1 Cet ouvrage collectif, est composé d’une introduction et de huit chapitres dont six portant sur la Russie et deux sur l’Ukraine. Les données utilisées proviennent d’enquêtes essentiellement qualitatives, en particulier des entretiens. La problématique est celle des limites des nouvelles « libertés » apparues dans ces deux pays après la chute de l’URSS. Avec la fin du régime autoritaire soviétique et l’ouverture des frontières accompagnée de l’avènement de l’économie de marché, on aurait pu s’attendre à une « ère de choix » inédite dans la vie sociale. Or, l’emprise de normes et d’inégalités liées au genre (mais aussi à l’âge, à la classe sociale) se manifeste sous des formes à la fois anciennes et nouvelles.
2 Les chapitres d’Irina Roldugina et celui de Nadzeya Husakouskaya abordent la politisation de l’homosexualité et de la transexualité. La première, historienne de l’homosexualité en Russie, interroge le fait que son objet de recherche a intéressé plusieurs chercheurs étrangers (Dan Healey, Arthur Clech…), alors qu’il est largement ignoré par l’historiographie russe. Travailler sur ce thème était certes impossible en Russie avant la fin de l’URSS, où l’homosexualité masculine était criminalisée depuis 1934, mais on peut se demander pourquoi ce type de travaux ne se sont pas développés par la suite. Ce questionnement est au cœur de ce chapitre, qui analyse notamment la politique russe en matière d’archives, et l’exclusion des homosexuels dans les commémorations des répressions politiques soviétiques.
3 Nadzeya Husakouskaya aborde l’évolution du cadre juridique des parcours transgenres (interventions médicales, modification des papiers d’identité) en Ukraine, après 1991, ainsi que les luttes politiques autour de cette question. Le militantisme transgenre s’est développé surtout dans le sillage de la « révolution orange » en 2004. Un décret de 1996 proposait une procédure de transition extrêmement « pathologisante », contraignante et difficile à obtenir. En 2011, un nouveau décret n’assouplit que très partiellement la législation, et c’est finalement en 2016 qu’une nouvelle procédure est adoptée, calquée sur le modèle britannique. La question des droits des personnes transgenres a tendance à être instrumentalisée et traitée sous l’angle d’un « retard » de l’Ukraine par rapport à l’Europe de l’Ouest, ainsi que sous celui des conditions qu’elle devrait remplir pour intégrer un jour l’Union européenne. Selon l’auteure, un tel cadrage occulte le fait que la procédure en vigueur dans d’autres pays, par exemple en Argentine, pourrait très bien être vue comme un meilleur modèle, et que plusieurs pays de l’UE n’ont pas des législations plus avancées que l’Ukraine.
4 Le chapitre d’Olesya Khromeychuk porte sur la division genrée du travail militant et militaire, lors du mouvement d’occupation de Maïdan (2013-2014) d’une part, et pendant la guerre du Donbass (2014-…) d’autre part. Selon certaines enquêtes, alors qu’au début des rassemblements de Maïdan les femmes représentaient 43 % des personnes présentes, à la fin, lorsque l’occupation de la place s’est militarisée, elles n’étaient plus que 12 %. Elles y étaient généralement assignées à la cuisine et aux soins médicaux, interdites d’accès dans les zones considérées comme dangereuses. De nombreuses femmes actives à Maïdan ont cherché ensuite à s’engager dans le Donbass, contre les séparatistes. Mais là encore, beaucoup de fonctions leur étaient inaccessibles. L’armée ayant une longue liste de postes officiellement interdits aux femmes, il a été moins difficile pour elles de rejoindre les bataillons de volontaires.
5 Le chapitre d’Anna Shadrina porte sur le célibat des femmes âgées en Russie, où la mortalité prématurée des hommes et les taux élevés de divorce font que beaucoup de femmes âgées sont veuves ou divorcées. Lors des entretiens que l’auteure a menés avec des célibataires de différents milieux sociaux, âgées de 60 à 88 ans, elle posait une question sur leur désir de se remettre en couple ou non : la majorité a répondu négativement. Les femmes enquêtées « naviguent entre deux stéréotypes de genre : celui selon lequel, en tant que personnes âgées, elles seraient dénuées de désirs sexuels et romantiques, et celui qui place le mariage au centre des vies des femmes » ; ainsi, en affirmant souhaiter rester célibataires, elles correspondent aux normes de genre en même temps qu’elles y dérogent.
