de l’analyse de mortalité par cause peuvent être davantage faussés que si la même variabilité concerne une cause « mineure ». Les barres sur le côté droit des cartes thermiques indiquent la contribution de chaque catégorie de causes au taux de mortalité standardisé toutes causes confondues.
34 Des niveaux très élevés d’écarts moyens interrégionaux pour une cause de décès donnée (\(\begin{equation} \overline{v_{c}} \end{equation}\)) signalent une forte dispersion de la mortalité due à cette cause dans les différentes régions et indiquent que les valeurs calculées pour l’ensemble du pays ne sont pas représentatives.
III. Résultats
35 Des cartes thermiques sont construites pour chaque pays. Afin d’identifier des incohérences éventuelles dans les données, qui seraient imputables à des particularités dans les pratiques de certification ou de codage, on a établi un système de gradation des couleurs pour les quatre pays permettant de visualiser uniquement les cas qui s’écartent de façon notable de la moyenne. Les écarts de moins de 40 %-50 % ne sont pas faciles à distinguer et apparaissent comme des valeurs faibles. Pour une meilleure lisibilité, il n’y a pas de distinction entre les écarts positifs et négatifs. On s’intéresse davantage à l’amplitude des écarts qu’à leur direction, tout en fournissant des informations pertinentes sur le sens des écarts dans les commentaires.
36 Des lignes contenant un grand nombre de cellules sombres sont immédiatement identifiables. Elles indiquent de fortes variations de la contribution des causes de décès correspondantes selon les zones infranationales. De même, les régions présentant des structures de mortalité par cause de décès distinctifs (s’écartant de la moyenne interrégionale pour de nombreuses causes de décès) sont identifiées par les colonnes correspondantes.
1. Russie
37 La carte thermique russe (figure 1) montre un nombre significatif de cellules signalant des écarts très substantiels, tant sur les lignes que sur les colonnes. Les variations les plus importantes concernent les troubles mentaux et du comportement liés à la consommation d’alcool (l’écart moyen pour l’ensemble des régions [\(\begin{equation} \overline{v_{c}} \end{equation}\)] est de 89,7 %), les autres troubles mentaux et du comportement (86,7 %) [5] et la sénilité (79,3 %).
38 Le degré de cohérence le plus élevé est observé pour les groupes de causes du chapitre II de la CIM-10, qui classifie les tumeurs. On constate pour presque tous les types de tumeurs un écart régional moyen de moins de 20 % par rapport à la valeur moyenne ; en revanche, dans le reste des chapitres de la CIM-10, seules sept causes atteignent ce seuil. Sur les 20 causes les moins variables en Russie, seules 3 n’étaient pas des tumeurs, parmi lesquelles une seule est classée parmi les 10 causes les moins variables.
Variabilité interrégionale de la structure des causes de décès en Russie
Variabilité interrégionale de la structure des causes de décès en Russie
39 Les villes de Moscou et de Saint Pétersbourg, la République du Daghestan et la République de Tchétchénie présentent des structures de mortalité distinctives, reflétant des écarts à la moyenne importants pour de nombreuses catégories de causes de décès. Pour déterminer si nos résultats dépendent de la taille des territoires et du niveau de désagrégation territorial, nous avons répété l’analyse pour la Russie en utilisant les 15 macrorégions désignées dans la stratégie d’aménagement du territoire de la Fédération de Russie de 2019 (Gouvernement russe, 2019) [6]. Cette analyse se traduit par un relatif éclaircissement de la carte thermique et une réduction de l’écart moyen consécutive à la compensation mutuelle des écarts à la hausse et à la baisse des régions appartenant à la même macrorégion. Il semble donc que l’analyse de la variabilité à un certain degré de désagrégation géographique puisse masquer des spécificités de la mortalité par cause observables à un niveau de désagrégation plus fin. Une description détaillée et les résultats de cette analyse complémentaire sont présentés dans le document annexe B.
