Si la théorie de la transition démographique intègre bien les trois composantes mortalité, fécondité et migration, les flux migratoires sont souvent relégués au second plan dans l’étude de la dynamique des populations en transition. Ne pas en tenir compte simplifie considérablement les modèles, mais l’hypothèse sous-jacente d’un impact mineur de ces flux sur la croissance n’est pas toujours vérifiée, en particulier au niveau local. Dans cet article, l’auteur étudie finement la dynamique d’une population urbaine européenne durant la révolution industrielle et l’impact direct (solde migratoire) et indirect (solde naturel) de la migration sur celle-ci. Cette étude de cas éclaire les dynamiques passées mais aussi actuelles dans les populations connaissant toujours une forte croissance démographique.
1La croissance démographique plus rapide en ville qu’à la campagne et le processus d’urbanisation qui y est associé font partie des transformations les plus importantes de la géographie moderne de la population. Toutefois, les informations concernant les sources démographiques de ce processus sont limitées, en particulier au niveau des villes, et si les publications sur le sujet se concentrent sur les rôles respectifs de l’accroissement naturel (excédent des naissances sur les décès) et des migrations internes, elles négligent généralement la part des migrations internationales dans la croissance urbaine. Outre les problèmes de disponibilité des données, cela peut s’expliquer par un nationalisme méthodologique qui fait abstraction du contexte international (Wimmer et Glick Schiller, 2002 ; Bocquier et Costa, 2015) [1]. Les villes, qui représentent le principal moteur du développement socioéconomique moderne, se livrent concurrence pour attirer les investissements, les talents et la main d’œuvre à l’échelle non seulement nationale mais aussi internationale (Sassen, 1994). Pour mieux comprendre la relation entre le destin économique et le destin démographique des villes, les chercheurs doivent mieux identifier la provenance géographique des migrants et la diversification de la population urbaine qui en découle au fil du temps. Pour ce faire, on analyse ici la contribution des migrations internes et internationales à la croissance urbaine, en particulier dans une perspective à long terme, afin d’étudier Zurich pendant sa révolution industrielle.
2Le débat concernant les composantes démographiques et les corrélats socioéconomiques de la transition urbaine (passage d’une société principalement rurale à une société majoritairement urbaine) est ancien. Nombre de géographes et d’historiens économiques attribuent aux migrations un rôle essentiel dans le processus de croissance urbaine, observant que la montée en puissance de la révolution industrielle, qui est allée de pair avec une multiplication des possibilités d’ascension sociale, a conduit à attirer en ville les habitants des zones rurales, mouvement que l’essor des infrastructures de transport a facilité (Ravenstein, 1889 ; Zelinsky, 1971 ; Kelley et Williamson, 1984 ; Todaro, 1984). Sur un plan démographique, toutefois, la croissance urbaine résulte principalement des baisses successives de la mortalité et de la fécondité (phénomène de transition démographique). De Vries a exploité des documents historiques et proposé un modèle en trois phases pour l’Europe (de Vries, 1990 ; Dyson, 2011). Dans la première phase de la transition urbaine européenne, les environnements urbains densément peuplés se caractérisaient par leur insalubrité et la propagation des maladies. L’immigration en provenance des campagnes alimentait forcément ces « puits démographiques » urbains où les décès étaient plus nombreux que les naissances. La deuxième phase correspond à une baisse de la mortalité urbaine coïncidant avec l’amorce de la transition démographique, amorce consécutive aux progrès de l’hygiène observés en Europe au xixe siècle et qui se sont répandus durant le siècle suivant dans le monde (Fox, 2012). En conséquence, les variations naturelles positives de la population ont prolongé l’effet des migrations rurales-urbaines, libérant la croissance urbaine. Du fait de l’augmentation du nombre de citadins, l’accroissement naturel a fini par devenir prépondérant, marquant ainsi le début de la troisième phase du modèle de transition urbaine décrit par de Vries.
3Les sources de la croissance urbaine dans les pays en développement depuis les années 1960 ont été évaluées successivement et confirment le rôle capital de l’accroissement naturel (Preston, 1979 ; Chen et al., 1998 ; Jedwab et al., 2017). Historiquement, cependant, le rôle des migrations a souvent été dominant, car les villes sont restées des puits démographiques (même après le recul de la mortalité) puisqu’elles ont joué un rôle de premier plan dans la diffusion des comportements de limitation des naissances (Bairoch, 1985). Bocquier et ses pairs ont concilié les deux perspectives en faisant valoir que le modèle démographique de la croissance urbaine dépendait de l’ordre chronologique de la transition démographique et du début du développement économique moderne (Bocquier et Costa, 2015 ; Bocquier et Bree, 2018). Au xixe siècle, pendant l’urbanisation de la Suède, de la France et en particulier de la Belgique, les migrations ont joué un rôle important, sinon primordial, dans la croissance urbaine, qui s’est intensifiée uniquement quand la fécondité urbaine était déjà faible. Les principaux leviers de la croissance urbaine ont donc été les évolutions structurelles du marché du travail, qui ont attiré la main d’œuvre rurale. On observe un schéma similaire en Chine et dans le Sud-Est asiatique à l’époque contemporaine (Hugo, 2014).
4Il reste que la croissance urbaine est un phénomène plus complexe que cette habituelle dichotomie entre accroissement naturel et migrations internes des campagnes vers les villes (Lerch, 2014). Peu d’auteurs ont souligné le rôle des migrations internationales depuis que l’hypothèse classique d’une transition de la mobilité a été proposée (Zelinsky, 1971 ; Skeldon, 1990). Selon cette hypothèse, la pression démographique exercée pendant la première phase de la transition incite les habitants des zones rurales à se déplacer vers les villes du pays ou à l’étranger, et ces destinations nationales et internationales tendent à être des substituts : les migrants dans l’Europe historique et dans les pays du Sud à l’époque contemporaine se déplacent à l’intérieur de leur pays en période de développement et se dirigent vers des destinations étrangères plus attrayantes en période de crise (Thomas, 1973 ; Massey, 1988 ; Skeldon, 2008 ; Lerch, 2014). Il arrive ainsi que les migrants internes ruraux évitent les villes du pays, redistribuant le potentiel de croissance urbaine en faveur d’autres pays. De plus, l’expansion des villes aux Amériques et au Maghreb sous l’Ancien Régime dépendait largement des migrants internationaux, souvent originaires de villes européennes (Baines, 1985 ; Bairoch, 1985). Avec l’urbanisation et le développement économique des pays d’origine, les villes ont eu aussi tendance à attirer des migrants d’autres pays (moins développés), compensant ainsi la perte de main d’œuvre locale dans les zones rurales (Zelinsky, 1971 ; Skeldon, 2008). Pour mesurer le rôle joué par les forces économiques dans le processus de croissance urbaine au cours du temps, il est crucial de prendre en compte les migrations à la fois internes et internationales. Du fait de l’élargissement de la perspective aux migrations transnationales, on doit aussi tenir compte du contexte géopolitique des villes.
5Les interactions entre migrations et fécondité rajoutent un niveau de complexité au processus de croissance urbaine, comme en témoignent les très nombreux travaux sur la contribution des migrations internes à l’accroissement naturel des villes au début des transitions urbaines et démographiques (Martine, 1972, 1975 ; Goldstein et Goldstein, 1981 ; Brockerhoff, 1998 ; Rokicki et al., 2014). Cet effet indirect des migrations sur l’accroissement dans les phases ultimes de la transition n’a pourtant suscité que peu d’attention, bien que la faible fécondité urbaine en augmente l’importance. Les migrations tendent à redistribuer les populations dans l’espace, des zones les moins avancées (socio-économiquement et démographiquement) vers des pôles d’innovation et de développement moderne, accentuant ainsi l’hétérogénéité des comportements démographiques de la population dans les grands centres.
