CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis son excellent ouvrage La mesure de l’esprit (1997) on savait Olivier Martin passionné par une réflexion sur la construction sociale du chiffre et de la quantification, ainsi que par l’analyse critique de l’indicateur et de la mesure. Lorsque ce premier ouvrage fut publié, ces thématiques étaient au cœur de nombreuses recherches, stimulées par les travaux de Stephen Gould, Ian Hacking ou encore Alain Desrosières. Dans ce contexte, la contribution d’Olivier Martin fut importante. Aujourd’hui, il nous offre une approche plus ample, qui insère de façon heureuse cette thématique dans une réflexion générale sur la quantification et son histoire, partant du plus ancien pour arriver à la systématisation de la quantification aujourd’hui, dans les procédures d’évaluation et de gestion.

2Il nous propose d’abord, dans la première partie de l’ouvrage, un ensemble « d’enquêtes » éclairant une histoire de l’usage du chiffre et de la quantification sur divers terrains. Il évoque l’usage commercial et la mesure du temps, pour mieux souligner l’origine sociale de diverses formes de quantification et d’usage du nombre. Il insiste sur l’important saut vers l’abstraction qui conduit à des mesures qui se veulent comparables ou universelles, dont l’apparition du système métrique est l’une des plus exemplaires. Ces chapitres débouchent de façon assez naturelle sur une enquête qui est familière à Olivier Martin, la « mise en statistique des sociétés », magistrale synthèse des travaux menés durant ces vingt dernières années sur l’histoire de la statistique, mise en chiffre de la société, outil de gouvernement. Comme il le rappelle, « les statistiques ne font pas que dénombrer des réalités préexistantes : elles participent aussi à forger ces réalités […]. En même temps qu’elles s’inventent, les sociétés élaborent les outils (pratiques et intellectuels) pour se comptabiliser, se gérer et se gouverner. Les statistiques sont incontestablement au nombre de ces outils » (p. 73). On apprécie aussi dans ce chapitre l’hommage rendu à Alain Desrosières et au rôle de son ouvrage majeur, La Politique des grands nombres, dans ce renouveau.

3Les trois dernières « enquêtes », chapitres qui clôturent cette première partie, sont étroitement articulées, partant d’une historicisation de la quantification dans les sciences pour poser la question des échelles de mesure et aboutir à la question des « indicateurs quantitatifs destinés à évaluer la performance, l’efficacité, la qualité ou l’activité d’un organisme, d’un service, voire d’un individu ». La réflexion sur les échelles de mesure faisait la part belle à la mesure psychophysique, au diagnostic clinique de l’intelligence (questions qui avaient été traitées de façon approfondie dans le premier livre de l’auteur), alors que le chapitre portant sur l’évaluation parcourt l’étrange histoire récente de la « sociologie de l’évaluation », qui de l’évaluation des organismes publics, des processus, des stratégies, déborde pour atteindre l’évaluation et la quantification de l’individu et son auto-évaluation.

4La seconde partie de l’ouvrage veut tirer un « enseignement de ces enquêtes » pour dérouler une sociologie complexe de la quantification. Les trois chapitres qui la constituent sont sans aucun doute l’illustration la plus forte de l’importance du travail mené par Olivier Martin, la justification d’une démarche ayant englobé de multiples aspects de la quantification et de la mesure, habituellement analysés de façon différente, pour traiter des « Raisons de la quantification » et de ses « effets ». Que la quantification soit un « fait social », intitulé du chapitre 8, ne fait guère de doute, mais Olivier Martin systématise cela, dépassant le débat sur le réalisme (auquel Alain Desrosières était très sensible, comme il le souligne), pour approfondir l’idée que, si les « chiffres ne sont ni « vrais », ni « voiles occultants » » ils reflètent une réalité, et peuvent avoir de forts effets performatifs. Ils expriment alors la présence du pouvoir et fournissent aussi des outils de ce pouvoir. Olivier Martin propose une analyse critique fort convaincante des différents modes d’évaluation, fondés sur des conventions, alors que leurs initiateurs cherchent à leur donner un socle qui affirmerait leur caractère scientifique et réaliste car quantifié. Mais il s’agit là d’une piste parmi bien d’autres aussi passionnantes que l’auteur nous propose.

5La lecture de cet ouvrage est donc extrêmement stimulante. Il s’agit d’un long parcours, écrit avec beaucoup de clarté et faisant appel à une très large littérature, à travers l’histoire de la quantification et l’analyse de celle-ci comme fait social. Ce livre, très important, constitue un outil critique essentiel des processus, « pratiques et techniques » et de l’usage de la quantification. Il en démontre la multiplicité, souligne que « quantifier n’est pas (nécessairement) un acte de connaissance savante », sans pour autant tomber dans une dénonciation caricaturale de l’usage de la mesure. Cet ouvrage s’inscrit dans une sociologie critique de la science bienvenue. Peut-être peut-on regretter que l’auteur n’ait pas suffisamment systématisé, dans l’élaboration de la quantification comme « fait social », la relation entre la nature des pouvoirs politiques et économiques, et les usages et formes des quantifications qui sont derrière. Il traite autant des pouvoirs autoritaires que des économies libérales, en montrant qu’il n’y a pas exclusivité et en soulignant les différences, mais sans dégager de lignes fortes dans les usages divers et les formes qu’elle prend en fonction de ces systèmes. De même, l’ouvrage ne traite guère du développement de nouveaux acteurs et de nouvelles formes de quantifications et de mesures, liées aux puissants acteurs économiques du numérique, de Google à Facebook, qui développent de nouveaux outils à la marge du quantifiable, et dont il est encore difficile de percevoir les conséquences : fin de la quantification au profit du traitement numérique d’une masse de données qui ne sont plus analysées à l’aide d’indicateurs numériques synthétiques ? Développement de nouvelles pratiques qui orientent, déterminent, sans quantifier ? Et, du coup, marginalisation des pouvoirs étatiques face à ces acteurs économiques ? Olivier Martin évoque l’apparition au xixe siècle de l’idée que « Gouverner, c’est calculer et piloter par les nombres » (p. 215), conception dominante encore aujourd’hui et qui peut conduire à l’idée qu’il « est possible de construire des sociétés en les purgeant de la politique (c’est-à-dire du débat, de la confrontation, de la recherche de compromis et de solutions négociées), mais en les soumettant à des lois chiffrées […] » (p. 218). Mais quelle conséquence a le surgissement de l’intelligence artificielle, des nouveaux outils de traitements de données massives dans la manière de gouverner, dans la place relative des monopoles économiques sur le numérique et des États dans tous ces processus ?

6Ceci est, il est vrai, un autre questionnement dans lequel cet ouvrage incite fortement à s’inscrire. On ne peut que se féliciter de la parution de ce livre passionnant, dont les réflexions critiques sont essentielles et qui ouvrent de très nombreuses perspectives de recherches et de nouvelles interrogations.

Mis en ligne sur Cairn.info le 07/01/2022
https://doi.org/10.3917/popu.2103.0548
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