En France, comme dans de nombreux pays, les recommandations sanitaires incitent les femmes à allaiter leur enfant plusieurs mois de manière exclusive. L’adhésion à ce modèle dépend en partie de normes culturelles des pays dans lesquels les femmes ont été socialisées. Dans quelle mesure les femmes natives et immigrées se différencient-elles dans leurs pratiques d’allaitement ? Les femmes immigrées conservent-elles certaines spécificités de leur pays d’origine ? Pour répondre à ces questions, les auteurs utilisent les données de la cohorte nationale d’enfants Elfe et décrivent l’intensité et la durée d’allaitement des mères natives, des descendantes d’immigrés et des immigrées en France durant les six premiers mois de l’enfant.
1Dans nombre de pays, la promotion de l’allaitement est inscrite dans les programmes de santé publique à l’appui des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et des travaux épidémiologiques qui concluent à un effet bénéfique de l’allaitement sur la santé de la mère et de l’enfant (Victora et al., 2016) [1]. En France, le Programme national nutrition santé (PNNS) recommande l’allaitement « si possible de façon exclusive jusqu’à l’âge de 6 mois révolus et au moins jusqu’à 4 mois pour un bénéfice santé » (Hercberg et al., 2008). Mais ces préconisations officielles ne sont pas toujours mises en pratique. Bien que plus des deux tiers des nourrissons soient allaités à la naissance en 2016, la France se classe parmi les pays dans lesquels la fréquence et la durée de l’allaitement sont les plus faibles du monde occidental, avec un allaitement médian de 4 mois en 2011 (Blondel et al., 2017 ; Victora et al., 2016). Les explications tiennent à plusieurs facteurs tels que la participation élevée des mères au marché du travail, le recours historiquement ancré aux substituts du lait maternel (Rollet, 2006), et un investissement public modéré pour promouvoir l’allaitement par rapport aux autres pays européens (Bosi et al., 2016). Les habitudes professionnelles, familiales, et les représentations sociales de l’allaitement contribueraient à la relative faiblesse des taux d’allaitement en France (Di Manno et al., 2015). Mais l’environnement socioculturel individuel influence aussi le choix, la mise en place et la poursuite de l’allaitement, le statut migratoire apparaissant comme un des principaux facteurs de différenciation (Kersuzan et al., 2014 ; Wagner et al., 2015).
2Cet article compare les pratiques de l’allaitement en France selon l’origine géographique des parents. Il examine notamment le rôle du statut migratoire par rapport à l’origine et la durée de séjour en France. Des travaux qualitatifs ont identifié plusieurs facteurs susceptibles d’amener les mères à modifier leurs pratiques en contexte migratoire, afin d’adopter celles du pays d’accueil. D’une part, l’éloignement géographique qu’implique la migration isole la mère des conseils de son entourage et des pratiques en vigueur dans le pays d’origine (Higginbottom, 2000). D’autre part, les recommandations et le suivi médical pré et post natal du pays d’accueil peuvent influer sur les comportements qui s’éloignent alors des coutumes familiales et culturelles d’origine. Bien que l’allaitement soit généralement encouragé par les professionnels de santé, plusieurs études révèlent que des pratiques professionnelles inadaptées peuvent générer des conflits de normes chez les immigrées, quant à l’art et la manière de nourrir son enfant (Nacu, 2011 ; Schmied et al., 2012). En outre, l’usage fréquent en France des préparations du commerce pour nourrisson comme substituts du lait maternel peut sembler un signe d’intégration (Côté, 2003), lui-même lié à l’effet de l’appartenance sociale, car l’allaitement est