6En résumé, trois aspects interdépendants sont mal connus à l’échelle de la ville : le rôle des migrations internationales, leurs interactions avec les déplacements internes et l’effet démographique indirect des migrants. Cet article en corrige les lacunes en mettant en lumière le rôle du contexte international et des politiques dans la formation des schémas migratoires pendant le processus de croissance urbaine. On s’intéresse plus particulièrement à la ville suisse de Zurich entre 1836 et 1949 pour trois raisons. Premièrement, la perspective historique plus longue permet de se concentrer sur les tendances démographiques à long terme et donc de mieux comprendre l’évolution dans le temps des schémas migratoires par rapport à la dynamique du développement international. Deuxièmement, cette ville a connu un processus particulièrement rapide, quoiqu’irrégulier, de changements socioéconomiques durant cette période, quand la Suisse, qui était l’un des pays les plus pauvres d’Europe, est devenue l’une des sociétés les plus riches du monde, et en premier lieu Zurich. Troisièmement, la petite taille du pays et sa position centrale en Europe sont associées à des migrations internationales plus intenses, dont les effets sur la démographie urbaine apparaissent ainsi plus clairement. Dans la suite de cet article, les termes « émigration/immigration interne » nette seront respectivement synonymes de solde négatif ou positif des déplacements à l’intérieur de la Suisse, tandis que les termes « émigration/immigration internationale » nette renverront à un solde négatif/positif des flux internationaux.
7L’article commence par resituer le développement démographique de Zurich dans son contexte, puis présente les données et les méthodes d’estimation. Suite à une description des tendances de l’accroissement naturel et des migrations totales, l’analyse opère une différenciation par nationalité pour rendre compte non seulement des migrations internes et internationales, mais aussi de l’hétérogénéité des comportements de fécondité parmi les habitants de la ville. Les résultats sont enfin examinés à la lumière de la situation démo graphique, socioéconomique et politique de Zurich sur la scène internationale.
I – La ville de Zurich et son contexte
8Pendant la période 1836-1949, la Suisse et sa ville de Zurich se sont fortement transformées. Le petit pays montagneux et enclavé a souffert d’une pauvreté endémique jusqu’au milieu du xixe siècle et commencé à s’industrialiser après les autres pays européens. La campagne abritait des activités préindustrielles disparates (ateliers de production domestique), en raison de l’absence de ressources naturelles, de la dépendance à l’égard de l’eau comme source d’énergie, et de l’arrivée tardive du chemin de fer (Mayer, 1952 ; Bergier, 1983 ; Walter, 1995). Entre le xive et le xviiie siècles, la population suisse a augmenté lentement, passant de 600 000 à 1,7 million d’habitants (tableau 1). L’excédent de main d’œuvre partait systématiquement à l’étranger : plus d’un million de Suisses étaient mercenaires dans diverses armées européennes, et l’émigration internationale nette annuelle avoisinait 3 pour 1 000 habitants, soit la moitié du taux d’accroissement naturel (Mayer, 1952 ; Bergier, 1983).
Population de la Suisse et de la ville de Zurich, 1400-1950

Population de la Suisse et de la ville de Zurich, 1400-1950
9Zurich était au centre d’un réseau régional d’ateliers familiaux ruraux transformant la soie et le coton. Après quatre siècles de croissance démographique lente et de périodes de déclin intermédiaires, la ville comptait environ 10 500 habitants en 1799, se classant seulement au cinquième rang de la hiérarchie urbaine suisse (Statistique historique de la Suisse, 2021). À titre de comparaison, les villes d’Augsbourg et de Stuttgart (situées à environ 200 kilomètres au nord de Zurich, dans le sud de l’Allemagne actuelle) comptaient déjà plus de 100 000 résidents chacune (Bergier, 1983). Comme pour l’industrialisation, la Suisse était à la traîne de l’Europe concernant l’urbanisation. En outre, la croissance de Zurich était limitée par ses remparts historiques, les guildes de la ville ayant restreint le droit de séjour jusqu’en 1850.
10Zurich a néanmoins bénéficié d’une position géopolitique stratégique qui a joué un rôle essentiel dans son développement. Située sur le plateau préalpin, au nord du massif du Saint-Gothard, Zurich constituait une enclave historique du protestantisme sur les axes de communication et de commerce entre deux grandes régions européennes en développement et principalement catholiques, le Bade-Wurtemberg (Allemagne du Sud) et le Royaume d’Italie (au sud du Gothard). Avant la construction du tunnel du Saint-Gothard vers le sud, la ville s’était déjà orientée vers le nord de façon à intégrer le marché du travail international et germanophone, plus accessible. Zurich était également une cité-État libérale au sein de la Confédération helvétique neutre (créée en tant qu’union de cantons au xiiie siècle puis renommée confédération en 1848). Dans une Europe marquée par des révolutions avortées et des guerres, la ville accueillait des réfugiés européens (originaires surtout de France et d’Italie) qui avaient été persécutés pour des raisons religieuses et par des monarchies restaurées (Bergier, 1983).
11Au xixe siècle, début de la transition démographique, la population suisse a plus que doublé jusqu’à compter 3,3 millions d’habitants en 1900. L’émigration de Zurich s’est poursuivie à un rythme soutenu et progressivement tournée vers les destinations d’outre-mer (Mayer, 1952 ; Hatton et Williamson, 1998). Mais l’immigration en provenance des pays européens a peu à peu augmenté et le solde migratoire suisse est devenu positif pour la première fois dans le dernier quart du xixe siècle. La diversification de l’économie et la construction d’infrastructures de transport et de logements ont créé des emplois hautement qualifiés, mais aussi très physiques et dangereux, qui ont été pourvus par des travailleurs étrangers, venus pour la plupart d’Allemagne et, dans un second temps, d’Italie, un pays particulièrement éprouvé par la restructuration de son économie, des crises agricoles et des guerres (Holmes, 1988 ; Walter, 1995 ; D’Amato, 2008).
12La période observée se caractérise par un rattrapage rapide de la Suisse en matière d’urbanisation : de 6 % en 1850, la proportion de la population vivant dans des villes de plus de 10 000 habitants a atteint 45 % un siècle plus tard (Mayer, 1952). Dans l’intervalle, Zurich était devenue la capitale économique du pays, avec l’apparition de l’industrie mécanique et de l’ingénierie, et avait acquis un statut de rang mondial comme place financière et centre de services fortement spécialisés.
13Divers facteurs peuvent expliquer l’expansion économique de Zurich (Bergier, 1983). Les réfugiés sont venus avec des capitaux et des compétences. La première banque commerciale suisse a été fondée à Zurich en 1856. Comme l’Allemagne et l’Autriche avant elle, la Suisse a favorisé le progrès technique en créant des établissements d’enseignement de qualité (par exemple, l’École polytechnique fédérale de Zurich en 1855). La construction d’un réseau ferroviaire dans le dernier quart du xixe siècle a amélioré les échanges entre la ville et les autres régions situées en Suisse ou à l’étranger, tandis que l’édification du réseau électrique a permis à l’industrie de se concentrer dans les agglomérations urbaines. Ces changements ont stimulé la production industrielle et la croissance démographique de Zurich. Alors que la population de Zurich s’est accrue d’un cinquième entre 1760 et 1836 (29 300 habitants), elle a quintuplé dans la période qui a suivi, pour atteindre 150 000 habitants en 1900. En 1950, le nombre d’habitants avait à nouveau plus que doublé et s’élevait à 390 000 selon l’Office statistique de la ville de Zurich (Statistisches Amt der Stadt Zürich, 1909-1949).
II – Hypothèses relatives aux composantes de la croissance démographique de Zurich
14Avant d’exposer les hypothèses concernant les sources démographiques de cette expansion rapide, il est nécessaire d’apporter des précisions sur la transition de la fécondité propre à Zurich (sur laquelle il n’existe pourtant que peu d’éléments). Zurich a joué un rôle pilote dans la diffusion de la limitation des naissances à partir du milieu du xviie siècle en Europe, du fait de l’éthique protestante, favorable à la rationalisation des décisions interdépendantes que constituaient les choix économiques et les choix de procréation (Pfister, 1988). Si la préindustrialisation a transformé la structure sociale de la population zurichoise, la mobilité sociale est demeurée largement fondée sur l’accès aux fonctions politiques. Comme le nombre de sièges au conseil municipal n’a pas varié, l’ascension sociale a été de plus en plus liée au prestige, gagné par l’accumulation de richesses matérielles. D’après Pfister (1988), la limitation des naissances est apparue chez les couples qui voulaient augmenter leur consommation pour s’élever dans la hiérarchie politique, ce qui réduisait d’autant les ressources financières disponibles pour l’entretien d’une famille. Ce nouveau comportement s’est ensuite répandu dans la population zurichoise et l’indice synthétique de fécondité (ISF) a chuté, avoisinant le seuil de remplacement (2,1 enfants par femme) au début du xxe siècle (Statistisches Amt der Stadt Zürich, 1909-1949). À l’époque, le long déclin de la fécondité dans la population suisse venait juste de commencer.
