Tous les enfants et adolescents ne grandissent pas dans leur famille, c’est le cas de celles et ceux pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance. Pour eux, plus que pour les autres, le passage à la majorité les confronte aux difficultés d’insertion dans l’emploi et sur le marché du logement, puisque dès leur 18e anniversaire, ces tout jeunes adultes doivent subvenir à leurs besoins. À partir de données statistiques et d’entretiens, cet article analyse le vécu et les déterminants de l’accès à l’autonomie résidentielle lors de cette transition vers l’âge adulte particulière, souvent brutale même si elle est programmée et parfois accompagnée par un contrat jeune majeur.
1En France, 138 000 enfants ou adolescents sont placés au titre de l’enfance en danger, soit 1,6 % des mineurs (Oned, 2015). La mesure de placement a pu être prise pour diverses raisons : décès des parents, incapacité de ces derniers à assurer l’éducation de leur(s) enfant(s), conditions matérielles difficiles, violences familiales ou encore éloignement de la famille dans le cas des mineurs arrivés seuls de l’étranger (les mineurs isolés étrangers, MIE [1]). Si les jeunes entrent dans le dispositif à des âges très variés (Frechon et al., 2017), tous en sortent en revanche à 18 ans, âge de fin de la prise en charge légale, ou à 21 ans maximum s’ils obtiennent un contrat jeune majeur [2]. Ils doivent alors subvenir eux-mêmes à leurs besoins et ne peuvent plus dépendre de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) pour se loger. Or, à ces âges, la plupart des autres jeunes vivent encore chez leurs parents (Galland, 2000 ; Van de Velde, 2008) [3]. Quant à ceux qui décohabitent, ils rencontrent des problèmes de logement exacerbés, surtout lorsqu’ils sont issus des catégories populaires – ce qui est largement le cas des jeunes de l’ASE (Serre, 2010) – ou ne disposent pas de soutien familial (Bugeja-Bloch, 2013 ; Muniglia, 2015). Des travaux ont mis en évidence le lien entre le fait d’avoir été placé durant l’enfance et la précarité résidentielle, notamment à la sortie de placement (Courtney et al., 2001 ; Mink Park et al., 2005 ; Firdion, 2006 ; Daining et Depanfilis, 2007 ; Firdion et Marpsat, 2014). En France, en 2012, 23 % des utilisateurs des services d'aide aux sans-domicile nés en France avaient été placés dans leur enfance, alors que cette proportion était seulement de l’ordre de 2 % à 3 % dans la population générale (Frechon et Marpsat, 2016).
2Dans cet article, il s’agit d’explorer les trajectoires résidentielles des jeunes sortant de l’ASE. Les situations de logement dépendent du contexte immobilier local et des ressources financières des individus, mais aussi des choix qu’ils effectuent, liés à leur histoire personnelle qui façonne leurs attentes et leurs jugements (Grafmeyer, 2010). Comprendre la position des jeunes sur le marché immobilier nécessite donc de tenir compte de leur passé et des épreuves spécifiques rencontrées. Les catégories populaires étant surexposées à la précarité résidentielle (Marpsat, 2009), on peut supposer que les jeunes passés par l’ASE ont fréquemment rencontré des problèmes de logement avant le placement. Par ailleurs, durant la prise en charge, il n’est pas rare que les mineurs connaissent de nombreux lieux d’hébergement (Potin, 2012). Une hypothèse est donc que la vulnérabilité résidentielle (Bouillon et al., 2015) soit une donnée structurelle de la trajectoire de ces jeunes. De surcroît, dans un contexte de restriction budgétaire [4], la durée de la prise en charge à l’ASE tend à se réduire, les contrats jeune majeur étant délivrés de plus en plus difficilement et pour des durées plus courtes. Il arrive que les jeunes soient contraints de quitter l’institution même s’ils n’ont pas de solution de logement (Dulin, 2018). Les travaux en sociologie urbaine soulignent les effets dévastateurs de la perte de logement sur la vie des individus, qui produisent de la vulnérabilité à court et moyen terme chez les ménages évincés (Desmond, 2015 ; Aguilera et al., 2018 ; Deboulet et Lafaye, 2018). Il apparaît aussi que ce n’est pas seulement cette perte qui a des effets, mais également sa menace. La fin du droit à résider et du sentiment de légitimité à occuper un logement engendre une incertitude résidentielle qui fragilise les individus (Deboulet, 2006 ; Lelévrier, 2014). On se demandera donc quels sont les effets de la limitation dans le temps de l’hébergement par l’institution sur les expériences et les parcours des jeunes de l’ASE. Par ailleurs, on sait que les populations ne sont pas égales face aux évictions, qui fragilisent particulièrement les plus précaires (François, 2016 ; Deboulet et Lafaye, 2018). Dans le champ de l’hébergement pour les sans-domicile, une sélection sociale à la sortie a été mise en évidence, les plus dotés en atouts sociaux parvenant à sortir des dispositifs d’assistance « par le haut » (Gardella, 2014 ; Lanzaro, 2014). De telles inégalités sont-elles observables entre les jeunes de l’ASE ? Au bout du compte, il s’agira de comprendre comment ces derniers parviennent (ou non) à se faire une place sur le marché immobilier. Quels obstacles rencontrent-ils sur le marché locatif ? Pour ceux qui n’accèdent pas à un logement autonome, dans quelle mesure existe-t-il une continuité entre la prise en charge dans les dispositifs de l’ASE et ceux de l’hébergement destiné à la population adulte. Le cas échéant, à quel type de structure accèdent-ils ? Une hypothèse est qu’il existe un « écrémage » (Damon, 2012) au moment de la sortie de l’ASE conduisant les jeunes les plus intégrés socialement à accéder aux structures offrant le meilleur accueil [5]. D’une façon générale, on analysera dans quelles conditions le passage par l’ASE contribue à sécuriser les trajectoires résidentielles ou, au contraire, est à l’origine d’une vulnérabilité.
3Afin de répondre à ces questions, l’enquête Elap (Étude longitudinale sur l’accès à l’autonomie après le placement) a été mobilisée (encadré 1). Après avoir montré que les jeunes sont largement exposés aux difficultés sociales et résidentielles avant leur placement, on analysera les effets du départ programmé de l’ASE sur leur vécu du séjour dans l’institution et sur leurs parcours. On se penchera ensuite sur la manière dont ils tentent de se faire une place sur le marché immobilier et de sécuriser leur « position résidentielle » [6] (Grafmeyer, 2010) pour le présent et pour l’avenir.
4S’il est tenu compte du contexte institutionnel dans lequel s’inscrivent les parcours des enquêtés, le choix a été fait d’aborder le passage par l’ASE et le moment de la sortie de l’institution à partir de la perception qu’en ont les premiers intéressés. Le point de vue des travailleurs sociaux de l’ASE n’est donc pas directement pris en compte.
Encadré 1. Présentation de l’enquête Elap
Par ailleurs, à la suite de cette enquête, un collectif de chercheurs venant de disciplines différentes(b) a mené une centaine d’entretiens auprès des jeunes ayant accepté de poursuivre la recherche. Les enquêtés ont été sélectionnés afin de refléter la diversité des situations (en termes de caractéristiques sociodémographiques, de situation résidentielle et de parcours de prise en charge). Les guides d’entretiens sont composés d’une partie commune à l’ensemble des chercheurs permettant de prolonger l’observation longitudinale du devenir des jeunes après le placement. Une seconde vague d’entretiens a été menée environ un an plus tard avec les mêmes jeunes afin de suivre leur trajectoire sur un temps encore plus long. Pour cet article, l’ensemble du corpus d’entretiens est analysé, ainsi que plusieurs cas représentatifs des différentes situations résidentielles à la sortie(c).
La population des jeunes placés est hétérogène (tableau 1). On compte plus de garçons que de filles (tableau 2A), ce qui est lié à la présence des mineurs isolés étrangers qui représentent le quart de l’échantillon et sont en majorité des garçons. Ces derniers sont davantage présents en région parisienne que dans les départements du Nord.
- (a) Cette enquête repose sur un partenariat entre l’Institut national d’études démographiques (UR6 Mobilité, logement et entourage) et le Laboratoire Printemps (UVSQ UMR 8085) dans le cadre d’une ANR programme Ineg 2012. Elle a aussi été soutenue financièrement par la Drees, la DGCS, l’Oned, l’AnMecs, la Fondation Grancher et l’Ined. Pour plus d’informations, voir : http://elap.site.ined.fr/.