2. Allemagne
40 Les 10 causes les plus cohérentes en Allemagne n’incluent qu’une seule autre catégorie que les tumeurs, et dans les 20 causes les plus cohérentes ne figurent que 5 catégories autres que les tumeurs(figure 2). Bien que les schémas régionaux soient bien moins prononcés en Allemagne qu’en Russie, le Schleswig-Holstein se démarque, car il compte plus de cellules plus sombres que les autres régions. La valeur moyenne de l’écart pour les 63 causes (\(\begin{equation} \overline{v_{r}} \end{equation}\) atteint 39,3 % dans le Schleswig-Holstein, avec des écarts de plus de 40 % pour 16 causes). Parmi les autres États fédérés allemands inclus dans l’étude, les valeurs correspondantes les plus élevées sont observées en Saxe-Anhalt (\(\begin{equation} \overline{v_{r}} \end{equation}\) = 23,3 %, et 12 causes dont l’écart à la moyenne est supérieur à 40 %). Les cellules plus sombres du Schleswig-Holstein correspondent à diverses catégories de causes de décès. Outre la sénilité, l’athérosclérose et les événements d’intention non déterminée (dont le degré de variabilité d’un État fédéré à l’autre est élevé), les écarts les plus sensibles par rapport à la moyenne sont mesurés dans le Schleswig-Holstein, où la pneumonie et les troubles mentaux et du comportement liés à l’utilisation d’alcool montrent un écart à la hausse, tandis que les accidents affectant la respiration, à l’exception de la noyade et de la submersion, et le groupe des autres maladies cérébrovasculaires, affichent un écart à la baisse.
Variabilité interrégionale de la structure des causes de décès en Allemagne
Variabilité interrégionale de la structure des causes de décès en Allemagne
3. États-Unis
41 Bien que la représentation de différentes catégories de causes de décès parmi les causes les plus homogènes soit plus équilibrée aux États-Unis qu’en Russie ou en Allemagne, une évolution manifeste vers la prédominance des tumeurs continue d’être observée (figure 3). Parmi les 20 causes qui varient le moins aux États-Unis, on observe 8 causes autres que les tumeurs mais 2 seulement dans les 10 causes les moins variables.
42 Bien que les particularités régionales soient moins évidentes pour les États-Unis que pour la Russie, des structures partielles peuvent être identifiées pour certains États : à Hawaï, les contributions respectives des tumeurs malignes de l’estomac, du foie et des canaux biliaires intrahépatiques, des maladies rhumatismales, des hémorragies sous-arachnoïdiennes et des pneumonies sont sensiblement supérieures à la moyenne inter-États, tandis que la part des maladies pulmonaires obstructives chroniques est bien moindre. Au Nouveau-Mexique, la plupart des causes externes contribuent de manière disproportionnée. La mortalité dans cet État se caractérise également par la part notablement plus élevée des maladies du foie. Des écarts substantiels concernant la mortalité due aux maladies du foie sont également observés dans l’État de Washington, même s’il s’agit d’écarts dans l’autre sens. Si la part des maladies alcooliques du foie est bien plus importante à Washington que la moyenne inter-États, la part des autres maladies du foie est plus faible. L’Utah se distingue des autres États par sa structure de mortalité : la part des tumeurs malignes des organes respiratoires y est bien plus modeste qu’ailleurs.
Variabilité interrégionale de la structure des causes de décès aux États-Unis
Variabilité interrégionale de la structure des causes de décès aux États-Unis
4. France
43 Contrairement aux trois autres pays, la France ne présente pas de lignes ou de colonnes vraiment caractéristiques. Les cellules relativement rares signalant des écarts substantiels par rapport à la moyenne sont dispersées sur toute la carte, ne faisant apparaître aucun alignement clair (figure 4).
44 Deux causes seulement s’écartent de la moyenne de plus de 20 % : la fibrose et la cirrhose du foie (20,6 %), et les événements d’intention non déterminée (22,9 %). Toutefois, étant donné qu’en France cette catégorie est au-dessous du seuil d’au moins 1 décès pour 100 000 personnes-années, elle peut être sujette à de très amples fluctuations aléatoires. La distinction entre les tumeurs et d’autres groupes de causes est moins évidente en France qu’ailleurs. Les causes autres que les tumeurs représentent la moitié des 20 causes les plus stables, et 6 d’entre elles se situent dans les 10 plus stables.
Variabilité interrégionale de la structure des causes de décès en France
Variabilité interrégionale de la structure des causes de décès en France
45 Bien que la carte thermique établie pour la France ne mette pas en évidence de motifs verticaux aussi manifestes que pour d’autres pays, le Nord-Pas-de-Calais est la région où le nombre de causes dont la part s’écarte largement de la moyenne est le plus élevé. Pour 7 causes, l’écart est supérieur à 40 % (tumeurs malignes de la lèvre, de la cavité buccale et du pharynx ; tumeur maligne de l’œsophage ; ulcère peptique ; maladie alcoolique du foie ; fibrose et cirrhose du foie ; pour les accidents de transport et les événements d’intention non déterminée, l’écart est à la baisse). Parmi les autres régions françaises, 11 n’ont aucune cause qui s’écarte de plus de 40 % de la moyenne ; et quatre, une et trois régions ont respectivement 1, 2 et 3 causes s’écartant de plus de 40 %.