15Comme la transition de la fécondité était avancée à Zurich, il est logique de penser que l’accroissement naturel a joué un rôle mineur dans la croissance démographique, qui s’explique largement par des migrations internes. L’essor d’une industrie moderne et le poids accru des villes dans la géographie économique de la Suisse ont été d’importants facteurs d’attraction des migrants. Quant aux facteurs de répulsion, la pression démographique permanente qui existait dans les campagnes a été accentuée par le déclin des ateliers familiaux ruraux et de l’agriculture qui a privé les paysans de deux de leurs principaux moyens d’existence. La pression à l’émigration interne la plus forte a concerné le secteur préindustriel, qui a joué un rôle vital pour les paysans pauvres, défavorisés et sans terre. Grâce au revenu d’appoint que leur rapportaient les ateliers familiaux, il leur a été plus facile qu’aux paysans propriétaires de différer plus longtemps le recours aux freins préventifs malthusiens (Braun, 1978). Plusieurs famines, en particulier lors de la crise agricole européenne de 1845-1848, ont renforcé cette incitation à l’exode rural. La nouvelle confédération a été créée en 1848, dans un contexte politique qui favorisait également la mobilité, notamment avec la levée des restrictions cantonales à la libre circulation des personnes et la suppression des règles de protection des guildes concernant l’industrie et le droit de séjour dans les villes (Mayer, 1952 ; Walter, 1995). On fait donc l’hypothèse que les migrations internes nettes ont augmenté à Zurich au fil du temps.
16Le développement économique de la ville a néanmoins été interrompu à plusieurs reprises par de grandes crises industrielles et financières (en 1873 et dans les années 1880), ainsi que par les deux conflits mondiaux et les dépressions économiques qui leur ont succédé. Comme, historiquement, l’émigration à l’étranger constituait un troisième moyen de subsistance pour les paysans, ces nouvelles destinations ont pu être privilégiées par les candidats à l’émigration par rapport à Zurich, notamment en période de crise économique. On peut supposer que les variations à court terme des niveaux de migration nette interne mesurés à Zurich sont étroitement liées au processus discontinu de développement économique de la ville, avec un solde positif plus élevé en période de croissance et plus faible en cas de revers économique. Par contraste, une relation inverse devrait exister entre le cycle économique de la ville et les niveaux d’émigration internationale depuis les régions suisses dont sont originaires la plupart des immigrés internes de Zurich, ce qui signifie que le solde migratoire international de ces régions est fortement négatif en période de crise et plus proche de zéro en période de développement économique.
17Si, en matière de migrations internationales, les facteurs de répulsion ont dominé, il ne faut pas négliger d’importants facteurs d’attraction : la Suisse est un petit pays doté d’un régime politique libéral au centre de l’Europe. Les obstacles géomorphologiques aux déplacements internationaux ayant été supprimés grâce aux lignes de chemin de fer, Zurich s’est intégrée dans la région transfrontalière de l’industrialisation englobant le sud de l’Allemagne et le nord de l’Italie, ce qui a contribué à son développement économique. On fait donc l’hypothèse que le solde net des migrations internationales y a augmenté tout au long du xixe siècle. Avec la fin de l’Ancien Régime et l’introduction des passeports nationaux en Europe en 1910, il est toutefois probable que la politique migratoire ait considérablement freiné les déplacements transfrontaliers. Compte tenu des restrictions légales à l’immigration en Suisse entre le début de la Première Guerre mondiale et la fin de la Seconde (Ruedin et al., 2015), on s’attend à une diminution de la composante « migration externe » de l’expansion de Zurich.
18De surcroît, on suppose que les migrations internes et internationales ont des effets structurels et comportementaux indirects sur l’accroissement de la population zurichoise. Les migrants étaient principalement de jeunes adultes arrivant de régions moins avancées dans la transition démographique, avec vraisemblablement des niveaux d’accroissement naturel plus élevés que ceux de la population zurichoise.
III – Données et méthodes
1 – Les données
19Il s’agit d’estimer et de décrire les tendances des migrations internes et internationales et de l’accroissement naturel pour la ville de Zurich. Les annuaires démographiques de la ville (Statistisches Amt der Stadt Zürich, 1909-1949) ont servi à compiler les dénombrements annuels de population et les événements démographiques depuis 1873 et pour les années de recensement à partir de 1850, tandis que les dénombrements isolés antérieurs à 1850 ont été compilés par le Centre de recherche en histoire sociale et économique (Forschungsstelle für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, FSW) de l’université de Zurich (Statistique historique de la Suisse, 2021) [2]. Couvrant la période de 1760 à 1949, ces données sont tirées des recensements historiques et des registres d’état civil (paroissiaux) de la population, des naissances (baptêmes), des décès (obsèques), des arrivées, des départs et des changements de nationalité. Cette analyse descriptive se concentre sur les évolutions démographiques survenues entre 1836 et 1949, car on ne dispose pas de statistiques ventilées selon le statut des migrants pour les périodes antérieures (voir ci-dessous). Les tendances passées sont estimées uniquement à l’échelle de la ville et servent à la mise en contexte des résultats.
20Malgré l’absence d’analyse rigoureuse de la qualité des données, les historiens s’accordent sur le fait qu’elle s’est singulièrement améliorée au xixe siècle. Les dénombrements municipaux de population avant 1850 étaient consignés par les prêtres dans les registres paroissiaux et sont jugés incomplets (Ritzmann-Blickenstorfer et Siegenthaler, 1996). Même si le nombre d’habitants était souvent sous-estimé, la possibilité d’un surdénombrement ne saurait être exclue, surtout dans les villes de plus petite taille et connaissant une croissance rapide, dans la mesure où la rémunération des prêtres était déterminée par la taille de la population de la ville (Bickel, 1947). Les décomptes ont été plus exhaustifs à partir de 1860, avec le premier recensement national de population effectué selon des principes scientifiques modernes (Schumacher, 2010) et organisé par le nouvel Office fédéral de la statistique au niveau des ménages. La qualité du recensement s’est notablement améliorée, en particulier entre 1880 et 1888, mais certaines incohérences dans les définitions de la population nuisent à la comparabilité des données. Les résultats publiés des recensements de 1860, 1888 et 1900 se rapportent à une population de droit, contrairement à ceux de 1870 et 1880, qui fournissent des estimations de la population de fait. Néanmoins, la différence est sans doute minime pour une ville aussi grande que Zurich (Schumacher, 2010).
21Comme la pratique d’enregistrement des actes de baptême et de sépulture était déjà bien établie dans les villes protestantes (notamment à Zurich) au xviiie siècle (Bickel, 1947), on peut avoir confiance dans l’exhaustivité de ces données. Les naissances hors mariage, cependant, ne figurent pas sur les registres, ce qui limite la comparabilité avec les données d’état civil ultérieures – en 1914, ces naissances représentaient 12 % du total des naissances (Statistisches Amt der Stadt Zürich, 1909-1949). Comme pour l’accroissement de la population, les taux de natalité tendent à être sous-estimés jusqu’au milieu du xixe siècle. À partir de 1876, l’enregistrement officiel des naissances, des décès et des migrations était à peu près exhaustif (y compris pour les résidents n’ayant pas la nationalité suisse), car ces données servaient à la perception des impôts par la commune (Ritzmann-Blickenstorfer et Siegenthaler, 1996) [3].
