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1Les travaux de Thomas Piketty ont montré que les inégalités de richesse se situent aujourd’hui moins au niveau des revenus des individus qu’à celui du patrimoine. Mais s’ils permettent d’analyser les recompositions contemporaines des inégalités de classe, ils ne tiennent pas compte des rapports de genre. Qu’en est-il des inégalités de patrimoine entre femmes et hommes ? Partant de cette question, Céline Bessière et Sibylle Gollac n’ajoutent pas une simple variable aux analyses existantes du capital : elles reprennent et renouvellent les recherches féministes sur la famille, et identifient les pratiques qui favorisent l’accumulation masculine du capital dans un contexte de développement du travail féminin salarié. En montrant que c’est la famille qui produit les inégalités de richesse entre femmes et hommes, elles renouent avec l’analyse de l’économie politique du patriarcat, tracée dans les années soixante-dix par Christine Delphy, qui avait notamment établi le poids du travail domestique dans la reproduction de la force de travail. Alors que la sociologie du genre a produit de nombreuses recherches sur le travail féminin salarié, et que la sociologie de la famille s’est centrée sur l’analyse des liens affectifs et de leur encadrement politique, ce livre reprend le cadre de l’économie politique du patriarcat en intégrant les évolutions du capitalisme. La famille est ainsi abordée comme une institution économique dans laquelle circulent des biens dont la valeur et la possession dépendent des statuts de ses membres et de leurs liens. 

2Les données statistiques disponibles montrent la pertinence actuelle d’une telle perspective. Si l’enquête « Patrimoine » de l’Insee ne saisit pas précisément les inégalités entre hommes et femmes, notamment du fait des limites de la catégorie statistique « ménage », elle met cependant en évidence l’accroissement récent des inégalités patrimoniales entre femmes et hommes. Les auteures s’appuient également sur une base de données portant sur 4 000 traitements judiciaires de séparations conjugales, constituée avec d’autres chercheuses. Ces données montrent comment ces séparations amplifient les inégalités économiques entre conjoints au détriment des femmes. Mais si les données statistiques attestent des inégalités, elles ne permettent pas d’en comprendre la production. Pour ce faire, les auteures analysent ce qu’elles nomment les arrangements économiques familiaux, c’est-à-dire les manières dont l’argent et les biens circulent dans la sphère familiale. Ces arrangements ont lieu lors d’un héritage consécutif à un décès, au moment de la transmission d’une entreprise familiale à l’un des enfants lors d’un divorce au cours duquel se négocient les biens du couple ou la pension alimentaire. Des monographies familiales, établies au cours de vingt années d’enquête, par des entretiens répétés avec les divers membres de la famille, mais aussi par la collecte d’écrits intimes, montrent comment les différences entre filles et fils, conjointe et conjoint s’établissent en pratique. Les arrangements économiques familiaux sont également saisis lorsqu’ils rencontrent le droit – dans les cabinets de notaires et d’avocats –, à partir d’ethnographies et d’entretiens auprès de ces professionnel·le·s.

3L’ouvrage porte souvent sur des moments conflictuels, sans doute parce qu’ils impliquent un travail relationnel par lequel les individus qualifient et explicitent les liens entre les parents et leurs conséquences économiques. Ce processus facilite ainsi l’objectivation sociologique de ce qui autrement resterait le plus souvent dans le silence des pratiques – on retrouve ici l’influence de Viviana Zelizer. Ces moments montrent aussi comment des professionnel·le·s du droit interviennent dans la définition des liens familiaux, non seulement pour aider à la résolution des conflits ou, pour les plus fortunés, à l’optimisation fiscale, mais aussi pour reproduire les inégalités. Les auteures prolongent de cette manière l’analyse matérialiste de la famille par une sociologie de l’encadrement juridique et politique du privé.

4L’ouvrage met ainsi en évidence une « domination masculine patrimoniale ». Outre ce résultat central, les auteures montrent également ce qu’on peut nommer l’inconscient patriarcal d’institutions supposées égalitaires. Les privilèges des fils dans les stratégies familiales de reproduction, ceux des pères dans les séparations conjugales ou encore les « comptabilisées inversées » dans la répartition des successions (où les biens sont répartis selon les statuts des individus et non selon leur valeur économique), ne sont pas l’effet de stratégies explicitement sexistes, mais la conséquence d’arrangements qui assignent femmes et hommes à des places et à des rôles différenciés. Les auteures montrent enfin comment les inégalités patrimoniales participent au creusement des inégalités de genre, mais aussi au maintien des inégalités de classe. Les familles présentent non seulement des différences de patrimoines, mais un rapport différent au droit qui disqualifie les familles les moins dotées, dont les affaires sont plus rapidement expédiées. Pour les femmes des classes populaires, la question n’est pas celle de la transmission d’un patrimoine, mais celle de la gestion quotidienne des contraintes budgétaires. Elles sont souvent rappelées à leur rôle de mère par les professionnel·le·s du droit.

5En analysant les multiples manières dont sont limitées les possibilités d’accumulation des femmes, l’ouvrage explique comment les inégalités économiques de genre se situent non seulement au niveau du marché du travail et du travail domestique, mais aussi de la famille, et en particulier dans les différences d’investissements matériels et symboliques dont bénéficient les filles et les fils. Les auteures montrent finalement comment, outre le fonctionnement sexué de l’emploi et des tâches domestiques, la limitation des possibilités d’accumulation des femmes est une pièce essentielle des rapports sociaux de sexe.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2020
https://doi.org/10.3917/popu.2002.0424
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