- (b) Ce collectif est formé de Nabila Amghar (Etsup), Pascale Breugnot (Etsup), Stéphanie Boujut (U. Rouen), Sarra Chaieb (U. Strasbourg), Pascale Dietrich-Ragon (Ined), Isabelle Frechon (Laboratoire Printemps – UVSQ), Claire Ganne (U. Nanterre-Cref), Isabelle Lacroix (Ined-UVSQ), Pierrine Robin (U. Créteil), Nadège Séverac (Chercheur indépendant), Bernadette Tillard (Université Lille 1-Clerse).
- (c) Nous tenons à remercier tout particulièrement Isabelle Frechon, Isabelle Lacroix, Claire Ganne, Elisa Abassi et Nabila Amghar pour leurs entretiens.
I. Des jeunes issus des catégories populaires précocement exposés à la précarité résidentielle
5La population des jeunes pris en charge par l’ASE présente différentes spécificités. La première est d’être majoritairement issue de l’immigration. Le quart des enquêtés sont des anciens mineurs isolés étrangers et ceux qui ne rentrent pas dans cette catégorie ont souvent des parents nés à l’étranger (c’est le cas de 31 % de leurs mères et de 29 % de leurs pères). Au total, la moitié des jeunes a au moins un parent né à l’étranger (contre 23 % chez les jeunes de 18 à 29 ans en population générale selon l’enquête Trajectoires et origines [7]). Ces jeunes sont par ailleurs largement issus des catégories populaires. L’enquête quantitative ne donne pas d’indication sur la profession des parents, mais il apparaît qu’ils sont très peu diplômés : 35 % des mères n’ont jamais été à l’école ou ont arrêté avant le collège, 21 % y ont été jusqu’au lycée et seules 12 % ont suivi des études supérieures (tableau 1). À titre de comparaison, en France, 46 % des femmes nées en 1975 ont fait des études supérieures (Insee, enquête emploi, 2002). Concernant le père, le niveau de scolarité est également très bas, mais beaucoup d’enquêtés ne connaissent pas cette information car ils l’ont perdu de vue ou ne l’ont jamais connu. Par ailleurs, ces jeunes appartiennent fréquemment à des familles nombreuses, ce qui constitue également l’indicateur d’une origine populaire (Parizot et al., 2004) : 39 % ont plus de trois frères et sœurs, alors que ce taux n’est que de 13 % chez les jeunes du même âge en population générale (tableau 1).
Tableau 1. Caractéristiques sociodémographiques des enquêtés comparées à celles des jeunes de la population générale (%)

Tableau 1. Caractéristiques sociodémographiques des enquêtés comparées à celles des jeunes de la population générale (%)
6Les entretiens donnent des éléments plus précis sur la situation sociale des familles (document annexe). Souvent, les interviewés décrivent leurs parents comme cumulant des problèmes d’emploi, d’addiction, de santé, de violence, parfois de délinquance. En particulier, il apparaît que beaucoup d’entre eux ont été confrontés à des difficultés de logement dès le plus jeune âge [8]. Les entretiens, surtout ceux menés en région parisienne où la situation sur le marché immobilier est la plus tendue, sont émaillés d’expériences de la précarité résidentielle, comme en témoigne l’exemple d’Hachim. À 9 ans, il quitte le Maroc et rejoint sa mère en France, qui est alors sans-domicile. Il connaît avec elle l’hébergement chez des membres de la famille, les hôtels et l’instabilité résidentielle : « On faisait des changements tout le temps, raconte-t-il. J’ai dû faire une dizaine de départements, et parfois plusieurs places dans le même département. » Ils finissent par trouver un appartement bien trop petit pour leur famille jusqu’à ce qu’une travailleuse sociale repère leur situation et propose à Hachim d’intégrer une structure de l’ASE. Ce type de parcours n’est pas rare. Jason a quitté la Guyane à l’âge de 6 ans, après le divorce de ses parents, pour s’installer en région parisienne avec sa mère et ses deux frères. Le jour de l’anniversaire d’un de ses frères, son père s’est introduit chez eux et a saccagé l’appartement. Jason a été placé car sa mère n’a ensuite pas eu d’autre choix que d’habiter dans un garage. Les jeunes qui ont été pris en charge en tant que mineurs isolés étrangers connaissent des trajectoires particulièrement précaires, avec de fréquents passages dans la rue : lors de la première vague de l’enquête, 63 % d’entre eux déclaraient qu’il leur était arrivé de ne pas savoir où dormir et 51 % avaient passé au moins une nuit dehors avant leur placement. Les autres jeunes sont également concernés, mais dans une moindre mesure, ces pourcentages s’élevant respectivement à 22 % et 14 %.
7Durant leur placement, certains enquêtés connaissent également l’instabilité résidentielle, avec un « ballotage » de structure en structure (Potin, 2012). Au moment de la première vague de l’enquête, 22 % avaient connu trois lieux de placement, 9 % quatre et 17 % cinq et plus. Plus du tiers déclaraient qu’il leur était arrivé de devoir quitter un lieu d’accueil où ils auraient souhaité rester. Il existe bien sûr des parcours plus stables (la moitié des jeunes a connu un ou deux lieux de placement) mais, pour ceux qui la subissent, cette instabilité est considérée comme étant à l’origine d’une forte souffrance.
8Ces jeunes ont donc été exposés de façon précoce aux difficultés de logement et aux déplacements contraints dans le circuit de l’hébergement institutionnel, une part d’entre eux connaissant ce que Paul Watt qualifie d’« expulsion chronique » (Watt, 2018), c’est-à-dire des déménagements forcés à répétition. Il résulte de ces parcours une connaissance concrète de l’insécurité résidentielle. Or, le moment de la transition vers la sortie les expose une nouvelle fois à cette situation.
II. La sortie de prise en charge : un départ programmé
9Dans un contexte de restriction budgétaire et de pénurie de places dans les structures d’hébergement, les travailleurs sociaux de l’ASE sont incités à limiter le temps de l’assistance et à faire sortir les jeunes du dispositif afin d’accueillir les nouveaux entrants [9]. Leur travail fait écho à celui des agents de « RATP assistance » étudiés par Emmanuel Soutrenon qui cherchent à aider les SDF à « s’en sortir » autant qu’à les « faire sortir » du métro (Soutrenon, 2001). Les jeunes sont conscients de cette double dimension du travail social : s’ils voient généralement dans l’accompagnement des éducateurs une aide pour accéder à l’autonomie, un grand nombre d’entre eux considèrent qu’il s’agit en même temps d’une manière d’accélérer leur départ. En particulier, le passage à la majorité représente un point de rupture à partir duquel ils se sentent indésirables dans les structures de l’ASE. De fait, ils peuvent être contraints de quitter les lieux. On s’appuiera ici sur une sélection d’entretiens illustrant particulièrement bien le ressenti des jeunes face à la période charnière de la sortie de l’ASE, mais à peu près tous les interviewés font état de la pression qui s’exerce sur eux, quel que soit le lieu de placement.
1. La préparation à la sortie : un facteur d’angoisse résidentielle
10La préparation à la sortie de placement porte sur différents aspects de la vie des jeunes. En premier lieu, les éducateurs les somment de suivre des études courtes et professionnalisantes (CAP [10] ou bacs professionnels) pour assurer une insertion rapide sur le marché du travail (Jung, 2017). Cet objectif est vécu différemment par les jeunes selon leurs parcours et leurs ambitions. Ceux qui aspirent à travailler le plus vite possible, comme c’est souvent le cas des mineurs isolés étrangers, adhèrent à cette orientation. Bakari, né en Mauritanie et envoyé en France par sa famille à dix-sept ans pour bénéficier de soins (il souffre d’une maladie des yeux), a choisi une formation en alternance en boucherie sur les conseils des éducateurs. Sa principale préoccupation est de s’insérer sur le plan professionnel pour aider sa famille et son village (il a monté une association de soutien avec des compatriotes) et il a tout de suite été favorable à ce projet. D’autres enquêtés regrettent en revanche la pression à ne pas poursuivre d’études longues. Séverine, née en Côte d’Ivoire et arrivée en France à quatorze ans, a été déscolarisée après la classe de cinquième (elle a été exploitée par sa tante en France qui lui déléguait toutes les tâches domestiques). L’école revêt une grande importance à ses yeux. Après le lycée, elle a tenu à intégrer une école en économie sociale et familiale, ce qui a fait l’objet d’échanges tendus avec sa référente à l’ASE : « Je lui ai dit : "Je vais faire mes études, et en plus dans une école privée". Elle m’a dit : "Mais t’es complètement folle. C’est impossible." » De même, Laurence s’est battue pour continuer à être scolarisée dans le privé après son placement à l’âge de onze ans. Ses parents ont toujours attaché de l’importance à sa scolarité : « Ils voulaient vraiment une éducation. […] J’ai gardé ça de mes parents. » Après deux redoublements, elle a obtenu un bac littéraire puis a dû s’opposer aux éducateurs pour pouvoir s’inscrire à l’université et suivre des études en langues étrangères : « Quand j’ai terminé le lycée, on m’a clairement fait comprendre qu’il fallait que je m’insère professionnellement pour toucher quelque chose financièrement », se souvient-elle. Ainsi, même si les enquêtés concèdent que l’action des travailleurs sociaux répond à un principe de réalité (« [Le contrat jeune majeur] c’est jusqu’à nos 21 ans, donc c’est vrai qu’après, il faut prendre en compte la suite », admet Laurence), certains sont critiques et regrettent de devoir assurer leur autonomie financière par tous les moyens en vue du départ de l’institution.