22Les évolutions du périmètre de la commune de Zurich depuis le xviiie siècle peuvent aussi nuire à la comparabilité des données dans le temps. Jusqu’en 1849, l’enceinte historique définissait le territoire de la commune situé sur le lac de Zurich, au sud-est de la ville (zone en rouge sur la figure 1). Les dénombrements de la population entre 1850 et 1933 englobaient toutefois les communes voisines, reclassifiées en 1893 (gris clair). Comme la majorité de la population vivait à l’intérieur des remparts de la ville jusqu’en 1849 et que les quartiers périphériques se sont urbanisés rapidement par la suite, cette différence de définitions spatiales – logique compte tenu des évolutions de l’environnement bâti de la ville – ne devrait pas avoir d’incidences significatives sur les résultats. En revanche, les données concernant la période 1934-1949 englobent huit autres communes reclassifiées (zones en gris foncé sur la figure 1). On doit donc supposer que la population reclassifiée après 1933 se comporte comme celle qui vivait dans le périmètre antérieur de la ville. De fait, les résultats (ci-dessous) ne montrent aucune variation anormale des tendances en 1934.
Carte de l’expansion géographique de Zurich entre 1800 et 1949

Carte de l’expansion géographique de Zurich entre 1800 et 1949
23On a estimé à partir de chiffres globaux le taux de croissance annuelle totale (TCT) de la population zurichoise, le taux brut d’accroissement naturel (TBAN) et le taux brut de migration nette (TBMN). La méthode varie en fonction des chiffres bruts disponibles et du niveau d’agrégation des données (la figure 2 offre une vue d’ensemble).
2 – Estimations à l’échelle de la ville
24Les chiffres de la population totale sont disponibles chaque année depuis 1895 et peuvent être complétés par les statistiques censitaires précédentes (1836, 1850, 1860, 1870, 1880 et 1888) et les registres paroissiaux (1760, 1798 et 1812 compilés par la FSW) en vue d’estimer des taux de croissance annuels moyens de la population. Des statistiques d’état civil annuelles sont disponibles à partir de 1876, année à compter de laquelle il est possible d’estimer le taux brut d’accroissement naturel. Des actes de baptême et de sépulture enregistrés en 1760, 1798, 1812 et 1836 (compilés par la FSW) sont utilisés afin d’estimer l’accroissement naturel pour ces années-là ; on fait donc l’hypothèse que le niveau a varié de manière linéaire pendant l’intervalle de 40 ans sans données qui a suivi (jusqu’en 1876). L’hypothèse sous-tendant cette interpolation est que la transition démographique à Zurich a été un processus continu [4].
Méthodes d’estimation de la croissance totale, de l’accroissement naturel et des migrations nettes pour la population zurichoise totale et par nationalité, 1760-1950

Méthodes d’estimation de la croissance totale, de l’accroissement naturel et des migrations nettes pour la population zurichoise totale et par nationalité, 1760-1950
25Les chiffres annuels du total de l’immigration et de l’émigration nettes internes ne sont publiés que depuis 1905. Le TBMN est donc calculé par décennie de 1836 à 1875, et par année de 1876 à 1904, sous la forme de résidu des équations du bilan démographique intercensitaire ou annuel (TBMN = TCT – TBAN). Cette estimation des soldes migratoires par les résidus ne devrait pas être trop faussée, puisque les registres de population comme les registres des naissances étaient incomplets jusque dans les années 1870 ; on suppose donc que les deux biais s’annulent mutuellement.
3 – Estimations selon le statut migratoire
26Pour désagréger les migrations en composantes internes et internationales tout en tenant compte de l’hétérogénéité de l’accroissement naturel, on a estimé les composantes de la croissance en fonction du statut migratoire mesuré par la nationalité. La nationalité est définie au niveau municipal conformément au droit du sang, et se transmet donc des parents aux enfants. Les statistiques déterminent la nationalité d’un nouveau-né en fonction de la situation de la mère, qui acquiert la nationalité par mariage. Si la nationalité de la mère n’est pas connue, le nouveau-né prend celle du père. Trois sous-populations sont distinguées : les citoyens de Zurich (désignés ci-après par le terme Suisses zurichois), les autres Suisses (non-zurichois) et les étrangers. On manque toutefois d’informations directes sur les lieux de départ des immigrés internes et internationaux et sur les destinations des émigrés internes et internationaux. Comme Mayer (1952), nous interprétons le bilan migratoire des citoyens suisses comme les gains démographiques de la ville résultant des déplacements internes, tandis que le bilan migratoire de la population étrangère représente la migration nette internationale de la ville [5]. Cette méthode pourrait fausser les estimations des migrations internes et internationales. Premièrement, il est difficile de faire la distinction entre les migrations internes secondaires des étrangers et les mobilités internationales, car les étrangers ayant immigré plus tôt dans une autre région de la Suisse avant de s’installer à Zurich sont comptés à tort comme migrants internationaux (les flux internationaux sont donc gonflés et les migrations internes minorées). Deuxièmement, les déplacements internationaux de citoyens suisses à Zurich ne sont pas identifiables, puisque ceux qui ont émigré à l’étranger ou en reviennent sont comptés à tort comme migrants internes (la migration interne est donc surestimée et les flux internationaux sous-estimés). Comme les deux biais s’annulent mutuellement, il semble que les mesures des migrations internes et internationales fondées sur la nationalité reflètent correctement les schémas de mobilité de la population zurichoise.
27Les citoyens suisses représentaient 89 % de la population de Zurich en 1836, contre 78 % en 1888. Les données plus détaillées pour cette dernière année montrent que la population ne se composait que de 26 % de Suisses locaux, contre 52 % de Suisses originaires d’autres régions du pays. La part d’étrangers est passée de 22 % en 1888 à 34 % en 1913, avant de revenir à seulement 9 % en 1949. L’un des inconvénients à utiliser des statistiques par nationalité est qu’elles ne représentent pas parfaitement la composition de la population selon son lieu de socialisation : d’après la FSW, seulement deux tiers des personnes nées à Zurich jouissaient de droits en tant que citoyens locaux (Statistique historique de la Suisse, 2021). L’utilisation des critères de nationalité tend donc à sous-estimer les migrations nettes et l’accroissement naturel des citoyens locaux et surestimer les changements démographiques imputables aux migrants (Suisses non zurichois et étrangers). Cela gomme en partie les différences de comportement démographique, mais les résultats n’en restent pas moins valides.
28Les statistiques d’état civil par nationalité peuvent être estimées chaque année à partir de 1881. Comme les chiffres relatifs aux migrations ne sont disponibles qu’à partir de 1905, les flux migratoires intermédiaires sont obtenus indirectement, en calculant le résidu migratoire annuel, par nationalité. Pour la période 1836-1881, seuls les taux de croissance intercensitaires peuvent être calculés par nationalité. On a donc défini deux scénarios plausibles concernant le taux d’accroissement naturel des étrangers, afin d’estimer les autres composantes démographiques de manière indirecte. Dans le premier scénario, le TBAN des étrangers entre 1836 et 1881 est supposé rester constant, égal à sa première valeur disponible (2 % en 1881). Dans le second scénario, cette valeur est divisée par deux, considérant que les estimations des années 1880 ont pu être gonflées par des effets structurels liés à l’immigration massive de jeunes adultes. Ces scénarios permettent d’estimer le taux de migration nette internationale sous la forme du résidu de l’équation du bilan démographique appliquée aux étrangers. Ces résidus sont des estimations prudentes des migrations internationales, car on fait l’hypothèse de taux d’accroissement naturel positifs chez les étrangers, même si l’on considère communément le xixe siècle comme une époque de transition pendant laquelle les villes ont cessé d’être des puits démographiques et ont peu à peu enregistré plus de naissances que de décès. En combinant ces taux et les dénombrements d’étrangers, on obtient le nombre d’événements démographiques parmi la population étrangère. L’accroissement naturel suisse et les migrations nettes sont ensuite obtenus par la différence entre les chiffres totaux de la ville et les chiffres estimés pour les étrangers.
