Les débats sur les dynamiques des changements démographiques en Afrique subsaharienne opposent deux grilles de lecture de la baisse de la fécondité et du recul de la nuptialité : la plus classique l’associe aux progrès socioéconomiques, tandis que la grille alternative suppose que la détérioration des conditions de vie nécessite des ajustements contraints de la fécondité et de la nuptialité. Suivant cette seconde hypothèse, les auteurs s’interrogent sur les changements des pratiques matrimoniales dans la ville de Kinshasa (RDC) en proie à des problèmes économiques majeurs depuis de nombreuses années. L’analyse réalisée à l’échelle individuelle à partir des données biographiques de l’enquête Mafe répond à la question du rôle de la précarisation économique sur le recul de l’intensité et du calendrier du mariage.
1 L’entrée en union précoce a été longtemps considérée comme l’une des caractéristiques principales de la nuptialité en Afrique subsaharienne (Tabutin et Schoumaker, 2004). Sans remettre radicalement en cause ce constat, les recherches des vingt dernières années ont mis en évidence une complexité et une hétérogénéité des régimes de nuptialité selon le milieu culturel, ainsi qu’un recul de l’âge d’entrée en union (Antoine, 2002 ; Tabutin et Schoumaker, 2004 ; Calvès, 2007; Hertrich, 2007). Les retards d’entrée en union ont été particulièrement prononcés dans les villes africaines, aussi bien parmi les femmes que les hommes (Locoh et Mouvagha-Sow, 2005; Calvès, 2007 ; Shapiro et Gebreselassie, 2013). Ils s’accompagnent aussi de nouvelles formes d’union et d’une érosion des modèles traditionnels (Locoh et Mouvagha-Sow, 2005). En particulier, le lien généralement étroit entre l’union et le mariage formalisé [1] s’est distendu. Le report du mariage, voire son absence, donnent lieu à des cohabitations hors mariage plus fréquentes et prolongées (Calvès, 2007 ; Bocquier et Khasakhala, 2009) [2].
2 Si l’augmentation de la scolarisation des femmes est souvent considérée comme l’un des moteurs de ces changements, les travaux des vingt dernières années mettent également en évidence l’influence des difficultés économiques auxquelles font face les jeunes dans les villes d’Afrique (Antoine et al., 1995 ; Calvès, 2007 ; Gurmu et Mace, 2008 ; Bocquier et Khasakhala, 2009 ; Antoine et Béguy, 2014 ; Shapiro, 2015). Dans une analyse comparée de quatre villes africaines (Dakar, Lomé, Antananarivo et Yaoundé), Antoine (2006) montre que les difficultés d’accès au logement et à l’emploi des jeunes hommes retardent l’entrée en union. À Ouagadougou (Burkina Faso), Calvès (2007) montre également que l’absence d’emploi constitue, au début des années 2000 plus que par le passé, une barrière à l’entrée en union pour les hommes. Si la relation entre la situation économique et la nuptialité des hommes est bien établie dans divers contextes (par exemple à Ouagadougou, Dakar, Yaoundé, Antananarivo), elle est plus variable et plus complexe pour les femmes. Par exemple, à Dakar et à Lomé, travailler dans le secteur public augmente les chances de mariage par rapport aux femmes inactives, alors que l’inverse est observé à Antananarivo (Antoine, 2006). Néanmoins, la tendance générale est bien celle d’une entrée en union des femmes de plus en plus tardive, qui s’accompagne aussi d’un retard de l’âge au mariage et d’un recul de la proportion de couples qui se marient. À Ouagadougou, Calvès (2007) montre notamment un étirement du processus de formation des unions, avec un retard des cérémonies religieuses, traditionnelles ou civiles. L’organisation de cérémonies et le versement d’une dot peuvent en effet impliquer des coûts supplémentaires importants ; les difficultés économiques contribuent donc aussi à un allongement de la durée entre l’union et le mariage.
3 Dans cet article, nous traitons de l’évolution des unions et des mariages à Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo (RD Congo), ainsi que des effets des difficultés économiques sur les comportements et les changements de nuptialité. La ville de Kinshasa a fait l’objet de peu de travaux sur l’évolution des mariages. Cette ville est pourtant la deuxième d’Afrique subsaharienne par sa population, et sans doute l’une des villes africaines ayant connu les plus grands bouleversements économiques au cours des trois dernières décennies. Son histoire, comme celle du pays, a en effet été marquée, en particulier depuis les années 1990, par une crise économique aiguë ayant mené à une détérioration profonde des conditions de vie de sa population (Shapiro, 2015). Du fait de l’ampleur de la crise, plus encore que dans d’autres villes africaines, cette dégradation pourrait avoir des conséquences sur les pratiques matrimoniales.
4 Plusieurs études sur la nuptialité à Kinshasa ont montré une augmentation de l’âge d’entrée en union pour les hommes comme pour les femmes (Shapiro et Tambashe, 2003 ; Kalambayi, 2007; Shapiro, 2015). Les récents travaux de Shapiro (2015), basés sur l’Enquête démographique et de santé (EDS) de 2007, montrent également que le retard de l’entrée en union s’est accompagné d’une diminution sensible des mariages à Kinshasa au profit des unions libres, et suggèrent que la détérioration de l’environnement économique a contribué à ce recul. Toutefois, l’ampleur des changements reste peu documentée. Le rôle des conditions de vie sur l’entrée en union et le mariage à Kinshasa n’est pas non plus clairement établi au niveau individuel. Bien que la détérioration des conditions économiques coïncide avec le recul de l’entrée en union et du mariage, les enquêtes EDS utilisées dans l’étude de Shapiro (2015) ne permettent pas d’en mesurer l’effet sur les individus, du fait de l’absence de données rétrospectives. À notre connaissance, aucune recherche sur Kinshasa n’a établi de lien au niveau individuel entre les difficultés économiques et l’union et/ou le mariage.
5 Nos analyses reposent sur des données biographiques riches et uniques dans ce contexte, qui permettent de retracer les évolutions de l’entrée en union et du mariage chez les hommes et les femmes, et d’évaluer l’influence des conditions de vie et de l’emploi des individus sur ces comportements.