IV. Discussion et conclusion
46 L'ampleur des disparités géographiques de la structure par cause des décès est différente selon les pays étudiés, la variabilité la moins importante étant observée en France et la plus forte en Russie. Pour chaque pays sont identifiés les groupes de causes présentant les niveaux d’hétérogénéité les plus faibles et les plus élevés d’une région à l’autre. Globalement, on a observé une moindre variabilité pour les tumeurs et davantage pour les causes mal définies. Cette analyse a également permis de mettre en évidence les régions dont les structures de mortalité par cause étaient les plus éloignées de la moyenne nationale. Bien que des tendances très évidentes d’écarts régionaux avec la moyenne n’aient été constatées qu’en Russie, des régions avec une structure de mortalité par cause assez singulière ont été identifiées dans d’autres pays également.
1. Avantages et limites de la méthode
47 Il convient de tenir compte du fait que la méthode utilisée ici – fondée sur une évaluation indirecte de la qualité des données sur les causes de décès – a ses limites. Analyser les données de mortalité par cause collectées de manière systématique sans consulter d’autres sources pertinentes (dossiers médicaux, rapports d’autopsie) ne permet de détecter que les tendances anormales. Il n’est pas possible d’établir de manière définitive si les schémas inhabituels observés résultent de véritables variations des profils épidémiologiques ou de pratiques de certification et de codage différentes. Néanmoins, cette méthode présente l’avantage considérable d'utiliser des statistiques administratives pour identifier les caractéristiques potentiellement problématiques des données. Les anomalies repérées peuvent faire l’objet d’investigations plus poussées dans chaque pays à l’aide de méthodes de validation classiques (voir, par exemple, Benavides et al., 1989 ; Lahti et Penttilä, 2001 ; Rao et al., 2007 ; Alfsen et Lyckander, 2013). Cette méthode ne permet pas non plus d’affirmer avec certitude que des écarts minimes sont un indicateur de qualité des données ou de cohérence des pratiques de certification et de codage. En effet, quand il existe des différences importantes entre les territoires sur le plan de l’environnement ou des modes de vie, il est probable qu’elles engendrent des différences au niveau des profils de mortalité par cause. L’absence de ces dernières peut alors signifier que les données ne sont pas exemptes de défauts.
2. Hétérogénéité des quatre contextes nationaux
48 Les variations infranationales dans les quatre pays diffèrent considérablement. Les différences de mortalité toutes causes confondues sont plus importantes en Russie (avec un rapport de 1,8 entre les taux de mortalité standardisés par âge les plus élevés et les plus faibles des 52 régions et un coefficient de variation de 10,2 %) et aux États-Unis (1,6 ; 13,1 %) qu’en France (1,4 ; 8,1 %) ou en Allemagne (1,3 ; 5,8 %). On pourrait raisonnablement s’attendre à ce que les différences internes (au sein de chaque pays) relatives aux structures de mortalité par cause soient également moins importantes en France et en Allemagne qu’en Russie et aux États-Unis. Pourtant, si certains éléments le confirment dans le cas de la France, rien ne l’indique pour l’Allemagne.
49 Les degrés d’hétérogénéité observés au sein des pays pour de nombreuses caractéristiques autres que la mortalité diffèrent également de manière significative entre les quatre pays. La France est un pays centralisé, tandis que les trois autres pays sont des États fédéraux. Il est probable que les entités infranationales des États fédéraux aient davantage d’indépendance dans la gestion de leurs données et l’organisation des services publics. Les différences de politiques locales dans le domaine des soins, de l’éducation et de la protection sociale, ne sont pas sans incidence sur les structures régionales de mortalité. Le fonctionnement de l’État français explique peut-être aussi que le processus de collecte de données sur les causes de décès paraisse plus homogène et centralisé qu’en Allemagne, aux États-Unis et en Russie.
50 Les statistiques régionales de l’OCDE montrent que les écarts interrégionaux concernant les principaux indicateurs du bien-être économique (revenu par habitant, chômage et inégalités de richesse) sont généralement plus importants aux États-Unis qu’en Allemagne et en France (OECD.Stat, 2019). Bien que nous ne disposions pas de statistiques parfaitement comparables pour la Russie, les données collectées par le service statistique de la Fédération de Russie semblent indiquer que les écarts pourraient y être encore plus prononcés qu’aux États-Unis (Rosstat, 2018). La diversité géographique à l’échelle régionale est également plus importante en Russie et aux États-Unis qu’en France et en Allemagne.