29Enfin, les composantes des variations de population par nationalité sont exprimées en taux par rapport à la population totale de Zurich (plutôt que par rapport aux populations ventilées par nationalité). Cette méthode permet d’évaluer directement la contribution de la dynamique démographique de chaque groupe à la croissance globale de la ville [6].
30Il n’est pas possible de vérifier quantitativement la relation entre les tendances migratoires et le processus de développement économique, car les annuaires statistiques zurichois ne fournissent aucune statistique économique pour le xixe siècle. On peut toutefois évaluer cette relation sur un plan qualitatif en interprétant les tendances migratoires à la lumière des ouvrages d’histoire économique.
IV – L’expansion de Zurich et ses composantes démographiques
31La figure 3 montre la tendance du taux de croissance annuel total et ses composantes (la croissance naturelle et la croissance migratoire). Le taux de croissance, légèrement négatif dans la seconde moitié du xviiie siècle est devenu positif entre 1812 et 1850 (+ 1,3 % par an). Le taux a continué d’augmenter et a culminé à plus de 5 % au début des années 1890. La tendance est ensuite extrêmement instable : le taux chute fortement, avec des croissances négatives au début des années 1900, puis remonte et diminue à nouveau à plusieurs reprises juste avant et après la Première Guerre mondiale, pour atteindre un nouveau sommet à plus de 5 % à la fin des années 1930. La croissance tend ensuite à rester positive, sauf pendant la Seconde Guerre mondiale.
32Bien que le nombre d’habitants de Zurich ait fortement augmenté au fil du temps, les migrations nettes ont clairement été le facteur prépondérant de l’expansion de la ville pendant les 180 années observées, avec un coefficient de corrélation statistiquement significatif de 0,88, contre 0,35 pour la corrélation entre le taux d’accroissement naturel et les taux de croissance total (non représentée). Le taux de migration nette était d’au moins 1,6 % tout au long des xviiie et xixe siècles, sauf pendant la crise industrielle européenne des années 1880, où il s’est provisoirement effondré. Les migrations ont à nouveau culminé à plus de 5 % dans les années 1890. Bien que les niveaux soient généralement positifs au xxe siècle, les estimations annuelles indiquent une volatilité importante, avec des pics à plus de 3 % et des creux inférieurs à – 2 %. La section suivante évalue les rôles respectifs des déplacements internes et internationaux.
33Les soldes migratoires positifs ont contré le déclin naturel de la population zurichoise jusqu’en 1850. La deuxième phase de la transition urbaine évoquée par de Vries n’a débuté que dans la seconde moitié du xixe siècle, lorsque le solde naissances/décès est devenu positif et a donc alimenté la croissance de la ville. L’accroissement naturel a culminé progressivement à 1,8 % pendant les années 1890, ce qui est surprenant dans la mesure où l’indice synthétique de fécondité de la ville était déjà inférieur à 3,0 enfants à cette époque (Statistisches Amt der Stadt Zürich, 1917). À ce pic de l’accroissement naturel ont cependant succédé un recul rapide et des niveaux inférieurs à 0,5 % à partir de 1915, avec de légères fluctuations les années suivantes, jusqu’au début du baby-boom dans les années 1940 (illustré par la hausse modeste de l’accroissement naturel). Comme le taux de migration était en moyenne deux fois supérieur au taux d’accroissement naturel tout au long de la période d’observations, le cas de Zurich infirme l’hypothèse du rôle majeur de l’accroissement naturel dans la croissance urbaine.
Taux de croissance totale annuelle, taux bruts d’accroissement naturel et migrations nettes, Zurich, 1770-1949
XVIIIe et XIXe siècles

XVIIIe et XIXe siècles
XXe siècles

XXe siècles
Taux de croissance totale annuelle, taux bruts d’accroissement naturel et migrations nettes, Zurich, 1770-1949
V – Migrations nettes par nationalité
34L’analyse des changements démographiques par nationalité permet d’étudier les composantes internes et internationales des migrations. La figure 4 montre les tendances des migrations nettes internes et internationales (mesurées indirectement par les soldes des déplacements respectifs de la population suisse et des étrangers) rapportées au nombre total d’habitants de la ville. Après une première description des tendances du xixe siècle, pour lesquelles les données ne permettent pas de faire la part des Suisses de Zurich et des non-Zurichois, des estimations plus détaillées sont examinées à partir de 1893.
Taux annuels bruts de migration nette, par groupe de nationalités (distinction entre Suisses zurichois et non zurichois à partir de 1893), Zurich, 1836-1949

Taux annuels bruts de migration nette, par groupe de nationalités (distinction entre Suisses zurichois et non zurichois à partir de 1893), Zurich, 1836-1949
Notes : Le solde migratoire des citoyens suisses montre que les déplacements internes produisent des gains nets pour la ville ; le solde migratoire des étrangers mesure les tendances des migrations nettes internationales à Zurich. Les courbes correspondent à des estimations directes et indirectes (par résidu intercensitaire) annuelles (tenant compte des naturalisations), et les points à des estimations résiduelles intercensitaires. Les deux séries de résidus migratoires intercensitaires concernant les étrangers au xixe siècle se fondent sur deux scénarios différents d’accroissement naturel ; les résultats obtenus pour l’ensemble des Suisses (en soustrayant les migrations attribuables aux étrangers du total des migrations) ne varient pas de manière significative d’un scénario à l’autre en raison de l’importance numérique des Suisses par rapport aux étrangers.1 – Les tendances durant le xixe siècle
35Alors que les migrations nettes internationales dessinent une tendance globalement à la hausse, les migrations nettes internes commencent de manière surprenante par diminuer, avant de réaugmenter à la fin du xixe siècle.
36Démarrant relativement haut, à presque 2 %, les migrations nettes internes ont régulièrement reculé après les famines de la fin des années 1840, jusqu’à atteindre 1,1 % dans les années 1860. Cependant, une fois levées les restrictions cantonales à la libre circulation des personnes, l’émigration interne à destination de Zurich est repartie à la hausse dans les années 1870. Le taux a de nouveau chuté à 0,9 % pendant la crise industrielle européenne des années 1880 puis est revenu culminer à plus de 1,5 % la décennie suivante.
37La tendance des migrations nettes internes du reste de la Suisse vers Zurich est-elle comparable aux vagues d’émigration vers l’étranger ? Pour vérifier les liens entre l’exode rural en Suisse et vers l’étranger, l’estimation de la migration nette interne pour Zurich est exprimée relativement aux populations dénombrées dans les principaux cantons de provenance des migrants [7] (telles que compilées par la FSW). On estime le taux d’émigration nette interne de ces cantons vers Zurich, afin de le comparer avec les taux d’émigration à l’étranger depuis ces mêmes cantons suisses à l’aide des chiffres de départs vers l’outremer compilés par la FSW (figure 5). Même si une part significative des migrants partis à l’étranger ont pu revenir en Suisse, on ne peut pas tenir compte de ces retours, faute de données. Cela ne devrait pas nuire à la validité des résultats, car les émigrés revenant en Suisse se sont sans doute installés dans de grands centres urbains plutôt que dans leur région d’origine, isolée et offrant des perspectives d’emploi limitées.
38Pendant la période couvrant la crise agricole de la fin des années 1840 aux années 1860, l’émigration des Suisses vers l’étranger était au moins deux fois plus importante que l’émigration nette interne vers Zurich (soit, respectivement, au moins 2,0 et 0,5 pour 1 000 habitants ; figure 5). Avec la levée des restrictions à la mobilité intercantonale dans les années 1870, le taux d’émigration outre-mer a provisoirement convergé vers le niveau plus bas (quoiqu’en hausse) des migrations nettes internes vers Zurich. Néanmoins, pendant la crise européenne des années 1880, les départs pour les Amériques ont une fois encore largement dominé les mouvements internes (3,5 ‰ et 1 ‰). Le coefficient de corrélation entre les niveaux de migration nette vers Zurich de 1860 à 1900 et ceux des migrations vers les Amériques est de – 0,45, mais ce n’est pas significatif sur le plan statistique en raison du nombre limité d’estimations intercensitaires. Toutefois, cette corrélation négative modérée entre les exodes ruraux interne et international donne à penser que les deux flux sont des substituts l’un pour l’autre.