6 Un premier objectif de cet article est de vérifier et documenter, par des analyses descriptives, le retard d’entrée en union et l’érosion du mariage à Kinshasa. Le second objectif est d’évaluer le rôle des facteurs économiques au niveau individuel sur les pratiques matrimoniales et leurs évolutions entre les générations. Comme cela a été montré dans d’autres contextes urbains africains, (Antoine, 2006 ; Calvès, 2007 ; Bocquier et Khasakhala, 2009), nous posons l’hypothèse (1) que l’absence d’emploi et le faible niveau de vie des individus et de leur ménage contribuent au recul du mariage en réduisant à la fois les chances de débuter une union et de transformer une union en mariage. Une partie de ces reports seraient dus à une détérioration de l’emploi et des conditions de vie, les jeunes générations étant davantage touchées par la crise et les difficultés économiques au moment de l’entrée en union. Nous supposons par ailleurs (2) que l’effet des conditions économiques sur le mariage est plus marqué pour les hommes que pour les femmes, les hommes étant responsables d’une grande partie du coût du mariage (dont la dot), et l’emploi des hommes est perçu par les femmes ou leur famille comme un atout important pour une union et un mariage. De plus, (3) compte tenu de l’augmentation du coût du mariage, et plus généralement des coûts liés à l’émancipation des jeunes (dont l’accès au logement), les variables économiques (emploi, niveau de vie) devraient avoir davantage de poids pour les générations les plus jeunes que pour les générations anciennes. En d’autres termes, même si l’emploi et les conditions de vie influençaient le mariage auparavant, le manque de ressources serait aujourd’hui un frein plus important (Antoine, 2006 ; Calvès, 2007). Enfin, nous posons l’hypothèse (4) selon laquelle la naissance d’un enfant permet aux jeunes de retarder ou d’éviter le mariage. Cette stratégie de « mariage raccourci » (nommée Nzela ya mukusé à Kinshasa) devrait donc se traduire par une réduction sensible des mariages parmi les jeunes ayant eu un enfant, et l’effet devrait aussi être plus marqué pour les jeunes générations si la détérioration des conditions économiques encourage cette pratique.
I. Contexte
1. Kinshasa : une ville en crise et en transition
7 Kinshasa, ville de près de 10 millions d’habitants (Nations unies, 2015), est encore marquée par les crises politiques et socioéconomiques des décennies passées. Le PIB réel de la RD Congo, de l’ordre de 300$ par habitant en 2009 (date de l’enquête utilisée ici), a été divisé par trois depuis les années 1970 (Banque mondiale, 2017). La diminution du PIB par habitant s’est accélérée dans les années 1990, une décennie marquée par des troubles politiques et économiques prononcés (Shapiro, 2015). Les pillages de 1991 et 1993 à Kinshasa [3], le changement de régime politique avec la chute du président Mobutu en 1997 et les guerres successives ont contribué à la détérioration des conditions économiques et laissé des marques profondes sur la population de Kinshasa (Shapiro et Tambashe, 2003). Le chômage des jeunes urbains a explosé depuis le début des années 1990 et, selon l’enquête 1-2-3 [4] de 2012, il toucherait plus de 50 % des jeunes actifs de 15-24 ans à Kinshasa, et entre 20 % et 30 % des 25-34 ans (Gouvernement de la RDC et Pnud, 2010 ; Institut national de statistique, 2014) [5]. Les autres jeunes se retrouvent le plus souvent dans le secteur informel, dans une économie de survie (Trefon, 2004 ; Gouvernement de la RDC et Pnud, 2010 ; Ayimpam, 2014 ; Institut national de statistique, 2014). Ces jeunes sans emploi ou avec un emploi précaire ne parviennent pas ou difficilement à quitter le toit parental, dans un contexte où le coût du logement a également augmenté (Meyitondelua, 2016) [6].
8 La détérioration des conditions économiques à Kinshasa s’est accompagnée d’une augmentation importante des migrations internationales, principalement vers des pays voisins (Angola et Congo Brazzaville) et vers l’Afrique du Sud (Flahaux et Schoumaker, 2016; Schoumaker et al., 2018). Par contre, les effets de cette crise sur l’éducation sont plus contrastés. Alors que les niveaux d’instruction des hommes ont régressé à Kinshasa avec la crise des années 1990, l’instruction des femmes a continué à progresser jusque récemment [7]. Les niveaux d’instruction des femmes n’ont certes pas rejoint ceux des hommes, mais les écarts se sont réduits. Cette transformation, dans un contexte où l’hypergamie pour les femmes est la norme, pourrait également contribuer à un recul de l’entrée en union.
2. Des pratiques matrimoniales en changement
9 Dans la société traditionnelle congolaise, le mariage est d’abord une affaire collective, sociale et clanique (Erny, 1987). Le contrôle des familles apparaît dès le choix du conjoint et se poursuit tout au long de l’union. Le début d’une union implique une présentation de l’homme à la famille de sa compagne, qui ouvre le dialogue entre les deux familles et est accompagnée d’un ‘geste’ (appelé pré-dot), tel que le cadeau d’un casier de quelques bouteilles de boissons ou d’une petite somme d’argent. L’union ne sera officialisée par le mariage traditionnel qu’après le versement de la dot par le mari à la famille de l’épouse. Le mariage traditionnel peut également s’accompagner, mais pas nécessairement, d’un mariage civil et/ou religieux, qui se déroulera après le versement de la dot. Traditionnellement, les unions étaient précoces parmi les femmes [8], et la mise en union quasiment universelle. Par ailleurs, l’entrée en première union et le mariage étaient généralement très rapprochés, de quelques jours ou semaines, la tradition obligeant l’homme à remplir les conditions du mariage (paiement de la dot et cérémonie) dès qu’il entrait en union. Il était donc rare qu’une union n’aboutisse pas à un mariage (Kalambayi, 2007).