51 La partition de l’Allemagne entre 1945 et 1990 a eu des répercussions sur plusieurs générations et explique toujours certaines différences, comme en matière de mortalité, entre les populations est-allemande et ouest-allemande (Kibele, 2012 ; Grigoriev et Pechholdová, 2017 ; Pechholdová et al., 2017). Les procédures de collecte des données sur les causes de décès et les pratiques de certification et de codage étaient également très différentes avant la réunification (Grigoriev et Pechholdová, 2017).
52 Compte tenu de ces spécificités, il est difficile de comparer directement les quatre pays et de faire des généralisations. Cependant, on peut supposer que le système centralisé et automatisé français de collecte des données sur les causes de décès est effectivement un atout pour la cohérence interne des statistiques. Pour plus de la moitié des causes de cette liste (39 sur 63), l’écart moyen est de moins de 10 % par rapport à la moyenne interrégionale. Par comparaison, le nombre de catégories atteignant ce seuil est de 15 aux États-Unis, 11 en Allemagne et 0 dans les régions russes. Les États-Unis semblent également tirer avantage de leur système centralisé et automatisé. Malgré l’extrême hétérogénéité économique et environnementale de leurs régions, le nombre de causes de décès présentant des variations anormalement fortes est plus faible qu’en Allemagne et bien plus encore qu’en Russie.
3. Différences relatives aux profils épidémiologiques ou aux pratiques de certification et de codage
53 Comme souligné précédemment, l’analyse limitée aux résultats statistiques n’apporte aucune certitude et ne peut révéler que de potentielles incohérences dans les données ; des niveaux distincts de mortalité due à une cause de décès particulière peuvent s’expliquer par des profils épidémiologiques différents liés à des caractéristiques démographiques, des facteurs environnementaux, ou par des méthodes de certification et de codage différentes, voire les deux. Analyser les données sur les causes initiales de décès ne permet pas de déterminer l'impact respectif de ces deux types de facteurs. Il est par exemple très probable que les pourcentages élevés de tumeurs malignes de l’estomac, du foie et des voix biliaires intrahépatiques observés en Californie et à Hawaï soient une réalité en lien avec l'importante population asiatique résidant dans ces deux États, ainsi qu’avec la présence de nombreux hawaïens de souche et de polynésiens à Hawaï, car le taux d’incidence des cancers de ce type est plus élevé dans ces groupes ethniques (Gomez et al., 2013 ; Torre et al., 2016).
54 Certaines catégories de causes sont plus sensibles aux facteurs conjoncturels et donc susceptibles de varier davantage dans l’espace et le temps, tandis que d’autres catégories, qui résultent de facteurs structurels, devraient être plus stables. Deux causes liées à la consommation d’alcool, en particulier, et isolées dans cette analyse (alcoolisme et maladie alcoolique du foie) font partie des causes présentant la plus forte variabilité dans les quatre pays. Toutefois, le degré de variabilité était beaucoup plus faible en France (\(\begin{equation} \overline{v_{c}} \end{equation}\) = 18,0 % pour les troubles mentaux et du comportement liés à l’utilisation d’alcool et 17,5 % pour les maladies alcooliques du foie) qu’en Allemagne (31,1 % et 29,5 %), aux États-Unis (34,9 % et 36,7 %) et surtout en Russie (89,7 % et 53 %). On ne peut donc pas immédiatement exclure que, dans ce domaine, les tendances diffèrent considérablement d’une entité infranationale à l’autre au sein d’un même pays, ce qui pourrait donc se traduire par des niveaux distincts de mortalité liée à l’alcool.
55 Malgré ces exemples, on part du principe que, si les écarts importants reflètent effectivement des problèmes de santé sous-jacents et des schémas épidémiologiques propres à une région donnée, ces particularités auront la plupart du temps déjà été mentionnées dans la littérature. De même, quand certaines causes de décès varient fortement au niveau infranational, cette variation peut aussi être anticipée. L'absence de raison connue pour expliquer des écarts prononcés justifie une étude approfondie. Il faut, entre autres, envisager la possibilité que ces écarts soient dus à la coordination insuffisante des méthodes de certification et de codage d'une région à l'autre.