11L’apprentissage de l’autonomie dans la vie quotidienne et le rappel des échéances font également l’objet d’une interprétation ambivalente. Sur le plan de l’hébergement, afin que les jeunes sachent faire face aux aspects concrets de la vie quotidienne (cuisine, ménage, gestion du budget…), une grande partie d’entre eux sont orientés vers des structures où ils sont de moins en moins encadrés. L’objectif de ces hébergements dits « autonomes » [11] est d’accompagner vers la sortie progressive d’un dispositif perçu comme trop « cocoonant » (Frechon et Marquet, 2018) [12]. Cette mesure est également prise pour éviter l’ancrage dans les structures, c’est-à-dire pour ne pas que les jeunes s’attachent trop à un lieu de placement qu’ils vont devoir quitter. Ceux qui ont grandi en famille d’accueil sont ainsi souvent transférés en hébergement autonome ou en foyer de jeunes travailleurs à l’approche des 18 ans. Par ailleurs, tout au long de leur séjour à l’ASE, les éducateurs préviennent les jeunes des échéances qui les attendent, leur rappelant régulièrement que leur présence dans l’institution est temporaire et qu’ils doivent se préparer à la quitter. La loi relative à la protection de l’enfant de 2016 prévoit d’ailleurs un entretien obligatoire à 17 ans pour « envisager les conditions de l’accompagnement vers l'autonomie » lors duquel ce calendrier est rappelé. L’objectif est qu’ils intègrent au plus vite les contraintes temporelles de la prise en charge, et recherchent des solutions pour s’assumer dès leur majorité [13].
12De façon prévisible, ces mesures, même si elles sont considérées comme des étapes importantes pour la préparation à la sortie, sont fréquemment mal vécues par les enquêtés. Durant le placement, elles contrarient la construction d’un « chez-soi » en rendant impossible l’ancrage et l’attachement au lieu de vie (Jouve et Pichon, 2015). Les enquêtés y voient une pression au départ et une source de stress. Alors que l’objectif affiché à travers la « décohabitation dans le placement » est que le « lâchage » ne soit pas trop brutal (Frechon et Marquet, 2018), ils considèrent souvent que ces structures ont pour fonction d’accélérer leur sortie autant que de la préparer. Un sentiment partagé est que l’action des travailleurs sociaux est principalement guidée par la nécessité du départ. Selon Séverine, qui était logée en foyer avant sa sortie de l’ASE : « Pour eux, il faut être autonome, il faut gagner de l’argent, il faut partir. » En outre, les enquêtés reprochent aux éducateurs de contribuer à leur angoisse face à l’avenir. Jason a connu une trajectoire de placement très heurtée, avec de nombreux lieux de placement (d’abord en foyer, puis dans quatre familles d’accueil). Il estime qu’on inculque très tôt la peur de la précarité aux jeunes de l’ASE : « On avait peur de ça. […] On sent la pression tout de suite. Depuis tout jeune, on sent », commente-t-il. Quant à Coralie, placée à dix-neuf ans dans trois hôtels successifs puis en résidence sociale, elle a beaucoup souffert du stress provoqué par l’incertitude de la sortie et se plaint du fait que les travailleurs sociaux entretiennent l’angoisse chez ceux qu’ils accompagnent :
« Moi, je suis pas quelqu’un qui stresse et qui a peur, mais les gens ils font en sorte que vous ayez peur. Les travailleurs sociaux, parfois, ils vous stressent à vous dire : "C’est pas un logement définitif". »
14Si l’action des éducateurs de l’ASE vise à doter les jeunes des moyens de s’assumer, elle a donc pour corolaire de susciter chez eux une forte angoisse résidentielle. Surtout, plus ces derniers avancent en âge, plus la pression s’intensifie.
2. La fin d’un statut protecteur
15Le passage à la majorité marque une rupture dans la prise en charge puisque, dans le cadre d’un éventuel contrat jeune majeur, celle-ci cesse d’être un droit et devient contractuelle [14]. Les jeunes qui bénéficient de cette mesure perdent une protection statutaire et éprouvent de surcroît un sentiment d’illégitimité à subsister dans les structures de l’ASE. Cette perception est liée au contexte de restriction budgétaire qui fait que la durée des contrats jeune majeur tend à se raccourcir et que certains professionnels se servent de cet outil pour cadencer le rythme des objectifs à atteindre en vue de la sortie (Jung, 2011 ; Frechon et al., 2017). Marzio, arrivé de Roumanie à l’âge de treize ans puis pris en charge en foyer jusqu’à dix-sept ans, a intégré une structure pour jeunes majeurs. Il est très satisfait de l’aide apportée par l’ASE mais regrette cette pression :
« Parce que à dix-huit ans, ils vous disent déjà de réfléchir à quitter en quelque sorte. […] Puis à chaque rendez-vous que j’avais pour renouveler le contrat jeune majeur, c’était toujours la même question qui revenait sur les épaules, et comment dire, la même pression. »
17Séverine partage cette perception :
« La deuxième année [du contrat jeune majeur], c’est là qu’on commence à dire : "Il y aura peut-être une signature, peut-être pas". Et là, on commence à dire : "Mais quels sont tes projets professionnels pour gagner de l’argent ?" […] Quand on sait que le contrat jeune majeur peut s’arrêter, là, soit on retourne chez sa famille, soit on s’assume tout seul, soit on n’a rien. »
19Lucie, qui était en foyer de jeunes travailleurs avant sa sortie, témoigne de la violence du tournant qu’implique le passage à la majorité :
« Quand tu deviens majeur, couteau dans le dos. C’est tout. Quand t’es mineur c’est joli, et quand tu deviens majeur tout est moche. Mineur c’est beau et majeur c’est la catastrophe. Il y a plus d’obligation. Ils te le disent hein ! "Dix-huit ans, t’as plus d’obligation, on n’est pas obligé de te garder, on peut te mettre à la rue. T’es considéré comme majeur en France". Ah, ils te le disent : "T’es considéré comme majeur, t’es dehors". »
21De fait, le statut d’occupation dans les structures pour jeunes majeurs est précaire : le gestionnaire de l’établissement peut résilier à tout moment le contrat du résident sous réserve de respecter un délai de préavis. D’autres éléments viennent rappeler aux jeunes que la prise en charge n’est plus un droit. Par exemple, ils peuvent être contraints de payer un loyer pour subsister dans leur structure, ce qu’ils perçoivent aussi comme une façon de les pousser à partir. La pression est parfois telle que certains jeunes s’en vont d’eux-mêmes pour ne plus la subir. Djibril, arrivé en France à l’âge de 15 ans, a décidé de quitter son foyer car, à chaque réunion avec les éducateurs, ceux-ci lui rappelaient la nécessité de son départ. « J’avais le sentiment d’être poussé un petit peu vers la sortie », regrette-t-il.
