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1Dans cet ouvrage, Tod G. Hamilton fusionne les perspectives sur la stratification raciale et sur l’immigration pour représenter avec une grande précision la diversité de la population noire aux États-Unis, en mettant en lumière la façon dont l’immigration remodèle le clivage monolithique du pays entre Noirs et Blancs.

2Ce travail d’Hamilton trouve son point de départ dans une transformation démographique notable observée dans les dernières décennies, à savoir l’essor de l’immigration subsaharienne et caribéenne vers les États-Unis. Cette tendance a non seulement entraîné une recomposition de la population immigrée dans le pays, mais aussi profondément modifié la structure de la population noire américaine dans son ensemble. En 2017, 10 % des personnes qui s’identifiaient comme noires aux États-Unis étaient nées à l’étranger. Avec l’augmentation de leur nombre, les immigrés noirs ont fait l’objet d’une attention croissante, tant dans les milieux universitaires qu’à l’extérieur, en raison de leur relative réussite socioéconomique. Cette représentation des immigrés noirs comme « minorité modèle » a suscité des commentaires dépréciatifs sur la situation toujours défavorisée des Noirs nés aux États-Unis qui, selon le cliché, s’expliquerait par leur infériorité culturelle (médiocre éthique professionnelle, manque de motivation, absence de compétences, etc.).

3En comparant de manière systématique les immigrés noirs, les Noirs nés aux États-Unis et les Blancs non hispaniques à partir de données censitaires portant sur plus d’un siècle, Hamilton déconstruit ce trope de l’infériorité culturelle et construit un modèle explicatif pour comprendre l’avantage des immigrants noirs. Hamilton dresse un tableau démographique de l’Amérique noire et présente son cadre théorique avant de proposer une série de chapitres empiriques consacrés à quatre indicateurs : participation au marché du travail, propriété du logement, santé et mariages mixtes. Tout au long de cette analyse, l’auteur montre comment trois mécanismes (la migration sélective, le contexte historique et une expérience différente du marché du travail) peuvent nous aider à comprendre les caractéristiques des immigrés noirs.

4Premièrement, les disparités entre les immigrés noirs et les Noirs nés aux États-Unis peuvent être attribuées à la migration sélective, c’est-à-dire aux spécificités des immigrés noirs avant leur émigration, et qui a contribué à leur relative réussite par la suite. Le terme de migration sélective signifie que les migrants tendent à être systématiquement différents des non-migrants sur le plan des caractéristiques observées et inobservées : en règle générale, ils ont fait plus d’études, sont en meilleure santé et ils sont plus enclins à prendre des risques. C’est en partie du fait de ces spécificités que les immigrés noirs réussissent mieux que les Noirs américains nés aux États-Unis.

5Pour le démontrer, Hamilton met en œuvre une stratégie empirique originale. Au lieu de comparer les résultats des immigrés noirs avec ceux de la population noire en général, il se concentre sur les différences entre les Noirs immigrés et les Noirs américains ayant déménagé et donc plus susceptibles de présenter des caractéristiques similaires. En effet, l’une des conclusions centrales de l’ouvrage est que les immigrés tendent à se rapprocher davantage des Noirs américains qui ont fait l’expérience de la mobilité résidentielle que des autres. Hamilton conclut que les disparités entre Noirs immigrés et Noirs américains ne peuvent pas être imputées à des différences culturelles mais trouvent leur origine au moins en partie dans ces atouts dont les Noirs immigrés bénéficiaient avant leur émigration.

6Deuxièmement, en analysant les données censitaires du début du xxe siècle à nos jours, Hamilton démontre que le contexte historique de l’immigration est un prédicteur important du devenir des migrants. De nombreux immigrés noirs sont arrivés aux États-Unis après la loi de 1965 sur l’immigration et la nationalité. Ce changement de législation coïncidait avec la mise en œuvre de la loi sur les droits civiques, qui a marqué une ère nouvelle pour les minorités en faisant reculer les discriminations et en instaurant la discrimination positive. Ce moment historique a été très favorable aux immigrés noirs arrivés dans la deuxième moitié du xxe siècle qui, de surcroît, n’ont pas subi la discrimination légale ni connu les conditions structurellement très désavantageuses qui prévalaient pendant la période antérieure (durant laquelle les inégalités raciales se sont aggravées et figées aux États-Unis), et dont les Afro-Américains subissent encore aujourd’hui les effets négatifs. La deuxième conclusion essentielle de l’ouvrage est donc la suivante : avant l’apparition de la législation liée aux droits civiques, les immigrés noirs et les Noirs nés aux États-Unis obtenaient des résultats comparables. La situation plus enviable des immigrés noirs, qui a fait l’objet de tant de débats, ne date que de la fin de la période des droits civiques et elle est liée au contexte favorable dont ils ont bénéficié à leur arrivée. Là encore, cette conclusion discrédite l’argument de l’infériorité culturelle avancé pour expliquer la situation défavorable des Afro-Américains.