56 En Russie, en Allemagne et aux États-Unis, certaines causes associées à des maladies chroniques (pour lesquelles des variations importantes n’étaient pas anticipées) ont varié davantage que des causes particulièrement sensibles aux facteurs conjoncturels défavorables (pour lesquels une distribution encore plus inégale aurait été attendue). Par exemple, les variations de la mortalité due aux maladies infectieuses comme la pneumonie, aux accidents de transport ou à la violence se révèlent moins importantes que les variations de la mortalité due aux maladies rhumatismales (Allemagne et États-Unis), à l’infarctus du myocarde, aux maladies hypertensives (États-Unis), aux maladies endocriniennes, nutritionnelles et métaboliques et aux maladies du système nerveux (Russie). Cette observation étaye l’hypothèse que les niveaux de variabilité interrégionale élevés, identifiés pour certaines causes de mortalité sur la carte thermique de ces pays, sont imputables au moins en partie à des écarts artificiels.
4. Régions présentant des profils de causes de décès particuliers
57 La comparaison des cartes thermiques des quatre pays montre clairement que c'est en Russie qu'on observe les caractéristiques régionales les plus marquées. Les bandes verticales plus sombres correspondent aux villes de Moscou et de Saint-Pétersbourg, ainsi qu’aux républiques de Tchétchénie et du Daghestan. Ces quatre régions sont uniques dans notre échantillon et il est vraisemblable qu’un pourcentage non négligeable des écarts s’explique par de réelles particularités de la structure des causes de décès, comme l’indiquaient Danilova et al. (2016). Premièrement, ces régions ont les plus faibles taux de mortalité toutes causes confondues de notre échantillon. Deuxièmement, bien que Moscou et Saint-Pétersbourg soient deux régions entièrement urbanisées, les républiques tchétchène et daghestanaise sont les deux seules régions de l’échantillon majoritairement rurales. La Tchétchénie et le Daghestan sont aussi deux républiques du Caucase du Nord comptant des populations musulmanes nombreuses, dont les niveaux de consommation d’alcool sont nettement moindres que dans le reste du pays.
58 En dépit des nombreuses spécificités observées dans ces quatre régions et qui pourraient se traduire par des schémas épidémiologiques distinctifs, l’influence des pratiques de certification et de codage ne peut être exclue. Les taux d’autopsie dans les républiques du Daghestan et de Tchétchénie et à Saint-Pétersbourg sont très différents de ceux mesurés dans les autres régions. En 2011, 47,9 % des décès survenus en Russie ont donné lieu à une autopsie. Dans la ville de Saint-Pétersbourg, le chiffre atteignait 82,7 %, un record parmi les 52 régions prises en compte. Les taux d’autopsie au Daghestan (1,0 %) et en Tchétchénie (5,2 %) étaient les plus faibles. Le taux à Moscou était assez peu différent de la moyenne nationale (55,3 %). Néanmoins, d’autres spécificités, concernant le système de certification et de codage des causes de décès, ont été identifiées dans la région. La ville de Moscou avait le pourcentage le plus élevé de décès dus à d’autres « symptômes, signes et résultats anormaux d'examens cliniques et de laboratoire », ce que l’on peut sans doute attribuer à la pratique de non-remplacement des certificats préliminaires par des certificats définitifs dans les statistiques publiées (Pustovalov et al., 2019). Le système consistant à transmettre des certificats de décès préliminaires puis à les remplacer dans les statistiques par des certificats définitifs n’a été véritablement mis en place à Moscou qu’en 2016. La part des décès mal définis (CIM-10, chapitre XVIII, « Symptômes, signes et résultats anormaux d'examens cliniques et de laboratoire ») dans la structure de mortalité de la ville de Moscou a chuté de 10,5 % en 2015 à 3,9 % en 2016. En parallèle, la part des décès dus à des causes faisant l’objet des autres grands chapitres de la CIM a augmenté.
59 Des motifs verticaux aussi nets que ceux figurant sur la carte thermique russe sont difficilement identifiables pour les autres pays. Toutefois, certains écarts moins évidents et moins systématiques peuvent être discernés. Une analyse plus poussée s’impose pour déterminer si ces particularités sont attribuables aux variations géographiques du profil épidémiologique ou aux pratiques de certification et de codage. Par exemple, la mortalité très différente (avec un taux nettement inférieur à la moyenne inter-États) observée dans l’Utah pour les tumeurs malignes des organes respiratoires peut s’expliquer par le taux de tabagisme dans cet État, le plus bas du pays (King et al., 2012). Néanmoins, la prévalence des codes mal définis (sénilité, autres symptômes, signes et résultats anormaux d'examens cliniques et de laboratoire, et événements d’intention non déterminée) est bien supérieure à la moyenne dans l’Utah et pourrait s’expliquer par des pratiques de certification différentes.
