1Si les droits reproductifs sont une question de principe, leur caractère indispensable ne se révèle jamais mieux qu’en considérant concrètement « ce que fait » (aux femmes, aux hommes, à la société) leur absence ou leur limitation. À cet égard, l’histoire sociale des pratiques de gestion de la fécondité apporte une profondeur temporelle aux approches présentistes tout en permettant de saisir ce qu’une étude des discours, normes et controverses ne peut capter à elle seule. Jusqu’où les pouvoirs publics et/ou les groupements qui entendent régenter les conduites privées peuvent-ils empêcher la survenue d’actes qu’ils prohibent ou réprouvent, a fortiori lorsque l’illégalisme relève d’abord de l’autopréservation ? La question est d’autant plus complexe que les corps gouvernés, bien qu’enserrés dans un réseau de normes et de contraintes, peuvent aussi bénéficier des opportunités offertes, notamment par la mobilité spatiale, elle-même renforcée par la mondialisation et le développement des transports.
2Les contributions rassemblées dans le volume dirigé par Christabelle Sethna et Gayle Davis offrent une matière à réflexion aussi riche qu’inédite. En prenant pour objet les déplacements géographiques (trans- ou intra-nationaux) pour avortement – objet qui s’articule avec la question du « tourisme » médical ou reproductif sans se confondre avec elle –, elles éclairent ce qui fait du recours à l’interruption de grossesse un parcours d’obstacles. Obstacles légaux dans certains cas, extralégaux dans d’autres : comme le souligne C. Sethna en introduction, le service d’avortement n’a nul besoin d’être illégal pour être inaccessible. L’insuffisance ou la dégradation de l’offre publique de soins, le pouvoir discrétionnaire confié aux médecins (effet souvent inaperçu de la médicalisation de l’IVG), la pression des groupes « pro-vie » (qui contribuent par exemple à ce qu’un millier d’Irlandaises du Nord se rendent annuellement en Grande-Bretagne pour avorter) ou de simples disparités spatiales s’en chargent fort bien.
3Cette série d’enquêtes, qui couvrent une plage chronologique allant des années 1960 au présent (on regrette d’ailleurs que l’histoire plus ancienne de la mobilité abortive transfrontalière n’ait pas été traitée), se caractérise par une attention presque ethnographique au cadre matériel contraignant dans lequel se meuvent les individus. Car tous les détails comptent : maillage territorial, distances kilométriques, prix du billet d’avion, identité du médecin auquel on a à faire, mais aussi, à titre d’exemple, hasard dans le choix du chauffeur de taxi à l’aéroport d’Heathrow (30 % des IVG réalisées en Grande Bretagne en 1972, dans le cadre de l’Abortion Act, concernent des étrangères, en particulier françaises et allemandes). Il est impossible de résumer tous les apports de l’ouvrage qui vont de l’étude du traitement médiatique du voyage de Sherri Finkbine – cette mère de famille américaine du début des années 1960 qui, soignée à la thalidomide pendant sa grossesse et inquiète pour le devenir du fœtus, décide de se rendre en Suède pour obtenir une interruption de grossesse – à une réflexion prospective sur les effets du Brexit, en passant par une étude sur la réaction de la Grande-Bretagne face aux flux d’étrangères après l’entrée en vigueur de l’Abortion Act, une enquête sur les circuits permettant aux Espagnoles de se rendre à Londres à la fin du régime de Franco, ou encore une recherche sur un autre « voyage », celui de l’emblématique manuel féministe et « pro-choix » Our Body, Ourselves dans la Serbie communiste puis post-yougoslave.
4Fruit d’un travail éditorial consciencieux, le livre fait apparaître les nombreuses similarités entre les terrains étudiés, tout en laissant s’exprimer une diversité d’approches méthodologiques qui confère à chacun des douze chapitres un intérêt propre. Sans être inédit, le constat général qui se dégage de Abortion Across Borders est superbement documenté. On n’empêche pas l’avortement : on le rend plus dangereux, plus coûteux, plus pénible. Plus les barrières s’accumulent, plus l’accès à la maîtrise de la fécondité est inégalitaire, pénalisant les catégories les plus défavorisées en termes sociaux, spatiaux ou ethniques. Le problème est à envisager à différents niveaux, et de façon dialectique. L’interdiction est source de délit – et d’un certain point de vue encouragement à l’« agency », à la débrouille et à la solidarité/sororité. Les carences des systèmes publics de santé sexuelle et reproductive alimentent l’exploitation lucrative de la détresse. L’absolutisme moral revendiqué par de certains gouvernements revient assez cyniquement à se délester sur d’autres de la responsabilité et de la charge du service d’IVG.
5Que le pouvoir réel des opposants à l’avortement soit avant tout une capacité de nuisance, l’exemple du Texas – paradis des armes à feu et de la peine de mort, enfer de la santé sexuelle et reproductive – en constitue un cas d’école. La façon dont un « droit sur le papier » (au titre de l’arrêt de la Cour suprême fédérale de 1973) est rendu impraticable pour toute une fraction de la population est le résultat d’un ensemble de décisions particulièrement insidieuses. Entre 2013 et 2015, sous le règne du gouverneur Rick Perry, entré depuis dans l’administration Trump, et sous l’influence des mouvements chrétiens ultra-conservateurs, une série de mesures adoptées sous couvert de « protection de la santé des femmes » viennent attaquer par la bande le droit à l’avortement : non-remboursement des frais d’IVG par le Medicaid, obligation de rénovation des cliniques qui proposent des interventions en ambulatoire, financement public de programmes d’ « alternatives à l’avortement » qui complètent les Crisis Pregnancy Centers, ces pseudo-cliniques pratiquant échographies factices et désinformation des consultantes... En peu de temps, la moitié des centres médicaux fournissant un service d’avortements sont conduits à la fermeture, laissant près d’un million de résidentes texanes d’âge fécond à plus de 150 miles (240 km) du premier centre d’IVG.
6Abortion Across Borders est une lecture recommandable à double titre : en tant que matière empirique pour nourrir le débat public sur les droits reproductifs – sachant que la question du transnational se pose d’une manière comparable en matière de PMA –, mais aussi, et d’abord, en tant qu’ensemble de très belles études d’histoire sociale (et « connectée ») du corps reproductif, des interactions sociales qui l’entourent, des réseaux et des routes qui structurent et conditionnent l’accès aux prestations.