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1Dans l’imaginaire occidental, la fameuse « Année terrible » de Victor Hugo, d’août 1870 à juillet 1871, est surtout associée aux deux sièges dramatiques de Paris. Le premier, imposé par l’armée allemande entre septembre 1870 et janvier 1871, visait à contraindre le gouvernement français de Défense nationale à capituler ; puis Paris a été assiégé une seconde fois, d’avril à mai 1871, quand l’armée française a réprimé le soulèvement populaire connu sous le nom de « Commune de Paris ».

2Peu avant, l’histoire avait été marquée par d’autres sièges, caractéristiques des guerres classiques. Quelques années auparavant, Vicksburg avait été assiégée, en 1863, pendant la guerre civile américaine ; puis Dehli, en 1857, pendant la mutinerie indienne ; ou encore Sébastopol, en 1854-1855, pendant la guerre de Crimée. En Europe, certaines villes historiques avaient subi le même sort, comme Venise et Rome dans le sillage des révolutions de 1848, et Varsovie en 1831. L’Année terrible a aussi été celle de deux sièges importants, à Strasbourg et Belfort.

3Mais les deux sièges de Paris ont été des évènements extrêmement traumatisants et sans précédent. Premièrement, parce que Paris était l’une des villes les plus peuplées d’Europe, le phare culturel, le principal centre du tourisme international et la capitale historique d’un des États les plus puissants du continent. Aux yeux de beaucoup d’observateurs, il était scandaleux de lancer une attaque militaire contre cette cité, au risque de mettre en péril des trésors culturels d’intérêt mondial et la vie de très nombreux civils. Toutefois, Paris était aussi la première forteresse du monde, avec ses remparts, ses forts périphériques, sa flottille de canonnières et ses trains blindés. Sur le plan militaire, ces deux sièges ont atteint une ampleur inégalée.

4Deuxièmement, en raison de ce que bon nombre d’observateurs contemporains ont considéré comme une incongruité : le contraste entre cette ville symbole de la mode, du luxe et du plaisir, et l’extrême violence de la guerre et de la famine. Toute la ville a été barricadée et fortifiée. Des élégantes ont été recrutées comme infirmières. Des artistes et des intellectuels ont servi sur les remparts et dans les tranchées. Des restaurants de renommée mondiale ont servi de la viande de cheval et du rat. Enfin, en mai 1871, les sites parisiens les plus célèbres ont été le théâtre d’une bataille féroce entre deux armées.

5Troisièmement, en raison du caractère extrême, pour le XIXe siècle, des souffrances endurées par les civils, de la mortalité et des destructions que ces sièges ont entraînées. Pendant le siège allemand, la population affamée a été victime d’épidémies et a souffert du froid, tout en étant la cible d’importants bombardements de l’artillerie. Pendant le siège de la Commune, et en particulier à la fin, durant la « Semaine sanglante », la ville a de nouveau essuyé des tirs d’artillerie, des combats violents ont été livrés dans ses rues et certains de ses plus beaux monuments ont été en grande partie détruits, sur fond d’exécutions sommaires et d’arrestations de masse.

6Entre autres conséquences immédiates, ces violences ont bouleversé l’économie parisienne, qui était le pivot de l’industrie manufacturière et des exportations françaises, et provoqué des pertes humaines considérables.

7Ces événements ont fait l’objet de chroniques, souvent très spectaculaires, mais peu d’études se sont penchées sur leurs conséquences socioéconomiques à long terme. Ce travail démographique est donc aussi original qu’opportun. Dans les années 1870, des tentatives ont été faites pour calculer les taux de mortalité et de morbidité et pour quantifier la perte de population. Durant les 150 dernières années, toutefois, peu de chercheurs ont poussé plus loin et aucun n’a utilisé de méthodes aussi élaborées que celles présentées dans cet article.

8Cette approche, évidemment précieuse pour les spécialistes de démographie puisqu’elle permet de tester l’application aux cas historiques de méthodes précises, sera utile aussi à tous ceux que le sujet intéresse. Elle permet par exemple d’évaluer les effets à grande échelle de la politique alimentaire très critiquée du gouvernement de Défense nationale et des autorités municipales des 20 arrondissements pendant le siège allemand. Le gouvernement ayant décidé de ne pas généraliser le rationnement, un rationnement par les prix s’est opéré, qui a créé de terribles inégalités. Mais les arrondissements ont réagi en organisant des cantines municipales pour fournir des moyens de subsistance à un nombre croissant d’habitants, en particulier dans les quartiers pauvres. La consommation d’aliments de base, et surtout de pain et de viande de cheval, a permis d’éloigner le spectre de la famine mais, comme le montre cette étude, les restrictions ont eu des effets mesurables sur la survie, la croissance et l’espérance de vie des enfants les plus jeunes.

9Pendant la Commune, en revanche, il n’y a pas eu de pénuries alimentaires et la distribution d’argent et de vivres aux familles de la Garde nationale a semble-t-il permis d’éviter des répercussions sur la santé et la croissance, même si la population et l’économie ont été gravement perturbées par la guerre civile, l’augmentation de la mortalité et les arrestations massives, qui expliquent facilement la forte chute de la fécondité.

10L’économie parisienne a été suffisamment résistante pour parvenir à se rétablir rapidement, comme semble le démontrer l’analyse démographique. Cela confirme l’impression de nombreux contemporains : malgré le traumatisme de la guerre civile et les souffrances qu’elle a engendrées, la ville a vite retrouvé une apparence à peu près normale.

Robert Tombs
St John’s College, Cambridge
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/07/2021
https://doi.org/10.3917/popu.2101.0007
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