5. Causes de décès présentant une hétérogénéité importante à l’échelle infranationale
60 Il ressort de notre analyse que les causes initiales aisées à diagnostiquer (tumeurs, certaines affections dont l'origine se situe dans la période périnatale, malformations congénitales et anomalies chromosomiques, etc.) sont déclarées de manière plus cohérente dans les différentes entités infranationales des quatre pays. Par ailleurs, les causes associées à des codes inutilisables (codes mal définis, événements d’intention non déterminée et athérosclérose [7]) font partie de celles qui présentent des niveaux de variabilité particulièrement élevés en Allemagne, en Russie et aux États-Unis. Ces résultats pourraient être le signe que les professionnels de santé n’ont pas tous les mêmes pratiques ni la même perception des circonstances dans lesquelles il est opportun de sélectionner ces codes inutilisables pour désigner la cause initiale. Le contraste entre, d’une part, la Russie et, d’autre part, l’Allemagne et les États-Unis est également très révélateur. En Allemagne et aux États-Unis, seules les causes associées à des codes inutilisables présentaient des degrés de variabilité extrêmement élevés (\(\begin{equation} \overline{v_{c}} \end{equation}\) supérieur à 40 %), tandis que des niveaux de variabilité élevés étaient également observés en Russie pour un certain nombre de causes bien définies censées correspondre à des critères de diagnostic explicites.
61 Il faut tenir compte non seulement du niveau de variabilité interrégionale pour une cause de décès donnée, mais aussi de la part de cette cause dans la structure de mortalité du pays. S’agissant de la sénilité, des disparités substantielles ont été constatées entre les unités infranationales, tant en Russie qu’aux États-Unis, mais la part de la sénilité dans la mortalité totale était de 2,3 % en Russie (de 0,0 % dans 5 régions de l’échantillon à 10,8 % dans l’oblast de Saratov) et de seulement 0,2 % aux États-Unis (de 0,0 % dans 12 États à 1,4 % dans l’Utah). Utiliser des méthodes différentes à l’échelle infranationale pour certifier la sénilité comme cause initiale du décès semble donc plus préjudiciable à la fiabilité des données en Russie qu’aux États-Unis.
62 La cohérence de la distribution de chaque cause de décès devrait augmenter avec l'agrégation des causes en catégories plus larges. Par exemple, l’écart moyen dans les 52 régions russes était de 30,4 % pour la part de l’infarctus du myocarde et 16,0 % pour d’autres formes de cardiopathies ischémiques. Si ces causes sont regroupées dans la catégorie des cardiopathies ischémiques, l’écart moyen n’est que de 13,8 %. De même, pour les 52 régions, la valeur de \(\begin{equation} \overline{v_{c}} \end{equation}\) pour l’ensemble des maladies cérébrovasculaires serait de seulement 15,5 %. Pour 4 des 5 groupes plus détaillés de maladies cérébrovasculaires comprises dans notre analyse, cette valeur est plus élevée : \(\begin{equation} \overline{v_{c}} \end{equation}\) atteint 57,9 % pour les accidents vasculaires cérébraux non spécifiés, ce qui signifie que les certificateurs et les codeurs ont peut-être des difficultés à opérer un choix entre des diagnostics médicaux similaires.