10 Plusieurs études ont souligné les mutations familiales au sein de la ville de Kinshasa (Ngondo a Pitshandenge, 1996 ; Shapiro et Tambashe, 2003 ; De Boeck et al., 2005 ; Shapiro 2015). Comme dans d’autres villes africaines, la tradition cède le pas à de nouvelles pratiques de formation des unions, sous l’effet notamment de l’augmentation de l’instruction (Shapiro, 2015) et du brassage ethnique propre aux grandes villes (Thiriat, 1999 ; Ngondo a Pitshandenge et Kalambayi, 2003 ; Antoine, 2006). Par ailleurs, malgré (ou peut-être à cause de) la détérioration des conditions de vie, le coût du mariage a sensiblement augmenté ces 30 dernières années (Shomba Kinyamba, 2004 ; Meyitondelua, 2016). L’aspect purement symbolique accordé à la dot par la coutume a semble-t-il disparu en ville, et la dot peut atteindre aujourd’hui des montants considérables. Bien qu’il n’existe pas de données précises sur ce sujet, des travaux qualitatifs montrent que des montants de plusieurs milliers de dollars US ne sont pas rares [9], et qu’à ces montants s’ajoutent souvent des biens tels que bijoux, casiers de boissons, pagnes, télévision, voire groupe électrogène (Meyitondelua, 2016). Le montant de la dot aurait également tendance à augmenter avec le niveau d’instruction des filles, notamment comme compensation aux revenus futurs qu’un niveau d’instruction élevé pourrait procurer (Shomba Kinyamba, 2004 ; Meyitondelua, 2016).
11 Le coût du mariage inclut non seulement la dot (à charge du futur mari), mais également le coût des cérémonies aux diverses étapes du mariage : la présentation de l’homme à la famille de la jeune fille, l’union coutumière, éventuellement le mariage civil et le mariage religieux. Les dépenses occasionnées pour ces cérémonies (location de salle, musique, repas, boissons, etc.) peuvent s’élever à plusieurs milliers de dollars, et une part importante de ces dépenses incombe au futur époux et/ou à sa famille. Dans le contexte de crise et de paupérisation de Kinshasa, ce coût élevé représente un frein considérable au mariage (De Boeck et al., 2005), et conduirait à l’existence de « fiancés éternels » (Meyitondelua, 2016). Même les jeunes ayant des emplois dans le secteur formel peuvent avoir à attendre plusieurs années pour rassembler l’argent nécessaire au mariage, et doivent parfois combiner des emplois multiples pour économiser (Meyitondelua, 2016). La participation à des systèmes de tontines, ou la recherche d’aides financières auprès de fidèles des Églises, sont d’autres stratégies permettant à certains jeunes d’obtenir les moyens nécessaires à leur projet matrimonial (Meyitondelua, 2016).
12 Dans ces conditions difficiles, les jeunes Kinois adoptent aussi d’autres stratégies matrimoniales. L’entrée en union libre des jeunes peut se négocier avec les familles, après la pré-dot et contre la promesse du versement de la dot dans le futur, promesse qui n’est pas toujours tenue (Meyitondelua, 2016). L’union libre peut également être « imposée » aux familles. La stratégie du « raccourci » consiste pour les jeunes à avoir un enfant en dehors du mariage, à mettre les parents devant le fait accompli et à commencer à cohabiter (De Boeck et al., 2005). La jeune fille est alors généralement chassée du foyer parental et va vivre avec son conjoint, soit de manière autonome, soit chez les parents de celui-ci. Le couple peut de cette manière sceller l’union sans passer par les étapes traditionnelles, et en particulier sans verser la dot. L’homme s’acquittera parfois d’une amende symbolique (Meyitondelua, 2016), et l’union pourra éventuellement être régularisée ultérieurement par le paiement de la dot. Ce « raccourci » contribue à dissocier union et mariage et à augmenter le nombre d’unions libres.
II. Données et méthodologie
1. Données
13 Les données proviennent de l’enquête Mafe-Congo, réalisée en 2009 dans la ville de Kinshasa auprès d’un échantillon représentatif de 1 638 adultes (684 hommes et 954 femmes de 25 ans et plus) (Schoumaker et al., 2013) [10]. Cette enquête biographique – bien qu’elle s’intéresse en priorité aux migrations internationales – a collecté les histoires de vie des hommes et des femmes dans les sphères résidentielle, matrimoniale, reproductive et professionnelle (Beauchemin, 2015) [11]. De telles données, qui demeurent rares dans le contexte africain, sont uniques pour la RD Congo. Les variables exploitées sont présentées ci-dessous et la description de l’échantillon est reprise dans le tableau 1.
Tableau 1. Caractéristiques de l’échantillon des répondants à l’âge de 15 ans et au moment de l’enquête

Tableau 1. Caractéristiques de l’échantillon des répondants à l’âge de 15 ans et au moment de l’enquête
14 Dans le module consacré aux unions, l’historique de toutes les unions ayant duré au moins une année (avec ou sans mariage) est collecté. Pour chaque union, les années de début et de fin éventuelle de l’union sont enregistrées. Hormis le critère de durée d’au moins une année, l’appréciation de ce qui constituait une union est laissée aux répondants. Dans le contexte de Kinshasa, une union correspond habituellement à une relation durable, qui se caractérise généralement (mais pas nécessairement) par une présentation de l’homme à la famille de sa compagne et une pré-dot. Soulignons aussi que l’union n’implique pas nécessairement la cohabitation du couple, qui peut commencer à cohabiter après le début de l’union, ou même arrêter la cohabitation tout en restant en union (Nappa Usatu et al., 2015). Deux questions supplémentaires permettent de savoir si l’union s’est accompagnée d’un mariage, et en quelle année le mariage a eu lieu [12]. Le marqueur le plus important du mariage traditionnel est le versement de la dot et la date du mariage traditionnel correspond donc à celle de ce versement. Si le mariage peut avoir lieu la même année que le début de l’union, il peut aussi s’écouler un délai plus long entre ces deux événements. Par ailleurs, certaines unions ne donnent pas lieu au mariage, soit parce qu’une rupture a eu lieu avant que le mariage ne soit célébré, soit parce que le projet de mariage est remis à plus tard ou abandonné. Les informations relatives aux dates d’union et de mariage servent à construire les variables dépendantes des analyses descriptives et multivariées.