22La perception de soi comme indésirable a d’importants effets psychologiques. Coralie, qui a vécu en résidence sociale, relie ses crises de spasmophilie à l’angoisse qu’implique cette situation. Selon Laurence : « Quand on est dans une structure comme Jeunes Majeurs, vraiment ce truc de se dire : "À 21 ans c’est fini, c’est terminé", c’est flippant. » Séverine a beaucoup souffert du stress lié à la sortie :
« Franchement, une très très grande angoisse. Angoisse. Angoisse. Quand je suis arrivée à mes vingt ans et demi, au début, je me disais : "Oui, peut-être j’irai dans une université, dans un truc étudiant et tout." Et quand j’ai commencé à comprendre que ça allait être difficile pour moi, je dormais plus, je me suis imaginée vraiment dans beaucoup de choses. J’ai tout cherché, des logements intergénérationnels, mais c’était très angoissant. J’imaginais la rue. […] Est-ce que deux ans, c’est idéal pour dire à une personne : "Tu seras autonome, tu vas prendre tes affaires" ? »
24La perspective de se retrouver sans solution à la sortie est donc productrice de ce que Paul Watt nomme « displacement anxiety ». Ce terme fait référence à l’anticipation d’une perte d’ancrage dans un lieu (logement et/ou voisinage) [15]. Selon Paul Watt : « Une telle peur du déplacement génère un profond sentiment d’insécurité ontologique dans la mesure où les gens ne savent littéralement pas "quelle est leur place". » [16] (Watt, 2018, p. 74). Ce sentiment de « ne pas avoir de place » est à l’origine d’un stress et d’une angoisse similaire à celle des ménages menacés d’expulsion locative (Desmond, 2016). Comme eux, les jeunes de l’ASE souffrent d’un manque d’ancrage et de sécurité et ont le sentiment que leur vie peut chavirer. Même si aucune procédure juridique n’est mise en œuvre, la fin de prise en charge peut être appréhendée comme une expulsion programmée. Paul Watt souligne la diversité des expulsions et distingue l’« éviction », qui implique une évacuation forcée du domicile, du « déplacement », qui correspond à une mobilité réactive plus ou moins choisie, mais toujours liée à des pressions extérieures au ménage (Watt, 2018). Que les jeunes de l’ASE choisissent ou non de quitter l’institution, tous subissent une pression au départ et, en dernier ressort, ceux qui ne partent pas d’eux-mêmes sont mis littéralement dehors, comme l’illustrent les cas suivants.
3. La sommation au départ
25Quand la fin légale de prise en charge approche, l’institution signifie aux jeunes qu’un compte à rebours est enclenché avant leur mise à la porte [17]. Lucie raconte qu’un éducateur du foyer de jeunes travailleurs a menacé de l’expulser : « Ils m’ont donné un ultimatum. Ils m’ont dit : "Dans deux semaines". Deux semaines, vous vous rendez compte ? J’ai pas d’emploi, rien du tout, je suis dehors. » Par chance, une éducatrice a plaidé sa cause et rappelé la nécessité de respecter le préavis d’un mois. Avec son aide, Lucie a envoyé de multiples CV et trouvé un travail dans une maison de retraite en une semaine. Elle n’a cependant obtenu aucune aide pour chercher un logement et, après avoir dormi trois jours à l’hôtel, a dû trouver elle-même un foyer de jeunes travailleurs dans le 13e arrondissement de Paris, près de son travail, en regardant sur Internet. Elle reste amère de ce manque d’aide à la sortie. Parfois, les délais sont encore plus serrés. Selon Stéphane, la veille de ses 18 ans, on lui a annoncé : « Demain tu as 18 ans, il faut que tu partes [du foyer]. » Il avait vu sa référente ASE quatre mois auparavant et lui avait dit qu’il ne voulait pas poursuivre en contrat jeune majeur. Le jour de ses 18 ans, cette dernière n’a pas pris contact avec lui, ce sont les éducateurs du foyer qui se sont préoccupés de savoir où il comptait aller et l’ont aidé à déménager chez ses parents. D’autre part, l’obtention d’une situation professionnelle assurant des revenus peut être saisie comme prétexte pour interrompre la prise en charge. Dès que Nadjela a trouvé un CDI en tant qu’aide-soignante, elle a été mise dehors :
« Ils attendaient juste que j’aie mon CDI. Ils m’ont dit : "C’est bon, t’as ton CDI, tu dégages pour de bon". Et ils m’ont virée comme une chiotte. […] Et sinon, ils s’en foutaient, ils s’en foutaient de moi. À partir de ce moment, ils se sont dit : "j’ai un CDI, je gagne de l’argent, quoi qu’il arrive on la met dehors." »
27Ceux qui ne parviennent pas à construire un projet d’insertion réaliste aux yeux des travailleurs sociaux s’exposent eux aussi au risque de se retrouver poussés vers la sortie. C’est le cas des jeunes qui abandonnent les études ou n’ont pas de projet professionnel, mais aussi de ceux dont les ambitions sont jugées incompatibles avec les délais imposés par l’institution. Laurence, dont on a vu qu’elle a suivi des études supérieures contre l’avis des éducateurs, a été sommée de quitter le foyer le jour de son anniversaire : « Le jour même de mon anniversaire, j’étais déjà sortie. On m’a dégagée de la structure. » Les extraits d’entretien témoignent de la violence ressentie face à la mise à la porte, faisant écho au caractère traumatisant des expulsions (Vincent, 2014 ; Desmond, 2016). Bien sûr, beaucoup d’enquêtés témoignent aussi du dévouement de travailleurs sociaux qui se mobilisent pour leur trouver des solutions, comme Hachim qui a entretenu une relation très forte avec une assistante sociale et une éducatrice : « Elles m’ont toujours suivi comme leur gosse », commente-t-il. De même, Djibril considère la directrice de son ancien foyer comme une « seconde mère » : à sa sortie, elle a été jusqu’à lui proposer de se porter garante pour une location. Toutefois, même dans les cas où les travailleurs sociaux tentent de limiter la violence liée au départ contraint, ceci n’efface pas le ressentiment. En dehors des jeunes qui désiraient à tout prix retourner dans leur famille ou s’établir en couple, tous font état d’une telle amertume.
28Finalement, seuls 29 % des enquêtés ont quitté l’ASE de leur propre chef ou d’un commun accord avec les travailleurs sociaux (parmi eux, plus du tiers sont partis car ils en avaient assez de l’ASE, et seulement 28 % car ils pensaient ne plus avoir besoin du soutien de l’ASE). À l’inverse, 27 % affirment que c’est l’ASE qui a décidé de leur sortie de placement et 38 % sont sortis car ils ne pouvaient plus légalement être pris en charge. La majorité n’a donc pas choisi le moment du départ (36 % jugent que leur prise en charge s’est arrêtée trop tôt) et compose avec les contraintes imposées par l’institution.
29Quand elle a lieu, la mise à la porte a des retentissements sur tous les domaines de la vie. Le risque de se retrouver sans-abri est particulièrement élevé chez ceux qui la subissent. Parmi les enquêtés pour lesquels l’ASE a décidé de la fin de placement, 16 % ont connu la rue depuis leur sortie, alors que ce pourcentage est quasi nul quand la sortie est vécue comme moins contrainte. La fin de prise en charge entraîne aussi une insertion professionnelle précipitée. Comme pour les sans-domicile logés en centres d'hébergement et de réinsertion sociale qui sont sommés d’accepter un travail à n’importe quelles conditions pour pouvoir intégrer un logement (Lanzaro, 2014), ceci aboutit à une situation où l’emploi est réduit à sa seule fonction de pourvoyeur de ressources. Faute d’avoir trouvé du travail dans sa spécialité (le carrelage), Marzio a été contraint d’accepter un emploi dans la mécanique même si cela ne lui plaît pas. L’exemple d’Aya montre bien les effets en chaîne de la rupture de l’hébergement institutionnel. Suite à l’interruption de son contrat le jour de ses 19 ans, elle a perdu l’hébergement en foyer dont elle bénéficiait. Elle pensait chercher du travail mais elle s’est retrouvée à la rue, contrainte d’appeler le 115 [18] ou de dormir dans les bus de nuit. Tous les jeunes ne connaissent bien sûr pas des trajectoires aussi précaires et il est nécessaire d’étudier de manière plus fine la façon dont s’effectue l’intégration sur le marché résidentiel après le départ de l’ASE.