63 La cohérence des données sur les causes de décès à l’échelle infranationale peut être un indicateur de qualité et de fiabilité des statistiques nationales de mortalité. Des cartes thermiques ont été utilisées comme outil de visualisation afin d’identifier des disparités notables dans les structures de mortalité par cause au niveau infranational, disparités qui peuvent refléter les imperfections des données. Ces résultats sont cependant indirects et ne permettent pas de distinguer sans ambiguïté les variations effectives des profils épidémiologiques et les variations artificielles résultant d’un manque de coordination des certificateurs et des codeurs. Toutefois, avec cette technique de visualisation directe et transparente – ainsi que les chiffres et les listes des causes s’écartant des moyennes et les caractéristiques de leur variabilité – on dispose d’un instrument qui permet d’évaluer instantanément la cohérence des statistiques de mortalité par cause au niveau infranational. La méthode suivie ici présente notamment l’avantage d'utiliser les données de mortalité périodiquement collectées et publiées par les offices statistiques nationaux, le recueil d'autres sources de données n’est donc pas nécessaire. Cette analyse met en lumière les catégories nosologiques et les aspects potentiellement problématiques qui justifieraient de nouveaux travaux de recherche. Il faudrait par exemple enquêter pour déterminer si les écarts anormalement importants observés au niveau infranational peuvent être attribués à des méthodes particulières de certification et de codage des causes de décès, et établir à quel moment ces écarts apparaissent. Des investigations de ce type exigeraient non seulement un examen approfondi des processus de certification et de codage, mais aussi l'accès aux dossiers médicaux et à des données plus détaillées. Grâce à de tels travaux, il serait possible d’évaluer si le degré de cohérence des données sur les causes de décès dépend du lieu du décès (la comparabilité des causes de décès d’une région à l’autre est-elle meilleure pour les décès en milieu hospitalier que les décès survenant dans un autre cadre ?), de la réalisation éventuelle d’une autopsie ou du type de certificateur. Le rôle d’autres facteurs comme le nombre de diagnostics précisés sur le certificat médical de décès ou les caractéristiques démographiques (âge, sexe) et socioéconomiques du défunt pourrait aussi être estimé. Ce faisant, on obtiendrait un tableau plus clair des initiatives et mesures qu’il serait approprié de prendre pour améliorer la qualité et la cohérence des données sur les causes de décès. Dans le futur, une autre étape importante pourrait être franchie en évaluant la cohérence des données à l’échelle infrarégionale. Bien que cette étude ait porté sur la subdivision administrative élevée de chaque pays, les particularités et les écarts existent peut-être aussi à un niveau géographique plus fin. La détection de niveaux de mortalité anormaux pour certaines causes spécifiques à l'échelle de microrégions peut fournir une base plus précise pour un examen approfondi des mécanismes à l’origine des écarts.
Annexes
Document annexe A
Tableau A.1. Causes de décès sélectionnées pour l’analyse et codes CIM-10 correspondants
Tableau A.1. Causes de décès sélectionnées pour l’analyse et codes CIM-10 correspondants
Document annexe B
64 La taille de la population et du territoire des régions étudiées varie considérablement d’un pays à l’autre, et entre les pays. La population moyenne des États américains inclus dans l’analyse s’élevait à 7,1 millions d’habitants, pour une superficie moyenne de 164 200 kilomètres carrés. Les valeurs correspondantes étaient de 5,4 millions et 23 800 km2 pour les États fédérés allemands ; de 3,1 millions et 25 900 km2 pour les régions françaises ; et de 2,4 millions et 192 500 km2 pour les équivalents russes. Plus la région est vaste, plus les territoires situés dans ses frontières sont divers ; par conséquent, certaines des particularités infrarégionales des structures de mortalité disparaissent vraisemblablement quand l’analyse porte sur des zones plus étendues. À partir d’une expérience simple, on a cherché à savoir dans quelle mesure les résultats obtenus pour la Russie auraient été différents si on avait analysé de plus grandes régions. Donc les 80 régions russes sont recombinées en 15 macrorégions comptant en moyenne 9,5 millions d’habitants pour une superficie moyenne de 1 140 000 km2 [8]. Il convient toutefois de préciser qu’une macrorégion ne correspond pas à une unité administrative réelle et ne relève pas d’une instance dirigeante unique.
65 L’agrégation des régions en zones géographiques plus vastes entraîne un éclaircissement de la carte thermique, avec une diminution de la part des cellules indiquant un écart significatif à la moyenne. Alors que la moyenne de l’ensemble des valeurs de la figure 1 (concernant les 52 régions russes) est de 28,8 %, le chiffre diminue jusqu’à 21,9 % dans la figure B.1. Ce recul est imputable à l’hétérogénéité interne des macrorégions, qui regroupent des régions aux structures de mortalité contrastées. Par exemple, la part de l’athérosclérose dans 2 des 5 régions qui forment la région des Terres noires centrales est inférieure de respectivement 58 % et 69 % à la moyenne interrégionale ; mais elle lui est supérieure de respectivement 62 %, 76 % et 88 % dans les 3 autres régions [9]. Quand ces régions sont fusionnées pour les besoins de l’étude, leurs écarts se compensent. Par conséquent, pour la macrorégion des Terres noires centrales, l’écart à la moyenne n’est que de 18,4 %. Le résultat obtenu pour la Russie (le degré de variabilité dans les macrorégions est moindre qu’à l’échelle régionale) confirme l'hypothèse selon laquelle, dans les régions étendues ou diverses, des structures de causes de décès caractéristiques qui pourraient être observées à une échelle géographique donnée pourraient devenir invisibles à une échelle moins fine.