15 Les données sur le parcours scolaire et sur les activités économiques ayant duré au moins une année sont également exploitées. Trois variables dont les valeurs évoluent dans le temps sont construites. La première porte sur la situation d’activité, et distingue les personnes sans emploi (qui incluent les chômeurs et autres inactifs), les étudiants, et les personnes occupant un emploi. Pour ces dernières, on distingue trois catégories d’emploi (élémentaire, intermédiaire et supérieur) [13]. La deuxième indique le nombre d’années passées en études : de 0 à 6 ans, de 7 à 12 ans, 13 ans et plus [14]. La troisième mesure le niveau de vie en combinant deux variables, dont la première indique, pour chaque période d’activité, si les enquêtés étaient tout à fait sûrs d’avoir de quoi vivre le lendemain, si cela dépendait, ou s’ils n’étaient pas du tout sûrs [15] ; et la seconde renseigne sur la situation financière du ménage pour acheter les biens de première nécessité (plus que suffisante, suffisante, tout juste suffisante, insuffisante) pour chaque période de résidence dans un logement. Ces deux variables sont combinées pour construire un indicateur subjectif de niveau de vie [16]. Les personnes à faible niveau de vie sont celles qui déclarent une situation financière insuffisante ou ne pas du tout être sûres d’avoir quoi vivre le lendemain. Les personnes à niveau de vie élevé sont celles qui déclarent une situation financière plus que suffisante et qui sont tout à fait sûres d’avoir de quoi vivre le lendemain. La catégorie intermédiaire regroupe les autres situations. L’évolution de cette variable (résultats non présentés) indique une détérioration du niveau de vie à Kinshasa, ce qui correspond aux données macroéconomiques et à la détérioration de l’emploi relevée dans les enquêtes 1-2-3 à Kinshasa.
16 L’historique des naissances permet de savoir, chaque année, si les répondants ont eu un enfant ou non. Dans les modèles sur l’entrée en première union, cette variable permet d’identifier si le répondant a déjà été parent hors union. Dans les modèles relatifs à la transition entre l’union et le mariage, seules les naissances au sein d’une union sont retenues, afin de tester si la présence d’un enfant freine le mariage comme le suggère la stratégie de « raccourci » [17]. Deux variables de contrôle sont également prises en compte. La première a pour but de renseigner sur le lieu de socialisation, afin de tenir compte du fait que les personnes nées à Kinshasa sont moins susceptibles d’accorder de l’importance au mariage traditionnel que les autres. Cette variable distingue les natifs de Kinshasa, les personnes arrivées avant l’âge de 12 ans à Kinshasa et les autres. Enfin, la survie des parents – une donnée qui varie dans le temps – est mesurée à partir de questions sur l’année de décès (éventuel) des parents biologiques. Nous estimons que les femmes dont les deux parents sont décédés sont susceptibles d’entrer plus rapidement en union que les autres, alors que l’inverse est attendu pour les hommes. L’absence des parents va dans ce cas retarder la constitution de la dot. Par contre, pour les femmes dont les parents sont décédés, le mariage permet de s’émanciper du tuteur (le plus souvent un oncle), favorisant un mariage précoce.
17 Comme toutes les données sont collectées de manière rétrospective, celles-ci comportent quelques limites. Par définition, elles ne concernent que les personnes survivantes et habitant à Kinshasa au moment de l’enquête. Nous faisons l’hypothèse que les personnes de l’échantillon sont similaires à celles qui sont décédées ou ont émigré. L’utilisation de données rétrospectives suppose également que les événements soient correctement remémorés par les répondants. Concernant les unions et mariages, des événements peuvent être omis et les dates peuvent être erronées, mais étant donné que seules les unions ayant duré au moins une année sont retenues, nous estimons que ces risques sont limités.
2. Méthodes
18 Les analyses sont organisées en deux parties. La première porte sur la description des changements entre générations de l’âge d’entrée en première union, de l’âge au premier mariage, et de la transition entre l’union et le mariage. L’analyse de ces changements de calendrier et d’intensité repose sur la comparaison de quatre générations de répondants (âgés en 2009 de 25-29 ans, 30-39 ans, 40-49 ans, 50 ans et plus). L’estimateur de Kaplan-Meier est utilisé pour construire des courbes de transitions par génération et par sexe, et permet à la fois de décrire les changements de calendrier et les changements d’intensité des unions et des mariages.
19 La deuxième partie traite des effets des conditions économiques des répondants sur l’entrée en union, sur la transition entre l’union et le mariage, et sur l’âge au mariage. Ces analyses sont réalisées à l’aide de modèles biographiques en temps discret (Allison, 1995). Des modèles séparés sont estimés pour les hommes et les femmes afin d’évaluer si les tendances et les facteurs varient selon le sexe. Les analyses relatives à l’âge au mariage sont également réalisées pour deux groupes de générations afin de tester si les difficultés économiques jouent un rôle plus déterminant au fil du temps, comme cela a été observé dans d’autres villes africaines (Antoine et al., 1995 ; Calvès, 2007). Les modèles en temps discret reposent sur l’organisation des données en personnes-années : les observations sont répétées pour chaque année au cours de laquelle l’individu est susceptible de connaître l’événement. Cette période commence à l’âge de 10 ans pour l’entrée en union et le mariage [18], et commence au moment de l’entrée en union pour la transition entre l’union et le mariage [19]. La variable dépendante prend la valeur 1 pour l’année au cours de laquelle l’individu connaît l’événement et la valeur 0 si l’événement n’a pas lieu au cours de cette année. Pour les individus n’ayant pas connu l’événement avant l’enquête, la variable dépendante prend la valeur 0 pour toutes les années jusqu’à la date de l’enquête (troncature) [20]. Les modèles biographiques en temps discret sont estimés avec des régressions logistiques (Allison, 1995).
