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1La réédition, 45 ans après, de cet essai sur la presse féminine, amène à constater la très grande actualité de son propos, et le chemin parcouru scientifiquement. Cet ouvrage est la réédition, commentée par une préface inédite de Mona Chollet, d’un livre qui avait déjà connu une évolution substantielle, entre sa première version en 1974 et la deuxième en 1978, , augmentée d’un article initialement publié dans un journal du parti communiste, France nouvelle.

2Quelles en sont les thèses principales ? Le fil rouge est la dénonciation de la « fonction idéologique » de la presse féminine, au service du patriarcat. D’une manière générale, la presse féminine promeut une idéologie conservatrice, dit l’auteure, même si à certains égards elle cultive une image de modernité. Le patriarcat organise la vie des femmes autour et en fonction de celle de hommes. C’est le premier point du livre : le rôle auquel la presse prépare les femmes est celui d’une épouse et d’une mère : les femmes doivent rechercher un conjoint, un époux. Ensuite elles sacrifieront leur carrière à la sienne, et aux besoins de leur progéniture. Ces journaux les préparent aussi à supporter les défauts de leur conjoint. Les conflits de fond sont ramenés à des détails, ce qui permet de diminuer leur importance et d’en taire la portée générale. La sexualité des femmes est décrite comme passive, entièrement dépendante de l’homme avec qui elles vivent. Ainsi les femmes devront s’accommoder de la polygamie « naturelle » des hommes, et sacrifier leur carrière pour se consacrer aux enfants, car l’implication des pères n’est pas envisagée.

3La presse féminine plaçant l’homme au centre de la vie de la femme, cette dernière doit apprendre à se mettre en retrait et oublier ses propres besoins et aspirations. Dans cet apprentissage, la presse promeut des normes inatteignables. Pour les femmes, lire ces journaux est donc un apprentissage de l’échec permanent, une culpabilisation sans fin. L’un des procédés consiste à rabaisser les femmes en les mettant en échec. Un autre est la dépolitisation du propos, ce qui passe par une focalisation sur les détails, mais aussi par la mise à l’écart du monde du travail. Ces journaux font semblant d’évoquer le travail, par les vêtements par exemple, jamais par le contenu ou pour les ressources économiques qu’il apporterait. Cette mascarade a pour fonction de détourner les femmes de toute contestation de la supposée supériorité masculine. Il faut donner le change, car l’époque est à l’éclosion de mouvements féministes et plus largement de discours d’émancipation.

4Deux autres stratégies sont déployées par cette presse. La première consiste à utiliser les valeurs viriles, notamment le modèle masculin de réussite capitaliste, pour pousser les femmes à la compétition entre elles tout en soutenant le modèle de société. La deuxième consiste à s’adresser différemment aux femmes selon leur milieu social. Lugan Dardigna insiste en effet sur les différences profondes entre presse destinée aux femmes aisées et diplômées, et presse populaire.

5Dans la presse vue comme haut de gamme, Elle et Marie-Claire sont particulièrement ciblées. Lugan Dardigna nous dit que la modernité affichée n’est qu’une concession. On peut s’autoriser une vie sexuelle active, mais c’est un passage avant le mariage. On peut s’accorder un frisson adultère, mais c’est toujours en survalorisant le plaisir sexuel masculin. D’ailleurs ce sont les féministes qui sont accusées d’avoir lancé l’épuisante et frustrante course à l’orgasme. Les fantasmes sexuels sont prétexte à valoriser la logique même des rapports de domination. On peut vouloir travailler, mais sans perdre de vue que « une femme féminine, de nos jours, doit réaliser combien il est difficile d’être un homme » (p. 146). La liberté est donc évoquée, mise en scène même grâce à des témoignages savamment rédigés, mais elle est tournée en motif de culpabilisation. La presse féminine présente aux femmes aisées « l’illusion d’un contre-pouvoir féminin ». Or, si les femmes ont gagné, alors il est inutile de se battre, et l’on peut se concentrer sur la consommation capitaliste.