7Troisièmement, Hamilton montre que les immigrés noirs tendent à participer plus largement au marché du travail que les Noirs nés aux États-Unis mais aussi que les Blancs non hispaniques. Pour Hamilton, cet avantage n’est pas dû à leur supériorité culturelle, mais plutôt aux espoirs très particuliers qu’ils nourrissent à l’égard du marché du travail aux États-Unis. Il existe des disparités salariales absolument considérables entre les pays d’origine des immigrés noirs et les États-Unis, de sorte que le marché du travail américain offre à ces immigrés des avantages notablement plus importants que les débouchés dans leur pays. Le marché du travail américain est une source de profits d’autant plus importante que de nombreux immigrés envoient de l’argent à la famille restée au pays ; pour cette dernière, les salaires américains, même bas, représentent des gains financiers considérables. Ceci améliore la perception du marché du travail et constitue une motivation supplémentaire, même si les immigrés doivent accepter des emplois peu rémunérateurs que bon nombre d’Américains de naissance (blancs ou noirs) refuseraient.

8Pour ceux qui étudient la stratification raciale et l’immigration, les conclusions d’Hamilton sont des leçons théoriques et méthodologiques importantes. En comparant de façon systématique les immigrés noirs avec les Blancs et les Noirs nés aux États-Unis mais aussi avec des sous-populations plus comparables (personnes qui déménagent, par exemple), Hamilton nous invite à faire preuve de plus de rigueur dans le choix du groupe de référence utilisé pour mesurer les inégalités. De même, son travail fournit de précieux éléments montrant comment l’immigration interagit avec les systèmes de stratification raciale et les modifie. En remodelant la composition des groupes raciaux, l’immigration complique les explications de l’inégalité raciale. Hamilton révèle une importante hétérogénéité intra-raciale selon la naissance qui passe inaperçue lorsque des catégories raciales agrégées sont utilisées. Si les immigrés noirs continuent de voir leur situation socioéconomique s’améliorer, le préjudice persistant subi par les Afro-Américains par rapport aux Blancs sera sous-estimé, à moins que les inégalités ne soient évaluées à partir de catégories raciales décomposées en fonction du lieu de naissance.

9Deux points aveugles peuvent être discernés dans l’analyse de Hamilton. Les lecteurs regretteront peut-être qu’Hamilton ne s’intéresse pas au rôle que joue la couleur de la peau comme source possible de disparités entre immigrés et natifs noirs. En tant que source importante d’hétérogénéité intra-raciale, le rôle de la couleur de peau dans la production d’inégalités au sein de la population auto-identifiée comme noire bénéficie d’une attention croissante dans les études sur la stratification raciale, mais auxquelles Hamilton ne fait aucune mention. De plus, alors que Hamilton souligne les ramifications potentielles pour la délimitation des frontières ethno-raciales elles-mêmes, les questions de classification raciale parmi les immigrés noirs ne sont hélas pas suffisamment théorisées dans l’ouvrage. L’auteur semble travailler en grande partie sur la base de l’hypothèse selon laquelle les immigrés noirs s’identifient comme tels dans le recensement. Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour établir comment les immigrés déclarent eux-mêmes leur race ou comment les autres les classent, et les conséquences de ces classifications sur les inégalités.

10Néanmoins, alors que l’immigration continue de remodeler les paysages sociaux contemporains, Hamilton fait progresser la recherche de modèles explicatifs et d’approches méthodologiques qui intégreraient mieux le double rôle de la race et de l’immigration dans la production des inégalités sociales.

Haley McAvay
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/05/2020
https://doi.org/10.3917/popu.2001.0139
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