III. Résultats
1. Un net retard des unions, des mariages en recul
20 La figure 1 montre un retard considérable de l’âge d’entrée en première union au fil des générations chez les hommes comme chez les femmes vivant à Kinshasa, et des calendriers sensiblement différents entre hommes et femmes. Dans l’enquête Mafe, l’âge médian à la première union passe de 24,3 ans (cohorte 50 ans et plus, née avant 1960) à 29,5 ans pour la cohorte de 30-39 ans (1970-1979) chez les hommes, et dépasse 30 ans dans la cohorte la plus récente (1980-1984). Chez les femmes, on passe de 17,3 ans à 23,1 ans pour ces mêmes générations. Sans être rigoureusement identiques, ces changements sont cohérents avec ceux mesurés à partir des deux enquêtes EDS de 2007 et 2013 (tableau 2) qui montrent, chez les hommes comme chez les femmes, un retard de l’entrée en première union [21]. Ces retards propres à Kinshasa rappellent ceux observés dans d’autres contextes urbains africains (Antoine, 2006). Néanmoins, l’union reste pratiquement universelle. Dans les deux plus anciennes générations, quasiment toutes les femmes et les hommes ont contracté au moins une union au cours de leur vie. Toutefois, chez les hommes, plus de 20 % de la génération 1970-1979 ne sont pas encore entrés en union à la fin de la trentaine, et le recul semble se confirmer dans la génération la plus récente.
Figure 1. Proportion (%) de personnes n'ayant jamais été en union selon l’âge, par sexe et génération (estimateurs de Kaplan-Meier)

Figure 1. Proportion (%) de personnes n'ayant jamais été en union selon l’âge, par sexe et génération (estimateurs de Kaplan-Meier)
Tableau 2. Évolution de l’âge médian à la première union par génération et par sexe, selon trois sources de données

Tableau 2. Évolution de l’âge médian à la première union par génération et par sexe, selon trois sources de données
21 Les transformations sont encore plus prononcées pour le mariage (figure 2). Alors que celui-ci était très répandu (même s’il n’était pas universel) dans la génération la plus ancienne, il n’a cessé de reculer. La génération des 40-49 ans, celle qui était dans la vingtaine au début des années 1990, a connu une diminution sensible du mariage. Ce retard du premier mariage et son recul progressif se poursuivent dans les générations récentes : à 39 ans, moins de la moitié des hommes de la génération 1970-1979 (30-39 ans à l’enquête) et environ 70 % des femmes de cette génération se sont déjà mariés. Dans la plus jeune génération (1980-1984, 25-29 ans à l’enquête), à peine 15 % des hommes (35 % des femmes) étaient mariés à l’âge de 29 ans, contre 65 % (plus de 90 % des femmes) dans la génération la plus ancienne (née avant 1960, 50 ans et plus à l’enquête). Ces courbes montrent bien qu’on n’assiste pas simplement à un retard du mariage, comme on le voit pour les unions, mais laisse présager une baisse considérable de sa fréquence parmi les Kinois.
Figure 2. Proportion (%) de personnes n'ayant jamais été mariées selon l’âge, par sexe et génération (estimateurs de Kaplan-Meier)

Figure 2. Proportion (%) de personnes n'ayant jamais été mariées selon l’âge, par sexe et génération (estimateurs de Kaplan-Meier)
22 Les changements dans le calendrier et la fréquence des premiers mariages résultent en partie des changements d’entrées en union, mais aussi d’une diminution importante de la part des unions donnant lieu à un mariage, et en particulier des unions s’accompagnant d’un mariage au cours de la même année (figure 3). L’évolution est progressive entre les générations, pour les hommes comme pour les femmes. Alors que la majorité des Kinois et Kinoises de la plus ancienne génération (environ 80 %) se mariaient l’année de leur union, ils ne sont plus qu’autour de 60 % dans la génération 1960-1969, et entre 40 % (hommes) et 50 % (femmes) dans la génération 1970-1979. Dans la génération la plus jeune, seules un quart des femmes se marient l’année de début de leur union [22]. Passée cette première année, les rythmes de mariage ne diffèrent pas radicalement entre générations.
Figure3. Proportion de personnes ayant débuté une union et n’ayant pas encore été mariées selon la durée (en années) depuis le début d’union (quel que soit le rang de l’union), par sexe et génération (estimateurs de Kaplan-Meier)

Figure3. Proportion de personnes ayant débuté une union et n’ayant pas encore été mariées selon la durée (en années) depuis le début d’union (quel que soit le rang de l’union), par sexe et génération (estimateurs de Kaplan-Meier)
23 En définitive, on assiste bien à un retard de l’entrée en union et à un net recul du calendrier et de la fréquence du mariage. Le mariage, qui était la norme et largement répandu, cède du terrain aux unions libres, ce que les Kinois appellent « Yaka, tofanda » (« Viens qu’on s’assoie »).
2. Un effet peu marqué des difficultés économiques sur l’entrée en union
24 Comment les difficultés économiques, en particulier celles des jeunes hommes, sont-elles liées à l’entrée plus tardive en union ? Ce retard est-il le reflet des difficultés économiques croissantes ? Les analyses biographiques présentées dans le tableau 3 visent à répondre à ces deux questions. Les modèles 1b et 2b, qui incluent l’ensemble des variables décrites précédemment, mettent en évidence l’importance de l’emploi des hommes dans le processus d’entrée en union. Pour les hommes, avoir un emploi (en particulier un emploi supérieur) favorise l’entrée en union, alors que ce n’est pas le cas pour les femmes, pour qui un emploi supérieur freine l’entrée en union. Cette différence a été aussi observée dans d’autres villes africaines (Antoine, 2006 ; Bocquier et Khasakhala, 2009). Pour les hommes, cet effet positif est conforme à notre hypothèse selon laquelle l’emploi des hommes est perçu comme un atout pour une union. Concernant les femmes, il est possible qu’une plus grande autonomie financière – à travers un emploi de qualité – s’accompagne aussi d’une plus grande autonomie dans le choix du conjoint et retarde l’union. Inversement, l’union peut être envisagée comme un moyen, pour les femmes sans emploi, d’améliorer leur statut économique et social, expliquant la plus forte propension des femmes au chômage ou exerçant un emploi peu qualifié à se mettre en couple.