moins répandu dans les catégories populaires au sein desquelles les immigrées et secondes générations sont surreprésentées (Kersuzan et al., 2014 ; Wagner et al., 2015). Malgré ces éléments, dans la plupart des pays occidentaux, les travaux montrent que les immigrées conservent des pratiques d’allaitement proches de celles du pays d’origine. Les rares travaux anglo-saxons mobilisables sur l’effet spécifique du statut migratoire (plutôt que de la race ou l’ethnie) concluent à des prévalences d’allaitement plus élevées chez les immigrées que chez les natives de toute origine (Gibson-Davis et Brooks-Gun, 2006 ; Singh et al., 2007). L’interprétation des pratiques des immigrées dépend toutefois du contexte dans lequel elles sont comparées. Dans les pays d’Europe présentant les plus faibles taux d’allaitement, comme l’Irlande, les natives allaitent également moins que les immigrées quel que soit leur pays de naissance (Nolan et Layte, 2015). Au contraire dans les pays à forte prévalence et longue durée d’allaitement, notamment les pays nordiques comme le Danemark, les immigrées allaitent moins que les natives (Busck-Rasmussen et al., 2014). Mais les données ne permettent généralement pas de mesurer comment ces comportements se maintiennent à la génération suivante, parmi les natives d’origine immigrée. Quelques études notent l’importance de l’influence paternelle et mesurent un effet positif du statut d’immigré du père sur l’allaitement à la naissance des natives (Gibson-Davis et Brooks-Gun, 2006 ; Nolan et Layte, 2015). En France, rares sont les études qui peuvent suivre et comparer les pratiques d’allaitement selon l’origine géographique des deux parents, et encore moins pour la génération suivante.
3L’objectif de cet article est donc d’évaluer dans quelle mesure les pratiques d’allaitement des mères immigrées et de seconde génération convergent avec celles du pays d’accueil, la France, en tenant compte de l’origine paternelle et en les examinant sur la durée. Après une description des pratiques d’allaitement par origine géographique et statut migratoire (population majoritaire, immigrée, seconde génération), de la naissance jusqu’aux 6 mois de l’enfant, cette analyse dégage d’une part l’effet de l’origine sur les probabilités d’allaiter, net de l’influence des caractéristiques sociodémographiques prises en compte, et examine d’autre part le rôle de la mixité de l’union parentale.
I. Données
4Les données proviennent de l’Étude longitudinale française depuis l’enfance (Elfe) dans laquelle plus de 18 300 enfants ont été intégrés dans la cohorte au moment de leur naissance en 2011 afin d’être suivis jusqu’à l’âge adulte. Les mères éligibles devaient être majeures, avoir accouché après une grossesse d’au moins 33 semaines d’aménorrhée [2], au plus gémellaire, et ne pas prévoir de vivre hors métropole au cours des trois années suivantes. Un peu plus de la moitié (51 %) des parents sollicités ont accepté ce suivi dans l’une des langues proposées (français, anglais, arabe ou turc). La représentativité des résultats à l’échelle de la France métropolitaine est assurée par une pondération visant à redresser les effets du plan de sondage et de la non-réponse, et à ajuster la structure de l’échantillon sur des variables de calage clés [3].
5Les informations sur l’initiation de l’allaitement (allaitement à la naissance) ont été recueillies en face-à-face avec la mère à la maternité, celles sur la durée d’allaitement par des autoquestionnaires mensuels entre 3 et 10 mois après la naissance, complétées par une déclaration rétrospective par téléphone lorsque l’enfant était âgé de 1 an. Environ 66 % des parents ont renseigné au moins un autoquestionnaire et 80 % ont répondu au questionnaire à 1 an.