III. Faire sa place et trouver une stabilité sur le marché immobilier
30Dans la période qui suit le départ de l’ASE, les enquêtés cumulent les désavantages sur le marché immobilier. Leur âge constitue un premier handicap pour accéder à la location (Bugeja-Bloch, 2013). De surcroît, par rapport aux autres jeunes, ils sont moins étudiants (tableau 1), ce qui les prive des aides spécifiques qu’offre ce statut, comme la caution solidaire [19]. Pour les autres, 28 % sont chômeurs et 6 % inactifs. Quant à ceux qui travaillent, ils occupent des emplois précaires (10 % d’entre eux sont en intérim, 9 % en emploi aidé, 30 % en CDD et 5 % n’ont pas de contrat) et peu qualifiés (44 % sont ouvriers et 48 % employés). Ceci est à relier à leur faible niveau de diplôme, plus du tiers n’ayant aucun diplôme ou seulement le brevet. Alors qu’ils disposent de faibles ressources, ils peuvent rarement compter sur l’appui de la famille pour les aider financièrement ou se porter garant auprès d’un bailleur ; 17 % sont orphelins de mère et 21 % de père (8 % le sont à la fois de père et de mère). Une part non négligeable des parents vivent à l’étranger (c’est le cas de 22 % des mères et de 21 % des pères), sans compter que les relations peuvent être rompues ou conflictuelles : quand leur mère est en vie, 13 % des enquêtés n’ont plus de lien et 12 % s’entendent mal avec elle, ces pourcentages étant respectivement de 21 % et 17 % pour les pères. Même ceux qui ont de bonnes relations avec leurs parents les sollicitent peu car ces derniers sont souvent eux-mêmes dans des situations précaires. Ces jeunes se trouvent donc dans une position très défavorable sur le marché du logement. Malgré tout, leur situation n’est pas homogène : tous ne disposent pas des mêmes soutiens, leur insertion socioprofessionnelle est inégale et ils vivent dans des zones où le marché immobilier est plus ou moins tendu. Lors de la seconde vague de l’enquête, trois situations résidentielles se dégagent : la poursuite de la trajectoire dans le giron des institutions, le recours à l’entourage, et l’acquisition d’une autonomie résidentielle (figure 1). Ces situations résidentielles ne sont pas mutuellement exclusives, les enquêtés peuvent connaître plusieurs d’entre elles au cours de leur trajectoire. L’hébergement par les institutions ou les tiers concerne davantage ceux qui sont sortis récemment de l’ASE alors que la location est plus fréquente chez ceux qui sont partis depuis plus longtemps, ces derniers pouvant avoir été hébergés auparavant. Les données quantitatives ont ici été utilisées pour décrire le profil des jeunes dans ces différentes situations résidentielles et des entretiens ont ensuite été sélectionnés afin de mettre en évidence les parcours y conduisant.
Figure 1. Situation résidentielle des jeunes au moment de l’enquête (%)

Figure 1. Situation résidentielle des jeunes au moment de l’enquête (%)
1. Poursuivre sa trajectoire résidentielle sous le giron des institutions
31Près du quart des enquêtés sont hébergés par des institutions [20]. Parmi eux, les deux tiers vivent en foyer de jeunes travailleurs et un tiers sont hébergé par une structure associative. Seule une petite minorité vit à l’hôtel, en centre maternel, en centre d'hébergement et de réinsertion sociale ou en résidence sociale. Les jeunes qui poursuivent leur trajectoire dans le giron des institutions accèdent donc à des hébergements relativement stables et échappent aux centres d’accueil d’urgence qui n’offrent qu’une prise en charge ponctuelle. Les jeunes vivant en foyer de jeunes travailleurs ont toutefois un profil très différent de ceux ayant accédé aux autres hébergements temporaires.
Tableau 2A. Situation résidentielle au moment de l’enquête selon les caractéristiques démographiques (% en colonne)

Tableau 2A. Situation résidentielle au moment de l’enquête selon les caractéristiques démographiques (% en colonne)
Tableau 2B. Situation résidentielle au moment de l’enquête selon le parcours scolaire, professionnel et résidentiel (% en colonne)

Tableau 2B. Situation résidentielle au moment de l’enquête selon le parcours scolaire, professionnel et résidentiel (% en colonne)
32Le public des foyers de jeunes travailleurs se distingue par le fait qu’il entretient une forte proximité avec le marché du travail. Après avoir obtenu dans la plupart des cas un diplôme professionnalisant, comme un CAP ou un bac professionnel (tableau 2B), un quart est aujourd’hui en apprentissage ou en stage rémunéré et 57 % en emploi. Le fait qu’ils disposent de revenus explique que 85 % payent entièrement leur loyer. Une autre de leurs particularités est qu’ils n’ont quasiment jamais d’enfants et vivent très rarement en couple (tableau 2A). Être seul et sans enfant correspond à une condition pour intégrer ce type de structure mais aussi à une stratégie délibérée : dans les entretiens, les jeunes habitant en foyer de jeunes travailleurs affirment faire primer l’insertion professionnelle sur la construction d’une famille, celle-ci étant envisagée seulement une fois que leur situation sera établie. Enfin, ils ont connu des trajectoires résidentielles relativement stables (« seuls » 4 % ont connu la rue depuis la sortie de placement). Le cas de Bakari illustre bien ce type de parcours. Il a d’abord connu un foyer d’urgence à dix-sept ans, puis deux foyers en région parisienne dont il garde d’excellents souvenirs. Après avoir choisi une orientation professionnelle conforme aux orientations préconisées par les travailleurs sociaux (la boucherie), il a obtenu un contrat jeune majeur à sa majorité et une place dans un foyer de jeunes travailleurs parisien où il est resté un an et demi. Il est sorti de l’ASE à dix-neuf ans en décidant lui-même de ne pas renouveler son contrat jeune majeur car il était indépendant financièrement grâce à son emploi. Il est célibataire et affirme ne pas souhaiter s’établir en couple avant d’avoir une situation et monté son propre commerce. Son parcours est donc sans rupture (il n’a jamais connu la précarité résidentielle depuis sa sortie de l’ASE) et il dit avoir été soutenu à chaque étape par les travailleurs sociaux.
33À l’inverse, ceux qui vivent dans les autres structures d’hébergement (logements mis à disposition par une association, hôtels, résidences sociales…) sont dans des situations particulièrement précaires. Ils sont 49 % à n’avoir aucun diplôme ou seulement le brevet. Ils sont fréquemment sortis de l’ASE entre 18 et 21 ans, avec une interruption ou un non-renouvellement de leur contrat jeune majeur, signe qu’ils n’ont pas réussi à remplir les conditions de l’ASE en termes de projet d’insertion puisque ce contrat agit comme un « filtre » qui ne conserve que les plus investis dans les démarches (Jung, 2011 ; Frechon et Marquet, 2018). Suite à leur départ de l’ASE, ils ont souvent connu une période de « galère », le quart a vécu dans la rue depuis la sortie de placement. Au moment de l’enquête, ils sont généralement au chômage ou inactifs, et seul un tiers a perçu un salaire le mois dernier. Leurs faibles ressources expliquent leur relégation dans le système de l’hébergement et le fait que seuls 38 % payent entièrement leur loyer, ce qui constitue l’indicateur d’une prise en charge se rapprochant de l’urgence sociale et de l’assistance. Une autre de leurs caractéristiques est d’avoir fréquemment des enfants. Les femmes avec enfants accèdent en effet en priorité aux dispositifs de l’urgence sociale (Marpsat, 1999 ; Lanzaro, 2018), d’où leur surreprésentation dans ces structures.
34L’exemple de deux enquêtées permet de comprendre les trajectoires conduisant à ce type d’hébergement. Célestine, arrivée du Congo à l’âge de dix ans, est d’abord hébergée chez son oncle et sa tante. À dix-sept ans, à la suite de conflits, elle passe quelques semaines dans la rue avant d’être prise en charge à l’hôtel par l’ASE puis accueillie en appartement autonome. À sa majorité, elle obtient un contrat jeune majeur, s’inscrit en CAP Petite enfance, mais n’obtient pas le diplôme. En échec scolaire, elle apprend qu’elle est enceinte et ne reprend pas sa formation. Sa référente ASE lui explique que les appartements pour les jeunes majeurs ne sont pas habilités pour l’accueil des enfants. Des recherches de places en centre maternel sont entreprises, sans succès. Lorsqu’elle accouche, Célestine se retrouve sans solution d’hébergement. L’éducatrice reçoit alors le père de l’enfant et lui demande d’héberger la jeune femme et le bébé mais, au bout de quelques semaines, la cohabitation se passe mal et Célestine est prise en charge à l’hôtel avec son fils durant deux ans par le service social polyvalent de secteur. Elle cumule donc précarité professionnelle, absence de logement et monoparentalité.