Tableau 3. Modèles biographiques de l’entrée en première union (rapports de cotes)

Tableau 3. Modèles biographiques de l’entrée en première union (rapports de cotes)
25 L’effet du niveau de vie sur l’entrée en union – bien que positif pour les homme – n’est pas significatif dans les modèles multivariés. Il semble donc que, pour entrer en union, le niveau de vie n’est pas discriminant. Par contre, comme nous le verrons par la suite, son influence est nettement plus importante pour la formalisation de l’union par le mariage. On note également, chez les hommes, que les migrants arrivés après l’âge de 12 ans entrent en union plus tôt, de même que les hommes dont les deux parents sont décédés. Les femmes les plus instruites entrent aussi en union plus tard (c’est un cas classique), mais l’effet n’est toutefois pas significatif dans les modèles multivariés lorsque l’activité est contrôlée. C’est le fait de poursuivre des études qui réduit les chances de débuter une union (rapport de cotes de 0,60), plutôt que le nombre d’années d’études en tant que tel.
26 Autre résultat important, les différences entre cohortes restent très nettement significatives après le contrôle des variables socioéconomiques, pour les hommes comme les femmes (comparaisons des modèles 1a et 1b chez les hommes, 2a et 2b chez les femmes). Autrement dit, seule une partie du retard de l’entrée en union entre générations résulte des changements des caractéristiques socioéconomiques des individus de ces générations. Chez les hommes, la comparaison des effets bruts (1a) et nets (1b) des coefficients de la cohorte montre que ces différences sont réduites en contrôlant les variables socioéconomiques. Les modifications de composition des générations d’hommes, et singulièrement la dégradation de l’emploi et des conditions de vie dans les générations les plus récentes [23], contribuent au recul de l’entrée en union des hommes, mais sont loin d’expliquer l’ensemble des changements. Pour les femmes, les différences entre générations ne sont quasiment pas affectées par le fait de contrôler les variables socioéconomiques. Le retard de l’entrée en union pour les femmes ne semble donc pas influencé par les changements des caractéristiques des femmes composant les différentes générations, et nos résultats suggèrent que ce retard pourrait résulter de celui observé chez les hommes ainsi que d’autres facteurs inobservés.
3. De l’union au mariage : un effet prononcé de l’emploi et du niveau de vie des hommes
27 Le tableau 4 présente les résultats de modèles biographiques relatifs à la transition entre la première union et le mariage. Comme l’ont montré les analyses descriptives (figure 3), cette transition est de moins en moins fréquente. Les modèles biographiques mettent en lumière les effets très marqués de l’emploi et du niveau de vie des hommes sur cette transition, plus que sur l’entrée en union. Ces résultats illustrent bien le fait que les difficultés économiques sont un frein à la formalisation de l’union. Les hommes ayant un emploi (quelle que soit sa qualité) et un niveau de vie intermédiaire ou élevé sont en effet nettement plus susceptibles de formaliser leur union par un mariage (tableau 4, modèle 3b). Ce résultat va dans le sens de travaux qualitatifs qui montrent l’importance de l’emploi des hommes et plus globalement l’importance de leurs ressources économiques pour financer la dot et les cérémonies de mariage (Meyitondelua, 2016).
Tableau 4. Modèles biographiques de la transition entre l’union et le premier mariage (rapports de cotes)

Tableau 4. Modèles biographiques de la transition entre l’union et le premier mariage (rapports de cotes)
28 Pour les femmes, l’emploi n’a pas d’effet sur cette transition, mais les plus pauvres sont aussi les moins susceptibles de se marier (tableau 4, modèle 4b). Les femmes peuvent aussi contribuer aux dépenses du mariage (Meyitondelua, 2016), ce que reflète l’effet du niveau de vie des femmes sur le mariage. Comme pour l’entrée en union, les femmes en cours d’études ont moins de chances de se marier. Par contre, avoir fait des études plus longues contribue à de plus grande chances de formaliser l’union par un mariage. Ceci témoigne probablement du fait que les femmes les plus instruites sont issues de milieux plus favorisés, dans lesquels le mariage peut encore être financé. Les analyses sur la transition entre l’union et le mariage illustrent également bien la stratégie du « mariage raccourci », qui permet aux jeunes de substituer une naissance au mariage pour débuter leur vie de famille. En effet, lorsque le couple a déjà un enfant, les chances de se marier sont divisées par près de deux, chez les hommes comme chez les femmes [24].
4. Influence des difficultés économiques sur le mariage et développement du « mariage raccourci »
29 Les analyses précédentes distinguaient les effets des variables économiques en fonction des deux grandes étapes (transition vers l’union et transition de l’union au mariage). Le tableau 5 porte sur les facteurs explicatifs de l’âge au premier mariage. Cette dernière analyse offre une vision plus synthétique des déterminants du mariage à Kinshasa.
30 Elle confirme qu’une meilleure situation économique – mesurée par un emploi de qualitéet un niveau de vie élevé –favorise le mariage des hommes, et dans une certaine mesure celui des femmes. Les résultats confirment aussi que les générations les plus récentes se marient moins, et ce y compris en contrôlant par les variables socioéconomiques. Cela montre que ces transformations ne résultent pas seulement de la situation économique défavorable pour les jeunes, mais aussi de changements plus profonds des pratiques sociales. Le « mariage raccourci » est aussi attesté par les résultats de nos modèles : avoir un enfant réduit sensiblement les chances de se marier, ce qui confirme qu’à défaut de moyens, certains jeunes kinois officialisent leur union non par un mariage, mais par une naissance.