6Le discours tenu aux femmes des milieux populaires est tout autre. Il diffère sur la forme, avec des images moins belles, et avec beaucoup plus de fictions « sentimentales ». Les différences de fond sont nombreuses elles-aussi. D’abord, la sexualité est dévalorisée. Ensuite, les récits d’ascension sociale et d’idylle avec des hommes de milieux bourgeois sont toujours décrits comme des échecs, dit l’auteure. À l’opposé du discours de compétition et de fantasmes proposé aux bourgeoises, la vie des ouvrières est présentée comme un destin auquel il ne faut pas chercher à échapper. Mais l’idéal matrimonial et la place centrale réservée à l’homme sont communs aux deux types de presse.

7En quoi ce livre était-il précurseur ? La mémoire militante, en l’occurrence à la fois marxiste et féministe, est souvent un enjeu d’hégémonie du récit et un travail d’occultation. Le doctorat de Marion Charpenel [1] a montré la complexité des enjeux de ces mises en récit. À ce titre, même si l’ouvrage de Lugan Dardigna est précurseur, il n’est pas exactement le premier. On citera quatre omissions. D’abord, on pouvait s’attendre à une référence à Betty Friedan, dont l’ouvrage phare La femme mystifiée de 1963 avait été traduit dès l’année suivante en français. Friedan observe les médias en général, les stéréotypes féminins qui y sont véhiculés, et le discours normatif qui vise à convaincre les femmes que leur bonheur réside dans leur dévouement total au mari et au foyer. La deuxième absence est l’enquête collective dirigée par Chombart de Lauwe en 1962 pour l’Unesco. Avec d’autres mots que Lugan Dardigna, ce dossier esquisse ce qu’elle appelle la « fonction idéologique » de la presse féminine [2] : « Les modèles jouent un rôle important dans la pédagogie et dans la propagande, mais leur intervention ne se borne pas à ces deux domaines de la culture. […] On peut ranger dans cette catégorie ceux qui sont répandus par la littérature, la presse et les autres moyens de grande information ». La troisième omission est L’idéologie raciste de Colette Guillaumin, sociologue co-fondatrice du courant féministe « matérialiste ». Paru en 1972, ce livre est à maints égards la matrice (en plus méthodique) de Femmes-femmes sur papier glacé, car Guillaumin analyse de la même main les processus sociaux de domination et d’exploitation, et la rhétorique qui construit l’idéologie raciste et contribue à sa réalisation en actes. Par instants, c’est ce qu’esquisse Lugan Dardigna. Enfin, la quatrième omission porte sur Evelyne Sullerot, co-fondatrice du Planning familial et sociologue au CNRS, qui a publié coup sur coup en 1964 une analyse et une histoire de la presse féminine. Plutôt que d’utiliser cette source, quitte à s’en détacher, Lugan Dardigna cite Sullerot pour une interview à Marie-Claire, qu’elle critique vertement. Car le pire à ses yeux est le féminisme réformiste qui s’étale dans cette presse et détourne les lectrices d’une révolution. On pourrait croire en effet à la lecture de l’ouvrage, que seul·e·s les auteur·e·s communistes (ou presque) méritent d’être cité·e·s, Engels et Marcuse en tête.