35L’exemple de Laurence, qui a refusé de suivre des études professionnalisantes, est révélateur d’un autre type de trajectoire conduisant à l’hébergement institutionnel. Après avoir été contrainte de quitter son foyer, faute de solution de logement, elle sollicite ses parents. Elle compose en même temps régulièrement le 115 et obtient une place dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale. Mais elle a de graves problèmes de santé et doit abandonner ses études. Sa situation est aujourd’hui très précaire : elle ne dispose d’aucun revenu, d’où sa relégation dans un établissement accueillant des populations en grande difficulté. Célestine et Laurence s’écartent donc du parcours recommandé par l’ASE : pour elles, l’insertion professionnelle et l’autonomie financière ne sont pas assurées au moment de la sortie de l’ASE.
36En résumé, les hébergés en foyers de jeunes travailleurs satisfont en général au parcours recommandé par l’ASE et ont été soutenus par les éducateurs qui ont pu les aiguiller vers ces structures. Au contraire, dans le cas des autres hébergements institutionnels, les jeunes s’écartent de ce parcours idéal, connaissent des ruptures de prise en charge et font davantage l’objet d’un « repêchage ». Selon leurs diverses ressources et leur plus ou moins grande capacité à répondre aux objectifs fixés par l’institution, les enquêtés sont donc orientés de façon inégale dans le secteur de l’hébergement.
2. La sollicitation de l’entourage
37Les situations d’hébergement par les tiers concernent 41 % des jeunes. Ceux qui sollicitent la famille sont les moins âgés de l’échantillon (73 % ont entre 18 et 20 ans) et ont quitté l’ASE de façon précoce (44 % sont partis à 18 ans ou avant). Ils sont peu diplômés (45 % n’ont aucun diplôme ou le brevet) et faiblement insérés sur le marché du travail (45 % sont au chômage) (tableaux 2A et 2B). La famille peut être mobilisée par choix ou en dernier recours à la sortie de placement quand aucune solution de logement n’a été trouvée. Après l’ASE, Jason, qui a abandonné son BTS Bâtiment et travaux publics pour se réorienter vers la restauration, avait un budget de 400 euros. Les rares logements qu’il a visités dans le parc privé étaient trop chers ou ne convenaient pas. Faute de place en foyer de jeunes travailleurs, il est allé vivre chez sa mère qui bénéficie désormais d’une HLM. Les jeunes qui ont été contraints de quitter l’ASE mobilisent également les proches en attendant de trouver une solution. Si Laurence n’avait pas pu compter sur ses parents, elle aurait été à la rue :
« J'ai eu de la chance puisque malgré ma situation, j’étais toujours en communication avec mes parents, que je visitais assez régulièrement. […] Le jour-même [de la sortie de l’ASE], j’étais déjà chez mon père. »
39Lucie résume bien le peu d’alternatives qui conduit à réintégrer le foyer parental : « Je pouvais plus survivre. J’ai lâché l’affaire et je suis rentrée chez ma mère. » Bien souvent, la famille n’offre cependant qu’une solution de courte durée soit parce que la cohabitation se passe mal [21], soit parce que les conditions matérielles d’accueil ne sont pas réunies. À son retour de l’armée, Hachim a été hébergé par sa sœur qui loge dans un studio. La cohabitation n’était pas tenable et, lors du deuxième entretien, il est « à droite à gauche » chez des amis.
40La famille d’origine n’est pas la seule mobilisée. Une minorité (5 %) est hébergée par le conjoint, la mise en couple étant une façon de sortir de l’ASE en accédant à un hébergement (Frechon, 2005). Il s’agit essentiellement de filles dont le profil est assez similaire à celui des jeunes hébergés chez leur famille. La majorité sont en recherche d’emploi et elles ont souvent quitté très tôt l’ASE. Par ailleurs, 6 % des enquêtés sont restés vivre dans leur famille d’accueil dont le rôle dépasse alors le cadre de l’ASE, venant suppléer la famille de naissance (Frechon et Breugnot, 2018).
41D’une façon générale, les départs précoces pour rejoindre les parents ou se mettre en couple peuvent être à l’origine d’une forte précarité résidentielle. En effet, ils impliquent une sortie de l’aiguillage institutionnel vers les logements à loyer encadré (foyers de jeunes travailleurs, HLM). Quand la cohabitation ne fonctionne pas et que les jeunes sollicitent à nouveau les institutions, souvent via le 115, ils accèdent à des structures peu favorables, parfois destinées aux publics de l’urgence sociale. À dix-huit ans, Laetitia a quitté l’ASE sur un coup de tête pour rejoindre sa mère, mais celle-ci l’a rapidement mise à la porte. Elle a alors sollicité sa grand-mère avant d’intégrer un foyer de jeunes travailleurs ayant très mauvaise réputation (avec « de l’alcool et des bagarres »). « C’était ça où la rue », commente-t-elle. Les interruptions de parcours peuvent donc se payer au prix fort car, en cas de retour vers les institutions, elles se soldent par un déclassement dans le monde de l’hébergement dont il faut ensuite remonter les « marches » [22] pour se rapprocher du logement autonome.
3. L’autonomie résidentielle
42Enfin, un tiers des jeunes parvient à accéder à un logement dont il est titulaire du bail et assume le loyer en tant que locataire. Parmi eux, trois quarts logent dans le secteur privé et un quart dans le secteur social.
43Concernant l’accès au parc privé, au-delà du contexte immobilier local (l’accession à ce secteur est plus aisée dans les départements du Nord et en province qu’en région parisienne), la situation sur le marché du travail est décisive. Les locataires du privé détiennent fréquemment un CDI (tableau 2B). D’autre part, à deux, ce secteur devient plus accessible et plus du quart d’entre eux vivent en couple. Le cas de Lucinda illustre la manière dont le conjoint peut compenser un défaut d’insertion professionnelle ou la faiblesse des revenus. Après le lycée, elle quitte sa famille d’accueil chez qui elle vivait depuis l’âge de deux ans pour suivre des études de biologie à l’université de Lens. Elle loue alors un appartement dont elle parvient à payer le loyer grâce à sa bourse et la caution solidaire. Son copain, étudiant en informatique, ne tarde pas à emménager avec elle. Lors du deuxième entretien, le couple a déménagé dans un nouveau logement, plus grand que le précédent. Lucinda a abandonné les études et détient à présent un CDI en tant qu’aide à domicile, mais ce travail est mal payé (à mi-temps, elle touche 800 euros). C’est donc grâce à ses beaux-parents qu’ils ont pu obtenir cette location : ces derniers payent la part du loyer de leur fils et se sont portés garants. Lucida est extrêmement dépendante de son conjoint et de sa belle-famille pour le logement, et elle considère qu’elle aurait eu des difficultés pour se loger si elle avait été célibataire. Les colocations (7 % des locataires vivent avec des amis) sont aussi une manière de mutualiser les ressources. L’accession au parc privé concerne donc des jeunes plutôt insérés sur le marché du travail et/ou ne vivant pas seuls.
44Le parc privé est toutefois loin d’être toujours synonyme de stabilité résidentielle et de bonnes conditions d’habitation. Parfois, les enquêtés obtiennent des logements exigus ou mal situés, souffrent d’un taux d’effort [23] trop élevé ou d’une colocation qui se passe mal. L’exemple de Julien montre la difficulté à obtenir un logement satisfaisant. Ne supportant plus la vie en institution après avoir connu de nombreuses structures, il part deux mois avant la fin de son contrat jeune majeur pour vivre dans un appartement en colocation avec des copains. Malheureusement, la cohabitation se passe mal et il retourne chez sa mère pendant un mois. Il travaille alors dans un supermarché et entend dire qu’un chef loue un studio. Ce dernier ne demande pas de garant et il s’y installe, mais le loyer de 750 euros est trop élevé et Julien a du mal à s’en sortir avec son salaire de 1 200 euros. Finalement, grâce à un autre collègue, il trouve un nouvel appartement dont le loyer s’élève à 480 euros, mais il habite désormais à une heure de Paris, très loin de son travail. Dans la majorité des cas, les locataires du privé ne se projettent pas à long terme dans leur logement. En outre, là encore, la sortie du circuit institutionnel prive d’un accompagnement social et peut être source de précarité résidentielle. Laura, qui vivait depuis ses dix-sept ans dans un foyer de jeunes travailleurs à Roubaix, regrette d’être partie pour prendre une colocation car elle n’a pas pu bénéficier de l’aide des travailleurs sociaux qui aurait pu la conduire vers un logement social. La cohabitation s’est mal passée et elle a dû aller vivre chez sa tante.
