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1Cet ouvrage propose une analyse du retour de jeunes adultes au foyer parental, phénomène que la crise sanitaire et sociale engendrée par la pandémie de Covid-19 a intensifié. En effet, à l’occasion du 1er confinement du 17 mars 2020, on estime que 33 % des jeunes de 18 à 24 ans ont quitté leur logement (contre 7 % de l’ensemble de Français), dans la très grande majorité des cas pour rejoindre le domicile d’un membre de leur famille [1]. Pourtant, le phénomène n’est pas nouveau. En effet, le nombre de personnes retournées vivre chez leurs parents, mesuré par les enquêtes Logement, serait passé de 282 000 en 2002 à 338 000 en 2013, pour l’ensemble de la France (p. 17). Cette augmentation procèderait de plusieurs phénomènes structurels : les transformations contemporaines de la jeunesse et des scansions temporelles qui s’imposent à elle, la précarisation du marché du travail et la tension du marché du logement.

2L’analyse du phénomène proposée par l’auteure s’inscrit dans une sociologie de la famille attentive aux processus d’individualisation [2] et d’autonomisation de la jeunesse [3]. Elle s’appuie principalement sur une enquête qualitative par entretiens semi-directifs (n = 56) réalisés par des étudiants du DUT Carrières sociales où enseigne l’auteure. Cette méthode, si elle présente de nombreux avantages (faible coût, possibilité d’analyses biographiques approfondies, etc.), ne va pas sans certains problèmes. Se pose en particulier la question de la crédibilité des propos rapportés, jamais confrontés à des situations observées par l’enquêtrice ou au point de vue d’autres acteurs, notamment celui des parents. En outre, si la méthode induit nécessairement des biais d’échantillonnage incontrôlés, les caractéristiques sociales de la population enquêtée ne sont pas systématiquement exposées ni comparées à celles de l’ensemble de la classe d’âges, ce qui aurait permis de mieux situer les enquêtés et de faciliter la généralisation des résultats.

3L’ouvrage est divisé en deux parties, comprenant la première deux chapitres, la seconde trois. La première partie analyse les facteurs et conséquences matériels de ces retours, tandis que la deuxième analyse les « raisons affectives » (p. 127) qu’ils recouvrent. D’emblée, ce découpage interroge. S’il ne fait guère de doute que la sociologie se doit de se saisir des objets a priori psychologiques, et en particulier celui des affects, les séparer, comme le fait l’auteure, des conditions sociales et matérielles qui les façonnent expose au risque d’une psychologisation des faits sociaux, à laquelle l’analyse cède à quelques reprises. Le premier chapitre porte sur un premier type de retour, caractérisé par sa fonction (« sécuriser sa vie professionnelle »). Ces jeunes retournent chez leurs parents à l’issue des études supérieures ou d’une rupture professionnelle. Le retour leur donne la possibilité de rechercher un emploi et d’échapper à la vulnérabilité résidentielle, mais il contrarie les aspirations d’indépendance et fragilise la mobilité sociale subjective. Le deuxième chapitre fait état de retours moins contraints, s’inscrivant dans des aspirations à plus long terme, en particulier d’accès à la propriété par l’épargne que permet le retour au domicile parental. Ces jeunes occupent ainsi le plus souvent un emploi et « le retour chez les parents n’entraîne [alors] pas une rupture dans le parcours, il est prévu et programmé » (p. 115). À l’issue de cette partie, l’auteure propose un premier bilan. Elle revient sur le rôle central de la famille dans le processus d’accès au statut d’adulte et met en lumière les formes que peut prendre celui-ci, en fonction des conditions sociales et matérielles dans lesquelles il s’organise.