31 Les comparaisons entre générations suggèrent aussi un renforcement de l’effet des variables économiques sur le mariage des hommes (tableau 5, modèles 5c et 5d). Comme à Ouagadougou (Calvès, 2007) ou Dakar (Antoine et al., 1995), l’écart entre les jeunes hommes « qui ont les moyens » et ceux qui n’en ont pas semble se creuser au fil du temps. Avoir un emploi (élémentaire) favorise davantage le mariage que par le passé (différence significative, p < 0,10). Avoir un niveau de vie élevé a aussi un effet un peu plus prononcé sur le recul du mariage parmi les personnes nées à partir de 1970 que celles nées plus tôt, mais la différence de coefficients entre générations n’est pas significative au seuil de 10 %. Pour les femmes, on observe par contre un effet moindre (et non significatif) du niveau de vie dans les générations les plus jeunes, alors qu’il était très net et positif dans les générations d’avant 1970. En d’autres termes, alors que l’écart en fonction du niveau de vie se creuse parmi les hommes, il tend à se réduire parmi les femmes. Cette évolution différenciée entre hommes et femmes appellerait des recherches supplémentaires, mais illustre encore la relation moins étroite chez les femmes – par rapport aux hommes – entre le niveau de vie et le mariage. Par contre, l’effet de la présence d’un enfant est significativement plus marqué dans les jeunes générations chez les femmes, reflétant le développement du « mariage raccourci » pour contourner le mariage formel. Avoir un enfant semble aujourd’hui davantage que par le passé une manière d’éviter le mariage. L’effet de la présence d’un enfant semble aussi se renforcer chez les hommes, mais ce changement n’est pas statistiquement significatif.
Tableau 5. Modèles biographiques de l’âge au premier mariage (rapports de cotes)

Tableau 5. Modèles biographiques de l’âge au premier mariage (rapports de cotes)
Conclusion
32 Dans la lignée de plusieurs travaux sur d’autres contextes en Afrique, nos résultats révèlent des changements importants des pratiques matrimoniales à Kinshasa. On assiste au retard de l’âge d’entrée en union, et les individus se marient également de plus en plus tard et de moins en moins. Ce recul du mariage traduit un affaiblissement de cette institution dans un contexte de crise économique, d’inflation du coût du mariage, et de manière plus générale d’augmentation du coût de la vie. Alors que le mariage était quasi universel et simultané de l’entrée en union dans les jeunes générations, il apparaît aujourd’hui optionnel. D’autres pratiques telles que le « mariage raccourci » se développent et, bien qu’elles ne soient pas encore tout à fait socialement acceptées, elles sont aujourd’hui pour beaucoup de jeunes à Kinshasa la seule option pour fonder une famille en contournant les contraintes économiques que fait peser le mariage.
33 Nos résultats indiquent que les difficultés économiques diminuent les chances de mariage, et que ces effets sont plus prononcés parmi les hommes que parmi les femmes. Ils vont dans le sens de résultats observés dans d’autres grandes villes africaines (Antoine, 2006). Les difficultés économiques ont aussi un effet plus prononcé sur le mariage que sur l’entrée en union [25], confortant l’hypothèse selon laquelle le coût du mariage constitue un frein important à la formalisation des unions. La détérioration des conditions de vie, qui se traduit par une part croissante de personnes sans emploi et à faible niveau de vie, accompagne un recul du mariage entre générations. Un autre signe est l’effet globalement plus prononcé des facteurs économiques sur le mariage dans les jeunes générations d’hommes. L’écart entre les jeunes qui disposent de ressources et ceux qui en ont moins se creuse, reflétant sans doute en partie la hausse du coût du mariage et de l’émancipation résidentielle. Enfin, l’effet inhibiteur d’une naissance sur les chances de mariage témoigne du phénomène de « mariage raccourci », la naissance se substituant en quelque sorte au mariage pour sceller l’union, une stratégie qui semble aussi se développer, probablement en partie en réponse aux difficultés économiques.
34 Si les difficultés économiques influencent les pratiques matrimoniales, et ont un effet sur les transformations de ces pratiques entre générations, ces changements ne peuvent s’expliquer exclusivement par les facteurs économiques. Les jeunes hommes qui ont des difficultés économiques ont, certes, de plus en plus de mal à à se marier. Cependant, les transformations semblent bien plus importantes et durables qu’une adaptation à la crise économique. Les normes sociales changent également et il semble qu’on assiste à une émancipation des contrôles familiaux (Hertrich, 2013). Les difficultés économiques ont donc pu accélérer ces changements, et contribuer à une plus grande tolérance vis-à-vis des unions libres, mais ces évolutions résultent sans doute en partie de transformations plus profondes à Kinshasa, y compris le développement de l’éducation des jeunes femmes.
35 De nombreuses questions sur les transformations de la nuptialité restent à explorer dans ce contexte. L’une d’elles concerne la cohabitation ou la non-cohabitation des personnes en union dans la ville de Kinshasa. Les difficultés économiques n’influencent pas uniquement l’entrée en union ou la réalisation du mariage, mais également la capacité des personnes à vivre sous le même toit. Le phénomène de Living Apart Together semble se développer dans les jeunes générations à Kinshasa, y compris parmi les jeunes mariés qui n’ont pas les ressources suffisantes pour vivre avec leur partenaire (Nappa Usatu et al., 2015). L’instabilité des unions et ses liens avec les difficultés économiques restent aussi à explorer. L’entrée en union et le mariage à Kinshasa ne sont donc que deux éléments de transformations plus globales, dont les dynamiques et les facteurs explicatifs méritent de plus amples recherches dans cette mégapole.
Notes
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[1]
Dans la suite de cet article, nous utilisons le terme ‘mariage’ pour faire référence au mariage formalisé (traditionnel, civil ou religieux).
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[2]
La causalité est bien sûr difficile à établir, dans la mesure où c’est aussi la possibilité de cohabiter qui permet aux jeunes de retarder, voire d’éviter le mariage.
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[3]
Les pillages de septembre 1991 ont été initiés à l’aéroport de Kinshasa par des militaires protestant contre l’insuffisance de leurs salaires, dans un contexte d’hyperinflation et de lenteur du processus de transition démocratique. Ils se sont propagés à d’autres couches de la population et ont conduit à la mise à sac de la ville de Kinshasa en quelques jours. En janvier 1993, de nouveaux pillages, également initiés par les militaires, feront plusieurs centaines de victimes (Kalulambi Pongo, 2001 ; Shapiro et Tambashe, 2003 ; Ayimpam, 2014).
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[4]
L’enquête 1-2-3 porte sur l’emploi, le secteur informel et la consommation des ménages. L’enquête de 2012 en RD Congo a concerné un échantillon national de 21 454 ménages, dont environ 2 000 à Kinshasa (Institut national de statistique, 2014).