8Qu’est-ce qui a changé depuis la parution de ce livre ? Les outils qui permettent d’analyser la presse féminine sous l’angle des rapports de genre se sont développés, entre les deux éditions de cet essai d’abord, et surtout dans la période qui a suivi. Entre 1974 et 1978 pour commencer, au sein du féminisme, une génération de chercheuses (Delphy, Guillaumin, Mathieu, leurs collègues co-fondatrices de Questions Féministes) a commencé à développer un corpus théorique et empirique, dans lequel l’enjeu social, la classe, est très important. Des militantes ont aussi traité de la presse féminine, comme on le voit dans le recueil Les femmes s’entêtent paru en 1975. En langue anglaise, Angela Davis avait déjà commencé à publier des analyses féministes marxistes, intégrant aussi la race (absente chez Lugan Dardigna comme dans les positions du PCF de l’époque). On pense surtout à deux autres apports de cette période. Le sociologue canado-américain Erving Goffman a publié en 1976 l’ouvrage Gender advertisements, dont le matériau publicitaire est tiré de la presse magazine, avant un ouvrage sur L’arrangement des sexes en 1977. Le second apport collectif est celui des cultural studies, et du Centre for Contemporary Cultural Studies de l’université de Birmingham fondé en 1964 et dont Stuart Hall devint la figure emblématique. Malgré quelques ponts avec la sociologie française (Bourdieu a publié La Culture du pauvre de Hoggart en 1970), les travaux de la New left anglaise et les apports des cultural studies n’avaient guère pénétré en France en 1978 et même à la fin du xxe siècle. Il n’est donc pas étonnant que Lugan Dardigna n’y fasse pas référence. Au moment de la deuxième édition de Femmes-femmes sur papier glacé, des réflexions convergentes sont donc menées en France et dans d’autres pays, en lien plus ou moins fort avec le marxisme. La critique des médias de masse de Stuart Hall et ses collègues s’appuyait sur une relecture de l’École de Francfort et de l’idée gramscienne d’hégémonie culturelle. Plusieurs critiques d’inspiration marxiste se sont côtoyées en s’évitant délibérément, pour des raisons analysées par les historien·ne·s, et elles ont manqué l’occasion de se nourrir mutuellement.

9Depuis la fin du xxe siècle les études de genre sur la presse féminine ont continué de se développer. De Sylvette Giet à Claire Blandin, ou plus récemment Auréline Cardoso et surtout Alexie Geers, un corpus continue de s’enrichir en France. C’est souvent en Sciences de l’information et de la communication que ces réflexions méthodologiques sont réalisées, notamment pour l’analyse sémiologique des images qui est le point faible du livre de Lugan Dardigna. La sociologie a aussi contribué à ces apports méthodologiques, Goffman pour la presse, Brugeilles et Cromer pour l’analyse quantitative genrée de l’iconographie des ouvrages pour enfants ou des manuels scolaires [3].

10Les questions qui se posent, pour rééditer un ouvrage, sont le caractère pionnier et l’actualité du propos. La journaliste Mona Chollet, dont l’ouvrage Beauté fatale (La découverte, 2012) a fait date, n’a aucun doute sur ces deux plans. Lorsque la presse haut-de-gamme incite les femmes à s’approprier les codes compétitifs de la réussite masculine, Lugan Dardigna y voit un miroir aux alouettes. L’auteure incite au contraire à se tourner vers des valeurs plus « féminines » (sans vraiment dire si elle pense qu’elles sont socialement construites ou naturelles). Vu de 2020, il y a là une proximité avec les travaux de Carole Pateman à la même époque (mais traduits récemment en français), ou ceux un peu plus tardifs de Carol Gilligan sur l’éthique de la sollicitude (In a different voice est paru en 1982). Ajoutons un dernier point qui rappelle l’actualité de ce livre : la montée en puissance d’un courant dit « post-féministe » dans les pays anglophones. Ce courant illustre fort bien ce que Lugan Dardigna dénonçait déjà en 1974, c’est-à-dire prétendre que l’égalité est acquise, pour mieux détourner la contestation de l’ordre de genre.

Notes

  • [1]
    M.Charpenel, 2014, Le privé est politique ! Sociologie des mémoires féministes en France,thèse soutenue àSciences-Po, Paris.
  • [2]
    Images de la femme dans la société,1962, Revue internationale des sciences sociales, Unesco, vol. XIV, n° 1, p. 70.
  • [3]
    Brugeilles C., Cromer I., Cromer S.,2002, Les représentations du masculin et du féminin dans les albums illustrés, ou comment la littérature enfantine contribue à élaborer le genre, Population, 57(2), p. 261-292 ; Brugeilles C. et Cromer S., 2005, Analyser les représentations du masculin et du féminin dans les manuels scolaires, Ceped..
Mathieu Arbogast
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/05/2020
https://doi.org/10.3917/popu.2001.0142
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