6 Elisabeth Schimpfössl s’intéresse aux « 0,1 % les plus riches de la Russie » (des entrepreneurs, des politiciens et leurs familles). Après une première partie sur « les masculinités d’élite », l’auteure aborde les aspirations en matière de conjugalité, puis les aspects genrés de l’éducation des enfants. Viennent ensuite une troisième partie sur « les féminités d’élite » et une dernière sur l’homosexualité. L’enquête utilisée semble intéressante, mais la problématique du chapitre n’est pas suffisamment précise, ce qui empêche une analyse en profondeur. C’est la même difficulté qui apparaît dans le chapitre de Lynne Attwood et Olga Isupova portant sur le « choix d’avoir des enfants ou non » en Russie, et basé sur un corpus de messages traitant de la parentalité dans 14 forums internet russes dont un destiné aux personnes ayant recours à la procréation médicalement assistée, un autre aux personnes revendiquant le choix d’une vie sans enfant, les douze autres étant généralistes.
7 Le chapitre écrit par Anna Temkina et Elena Zdravomyslova, dont les travaux font référence dans la sociologie du genre et de la famille en Russie, porte sur la façon dont les femmes enceintes de la classe moyenne de Saint-Pétersbourg choisissent leur établissement de santé, leur médecin et finalement leurs modalités d’accouchement, dans un contexte où, depuis les années 1990, on a vu apparaître une offre de soins payants dans les maternités publiques, mais aussi dans des cliniques privées. Les auteures analysent l’émergence d’un nouveau modèle de maternité « responsable », réflexive et soigneusement planifiée, qui devient un enjeu de distinction sociale. Il s’agit de se comporter en consommatrice exigeante, de mobiliser son réseau de proches ou d’autres vecteurs pour comparer les différentes options disponibles et choisir la meilleure. Les femmes en question cherchent à acheter de la sollicitude et des soins individualisés, qu’elles opposent au « travail à la chaîne » proposé par défaut. Certaines payent pour que leur conjoint puisse assister à l’accouchement, pratique encore récente et peu répandue en Russie.
8 Le dernier chapitre, de Marina Yusupova, s’intéresse aux représentations et aux pratiques d’hommes russes devenus majeurs après la fin de l’URSS, concernant le service militaire obligatoire. Alors que dans les années 1970, 70 % à 85 % d’une classe d’âges faisait le service militaire, entre 1990 et 2005 cette proportion n’est plus que de 10 % à 30 %. La détérioration de l’image de l’armée a commencé notamment avec la guerre en Afghanistan (1979-1989) et avec les révélations de l’ampleur du bizutage pendant la perestroïka. Aujourd’hui, les hommes des milieux les plus favorisés utilisent le plus souvent des moyens légaux ou illégaux pour éviter le service militaire (exemption en tant qu’étudiants, corruption), ce qui induit une surreprésentation des milieux les plus défavorisés parmi les conscrits. Avec le capitalisme est arrivé un nouveau modèle de masculinité, basé sur la réussite économique, qui a fait concurrence à la masculinité militaire. Paradoxalement, les hommes enquêtés qui ont évité de faire leur service ont tendance à cultiver des « fantasmes militaristes », et à dénoncer la déchéance d’une armée qui devrait selon eux retrouver sa grandeur, ce qui redonnerait un sens au service militaire.
9 Pour conclure, même si on peut avoir l’impression d’un léger manque de cohérence entre les chapitres, l’ouvrage rassemble plusieurs contributions passionnantes. La présence d’un index est appréciable. Cet ouvrage collectif offre un aperçu stimulant des recherches en sciences sociales sur la Russie et l’Ukraine qui placent le genre au cœur de leurs questionnements.