39Contrairement aux migrations nettes internes, les migrations internationales de la ville de Zurich ont affiché un solde négatif durant le deuxième quart du xixe siècle (entre – 0,2 % et – 0,1 % en fonction du scénario d’accroissement naturel des étrangers ; figure 3). Pourtant, le taux a augmenté de façon spectaculaire, à 0,4 %-0,5 % dans les années 1850 et 0,7 %-0,8 % dans les années 1870 [8]. Les migrants arrivaient essentiellement de France, où les révolutions antimonarchistes avaient échoué, et des flux plus nombreux de migrants d’Allemagne du Sud leur ont succédé jusqu’en 1880. Alors que la Suisse a présenté un bilan migratoire international négatif tout au long du xixe siècle (Mayer, 1952), Zurich était déjà une destination importante, non seulement pour les réfugiés mais aussi pour les travailleurs étrangers. La contribution des migrations nettes internationales à la croissance de la population zurichoise représentait donc déjà la moitié de celle que l’on pouvait attribuer aux migrations internes dans la seconde moitié du xixe siècle.
Taux bruts annuels intercensitaires d’émigration nette interne vers Zurich et vers les destinations d’outre-mer depuis les principaux cantons émetteurs de migrants vers Zurich, 1836-1949

Taux bruts annuels intercensitaires d’émigration nette interne vers Zurich et vers les destinations d’outre-mer depuis les principaux cantons émetteurs de migrants vers Zurich, 1836-1949
Notes : Les valeurs supérieures à zéro indiquent une émigration supérieure à l’immigration ; les populations à risque de migrer habitent les cantons suisses d’Uri, de Schwytz, d’Unterwald, de Zoug, de Bâle, de Schaffhouse, de Saint-Gall, des Grisons, d’Argovie et de Thurgovie.40Pendant la crise industrielle des années 1880, l’immigration nette s’est effondrée temporairement à 0,3 %, puis s’est redressée pour atteindre plus de 1,5 % au début des années 1890. Durant cette période, la population zurichoise s’est accrue sous l’effet des arrivées internationales autant que des déplacements internes de population depuis le reste de la Suisse. Outre le développement industriel, le raccordement de Zurich au réseau ferré international dans les années 1860 et l’achèvement du tunnel nord-sud sous le massif du Saint-Gothard au début des années 1880 expliquent aussi cette forte hausse de l’immigration. Dans le même temps, la main d’œuvre italienne a progressivement remplacé les immigrés allemands (D’Amato, 2008).
41Les niveaux de la migration internationale nette ont subitement été divisés par trois : le taux était inférieur à 0,5 % au milieu des années 1890. Cette évolution est liée au contexte social d’une économie secouée par une crise structurelle. Avec l’arrivée de l’électricité à Zurich et la mécanisation croissante de l’industrie, les cotonniers et les artisans traditionnels ont été remplacés et la population a nourri un ressentiment croissant contre l’augmentation rapide du nombre d’immigrés occupant ces postes d’ouvriers dans l’industrie. Au plus fort des tensions, des émeutes ont éclaté, qui visaient les étrangers en général en 1893 et les Italiens en particulier en 1896 (D’Amato, 2008) ; elles ont poussé de nombreux immigrés à quitter le pays.
2 – Les tendances au xxe siècle
42À partir des années 1890, les données permettent d’estimer séparément les migrations nettes des étrangers, des Suisses zurichois et des non zurichois, mais aussi de supprimer les effets perturbateurs sur ces estimations créés par les changements de nationalité. Si le xixe siècle a été marqué par des flux importants de migrations internationales, l’expansion de Zurich dans la première moitié du xxe siècle a résulté pour l’essentiel de migrations internes.
43Bien que les migrations nettes internes des Suisses non zurichois vers Zurich aient considérablement fluctué, avec des pics et des creux toujours plus prononcés (jusqu’à un quasi-équilibre entre les entrées et les sorties pendant la Première Guerre mondiale et + 2,5 % à la fin des années 1920), la tendance générale est positive, comme prévu (figure 4). Le contraste est donc très marqué avec la forte chute des départs outre-mer des habitants des cantons qui étaient les principaux réservoirs de migration interne vers Zurich (figure 5). Le coefficient de corrélation entre l’émigration nette vers les Amériques et les migrations nettes internes à destination de Zurich entre 1900 et 1950 est de – 0,50 ; mais, là non plus, le résultat n’est pas statistiquement significatif en raison du faible nombre d’observations. S’agissant des migrants suisses, la substituabilité des destinations intérieures et étrangères est donc confirmée.
44Les fortes fluctuations des migrations internes vers Zurich pourraient être liées au cycle économique de la ville (figure 4). Après une baisse temporaire dans les années 1900, lorsque les syndicats ont lancé des manifestations à grande échelle pour protester contre la mécanisation croissante de la production industrielle, les migrations internes ont repris pendant la Première Guerre mondiale, puis de nouveau chuté durant la crise économique qui a suivi. Avec l’amélioration de la situation économique à la fin des années 1920, les migrations en provenance du reste de la Suisse ont atteint un nouveau pic, avant de reculer une nouvelle fois pendant la crise financière mondiale (qui a frappé la Suisse entre 1932 et 1935) et le début de la Seconde Guerre mondiale.
45Si le solde migratoire des Suisses non zurichois a augmenté au xxe siècle, les migrations nettes des Suisses zurichois ont suivi une trajectoire inverse. Le taux est devenu négatif dans les années 1890 (descendu à – 0,3 %) et l’est resté tout au long des périodes suivantes. Cela pourrait notamment s’expliquer par l’évolution de la composition des populations suisses ayant émigré outremer. Après les peuplements essentiellement paysans du xixe siècle, les effectifs d’ouvriers de l’industrie urbaine partis tenter leur chance en Amérique ont augmenté vers le début du xxe siècle (Mayer, 1952 ; Holmes, 1988 ; Statistique historique de la Suisse, 2021). Pendant la Première Guerre mondiale et la dépression économique qui a suivi, les migrations nettes de citoyens zurichois sont même tombées à presque – 1 % au début des années 1920 avant de se stabiliser aux alentours de – 0,1 %. Cette chute pourrait également s’expliquer par une mobilité résidentielle entre la ville de Zurich et sa périphérie rurale, devenue de plus en plus accessible grâce au développement des réseaux de transport intra-urbain. En l’absence de données plus détaillées, il est malheureusement impossible d’être plus affirmatif.
46S’agissant des migrations internationales d’étrangers, on observe une tendance encore différente. Bien que le taux soit remonté après les pogroms subis par les immigrés dans les années 1890, il s’est effondré et inscrit en négatif entre 1912 et 1916 (− 0,6 %). L’hostilité persistante à l’égard des immigrés et les questions de sécurité liées à la Première Guerre mondiale ont conduit à l’introduction d’un régime d’immigration restrictif. Nombre de jeunes étrangers ont aussi quitté la Suisse pour combattre dans les rangs de leur armée nationale (Mayer, 1952). Même si le taux de migration internationale s’est provisoirement redressé avec l’arrivée de réfugiés de guerre, il a marqué un creux de l’ordre de – 1 % pendant la dépression économique qui a suivi le premier conflit mondial. C’est à cette époque qu’a été créé l’Office central de la police des étrangers, qui a intensifié les contrôles aux frontières (Ruedin et al., 2015).
47Cependant, comme pour les migrations internes, les tendances ultérieures des migrations internationales se sont calquées sur le cycle économique : taux positifs jusqu’à atteindre un niveau record à la fin des années 1920, puis à nouveau négatif pendant la crise financière mondiale et au début de la Seconde Guerre mondiale. Juste après la guerre, le taux des migrations internationales a rapidement culminé à plus de 1 %, amenant sa contribution à la croissance de Zurich au même niveau que celle des migrations internes. Nos données ne couvrent que les premières années de la période durant laquelle les migrations internationales sont devenues de plus en plus prépondérantes pour l’expansion de la ville, jusqu’aux périodes actuelles (Rérat et al., 2008), comme dans d’autres villes d’Europe de l’Ouest (Strozza et al., 2016).
