1Parce qu’il est le résultat d’un travail au long cours débuté en 2003, entre Bamako et Paris, ou plutôt entre le village de Galoba et des quartiers de la couronne parisienne, ce livre aborde la migration féminine avec un recul bienvenu. L’auteure revient sur les difficultés qu’elle a rencontrées en tant que chercheure, d’abord pour se faire une place sur le terrain d’enquête, ensuite pour aborder les rencontres dans un contexte africain où il n’est pas bon de parler de ses échecs ou d’évoquer ses succès et les projets. Dès les premières lignes, une scène joliment racontée met le lecteur au cœur du sujet : il s’agit de la célébration d’un mariage. Parmi les nombreux invités qui ont déjà commencé à danser, on remarque Sala, une migrante en visite depuis la France. Un groupe se forme autour d’elle qui, vêtue d’un boubou richement brodé et couverte de bijoux, sort de son sac un gros paquet de billets de 20€ et commence à les distribuer autour d’elle. On imagine la suite.
2Tout le propos de Nehara Feldman est d’explorer l’univers double dans lequel se meuvent les migrantes, éclairant au passage la question désormais classique : quelles peuvent être les conséquences de la migration sur les rapports de genre ? Articulée sur trois lieux (la capitale, le village, la région parisienne), l’enquête suit des migrantes du lignage Dagnoko, fondateur du village. Ces femmes qui circulent, et qui le font parfois bien loin (Espagne, Canada), comment renégocient-elles leur position sociale et leur rang dans les deux mondes ? Décalages et reproductions, changements et permanences, accommodements et résistances sont articulés à un quotidien décrit selon les règles de la méthode ethnographique. Certains passages sont particulièrement éclairants, comme ceux qui ont trait à l’exploitation dont sont victimes les jeunes filles de la part de leurs aînées, en plus de celle des hommes dont elles dépendent. Ainsi les migrations peuvent-elles commencer très tôt, quand elles sont envoyées chez une sœur, une belle-sœur ou une tante comme domestique. C’est pourquoi l’auteure critique l’analyse habituelle en termes de division genrée des espaces et des rôles : en réalité, les hommes sont chez eux partout (même dans la cuisine) et les femmes ne sont chez elles nulle part. Une valise est toujours à portée de main pour gagner un nouveau lou-o (unité domestique) dans lequel la jeune femme servira. Ainsi va la vie des femmes dans le rural sénégalais où l’auteure a vécu pendant de longs mois, à différentes périodes entre 2003 et 2010, parvenant à s’y faire accepter en négociant au fil du temps une place « à part », en tant que femme occidentale et intellectuelle.
3Est-ce à dire que les femmes sont assignées à cette place pour le restant de leurs jours ? La migration est toujours un horizon possible – c’est là que le lecteur aurait besoin d’éclairage sur les politiques migratoires – et c’est un horizon qui change beaucoup de choses, ici et là-bas. En effet, le contrôle pesant et quotidien dont elles font l’objet au village est d’un coup levé. Tout se passe comme si les critères de jugement et les normes selon lesquelles elles sont évaluées changeaient, les mettant plus près des hommes du fait qu’elles pourvoient désormais non seulement à leurs propres besoins, mais encore qu’on attend d’elles qu’elles aident la grande famille. Ces intermèdes plus ou moins longs (migration, voyages pour « affaires »), semblent les exonérer de l’habituelle obligation de rendre des comptes, sans toutefois que ce placement « à part » ne débouche sur une remise en question plus globale de la domination masculine et de la hiérarchie des femmes entre elles. L’idée d’une transgression acceptée et encadrée, avancée par l’auteure, est séduisante.
4D’autres enjeux parcourent la vie de ces femmes migrantes sur les rives de la Seine où l’auteure elle-même rencontre d’autres difficultés pour travailler, situation encore plus complexe du fait des problèmes des sans-papiers : si leur émancipation se réalise de fait en terre d’immigration, elles n’en connaissent pas moins une situation difficile qui demande endurance et perspicacité : se loger, travailler, se faire une place dans le quartier, élever les enfants, sont autant de nécessités qui les confrontent à leur place de dominées. Le commerce peut être une ressource pour certaines, l’entraide aussi, certainement. Lorsque la migrante a un conjoint, des aménagements s’imposent dans l’organisation des tâches ménagères au sein du couple, et le recours à la contraception devient possible. Si les normes et valeurs du milieu d’origine continuent à être valorisées, les femmes migrantes s’en éloignent progressivement dans leur vie quotidienne. Au final, l’intérêt de l’ouvrage est donc de conjuguer adroitement les différentes dimensions des dominations et de l’augmentation des capacités, mais aussi de contrer les discours un peu sommaires d’une « libération » des femmes par la migration, même s’ils sont repris par les femmes elles-mêmes, et de dérouler toute la complexité d’une vie « entre deux rives ».