6Le statut migratoire des parents, enregistré dans les enquêtes réalisées en maternité et aux 2 mois de l’enfant, distingue les parents natifs (nés en France) et immigrés (nés étrangers à l’étranger). Le questionnaire à 2 mois indique également le pays et la nationalité de naissance des grands-parents de l’enfant, et permet de différencier les natifs selon qu’ils ont au moins un parent immigré (descendant·e) ou aucun de leurs parents immigrés (groupe majoritaire). Toutefois, en l’absence d’un suréchantillonnage des populations d’origine étrangère dans l’étude Elfe, les résultats ne peuvent être détaillés par pays d’origine, mais seulement par grande zone géographique. Cette approche masque probablement des disparités, tant en termes de valeurs issues du pays d’origine qu’en matière d’insertion sociale dans le pays d’accueil. Dans les analyses qui suivent, nous distinguerons donc trois groupes selon l’origine géographique, la nationalité à la naissance et le statut migratoire : le groupe « majoritaire » composé des natifs dont les deux parents sont également natifs ; le groupe « immigré » composé des personnes nées étrangères à l’étranger ; et le groupe « descendant » composé de personnes natives, dont au moins un parent est immigré, et qui représentent donc la deuxième génération.
II. Méthode et population étudiée
7Cet article examine la fréquence et la durée de l’allaitement, qu’il soit exclusif (uniquement du lait maternel) ou partiel (apport complémentaire d’eau, de jus de fruit ou de produits lactés du commerce).
8Les analyses bivariées sont réalisées sur un effectif de 14 110 mères pour lesquelles les informations sur les pratiques d’allaitement [4] et le statut migratoire sont connues [5]. En raison de données manquantes sur les variables de contrôle, les analyses multivariées sont menées sur un effectif de 13 166 mères pour l’étude de l’allaitement à la naissance et de 9 390 mères pour l’allaitement à 6 mois. Des tests ont permis de s’assurer de l’absence d’effet de cette sélection sur les résultats obtenus pour le statut migratoire de la mère [6].
9Les analyses, prennent systématiquement en compte les pondérations et la structure du plan de sondage à plusieurs degrés [7] (effectués pour corriger les estimateurs des effets de l’inégale probabilité d’inclusion des nourrissons (sélection des maternités et des jours d’enquête) et tenir compte d’une possible attrition sélective [8].
10Sur la base des facteurs de l’allaitement connus par ailleurs, plusieurs caractéristiques sociodémographiques ont été intégrées dans l’analyse multivariée comme variables de contrôle. Les travaux concluent à un allaitement plus fréquent et plus long parmi les mères de 25 ans et plus, mariées, dotées d’un haut niveau d’études et d’un emploi qualifié (Bonet et al., 2013 ; Brand et al., 2011 ; Girard et al., 2016). Les pratiques d'allaitement semblent également associées à la reprise du travail et au niveau de revenu (Bonet et al., 2013 ; Chuang et al., 2010). La corpulence maternelle et le tabagisme pendant la grossesse réduisent la probabilité d’allaiter, tandis que la participation à des séances de préparation à la naissance, l’expérience antérieure d’allaitement ou encore le fait d’avoir été allaitée par sa propre mère l’augmentent (Bonet et al., 2007 ; Gojard, 2000 ; Negin et al., 2016). Quelques études ont également montré une influence du sexe de l’enfant (Shafer et Hawkins, 2017). Enfin, en France, les premières analyses descriptives de la cohorte Elfe révèlent une association entre les caractéristiques du père et les pratiques d’alimentation infantiles, sans distinction de statut migratoire, notamment l’effet de son implication dans la cellule familiale, à commencer par sa présence à l’accouchement (Kersuzan et al., 2014). Des travaux qualitatifs anglo-saxons soulignent aussi l’impact positif sur l’allaitement de la participation du père aux tâches ménagères (Tohotoa et al., 2009).