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[5]
Tous âges confondus (10 ans et +), le taux de chômage (définition OIT) à Kinshasa est passé de 14,9 % en 2005 à 18,8 % en 2012 (Institut national de statistique, 2014).
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[6]
Plusieurs indicateurs calculés de manière rétrospective à partir de l’enquête Mafe confirment cette détérioration des conditions de vie et d’emploi. Selon cette enquête, dans les années 1980, 23 % des 25-34 ans considéraient que la situation financière de leur ménage pour acheter les biens de première nécessité était tout juste suffisante ou insuffisante ; cette proportion est passée à 34 % dans les années 2000. L’enquête Mafe indique aussi une augmentation sensible du taux de chômage parmi les 25-34 ans, passant de 11 % dans les années 1980 à 20 % dans les années 2000.
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[7]
Dans la dernière Enquête démographique et de santé (EDS) réalisée en 2013, 23 % des femmes de 25-29 ans à Kinshasa avaient atteint un niveau d’études supérieures, contre 8 % des femmes de 45-49 ans. À l’inverse, la part des hommes ayant atteint ce niveau a diminué, principalement à partir de la génération née à la fin des années 1960, celle qui commençait les études supérieures à la fin des années 1980. En 2013, 33 % des hommes de 25-29 ans avaient atteint un niveau supérieur, contre 45 % des 45-49 ans (nos calculs sont effectués à partir de l’enquête démographique et de santé 2013 en RD Congo).
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[8]
Selon l’enquête démographique de 1955-1957 au Congo, l’âge moyen au premier mariage des femmes était de 18,3 ans (Lopez-Escartin, 1992).
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[9]
Ces données sont issues d’entretiens semi-directifs réalisés par Rose Meyitondelua en 2016 auprès de 17 personnes (10 femmes et 7 hommes) âgées de 25 à 75 ans, résidant à Kinshasa (Meyitondelua, 2016).
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[10]
L’échantillon est stratifié à trois degrés avec des taux de sondage variables selon les strates. Des pondérations sont utilisées dans toutes les analyses pour tenir compte de ces taux de sondage variables (Schoumaker et al., 2013). Les écarts types des coefficients de régression sont également ajustés pour tenir compte du plan de sondage complexe.
-
[11]
Le questionnaire complet est disponible sur www.ined.fr/mafeproject/Bio_RDC.pdf.
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[12]
Le mariage peut être traditionnel, civil, et/ou religieux. Aucune distinction n’est faite dans le questionnaire. En pratique, le mariage traditionnel précède l’éventuel mariage civil et/ou religieux. La date collectée correspond donc au premier mariage : le mariage traditionnel.
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[13]
Les emplois élémentaires sont ceux qui ne requièrent pas de formation, et les emplois supérieurs sont ceux nécessitant une formation avancée, de niveau supérieur.
-
[14]
Cette variable mesure le nombre d’années passées dans le statut d’élève/étudiant, mais ne correspond pas à rigoureusement à un niveau de diplôme.
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[15]
Elle repose sur la question suivante : « Globalement, durant cette période, diriez-vous que vous étiez sûr d’avoir de quoi vivre le lendemain ? 1. Oui, tout à fait ; 2. Non, pas du tout ; 3. Ca dépendait ».
-
[16]
La mesure des variations temporelles de ces variables est imparfaite, celle-ci étant liée aux changements d’activités et changements de logements. Néanmoins, les changements d’activités et de logements sont assez fréquents, ce qui permet de mesurer de manière relativement fine ces variations.
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[17]
Les naissances avant le mariage formalisé sont loin d’être négligeables : 29 % des répondants de l’enquête avaient déjà au moins un enfant avant le mariage parmi les non-mariés (au moment de l’enquête), environ deux tiers des enfants étant nés de l’union en cours.
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[18]
L’âge de 10 ans est retenu car il correspond à l’âge auquel les premiers événements sont observés dans la base de données. Pour des raisons de comparabilité, le même âge est choisi pour les hommes et les femmes, bien que l’entrée en union soit plus tardive chez les hommes. Néanmoins, l’absence d’événements aux jeunes âges chez les hommes n’influence pas les résultats des modèles en temps discret.
-
[19]
Pour éviter le problème de simultanéité entre union et mariage déclarés la même année, une durée de 6 mois a été ajoutée entre l’entrée en union et le mariage. Différentes durées ont été comparées et conduisent au même type de résultats.
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[20]
Pour l’analyse des transitions entre l’union et le mariage, les ruptures d’union sont traitées comme des troncatures. Dans ce cas, la variable dépendante est donc égale à 0 pour toutes les durées entre l’entrée en union et la rupture d’union.
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[21]
Ces retards contrastent par contre avec la stabilité de l’entrée en union dans l’ensemble de la RD Congo. Les données des enquêtes EDS montrent que parmi les hommes, l’âge médian d’entrée en union est stable autour de 23 ans, et parmi les femmes il se maintient entre 17 et 18 ans.
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[22]
Les effectifs pour les hommes sont insuffisants, étant donné le faible nombre d’hommes ayant débuté une union dans la jeune génération. Parmi les femmes, la faible proportion de celles qui ont contracté une union dans la jeune génération peut être en partie liée à un effet de sélection. Les personnes ayant commencé une union jeune étant surreprésentées, il est possible que ces unions donnent moins souvent lieu à un mariage. Néanmoins, ce résultat va dans le sens de la tendance générale, qui semble robuste.
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[23]
La proportion de jeunes ayant de bonnes conditions économiques (emploi de qualité, niveau de vie élevé) diminue au fil des générations (résultats non présentés). Ces catégories étant associées à de plus grandes probabilités d’entrée en union, leur part décroissante dans la population rend compte d’une partie de la diminution des chances d’entrée en union, c’est-à-dire du retard de l’entrée en union.
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[24]
Des modèles distinguant les naissances de l’union et les naissances hors union ont été aussi testés (résultats non présentés). Une naissance hors union n’a pas d’effet sur les chances de se marier parmi les femmes, et un léger effet positif sur la transition union-mariage chez les hommes.
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[25]
Le niveau de vie n’a pas d’effet significatif sur l’entrée en union, et seuls les emplois supérieurs en ont un.