1 Cet ouvrage est à conseiller aux spécialistes des trois disciplines évoquées dans le titre. Il comprend dix textes reliés par un fil rouge, à savoir la pertinence du genre comme prisme d’analyse des croisements entre néolibéralisme capitaliste et mouvements migratoires.
2 La première partie nous offre des outils d’analyse pour penser les frontières comme des lieux de production d’identité, d’altérité et de différence. Ce sont des enclaves privilégiées où sont fabriquées l’attribution et la désignation de « l’autre », notamment à partir de la différence des sexes. Les deux premiers textes, rédigés par les directrices de l’ouvrage, proposent la notion de « régime de mobilité » comme concept-clé qui, en lien avec l’ordre de sexe, permet l’étude des processus globaux des mobilités. Les auteures identifient les composantes de différents régimes qui combinent plusieurs échelles de gouvernance et axes d’analyse. Il s’agit principalement des éléments suivants : 1) le lien entre néolibéralisme et migrations, la diversification et la « dite » féminisation des flux migratoires ; 2) la caractérisation d’une pluralité d’acteurs et d’actrices (dont l’État-nation s’avère être déterminant, sans en être l’acteur unique) ; 3) la relation entre mobilité et immobilité (notamment les stations migratoires au Mexique ou les centres d’internement en Europe), où le risque de la « déportation » joue un rôle essentiel ; 4) les processus de délimitation du territoire.
3 Les frontières Nord et Sud du Mexique représentent un paradigme pour l’étude de l’imbrication des violences sexuelles et de genre. Ces violences articulent l’ordre patriarcal avec un certain régime de mobilité. Par une ethnographie minutieuse, Almudena Cortès et Josefina Manjarrez (chapitres 1 et 2) rendent compte des conditions des migrantes centroaméricaines, dans un trajet marqué par une multiplicité de violences. L’accès aux corps des femmes et sa mise à disposition des hommes deviennent une réalité quotidienne pour celles qui, brisant le mandat patriarcal, sortent de l’espace domestique auquel elles sont historiquement assignées. Dans ce sens, la frontière représente un espace de rappel à l’ordre, où se construit cette différence des sexes, principe du système patriarcal et néolibéral dans lequel les migrantes sont perçues comme des objets sexuels, identiques, interchangeables, reproductifs et sentimentaux.
4 Par ailleurs, le régime de mobilité dans la région est soumis à un métarécit de la criminalité, qui occulte la problématique des violences sexuelles dont souffrent systématiquement les femmes, les enfants, les adolescent·e·s, les populations LGBT, indigènes et afro-descendantes. Les femmes sont notamment victimes des violences sexuelles dans les trois grandes étapes de la migration : région de départ, trajet migratoire et arrivée à la destination finale.
5 Dans ce contexte, l’élaboration de politiques publiques qui rendent compte de ces inégalités est donc un objectif urgent, accompagnée de l’exigence et du rappel des droits des femmes. Les textes de Virginia Maquieira et María Castro (chapitres 3 et 4) suivent cette ligne d’analyse, en mettant l’accent sur les droits des migrantes, ainsi que sur les acteurs de la coopération internationale. Maquieira décrit les jalons qui ont marqué l’histoire des droits des femmes, traçant le rapport entre les mouvements des femmes et le droit international. L’auteure revient sur la tension entre sécurité et liberté, en soulignant l’urgence d’une redéfinition de la doctrine de sécurité à partir des Droits humains et de la redistribution mondiale des richesses. María Castro clôture cette première partie par une conceptualisation de la coopération internationale pour le développement et l'action humanitaire, dans un contexte de violence qui oblige un grand nombre de personnes, le plus important depuis la seconde guerre mondiale, à migrer. L’auteure fait une présentation intéressante des différents acteurs, actrices et agendas globaux (Agenda 2030, Agenda pour l’humanité).
6 La deuxième partie de l’ouvrage correspond à la situation des migrant·e·s qui entreprennent le voyage vers les États-Unis au départ du Mexique ou du triangle nord d’Amérique centrale (TNAC). Cristina Cru illustre la migration mexicaine actuelle, et plus précisément celle des ressortissant·e·s de la ville de Puebla. Son analyse, centrée sur la différence des sexes, permet d’appréhender ce phénomène migratoire dans toute sa complexité. Alors que la migration est associée par les habitant·e·s de Puebla à des adjectifs positifs pour les hommes (« courage », « succès », « masculinité »), les femmes qui décident de migrer sont perçues comme « libertines et désobéissantes », même lorsque la migration correspond à un regroupement familial. Cette perception, qui toutefois évolue, a marqué la migration des femmes. Elle entraîne de nombreux bénéfices pour certaines migrantes (des femmes plus autonomes et moins exposées à la violence), ainsi que pour leurs proches qui ne migrent pas (grâce aux envois d’argent). Dans son texte, Beatriz Moncó (chapitre 6) reprend la question des violences subies par les femmes du TNAC pendant leur voyage vers les États-Unis, ainsi que la mise en place de différentes stratégies pour y faire face. La vulnérabilité des migrant·es est définie par leur position d’infériorité (sexuelle, économique, juridique, sociale et symbolique) et la délocalisation à laquelle ils/elles font face (solitude, perte de réseaux). Paradoxalement, la mobilité qui met ces personnes en situation de danger grave, engendre d’importantes bénéfices pour les agents qui la gèrent : les États, par les envois de fonds ; les entreprises de traite d’êtres humains et d’exploitation (les guidemen, commerçants, etc...). La prise de contraceptifs de longue durée, le travestissement ou l’accompagnement font partie des stratégies de ces femmes. Cette situation, d’après Alicia Re Cruz (chapitre 7), demande une anthropologie d’urgence qui prenne part à la lutte pour la justice sociale. L’auteure analyse le développement des dispositifs de sécurité (vigilance, centres de détentions des migrant·es, mise en place de la politique de « tolérance zéro ») et l’externalisation de ces services (Programme frontière sud).
7 Dans la même ligne se situe le texte d’Elsa Tyslez (chapitre 8), qui analyse la situation en termes de rapports sociaux de pouvoir. Elle expose comment les politiques de sécurisation des frontières européennes ont un impact sur la vulnérabilité des migrantes d’Afrique centrale et de l’Ouest qui les franchissent. L’auteure dévoile l’engrenage des dispositifs et des politiques de contention de la migration aux frontières européennes, qui sont consubstantielles à des logiques racistes, patriarcales et coloniales. Alessandro Forina (chapitre 9) présente les problématiques qu’entraîne le régime actuel d’asile de l’Union européenne, dans un contexte de « fermeture des portes » où les demandes dites « légitimes » ont généralement un caractère publique et politique (demandes généralement portées par des hommes), et rarement un caractère privé ou intime (correspondant le plus souvent aux femmes). Le dernier chapitre, coécrit par Esperanza Jorge et Inmaculada Antolínez, présente le chemin entrepris par des femmes et adolescentes nigériennes à la frontière du Sud de l’Espagne, marqué par la peur et les violences sexuelles.
8 Ce recueil est une contribution aux débats qui relient la violence sexuelle et de genre aux régimes de mobilité, en particulier pour les deux frontières les plus traversées au monde. Autrement dit, la pertinence de l’ouvrage s’explique par la richesse théorique des travaux des participant·e·s, qui articulent des savoirs élaborés dans des contextes académiques variés (dont l’Espagne, le Mexique, la France et les États-Unis). Cette pluralité de voix engendre une vision globale et transnationale des études sur les migrations et les droits humains sous le prisme du genre.