11Les variables de contrôle retenues sont ajoutées progressivement (tableau annexe A.1), par groupe de variables, à un premier modèle vide comprenant uniquement l’origine des mères (modèle 1). Elles sont décomposées en trois grands groupes. Le premier groupe (modèle 2) comprend le sexe de l’enfant et les caractéristiques sociodémographiques de la mère : âge, niveau d’études, profession et catégorie sociale, indice de masse corporelle (IMC) avant la grossesse, situation conjugale à l’enquête en maternité, revenu mensuel net du ménage par unité de consommation. Il inclut également une variable combinant les informations sur le statut d’activité des mères au moment de l’enquête réalisée 2 mois après la naissance de l’enfant (inactive, en congé parental, active) et celles sur les intentions de reprise d’activité envisagées (congé parental versus délai de reprise du travail). Le second groupe (modèle 3) renvoie aux facteurs décrivant la sensibilisation des mères à l’allaitement telles que la participation à au moins une séance de préparation à la naissance, une variable articulant le rang de naissance et l’expérience antérieure d’allaitement pour les multipares, une autre variable combinant le fait d’avoir été soi-même allaitée et d’avoir pris conseils sur les soins au nourrisson auprès de sa propre mère. Enfin, le troisième groupe (modèle 4) complète le modèle précédent avec les caractéristiques du père [9] : profession et catégorie sociale, présence au moment de l’accouchement, origine géographique et statut migratoire. Il comprend également un indicateur synthétique du degré de partage des tâches domestiques au sein du couple à partir de la déclaration des mères sur l’implication de chaque conjoint dans différentes activités.
III. Effets des origines géographiques
12Les analyses réalisées sur l’ensemble des mères (n = 14 110) révèlent d’importantes disparités dans la proportion d’enfants allaités à la naissance et à 6 mois selon l’origine. Alors que 67 % des mères de la population majoritaire allaitent leur enfant à la naissance, c’est le cas de 75 % des descendantes d’immigré·e·s et de 88 % des immigrées (écarts tous significatifs à 95 %) (figure 1). L’effet de l’origine se maintient à 6 mois, quand 45 % des immigrées allaitent contre 20 % des natives, mais il n’y a plus de différence significative entre le groupe majoritaire et celui des descendantes.
Figure 1. Taux d’allaitement (et intervalle de confiance à 95 %) selon l’âge de l’enfant et l’origine des mères (n = 14 110)

Figure 1. Taux d’allaitement (et intervalle de confiance à 95 %) selon l’âge de l’enfant et l’origine des mères (n = 14 110)
13Allaiter à la naissance est plus fréquent chez les immigrées du Maghreb (92 %) que chez celles de l’Union européenne (87 %), les mères originaires d’Afrique subsaharienne (85 %) se situant dans une position intermédiaire (figure 2A). Les mères immigrées allaitent aussi plus longtemps que les natives, notamment celles originaires d’Afrique subsaharienne parmi lesquelles 55 % ont allaité jusqu’aux 6 mois de l’enfant, contre environ 40 % des immigrées de l’ensemble des autres pays (figure 2B).
14Les comportements varient aussi entre les descendantes d’immigré·e·s selon qu’un seul de leurs parents est immigré (union mixte) ou les deux (endogame). L’allaitement à la naissance est plus fréquent chez les natives dont les deux parents sont nés au Maghreb ou en Afrique subsaharienne (respectivement 82 % et 92 %), alors que les descendantes des mêmes pays dont un seul des parents est immigré et celles d’autres pays de l’Union européenne n’allaitent pas davantage que les natives du groupe majoritaire (figure 3A). De même, la poursuite de l’allaitement jusqu’à 6 mois distingue peu les natives selon l’origine géographique de leurs parents. Seules les mères dont les deux parents sont nés dans un pays d’Afrique subsaharienne allaitent davantage à 6 mois (40 %) que les mères du groupe majoritaire (19 %) (figure 3B). C’est finalement pour les descendantes originaires d’Afrique subsaharienne dont les deux parents sont immigrés que les pratiques d’allaitement à la naissance et à 6 mois se rapprochent le plus de celles des immigrées de même origine, les autres descendantes allaitant systématiquement moins que les immigrées de même origine (comparaison des figures 2 et 3).