VI – Accroissement naturel ventilé par nationalité
48L’hétérogénéité des niveaux d’accroissement naturel des populations de Zurich est illustrée par la figure 6. Les tendances en fonction des nationalités (taux relatif à l’ensemble de la population à risque zurichoise) sont modelées principalement par les variations des taux bruts de natalité plutôt que des taux de mortalité, qui étaient similaires et ont lentement reculé dans tous les groupes (non représenté).
Taux bruts annuels d’accroissement naturel, par groupe de nationalités, Zurich, 1836-1949

Taux bruts annuels d’accroissement naturel, par groupe de nationalités, Zurich, 1836-1949
Notes : Les courbes correspondent à des estimations annuelles et les points à des estimations (résiduelles) intercensitaires. Les deux séries d’estimations intercensitaires de l’accroissement naturel des étrangers entre 1836 et 1880 se fondent sur deux scénarios différents ; les résultats obtenus pour l’ensemble des Suisses (en soustrayant l’accroissement naturel attribuable aux étrangers de l’accroissement naturel total) ne varient pas de manière significative d’un scénario à l’autre en raison de l’importance numérique des Suisses par rapport aux étrangers.49L’accroissement naturel de la population suisse à Zurich est devenu positif en 1850. Après avoir culminé à 0,6 % dans les années 1860, le taux a légèrement baissé dans le dernier quart du siècle. Toutefois, à partir de 1890, les niveaux et les tendances diffèrent considérablement entre Suisses zurichois et Suisses originaires d’autres régions. D’un côté, ces résultats confirment que les citoyens zurichois ont terminé leur transition démographique à la fin du xixe siècle, au plus tard, car les décès ont été supérieurs aux naissances pendant toute la période d’observation, avec un creux à – 0,1 % de la variation naturelle de la population durant la Première Guerre mondiale.
50D’un autre côté, l’accroissement naturel des Suisses non zurichois était important, basculant au-dessus de 1 % à la fin des années 1890 avant de refluer progressivement vers son niveau initial de 0,4 % en 1910. Les niveaux mesurés ensuite sont demeurés stables (à l’exception du creux correspondant à la Première Guerre mondiale) jusqu’au début du baby-boom dans les années 1940. La tendance est à peu près la même chez les étrangers, avec un taux culminant à 0,8 % au tournant du xxe siècle. L’accroissement naturel des étrangers était donc important si l’on considère qu’ils comptaient pour moins d’un tiers de la population de la ville [9]. Néanmoins, le taux a chuté à des niveaux légèrement négatifs, quand les jeunes migrants ont quitté le pays en masse avant la Première Guerre mondiale, et oscillé ensuite autour de 0 %.
51Il est intéressant de noter que le taux d’accroissement naturel des populations migrantes a atteint ces niveaux records presque immédiatement après une augmentation des migrations internes et internationales à la fin des années 1880 et au début de la décennie suivante (comparer les figures 4 et 6), ce qui confirme la sélection croissante de migrants arrivant de régions moins avancées dans la transition démographique (c’est-à-dire de régions suisses de plus en plus éloignées et d’Italie) à mesure que les infrastructures de transport nationales et internationales s’amélioraient. Par rapport aux Zurichois, les immigrés internes et internationaux arrivés à la fin du xixe siècle étaient issus de sociétés dont le régime démographique se caractérisait par une nuptialité plus précoce et une fécondité plus élevée : au moins 67 % des Suissesses non zurichoises et des étrangères célibataires à Zurich se sont mariées entre 1893 et 1895, contre seulement 45 % parmi leurs homologues locales, tandis que les indices synthétique de fécondité légitime étaient respectivement d’au moins 9,4 et 6,6 enfants par femme (Statistisches Amt der Stadt Zürich, 1917). Outre la structure d’âges plus jeune des migrants, cet effet comportemental indirect de la migration sur les niveaux de fécondité a joué un rôle prépondérant dans l’accroissement naturel de la population zurichoise.
VII – Discussion
52La croissance urbaine est souvent considérée comme la résultante soit d’une natalité supérieure à la mortalité pendant la transition démographique, soit de la dynamique économique agissant sur les migrations des campagnes vers les villes. Dans le contexte de faible fécondité qui caractérise le monde contemporain, l’augmentation des flux migratoires internationaux entre les villes suscite une plus grande attention des pouvoirs publics (Organisation internationale pour les migrations, 2015). Toutefois, les éléments concrets concernant les contextes contemporain et historique demeurent très rares. On a plaidé ici pour la prise en compte des mouvements internationaux et les contributions indirectes des migrants à l’accroissement naturel urbain, ce qui permet de mieux comprendre le rôle joué par la mobilité de la population tout en inscrivant cette analyse de l’expansion urbaine dans une perspective internationale plus large. L’utilisation de statistiques historiques a permis de rendre compte de la diversité des composantes de l’accroissement démographique à Zurich sur plus d’un siècle.
53La croissance de la ville s’est essentiellement nourrie de flux migratoires. L’accroissement naturel positif n’a résulté que de la contribution démographique indirecte des migrants, confirmant l’importance de la chronologie des transitions démographique et économique pour les modalités d’expansion de la ville. Comme le déclin de la fécondité a précédé l’industrialisation à Zurich, le cycle économique a largement contribué aux variations de population en attirant des migrants durant les périodes de développement, et en les repoussant dans les périodes de crise.
54La provenance géographique des migrants a radicalement changé au fil du temps. Alors que les migrations internes ont dominé durant la première moitié du xixe siècle, les paysans suisses ont commencé à partir en masse à l’étranger plutôt qu’à Zurich dans la seconde moitié. Cette croissance potentielle perdue a été compensée par une forte immigration venue des pays voisins et par le taux élevé d’accroissement naturel des migrants. Le schéma de croissance urbaine a néanmoins évolué après le début du xxe siècle, lorsque l’immigration d’origine européenne s’est effondrée et que les candidats suisses à l’émigration se sont redirigés vers des villes du pays ; ce sont alors les migrations internes qui, une fois encore, ont très majoritairement alimenté la croissance démographique à Zurich. Après la Seconde Guerre mondiale, en revanche, les mouvements internationaux ont commencé à redevenir prépondérants. Plusieurs questions se posent à propos de ces changements de provenance des migrants selon les périodes : on observe des mouvements essentiellement internes puis des mouvements internationaux et internes au xixe siècle, suivis d’un retour en force des migrations internes supplantées ensuite par des migrations internationales devenant majoritaires à partir du milieu du xxe siècle. Pourquoi les paysans suisses sont-ils le plus souvent partis outre-mer dans la seconde moitié du xixe siècle, alors même que l’économie zurichoise connaissait un essor rapide (sauf pendant la crise industrielle) ? Et pourquoi ont-ils changé de destinations au profit de villes suisses au début du xxe siècle ? La forte immigration observée à la fin du xixe siècle mérite aussi d’être expliquée. Pourquoi, en particulier, les Allemands se sont-ils installés à Zurich plutôt que dans les grandes villes du Bade-Wurtemberg en cours d’industrialisation ? La chronologie et le modèle de restructuration économique propres à une ville, par rapport aux villes d’autres régions, sont des paramètres essentiels pour comprendre les évolutions de sa croissance démographique.