4La deuxième partie de l’ouvrage propose d’analyser la dimension « affective » du retour, et plus particulièrement comment cette expérience permet une « reconstruction de soi » (p. 127) selon des modalités différentes entre les hommes (chapitre 3) et les femmes (chapitre 4). Les premiers, faiblement diplômés, fils très souvent d’employés et/ou d’ouvriers, rencontrent de grandes difficultés sur les terrains de l’emploi, du logement, ou conjugal, à l’instar des jeunes hommes de classes populaires dans l’ensemble de la France [4]. Malgré les mésententes avec les parents et la modestie des ressources de ces derniers, le retour s’impose comme la seule manière d’enrayer une trajectoire déclinante, et parfois même d’échapper à la rue. Si l’auteure analyse ce phénomène comme la conséquence d’une « montée des incertitudes » [5], qui concerne plus souvent les fractions les plus démunies des classes populaires, il serait aussi le fait de compétences « mal apprises comme savoir être seul, gérer son argent, son temps, son temps libre ». Le retour permettrait alors une « reconstruction par l’éducation » (p. 152). Les femmes, qui rencontrent également des difficultés sur le terrain de l’emploi et du logement, retournent plus fréquemment dans leur famille en raison de ruptures conjugales, occasionnées par une volonté de fuir la violence physique et psychologique de leur compagnon. Leur retour au foyer parental est analysé comme « un travail de reconstruction de soi » (p. 183-184), permettant de panser les blessures engendrées par ces violences. Le dernier chapitre revient enfin sur des jeunes aux origines sociales davantage favorisées, sujets à des retours moins contraints, consécutifs à des ruptures conjugales moins douloureuses et violentes et/ou à des projets de réorientation scolaire. Là encore, retourner chez ses parents résulterait pour partie d’une « difficulté de se gérer seuls » et permettrait de bénéficier d’un « accompagnement familial et [de] se retrouver » (p. 202).

5En conclusion, l’auteure estime que l’intensification de ce phénomène permet de saisir une transformation plus générale des « modèles de transition vers l’âge adulte », en particulier du « modèle populaire » (p. 208). Entre la massification scolaire et la précarisation des marchés de l’emploi peu qualifié, les jeunes de classes populaires semblent en effet plus directement affectés par ces transformations que les autres. Le retour n’est pourtant pas un échec irréversible ou une rupture nette dans une trajectoire sociale, mais plutôt une étape de recours à la solidarité familiale, à la fois matérielle et affective. L’auteure rappelle toutefois que les situations sont extrêmement variables et forment un continuum allant de la contrainte matérielle absolue (manger, avoir un toit) à des retours s’inscrivant dans des stratégies d’accès à la propriété ou de recherche d’un meilleur emploi. Si les causes structurelles du phénomène sont bien sûr mentionnées – précarisation du marché du travail, tension du marché du logement, conversion des classes populaires à l’impératif scolaire [6] –, des facteurs individuels liés à la « construction de soi de l’individu » (p. 210), et en particulier à « un manque d’apprentissage à la vie autonome » (p. 219), sont également évoqués : « tous les problèmes dans le devenir adulte ne tiennent pas à des raisons économiques mais sont liés aussi à la personnalité de chacun et aux difficultés de traverser les différentes phases de la vie » (p. 211). Cette dissociation des registres explicatifs apparaît surprenante dans la mesure où l’analyse des affects et des singularités individuelles est, à nos yeux, inséparable de celle des conditions sociales qui les produisent, au risque d’une psychologisation des faits sociaux. Ces traits de « personnalité » et des difficultés d’« apprentissage » procéderaient plutôt des effets négatifs d’une acculturation insuffisante [7] à un modèle étudiant de la jeunesse socialement marqué [8], que ces jeunes peinent à s’approprier par la modestie de leurs ressources économiques et leur inscription initiale dans l’univers culturel des classes populaires.

Notes

  • [1]
    Lambert et al., 2020, Logement, travail, voisinage et conditions de vie : ce que le confinement a changé pour les Français, Coconel note de synthèse, n° 10, vague 6, 16 p.
  • [2]
    Voir notamment Martuccelli et de Singly, Les Sociologies de l'individu, 2012, Paris, Armand Colin.
  • [3]
    Voir notamment Galland, 1991, Sociologie de la jeunesse, Paris, Armand Colin ; Van de Velde, 2008, Devenir adulte : sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Paris, PUF.
  • [4]
    Beaud, Mauger et Weber, 2017, Une génération sacrifiée ? : Jeunes des classes populaires dans la France désindustrialisée, Paris, Rue d’Ulm.
  • [5]
    Castel, 2013, La montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu, Paris, Points.
  • [6]
    Poullaouec, 2010, Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, Paris, La Dispute.
  • [7]
    Beaud, 2002, « 80 % au bac »... et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris,. La Découverte.
  • [8]
    Chamboredon, 1991, Classes scolaires, classes d’âge, classes sociales. Les fonctions de scansion temporelle du système de formation, Enquête, nᵒ 6.
Elie Guéraut
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/07/2021
https://doi.org/10.3917/popu.2101.0202
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