Figure 2. Fréquences d’allaitement (et intervalle de confiance à 95 %) des immigrées selon la région de naissance (n = 14 110)

Figure 2. Fréquences d’allaitement (et intervalle de confiance à 95 %) des immigrées selon la région de naissance (n = 14 110)
Figure 3. Fréquences d’allaitement (et intervalles de confiance à 95 %) des descendantes d’immigré·e·s selon la région de naissance combinée de leurs parents (n = 14 110)

Figure 3. Fréquences d’allaitement (et intervalles de confiance à 95 %) des descendantes d’immigré·e·s selon la région de naissance combinée de leurs parents (n = 14 110)
15Ces écarts bruts peuvent s’expliquer par les particularités sociodémographiques des trois groupes comparés. L’application de modèles de régression logistique permet de mesurer l’effet de l’origine sur l’allaitement, net des autres caractéristiques observables.
Tableau 1. Odds ratios et intervalles de confiance à 95 % estimés par les modèles logistiques

Tableau 1. Odds ratios et intervalles de confiance à 95 % estimés par les modèles logistiques
16Les mères immigrées et descendantes d’immigré·e·s ont des caractéristiques différentes de celles de la population majoritaire sur l’ensemble des variables de contrôle retenues, à l’exception du sexe de l’enfant et de l’âge à la naissance (tableau annexe A.2). La prise en compte de ces effets de structure dans l’analyse modifie l’amplitude des différences d’allaitement initialement constatées selon l’origine sans toutefois en modifier ni le sens ni la significativité (tableau 1, modèle 4).
17L’introduction progressive des variables de contrôle dans les modèles permet d’approfondir l’analyse et d’identifier quelques-uns des facteurs structurels qui contribuent à la différenciation des pratiques d’allaitement des mères selon l’origine. Ainsi, certaines des particularités des immigrées et des descendantes d’immigré·e s sont négativement associées à l’allaitement. Relativement aux mères du groupe majoritaire, les immigrées et les descendantes d’immigrées sont plus souvent en surpoids, ont un niveau d’études et des revenus plus faibles, et elles occupent plus rarement des positions élevées dans la hiérarchie sociale. Elles assistent moins aux séances de préparation à la naissance, elles sont aussi plus nombreuses à déclarer l’absence de leur conjoint au moment de l’accouchement et leur conjoint est moins souvent cadre ou membre des professions intermédiaires. L’inclusion de ces propriétés dans le modèle, toutes choses égales par ailleurs, conduit donc à amplifier ou réduire les différences d’allaitement initialement observées par rapport aux mères de la population majoritaire. L’écart de probabilités nettes d’allaitement entre les migrantes originaires d’Afrique subsaharienne et du Maghreb, et les natives s’accroît à caractéristiques sociodémographiques identiques (en particulier le niveau d’études, la catégorie socioprofessionnelle et le revenu mensuel net du ménage), en passant du modèle 1 (contrôlant seulement l’origine des enquêtées) au modèle 2. Une évolution contraire est observée pour l’allaitement jusqu’aux 6 mois de l’enfant, l’introduction des variables sociodémographiques diminuant la valeur des odds ratios estimés pour les migrantes. La prévision d’une reprise précoce du travail (moins de 16 semaines après la naissance) joue plus défavorablement sur la poursuite de l’allaitement que sur le choix du mode d’alimentation infantile. Or les mères allaitantes de la population majoritaire projettent davantage un retour précoce au travail que les immigrées et les descendantes d’immigrées originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, plus souvent sans activité pendant la grossesse. Par ailleurs, les migrantes partagent d’autres caractéristiques positivement corrélées à l’allaitement. L’application d’un raisonnement toutes choses égales par ailleurs au regard des variables décrivant ces propriétés réduit les différences d’allaitement (passage du modèle 2 au modèle 3, puis du modèle 3 au modèle 4).