55Quand l’économie zurichoise s’est concentrée dans l’espace et spécialisée dans de nouveaux secteurs à forte valeur ajoutée, les paysans ont perdu leurs moyens d’existence agraires et préindustriels. Ils n’avaient pas non plus les compétences et l’expérience requises pour travailler dans l’industrie urbaine en plein essor. Compte tenu de la culture d’émigration de la Suisse, les paysans ont considéré qu’ils avaient plus de chances de réussir en Amérique et se sont mis en quête d’une troisième source de revenus traditionnelle en émigrant pour coloniser des terres plutôt que d’adopter un nouveau mode de subsistance en ville (Bergier, 1983 ; Arlettaz, 2000). En Grande-Bretagne, les crises économiques expliquent aussi la réorientation similaire des migrations rurales-urbaines vers des destinations d’outre-mer (Thomas, 1973). De nombreux migrants originaires de pays européens ont également pu être incités à quitter leur pays en raison de la restructuration de leur base économique, les paysans préférant conserver leurs moyens d’existence agricoles plutôt qu’être pauvres en ville. De nouvelles qualifications nécessaires à la restructuration de l’industrie zurichoise ont été importées des pays voisins, où les ouvriers d’usine ont été poussés à émigrer par des régimes autoritaires et les progrès technologiques de la production industrielle, plus avancés dans leur pays qu’en Suisse. De surcroît, en s’installant à Zurich, une ville libérale et en plein essor, de nombreux habitants du Sud du Bade-Wurtemberg ont bénéficié d’une plus grande liberté, tout en ayant moins de distance à parcourir que pour se rendre dans les centres industriels plus importants de leur propre région. Cette étude de cas souligne à quel point la proximité géographique et les disparités du développement territorial peuvent influer sur les mouvements migratoires, contribuant ainsi à l’accroissement urbain.
56Dès que le chemin de fer et le réseau électrique sont arrivés, à la fin du xixe siècle, l’industrie s’est diversifiée et la vie sociale est devenue plus attrayante à Zurich grâce à l’éclairage public, aux cinémas et autres commodités. La ville a investi dans la modernisation de son réseau d’égouts et la gestion des déchets, puis a lancé un vaste programme de construction de logements sociaux pour améliorer les conditions de vie terribles des pauvres. Ces évolutions favorisées par le contexte politique et technologique ont pu conduire des émigrants suisses à renoncer à un éventuel départ à l’étranger pour s’installer dans cette ville suisse florissante. Le renchérissement des terres agricoles et les nouvelles restrictions à l’immigration imposées dans les Amériques ont aussi joué un rôle au début du xxe siècle (Holmes, 1988 ; Walter, 1995 ; Arlettaz, 2000). La Constitution révisée de 1874 a rendu la scolarisation obligatoire dans toute la Suisse, permettant ainsi aux jeunes générations de paysans de gagner en compétence pour être performants sur les marchés du travail urbains. La scolarisation a peut-être aussi réduit les conflits entre Zurich la protestante et la région environnante, principalement catholique. Si les candidats potentiels à la migration interne ont pu jadis hésiter à s’installer à Zurich pour des raisons religieuses, cet obstacle culturel a perdu de son importance dans une société venant d’être sécularisée. On peut considérer que la modernisation de la société suisse ainsi que les progrès de l’aide sociale ont contribué de façon décisive à ce que les migrants suisses choisissent finalement Zurich.
57La politique et la liberté politique ont aussi joué un rôle dans l’expansion de la ville. La suppression des barrières juridiques à la mobilité sur le territoire suisse a libéré le potentiel de migration interne, tandis que les révolutions et les guerres européennes de la seconde moitié du xixe siècle ont poussé les réfugiés vers les villes suisses libérales. Toutefois, après la création de l’État-nation, les restrictions aux déplacements internationaux ont fait baisser les flux migratoires. Ces évolutions du droit expliquent comment Zurich s’est transformée, passant d’un régime de croissance urbaine largement sous-tendue par les migrations internationales à un régime essentiellement dépendant des mouvements internes. Quand la main d’œuvre rurale a commencé à diminuer et que la Suisse s’est retrouvée en tête des économies européennes, après la Seconde Guerre mondiale, les travailleurs ont de nouveau été recrutés à l’étranger.
58Cette étude de cas montre bien qu’il ne faut pas s’en remettre au seul nationalisme méthodologique pour analyser la croissance d’une ville. En tenant compte des migrations internes et internationales, on améliore la compréhension du rôle joué par les forces politiques et par la trajectoire de développement d’une ville dans un contexte international où diverses destinations migratoires sont en concurrence. Cette étude souligne également le rôle sous-estimé des déplacements internationaux dans la diffusion du développement moderne et de l’urbanisation au-delà des frontières nationales, comme certains l’ont fait valoir à propos des migrations entre les villes britanniques et les Amériques (Baines, 1985). La redistribution internationale du potentiel de croissance urbaine est encore plus importante pour les villes contemporaines, qui sont étroitement interconnectées à l’échelle mondiale grâce aux technologies de communication et de transport modernes. Dans bon nombre de villes, la fécondité a chuté en deçà du niveau de remplacement des générations, non seulement dans des pays de l’OCDE et des pays à revenu intermédiaire de l’Asie de l’Est et du Sud-Est (Liang et al., 2008 ; Guest, 2009), mais aussi dans des pays subsahariens à faible revenu comme l’Éthiopie (cas d’Addis Abeba, par exemple) (Gebreselassie, 2011). Les schémas d’expansion de ces villes sont fonction de leur destinée économique et de leur localisation par rapport aux pays frontaliers, car ce sont ces facteurs qui déterminent l’importance et la provenance géographique des flux de migration vers les villes.
Remerciements
Ce projet a bénéficié d’un financement du Conseil européen de la recherche (ERC) au titre du programme-cadre de l’Union européenne pour la recherche et l’innovation « Horizon 2020 » (convention de subvention n° MIC-950065). Nous voudrions remercier Lisa Stegemann, qui nous a aidé à compiler les statistiques historiques, ainsi que Philippe Bocquier, Thomas Hofer, Peter Moser et trois relecteurs anonymes pour leurs précieux commentaires sur une version antérieure du manuscrit.Notes
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[1]
Pour Wimmer et Glick Schiller (2002), le nationalisme méthodologique consiste à postuler que la nation/l’État/la société est la forme sociale et politique naturelle du monde moderne (« assumption that the nation/state/society is the natural social and political form of the modern world » (p. 302)). Cette hypothèse peut refléter une ignorance de l’importance des relations internationales pour les phénomènes étudiés, la reprise de discours nationalistes par les chercheurs ou encore la « territorialisation de l’imaginaire des sciences sociales et la réduction de la focale analytique aux frontières de l’État-nation » (« territorialization of social science imaginary and the reduction of the analytical focus to the boundaries of the nation-state » (p. 307)).
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[2]
La base de données est consultable à l’adresse : https://hsso.ch/w
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[3]
Pour les années doublement couvertes (à partir de 1905), on a procédé à une validation croisée des migrations nettes enregistrées avec des estimations indirectes fondées sur le bilan démographique annuel ; on constate que les deux séries sont très cohérentes entre elles (non représenté), ce qui incite à utiliser ces données en toute confiance.
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[4]
Bien que la mortalité ait pu augmenter de manière transitoire pendant la phase d’industrialisation rapide de la seconde moitié du xixe siècle, les taux de natalité ont sans doute aussi augmenté sous l’effet de l’immigration interne.
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[5]
Les chiffres nets des migrations internes et internationales par nationalité incluent les effets démographiques des naturalisations jusqu’en 1892, car les changements de nationalité ne sont attestés qu’après cette date. Cela ne devrait pas beaucoup fausser les résultats, vu le nombre limité de naturalisations. Les statistiques ultérieures permettent de contrôler l’effet perturbateur de la naturalisation sur les estimations des flux migratoires.
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[6]
Les tendances de ces taux peuvent être altérées par le fait que la représentation de chaque groupe dans la population urbaine totale varie au cours du temps, puisque les taux ne relient pas les événements aux bonnes populations à risque par nationalité. Une analyse des taux par nationalité (non représentée) confirme les tendances et les écarts rapportés plus loin, même si ces derniers sont atténués.
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[7]
Uri, Schwytz, Unterwald, Zoug, Bâle, Schaffhouse, Saint-Gall, Grisons, Argovie et Thurgovie.
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[8]
Le taux d’immigration nette rapporté à la population étrangère à risque était trois fois supérieur au taux de migration nette chez les Suisses (non représenté).
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[9]
L’accroissement naturel par rapport aux populations à risque par nationalité était de 3 % pour les étrangers, contre 2 % pour les Suisses non zurichois (non représenté).