Variabilité de la structure des causes de décès selon les (macro)régions russes
Variabilité de la structure des causes de décès selon les (macro)régions russes
66 Les cellules reflétant des écarts importants sont tout de même encore observables à ce niveau géographique moins fin. Les causes de décès pour lesquelles les écarts à la moyenne sont les plus substantiels sont les mêmes que lorsque l’analyse se focalise sur l’échelle régionale. Les lignes verticales pour les villes de Moscou et de Saint-Pétersbourg se détachent toujours sur la carte thermique. Une ligne plus sombre est également visible pour la macrorégion du Caucase du Nord, qui comprend les républiques daguestanaise et tchétchène, deux régions dont la structure des causes de décès est particulière (figure 1). Par conséquent, même si la variabilité infranationale décroît quand l’analyse porte sur des régions plus vastes (agrégées), les conclusions générales demeurent identiques.
Notes
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[1]
Le terme de garbage codes (ou codes inutilisables) a d’abord été utilisé par Murray et Lopez (1996) pour qualifier les codes CIM sans intérêt pour la politique de santé publique. Exploiter ces codes peut nuire à la fiabilité des statistiques sur les causes de décès. L’OMS considère comme inutilisables les codes suivants : symptômes, signes et affections mal définis (R00–R99), évènements dont l’intention n’est pas déterminée (Y10–Y34, Y87.2) ; cancers mal définis (C76, C80, C97) ; et maladies cardiovasculaires mal définies (I47.2, I49.0, I46, I50, I51.4, I51.5, I51.6, I51.9, I70.9) (OMS, 2013).
-
[2]
La Russie comprend plusieurs types de régions (ou sujets fédéraux) : les oblasts, les kraïs, les républiques, les villes fédérales, les okrougs autonomes et un oblast autonome. Toutes ces entités n’ont pas le même statut juridique en matière constitutionnelle (les républiques, par exemple, peuvent adopter leur propre langue comme langue officielle en plus du russe), bien que certaines de ces différences aient aujourd'hui disparues (kraïs et oblasts sont identiques sur le plan légal).
-
[3]
En 2016, la France a mis en œuvre une réforme pour regrouper certaines régions et en ramener le nombre de 27 à 18. Comme cette étude se rapporte à la période 2008-2012, on utilise les divisions d’avant 2016.
-
[4]
La seule exception est la catégorie des « événements dont l’intention n’est pas déterminée ». En 2008-2012, en France, ces événements ont représenté seulement 0,72 décès sur 100 000, ce qui est inférieur au seuil sélectionné. On a conservé cette catégorie à part, car elle est importante pour déterminer la fiabilité de la déclaration d’autres causes extérieures. Le fait que ce groupe représente une part inhabituellement élevée de décès peut être le signe d’une sous-déclaration d’autres causes extérieures. Dans les trois autres pays, les taux bruts de mortalité due à des événements d’intention non déterminée atteignent le seuil (1,6, 2,7 et 29,7 pour 100 000 aux États-Unis, en Allemagne et en Russie).
-
[5]
En Russie, comme dans les trois autres pays analysés, la plupart des décès de cette catégorie sont dus à une démence (codes F01 et F03 de la CIM-10).
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[6]
Chaque macrorégion combine plusieurs régions sur la base de leur proximité géographique mais aussi climatique et socioéconomique.
-
[7]
Seul le code I70.9 (athérosclérose généralisée et sans précision) est considéré comme inutilisable par l’OMS (2013). Pourtant, en Russie comme en Allemagne, où la variabilité de la part de l’athérosclérose dans la structure de la mortalité interrégionale est très forte, la plupart des décès dus à l’athérosclérose (I70) ont été codés I70.9 (89,7 % en Allemagne et 64,9 % en Russie).
-
[8]
À l’origine, le regroupement des régions en macrorégions selon des critères de proximité géographique, climatique et socioéconomique s’inscrit dans la Stratégie d’aménagement du territoire de 2019 de la Fédération de Russie. Cette catégorisation est reprise pour notre analyse, mais en conservant la distinction entre l’oblast de Moscou et les deux villes fédérales de Moscou et Saint-Pétersbourg.
-
[9]
Voir la section III concernant le traitement des écarts à la hausse et à la baisse dans les cartes thermiques.