18Par rapport aux mères de la population majoritaire, les migrantes sont notamment beaucoup plus souvent issues d’un milieu familial où l’allaitement a été pratiqué par la génération précédente. Plus de 80 % des immigrées et 60 % des descendantes d’immigrées ont elles-mêmes été allaitées contre moins de la moitié des mères de la population majoritaire. La prégnance de la culture familiale, associée à un recours privilégié à la famille comme source de conseils pour les soins aux nourrissons, dont l’importance en milieu populaire a déjà été mise en évidence (Gojard, 2003), est plus forte chez les migrantes : plus de 50 % d’entre elles ont pris conseil auprès de leur mère concernant ces soins contre 41 % des mères de la population majoritaire. Ces conseils prodigués par les grands-mères sont certainement davantage favorables à l’allaitement des enfants de migrantes qu’ils ne le sont pour ceux issus des mères de la population majoritaire, ayant été mères dans un contexte valorisant moins l’allaitement qu’aujourd’hui. Par ailleurs, le choix d’alimentation du nouveau-né des migrantes multipares s’inscrit dans la continuité d’un d’allaitement antérieur, éventuellement initié dans la région d’origine pour les immigrées. Ainsi, plus de 80 % des multipares immigrées ont allaité l’ensemble des aînés contre un peu moins de 70 % des descendantes d’immigrées et 60 % des mères de la population majoritaire (tableau annexe A.2). Enfin, en raison de l’endogamie des unions, les immigrées et descendantes d’immigrées ont fréquemment des conjoints de même origine. Des études antérieures ont montré qu’avoir un conjoint immigré favorise l’allaitement à la naissance (Kersuzan et al., 2014). Or ce modèle fait l’hypothèse implicite que l’effet de l’origine du père sur l’allaitement est identique pour toutes les mères, qu’elles appartiennent à la population majoritaire ou non. Ils ne permettent donc pas de savoir si la mixité conjugale favorise le rapprochement des pratiques d’allaitement des immigrées ou des descendantes d’immigré·e·s de celles du pays d’accueil.
IV. Rôle de la mixité conjugale sur les pratiques d’alimentation infantile
19L’étude des taux d’allaitement selon l’origine des parents montre une influence distincte de la mixité conjugale sur les pratiques d’alimentation infantile en fonction du statut migratoire des mères (figure 4). À autres caractéristiques données, les natives, qu’elles aient ou non une ascendance migratoire, allaitent davantage à la naissance et à 6 mois dans les unions où le père est immigré. En revanche, l’ascendance migratoire des parents natifs semble n’avoir qu’une incidence mineure sur les probabilités d’allaiter. Pour les mères immigrées, l’origine du conjoint a peu d’effet sur l’allaitement. Toutes choses égales par ailleurs, les taux d’allaitement restent plus élevés lorsque la mère est immigrée, quel que soit le type d’union (endogame ou mixte). Plusieurs études ont montré un rôle important des valeurs et opinions du père dans les orientations choisies en matière d’alimentation infantile (Salanave et al., 2012), dont l’attitude envers l’allaitement peut dépendre du contexte dans lequel il a grandi. La plupart des pères immigrés sont nés dans des pays où l’allaitement est plus valorisé qu’en France et pourraient ainsi être plus favorables à cette pratique que les pères natifs. Avoir un conjoint immigré favoriserait ainsi l’allaitement des mères nées en France. En revanche, nos résultats laissent supposer que, pour les mères immigrées, les conseils prodigués par la grand-mère maternelle jouent un rôle plus important que ceux du conjoint dans les choix entourant l’alimentation infantile. Dès lors, l’attitude du conjoint à l’égard de l’allaitement serait moins déterminante pour les mères immigrées, qu’il soit ou non favorable à l’allaitement. Les attitudes positives du conjoint pourraient par ailleurs avoir plus d’impact sur les mères que les attitudes paternelles défavorables à l’allaitement, puisqu’elles rejoignent les recommandations de santé publique.