45Ceux qui vivent en HLM, font partie des plus âgés de l’échantillon (seuls 11 % ont entre 18 et 20 ans), ce qui est lié au temps que prend la procédure d’attribution de ces logements. Les possibilités d’accès tiennent aussi aux caractéristiques du marché immobilier local : les jeunes vivant en région parisienne, où sévit une pénurie de logements sociaux, intègrent beaucoup moins ce parc que ceux habitant le Nord de la France. Par ailleurs, les enquêtés avec enfants y sont surreprésentés, les familles étant la cible privilégiée des HLM. Il est surtout frappant que ceux qui accèdent aux HLM satisfont parfaitement au parcours recommandé par l’ASE. On trouve parmi eux une surreprésentation de jeunes détenant un CAP, diplôme fortement recommandé par les éducateurs. Ils sont aussi nombreux à ne pas avoir redoublé (tableau 2B), ce qui témoigne à la fois d’une performance scolaire mais aussi d’un ajustement aux contraintes de l’ASE : certains interviewés ont en effet préféré se résigner à des formations pas toujours souhaitées plutôt que risquer de ne pas avoir de diplôme au moment de la sortie. Enfin, ils sont généralement allés jusqu’au bout des possibilités de prise en charge (46 % sont sortis à 21 ans, après un contrat jeune majeur « total »), signe qu’ils ont su construire un projet conforme aux attentes des travailleurs sociaux (Jung, 2017). Au moment de l’enquête, ils sont souvent en emploi. Les plus à même de répondre aux objectifs fixés par les éducateurs et les plus intégrés socialement accèdent donc plus facilement aux HLM. Plus précisément, tout se passe comme s’il y avait un aiguillage institutionnel vers ce parc, ceux qui y vivent ayant des parcours très institutionnalisés et sans sortie du circuit de prise en charge. Aucune des personnes ayant accédé à une HLM n’a ainsi connu la rue depuis la sortie de placement. Les entretiens montrent que beaucoup d’entre elles sont passées par les foyers de jeunes travailleurs, structures qu’elles décrivent comme une passerelle vers le logement social, car les travailleurs sociaux incitent à déposer une demande. C’est ce qui est arrivé à Bakari qui vivait dans ce type de foyer au moment de la première interview. Quand on le retrouve un an et demi plus tard, il détient un CDI et a obtenu un logement social auquel il a postulé sur les conseils d’une éducatrice. L’intégration d’une HLM fait donc suite à un parcours long au sein de l’ASE, sans retard, ni rupture.
46À la sortie de l’ASE, les enquêtés connaissent ainsi des situations de logement hétérogènes qui sont étroitement liées aux supports relationnels disponibles, aux rapports entretenus avec les institutions et à leurs caractéristiques sociodémographiques. Ceux qui parviennent à se conformer aux attentes des travailleurs sociaux et ne sortent pas du circuit institutionnel tendent à s’insérer plus facilement sur le plan du logement. Dans tous les cas, la stabilité résidentielle et la construction d’un foyer constituent la ligne de mire.
4. L’aspiration à la stabilité résidentielle et à la construction d’un foyer
47En raison de leur passé marqué par les problèmes familiaux et l’instabilité résidentielle, la volonté première des enquêtés est de disposer d’un logement stable où il est possible de s’établir dans la durée et de construire un foyer. Hachim affirme : « Je veux avoir une famille bien, être calé d’un coup. Je veux pas être en galère, hôtel, appartement de merde… J’ai trop vécu ça. » Selon Amelle, le fait d’avoir été « baladée de foyer en foyer », explique son « envie de se poser ». Ayant souvent vécu en collectivité, un autre souhait est d’échapper au contrôle des travailleurs sociaux, aux règlements contraignants, et de s’émanciper une fois pour toute des institutions. Aux yeux de ces jeunes, avoir un logement à soi est synonyme de la liberté et de l’intimité qui leur a souvent fait défaut dans le passé. Laurence rêve de quitter le monde de l’hébergement institutionnel :
« Le but ce serait de sortir définitivement de ce système-là, de l’institution, et vraiment quitter le système, de se dire : "Bon j’aurai peut-être encore des travailleurs sociaux qui me guideront petit à petit, mais vraiment, de me dire que je pourrai sortir définitivement". Et ensuite, vivre ma vie comme tout le monde. »
49La volonté de pouvoir accueillir les proches et éventuellement de fonder une famille est également au cœur des projets résidentiels. Quand ils ont un appartement, certains enquêtés s’en servent pour héberger ponctuellement leurs frères et sœurs placés ou des membres de la famille. Depuis que Bakari a obtenu une HLM, son frère est venu le rejoindre. D’une façon générale, en opposition au monde de l’ASE et des foyers, ces jeunes aspirent donc à disposer d’un chez-soi où il est possible de rester durablement et d’agir à sa guise.
50Dans ce projet, le parc social joue un rôle important. Ces logements sont en effet plus accessibles financièrement que ceux du marché privé et ils garantissent une stabilité résidentielle, la durée du bail étant illimitée. Les entretiens montrent qu’un grand nombre des enquêtés sont inscrits sur les listes de demandeurs. Tina, logée en foyer de jeunes travailleurs, rêve d’une HLM : « Ce serait une stabilité. Un pas en plus. » Ceux qui ont accédé à ce type de logement témoignent des effets bénéfiques de la stabilisation résidentielle. Nadjela, qui vient d’apprendre qu’elle a obtenu un logement social et va pouvoir quitter sa résidence sociale, se réjouit : « C’est un logement à vie. [ …] Je serai enfin dans un logement où j’aurai pas à quitter ! » De même, pour Coralie, l’HLM obtenue grâce à un recours au titre du droit au logement opposable [24] représente la fin du provisoire : « J’ai plus cette panique de me dire : "C’est pas un logement définitif, il faut encore que je change". » Après l’expulsion programmée qu’a représenté l’expérience de l’ASE, l’HLM est un lieu d’où on ne peut facilement être délogé. Selon les enquêtés, cette stabilité résidentielle a des effets sur la santé physique et psychologique. Les crises de spasmophilie de Coralie ont cessé depuis qu’elle bénéficie d’un logement social :
« - J’en n’ai plus, plus maintenant. J’ai une situation un peu plus stable et je suis chez moi et pas chez quelqu’un d’autre ou logée par l’assistante sociale.
- Vous reliez directement votre santé à la situation résidentielle ?
- Ça me stressait, parce que ça dure pas à vie. Les assistants sociaux, ils peuvent pas nous loger à vie et ça me stressait, et en plus je trouvais pas de travail. Donc forcément, je faisais des crises de stress. »
52D’autre part, cet habitat contribue à sécuriser les parcours. Depuis sa séparation avec son copain, Cécile a des difficultés financières. Selon elle, si elle n’avait pas été logée dans le parc social et avait dû s’acquitter d’un loyer élevé, elle n’aurait pas pu s’en sortir : « [Le logement social] permet de vivre plus confortablement et de pouvoir repartir sur de bonnes bases », commente-t-elle. Quant à Coralie, lors du deuxième entretien, elle a perdu son travail et c’est le logement social qui, grâce à son faible coût, lui évite de basculer dans la précarité. Disposer d’une HLM peut même permettre de réaliser certains projets, la faiblesse du loyer augmentant les ressources disponibles. Laura, locataire dans le privé, a fait une demande car elle souhaite reprendre ses études : « Les loyers [en HLM] sont moins chers, sont plus abordables pour une vie étudiante. » Ainsi, l’HLM offre une sécurité aux jeunes et contribue à desserrer les contraintes liées à la faiblesse de leurs ressources. Certes, il ne faudrait pas avoir une vision idéalisée des logements sociaux et il arrive que les enquêtés accèdent à des logements disqualifiés, insatisfaisants (exigus, bruyants…) ou situés dans des quartiers stigmatisés. Toutefois, face au peu d’alternative, cet habitat est souvent la seule possibilité pour se loger convenablement et dans la durée.
