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1Cet ouvrage est le fruit d’une recherche anthropologique menée sur un « terrain migratoire » singulier. D’abord, parce qu’il s’agit de Marseille, une ville qui a longtemps été une plaque tournante du commerce entre la France et son empire colonial, ayant une histoire de l’immigration fondée sur la centralité du port et de l’activité marchande. L’originalité résulte également de la population rencontrée : des femmes migrantes nées au Sénégal, commerçantes, et ayant en tant que telles une présence dans l’espace public. À partir de ce matériau extrêmement riche, Mélissa Blanchard présente des analyses sur la particularité des migrations sénégalaises et, de manière générale, sur les stratégies et les expériences féminines de la migration.

2Ce travail va au cœur des catégorisations et brise la vision souvent dichotomique des motifs de la migration et de la situation des femmes vis-à-vis de l’autonomie. Il souligne le besoin d’affiner les paradigmes que nous adoptons pour appréhender les migrations et qui nous amènent à traiter comme distinctes les migrations des femmes et celles des hommes. L’analyse des récits biographiques recueillis par l’auteure rappelle encore une fois le caractère artificiel et trompeur des catégories administratives. Dans son exposé de trois profils de femmes – les « femmes “en solitaire” et soutien de famille », les « immigrées du regroupement familial », les « étudiantes » –, elle montre les caractéristiques et les dynamiques communes. Pour toutes, « migrer est un acte d’ambition » écrit Mélissa Blanchard (p. 111). Ainsi, on est amené à se demander si les motifs migratoires des « étudiantes » d’aujourd’hui sont différents de ceux des « solitaires » des années 1970. Certes, les niveaux d’instruction, le capital social et les champs des possibles des dernières sont plus élevés et plus larges. Mais le désir « d’atteindre quelque chose de plus » (p. 110) est partagé par les femmes de chacun de ces profils. Au-delà des catégories administratives, la distinction encore d’usage dans de nombreuses recherches entre « motifs économiques » et « motifs familiaux » est mise à mal par le portrait de ces femmes, très liées socialement et économiquement à leurs familles restées dans le pays d’origine, pleinement actives dans l’économie marseillaise, et insérées en même temps dans des réseaux familiaux et communautaires dans la ville et sa région. Par ailleurs, les histoires individuelles rapportées invitent à remettre en question la migration comme moment de rupture, point de référence entre l’avant et l’après. En effet, la place qu’occupe l’activité marchande dans la vie quotidienne de ces femmes montre les liens existant entre l’élaboration du projet migratoire et l’acquisition d’un savoir-faire avant le départ pour la France.

3Ces récits révèlent également les catégorisations que les femmes sénégalaises de Marseille opèrent d’elles-mêmes : « femmes libres », « immigrées », « étudiantes ». L’ouvrage montre aussi que les femmes peuvent être situées des deux côtés du clivage autonomie/contrainte. Souvent actrices de leur migration, autonomes dans leur activité commerçante et soutien économique de la famille au Sénégal, elles subissent cependant un contrôle social plus fort que dans le pays d’origine, conclut l’auteure. Les femmes qui ne se plient pas, par exemple, aux règles de la gestion de la sexualité constituent une menace pour l’ordre social et doivent être éloignées du groupe (p. 125-126). Souvent exposées aux violences de leur conjoint, elles sont également victimes de violences verbales et psychologiques de la part de différents membres du réseau communautaire. Une dimension remarquable de cet ouvrage est l’analyse du rôle des femmes dans le contrôle social et sexuel des femmes migrantes. En effet, les relations entre les femmes sont souvent marquées par les commérages, la méfiance, la jalousie, la haine, que l’auteure explique par la menace persistante de la polygamie. Autant de tensions qui rythment la vie de la communauté en migration, où la solidarité est cependant mise en avant comme structurante dans les relations au sein de ladite communauté.

4L’ensemble est agréable à lire, et l’argumentaire est illustré par des vignettes sur la vie quotidienne de ces femmes, derrière leurs étals de rue ou lors d’une réunion de tontine. Le texte témoigne aussi de la réflexivité de l’auteure tout au long des phases d’observation et de collecte de récits, ainsi que dans celle de l’interprétation de son matériau. Le fait que l’ouvrage ait été rédigé à partir d’une thèse a certainement conduit à une sélection des analyses, et notamment à l’absence de comparaisons avec d’autres flux migratoires caractérisés également par la présence nombreuse de femmes migrant seules (portugaises, péruviennes, dominicaines, caribéennes…) [1]. Par ailleurs, une mise en regard de cette recherche avec des travaux récents sur les hommes migrants originaires du Sénégal – menés dans une perspective de genre [2] – serait très enrichissante pour le lecteur.

Notes

  • [1]
    Oso L. et Catarin C., 2013, From Sex to Gender : The feminisation of migration and labour-market insertion in Spain and Portugal, Journal of Ethnic and Migration Studies (Special Issue : Gendered Mobilities and Work in Europe), 39(4),p. 625-647.
  • [2]
    Hunter A., 2015, « “Family values” : La dépendance aux transferts de fonds et le dilemme du retour au pays à un âge avancé », Hommes et Migrations, 2015/1, n° 1309, p. 117-125.
Stéphanie Condon
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/01/2020
https://doi.org/10.3917/popu.1904.0606
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