Figure 4. Taux d’allaitement selon la mixité de l’union (n = 14 110)

Figure 4. Taux d’allaitement selon la mixité de l’union (n = 14 110)
Conclusion
20Le statut migratoire est l’un des principaux facteurs de différenciation sociale des pratiques d’allaitement en France (Kersuzan et al., 2014). Les données Elfe ont permis de mesurer comment cet effet migratoire agit, non seulement sur le choix d’allaiter à la naissance, mais également sur sa durée. Elles ont aussi permis de suivre le maintien ou non de pratiques d’allaitement spécifiques chez les descendantes d’immigrées et de saisir l’impact de l’origine migratoire paternelle sur ces comportements.
21Nos résultats montrent qu’en France, les mères immigrées allaitent davantage à la naissance et à 6 mois que les natives, quelle que soit leur région de naissance, conformément à d’autres études menées dans les pays anglo-saxons. Cette observation démontre le rôle important du statut migratoire sur les pratiques d’allaitement. En effet, alors qu’en population générale, les mères issues des catégories sociales les moins favorisées sont celles qui allaitent le moins en France (Kersuzan et al., 2014 ; Wagner et al., 2015), les immigrées allaitent plus fréquemment et plus longtemps, notamment celles originaires de l’Afrique subsaharienne et du Maghreb qui sont pourtant surreprésentées dans ces milieux sociaux. Par ailleurs, le statut migratoire du père exerce aussi une influence sur les natives qui allaitent davantage lorsque le père de l’enfant est immigré. L’association entre l’origine et l’allaitement s’atténue néanmoins dès la deuxième génération, puisque les parents nés en France, qu’ils aient ou non une ascendance migratoire, ont des pratiques similaires ; seules les descendantes africaines issues d’une union endogame allaitent un peu plus à la naissance. Dans l’ensemble, le statut migratoire a donc nettement plus d’effet que l’origine sur les différences d’allaitement. Ce constat traduit sans doute l’incorporation progressive des pratiques d’allaitement françaises dès la deuxième génération. Quant aux différences selon l’origine des immigrées, ce sont les Maghrébines qui allaitent le plus à la naissance et les mères d’Afrique subsaharienne qui poursuivent l’allaitement le plus longtemps. Ces particularités pourraient provenir des différences de perception de l’allaitement en France et dans le pays d’origine des immigrées. La plupart des immigrées africaines viennent de pays où l’allaitement est le mode d’alimentation infantile dominant et attendu, tandis qu’en France le recours à des alternatives au lait maternel est fréquent et historiquement ancien. Les habitudes familiales favorisent aussi davantage l’allaitement chez les immigrées que chez les natives. Les niveaux d’allaitement des mères immigrées restent néanmoins à relativiser, eu égard au contexte spécifique de l’allaitement en France, dont la prévalence à la naissance et la durée figurent parmi les plus faibles des pays occidentaux.
22Bien que la taille et la richesse des variables de la cohorte Elfe constituent un réel apport pour l’étude statistique des pratiques d’allaitement des mères selon l’origine, d’autres déterminants potentiels ont néanmoins pu échapper à l’analyse, car non collectés dans l’enquête, tel que le rôle des sages-femmes (Lind et al., 2014). Par ailleurs, il reste à mesurer l’effet, sur les différences d’allaitement selon l’origine, du statut socioéconomique des mères avant la migration, sachant que le gradient social de l’allaitement est inversé dans certains des pays d’origine des immigrées (où l’allaitement diminue avec l’élévation du niveau d’instruction) par rapport à ce qu’il est en France. Ce travail pourrait aussi être approfondi par l’étude des modalités d’allaitement, notamment son caractère non exclusif qui constitue une pratique fréquente dans certaines régions d’origine des parents.