53Si le logement social est l’objectif à court terme, ceux qui ont les ressources pour se projeter dans l’avenir rêvent d’acheter une maison, la propriété constituant un symbole d’autonomie et de statut social (Cartier et al., 2008 ; Gilbert, 2013 ; Lambert, 2015) et étant censée apporter une forme de protection face aux risques sociaux (Castel et Haroche, 2001). Ce rêve est particulièrement présent chez les enquêtés qui ont des enfants, confirmant le lien entre la maison individuelle et la constitution d’une famille (Bourdieu et al., 1990). Pour ces jeunes parents, il est d’autant plus essentiel d’offrir à leur progéniture de bonnes conditions de vie qu’eux-mêmes en ont été privés, ce dont témoigne Djibril : « Je veux donner la chance à ma fille de ce que moi j’ai pas eu. […] [La maison] ce serait la continuité pour que la petite soit bien. » Après les années passées à l’ASE, être indépendant sur le plan résidentiel constitue le symbole de l’acquisition de l’autonomie (Abdelnour et Lambert, 2014).
Conclusion
54Les jeunes pris en charge par l’ASE ont donc fréquemment souffert de la précarité résidentielle durant l’enfance ou l’adolescence. Or, le départ programmé du lieu d’hébergement inscrit l’insécurité dans l’espace qui était censé constituer pour eux un refuge, ce qui est source de stress et d’angoisse [25]. Sans dénier l’action protectrice de l’institution, celle-ci produit donc en même temps de la vulnérabilité dans la vie de ceux qu’elle protège [26]. Surtout, ce départ contraint a des conséquences sociales importantes. Au-delà des situations de précarité que cela produit, il crée chez les jeunes une amertume et le sentiment que les institutions disposent de leur sort, confirmant que les évictions accentuent la distance avec ces dernières (Deboulet et Lafaye, 2018). Par ailleurs, alors que ces jeunes aspirent à se stabiliser sur le plan résidentiel, leur intégration du marché immobilier s’effectue de façon inégale. Ceux qui jouent le jeu de l’institution, c’est-à-dire font tout pour obtenir un travail le plus tôt possible, quitte à ce qu’il ne corresponde pas à leurs aspirations, et ne sortent pas du circuit institutionnel, réussissent à intégrer les meilleurs hébergements, puis un logement autonome. Au contraire, les jeunes qui ne parviennent pas ou ne souhaitent pas se plier aux contraintes institutionnelles sont les plus exposés à la précarité résidentielle à la sortie, les ruptures dans leurs parcours les conduisant à un déclassement dans le système de l’hébergement qui les éloigne du logement de droit commun. Ceci fait écho au constat de Patrick Brunetaux au sujet de l’hébergement des sans-domicile selon lequel celui-ci constitue une aide pour ceux qui veulent ou peuvent s’en sortir, mais laisse les autres de côté (Brunetaux, 2007). L’ASE fonctionne également comme un lieu de tri qui permet aux jeunes les mieux armés de tirer leur épingle du jeu mais relègue dans les marges du marché immobilier les plus disqualifiés socialement.
Annexe
Document annexe. Liste des entretiens cités

Document annexe. Liste des entretiens cités
Notes
-
[1]
Les MIE sont actuellement appelés MNA (mineurs non accompagnés).
-
[2]
Le contrat jeune majeur existe depuis 1975 et permet aux jeunes confiés à l'ASE de prolonger les aides dont ils bénéficiaient pendant leur minorité. Il peut prendre plusieurs formes, telles qu’un soutien éducatif ou psychologique, un hébergement, une allocation financière, etc.
-
[3]
Plus de la moitié des jeunes de 18-24 ans habitent chez leurs parents, en particulier ceux qui rencontrent des difficultés d’insertion (Castell et al., 2016).
-
[4]
Avec le souhait de réduire les dépenses publiques, notamment depuis la loi LOLF (loi organique relative aux lois de finances) de 2006, l’aide aux jeunes majeurs est devenue de plus en plus sélective (Frechon et Marquet, 2018). Le rapport du CESE met en évidence la diminution des budgets des départements et de l’attribution des contrats jeune majeur (Dulin, 2018). Cette situation est également liée à la crise migratoire qui implique la prise en charge d’un nouveau public : les MIE.
-
[5]
Le secteur de l’hébergement constitue un monde concurrentiel et hiérarchisé offrant des conditions d’accueil hétérogènes (Soulié, 1997 ; Damon, 2012 ; Gardella, 2014).
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[6]
La position résidentielle résulte de trois éléments : la localisation du logement, ses caractéristiques matérielles (taille, nombre de pièces, structure du bâti, niveau de confort…) et enfin le statut d’occupation (propriété, location, logement à titre gratuit…) (Grafmeyer, 2010). Pour l’appréhender, il faut également tenir compte des choix résidentiels façonnés par les expériences antérieures.
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[7]
Selon l’enquête TeO, en 2008, parmi la population âgée de 18 à 29 ans résidant en France métropolitaine, 7 % sont des immigrés (nés à l’étranger de parents étrangers) et 16 % des descendants d’immigrés (nés en France et ayant au moins un parent immigré).
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[8]
Dès les années 1970, des rapports ont pointé le lien entre le placement des enfants et les problèmes matériels des familles, en particulier sur le plan du logement (Dupont Fauville, 1973 ; Bianco et Lamy, 1980).
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[9]
On retrouve cette façon de « gérer » la pénurie de places dans les centres d’hébergement pour sans-domicile où tout est fait pour libérer des lits afin de renflouer le stock à attribuer aux personnes qui appellent le 115, le numéro national d'assistance et d'orientation pour les personnes sans-abri (Gardella, 2014).
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[10]
Certificat d'aptitude professionnelle.
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[11]
Il s’agit d’hébergements visant à préparer à l’autonomie résidentielle mais comportant encore des contraintes (règlement intérieur, droit de visite restreint, accompagnement pour la gestion du budget, etc.).
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[12]
De nombreux enquêtés ont accédé à ce type de structure : juste avant que leur prise en charge se termine, 28 % occupaient un logement autonome et 20 % résidaient en foyer de jeunes travailleurs.
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[13]
On retrouve ce type d’accompagnement dans les dispositifs d’hébergement pour sans-domicile (Gardella, 2016). pour lutter contre la Shelterization, terme qui désigne dans la littérature anglo-saxonne le fait que des personnes en viennent à rester dans un hébergement social censé être provisoire.
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[14]
Ceux qui sont engagés dans une démarche d’insertion (études, formation professionnelle, recherche d’emploi…) peuvent demander la prolongation de l’aide en adhérant à un « projet » visant à les rendre autonomes au plus vite.
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[15]
« This refers to a prospective ruptured sense of place – home and/or neighbourhood – as a result of a potential, forced external real-word move » (Watt, 2018, p. 74)
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[16]
« Such displacement anxiety generates a profound sense of ontological insecurity as people literally do not "know their place". »
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[17]
Cet avertissement s’effectue généralement lors de l’entretien obligatoire à 17 ans évoqué précédemment.
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[18]
Le numéro national d'assistance et d'orientation pour les personnes sans-abri.
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[19]
La Clé (caution locative étudiante) est une garantie de l'État qui permet aux étudiants dépourvus de garants personnels de faciliter leur accès à un logement.
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[20]
Les cités universitaires ont été classées dans la catégorie « autre » car elles hébergent les rares enquêtés qui suivent des études supérieures.
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[21]
Sur la question de l’affaiblissement des liens familiaux en cas de placement, voir Potin (2012) et Stettinger (2019).
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[22]
En France, en dépit de la stratégie nationale 2009-2012 de prise en charge des personnes sans abri ou mal logées qui préconise l’adoption de la politique du « logement d’abord », c’est en effet toujours la conception du « modèle en escalier » qui prévaut selon laquelle le retour au logement des sans-domicile s’effectue à travers le passage par une série d’hébergements temporaires marquant leur intégration progressive.
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[23]
Part du revenu consacrée aux dépenses de logement.
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[24]
La loi sur le Droit au logement opposable promulguée le 5 mars 2007 crée un droit universel au logement sensé être garanti par l’État pour toutes les personnes qui ne peuvent accéder par leurs propres moyens à un logement décent et indépendant.
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[25]
Aujourd’hui, les politiques semblent avoir pris conscience du problème puisque la « stratégie nationale » de lutte contre la pauvreté, dévoilée le 13 septembre 2018 par le président de la République, propose d’étendre l'aide sociale à l'enfance jusqu'à 21 ans pour empêcher que des jeunes ne se retrouvent sans solution à la sortie de l'ASE à 18 ans.
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[26]
Sur ce point, il est frappant de constater que l’ASE est plus intraitable pour la mise à la porte de ses structures que la justice face aux locataires adultes ne payant pas leur loyer : pour les jeunes, il n’y a pas de négociation possible, ni de trêve hivernale, et aucun recours n’est proposé.