Tableaux annexes
Tableau A.1. Répartition de la population et taux d’allaitement à la naissance et à 6 mois (parmi les mères ayant allaité à la naissance) selon les variables utilisées dans les modèles

Tableau A.1. Répartition de la population et taux d’allaitement à la naissance et à 6 mois (parmi les mères ayant allaité à la naissance) selon les variables utilisées dans les modèles
Tableau A.2. Distribution des mères selon l’origine en fonction des variables de contrôle retenues dans l’analyse multivariée

Tableau A.2. Distribution des mères selon l’origine en fonction des variables de contrôle retenues dans l’analyse multivariée
Notes
-
[1]
La plupart de ces études présentent des limites méthodologiques (risque de causalité inverse, omission de facteurs de confusion, biais de recrutement ou de mesure de l’allaitement) qui ne permettent pas de démontrer avec certitude l’effet bénéfique de l’allaitement. Pour autant, le consensus dans la littérature et les résultats de quelques travaux menés à partir d’essais randomisés dégagent un rôle de l’allaitement sur certains aspects de la santé de l’enfant comme la croissance staturo-pondérale ou la réduction du risque infectieux.
-
[2]
Les grands prématurés font l’objet d’une autre cohorte (Epipage2).
-
[3]
Catégorie sociale, statut d’activité, statut d’immigration, rang génésique, état matrimonial, région et niveau d’études.
-
[4]
Les données d’allaitement sont plus souvent manquantes pour les mères immigrées de pays tiers à l’Union européenne, ou natives mais d’ascendance migratoire inconnue. Les autres caractéristiques des mères associées à la non-réponse sont usuelles dans les enquêtes (mères jeunes, peu qualifiées et de faible niveau d’études).
-
[5]
Le statut migratoire est inconnu pour 61 mères et l’ascendance migratoire des natives, renseignée lors de l’enquête à deux mois, est absente pour 1 394 mères. Après exclusion des observations manquantes sur l’allaitement, le statut migratoire est connu pour l’ensemble des mères et l’effectif des natives dont l’ascendance migratoire est absente est plus réduit (293).
-
[6]
En revanche, l’influence de l’exclusion des natives dont l’ascendance migratoire est inconnue (n = 1 394) sur les résultats obtenus n’a pu être testée. La participation des mères à l’enquête semble toutefois moins sélective pour les descendantes que pour les immigrées. Selon les résultats de l’enquête Trajectoires et origines (TeO, 2008), 15 % des enfants nés entre 2006 et 2008 ont au moins un grand-parent immigré (Breuil-Genier et al., 2011), une proportion comparable à celle observée dans Elfe (16 % des enfants nés en 2011).
-
[7]
L’échantillon Elfe est issu d’un plan de sondage à plusieurs degrés : le premier est celui des 349 maternités tirées au sort parmi les 544 recensées en France métropolitaine selon un plan stratifié avec allocations proportionnelles à leurs tailles, le deuxième renvoie aux 25 jours d’inclusions sélectionnés, et le dernier, exhaustif sous certains critères d’éligibilité, est celui des nourrissons.
-
[8]
Nous utilisons la procédure d'enquête proc survey de SAS 9.3 avec les options cluster, strata et weight. Les résultats de la méthode de linéarisation de Taylor, sur laquelle repose cette procédure, ont été comparés à ceux d’un modèle multiniveau tenant compte du regroupement des mères au sein des maternités. Le sens et la significativité des coefficients obtenus sont similaires.
-
[9]
La proportion de données manquantes sur les caractéristiques du père (origine, présence à l’accouchement et catégorie socioprofessionnelle) est faible pour les femmes en couple à l’enquête en maternité. Aussi, hormis pour l’indicateur de répartition des tâches domestiques, aucune modalité spécifique n’a été prévue pour isoler les réponses des mères seules de celles des autres mères pour les variables du modèle 4. L’effet de la vie de couple sur l’allaitement est contrôlé via la variable sur la situation conjugale à l’enquête maternité, introduite dès le modèle 2.