En raison de la préférence pour les garçons, un déficit de naissances de filles est observé dans de nombreux pays asiatiques depuis plus de 30 ans. La baisse de la fécondité et le développement des technologies modernes de diagnostic prénatal du sexe ont contribué à accroître ce déficit. Mais jusqu’où ira cette tendance ? Tandis que plusieurs pays comme la Corée du Sud et la Chine connaissent un retour à la normale de leur rapport de masculinité à la naissance, pour d’autres, l’évolution reste incertaine. Dans le cas du Vietnam, les auteurs en reconstituent l’évolution depuis les années 2000, mettent en évidence des disparités géographiques et socioéconomiques, et montrent que sa hausse continue semble désormais laisser place à une stabilisation, prélude possible d’une future diminution.
1Le Vietnam qui comptait près de 91 millions d'habitants en 2014 est le dernier pays d’importance à avoir enregistré une forte augmentation de son rapport de masculinité à la naissance (RMN) [1]. Ce phénomène a en effet été observé dès les années 1980 en Inde, en Chine et en Corée du Sud, puis dans plusieurs pays d’Europe orientale durant la décennie suivante après la chute des régimes socialistes (Den Boer et Hudson, 2017 ; Guilmoto et Duthé, 2013 ; UNFPA, 2012).
2Le cas du Vietnam a longtemps attiré l’attention, mais la hausse de la masculinité des naissances ces dernières années a toutefois été anticipée du fait de l’observation du RMN en Chine (Bélanger et al., 2003). Les deux pays possèdent en effet un socle culturel commun, illustré en particulier par des pratiques « patriarcales » [2] héritées de la tradition confucéenne. Ils ont également connu une baisse rapide de la fécondité appuyée par des politiques gouvernementales volontaristes et un développement important de l’offre de soins privés (Attané et Scornet, 2009).
3Avant 2003, le RMN était estimé à 107, un niveau peut-être déjà déséquilibré, comme pouvaient le suggérer les registres de deux hôpitaux à Hanoï et Hô-Chi-Minh-Ville (Bélanger et al., 2003). Les chiffres tirés du recensement de 1999 sont toutefois équivoques et ne permettent pas de confirmer un niveau anormal du RMN à l’échelle nationale (Bélanger et al., 2003). En revanche, la hausse de la part des naissances masculines au Vietnam qui se dessine en 2003 [3] est clairement identifiée par les enquêtes démographiques annuelles, puis par le recensement de 2009 (Ministry of Planning and Investment et al., 2011). Les chiffres, présentés en détail dans cet article, font état d’une croissance presque ininterrompue du RMN de 107 naissances masculines pour 100 naissances féminines en 2002 à 111 lors du recensement de 2009, et finalement 113 en 2014.
4Le suivi de cette évolution est néanmoins difficile en raison du manque de données fiables, une situation due avant tout à l’absence de publication des chiffres d’état civil relatifs aux naissances en dépit de l’étroit quadrillage administratif des 11 000 communes (xã) du pays (Pham et al., 2010). En outre, la mesure de l’évolution est rendue complexe par les importants écarts de masculinité des naissances entre régions, qui traduisent le caractère hétérogène du peuplement du Vietnam (figure 1) et de ses normes familiales. Le pays s’inscrit en effet dans une zone intermédiaire située entre une Asie orientale de tradition patrilinéaire ancestrale (nord du Vietnam), et une Asie du Sud-Est caractérisée par des systèmes de parenté bilatéraux (sud du Vietnam). Cette situation transparaît dans la diversité de ses structures familiales (Guilmoto, 2012 ; Haines, 2006).
Figure 1. Carte du Vietnam

Figure 1. Carte du Vietnam
5Les questions d’estimation et de suivi de la progression du RMN revêtent une réelle importance, car on ignore encore les ressorts profonds de cette dynamique due au déséquilibre des sexes à la naissance observée plus généralement en Asie et en Europe de l’Est. Il est difficile de prévoir si cette hausse de la masculinité s’interrompra et à quel niveau. Nous examinerons l’hypothèse d’un plafonnement futur du RMN, phénomène observé dans la plupart des autres pays qui ont connu un dérèglement de la masculinité des naissances. On cherchera également à expliquer si la hausse récente tient à une intensification de la discrimination prénatale dans tout le Vietnam, ou au contraire à une diffusion de cette pratique dans les groupes initialement les moins affectés. Cette dernière question renvoie au débat sur le rôle spécifique de la diffusion des techniques, des idées et des comportements qui ont notamment alimenté les travaux sur la baisse de la fécondité (Balbo et Barban, 2014 ; Cleland, 2001).
6Cet article débute par une présentation de l’enquête intercensitaire de 2014 et des problèmes de mesure inhérents à l’estimation indirecte du RMN à partir de ces données. Nous rappelons ensuite brièvement le contexte à l’origine du déséquilibre des naissances. Nous mettons en particulier l’accent sur la préférence pour les garçons qui découle d’un système de parenté patrilinéaire, car il est possible d’en mesurer l’intensité à partir des chiffres de 2014. Les sections suivantes présentent plusieurs dimensions saillantes des déséquilibres dans la masculinité des naissances, notamment en termes de composition familiale et de disparités régionales et socioéconomiques. Elles mettent en évidence la progression continue du déséquilibre de sexe à la naissance entre 2009 et 2012 puis sa stabilisation depuis cette période, et posent la question de son évolution et de la diffusion au sein des régions ou des groupes sociaux, points traités dans une dernière partie.
I. Données et méthodes pour l’étude des déséquilibres de sexe à la naissance
7Cette étude utilise principalement les données de l’Enquête intercensitaire de la population et du logement de 2014. Cette enquête a été effectuée auprès de 5 % des ménages vietnamiens, soit 4 214 452 individus répartis dans 1 121 850 ménages, dont 361 650 ménages (soit 1,6 %) faisant l’objet d’un « questionnaire long ». Ce dernier comporte des questions sur les caractéristiques socioéconomiques et sur l’histoire génésique de toutes les femmes âgées de 15 à 49 ans dans le ménage, et enregistre notamment le sexe des cinq dernières naissances. C’est à partir de ces histoires génésiques que nous calculons les probabilités d’agrandissement différentielles selon le rang et la composition sexuée de la descendance (section IV). Les données sur la descendance atteinte étant tronquées à la date de l’enquête, nous utilisons l’estimateur de Kaplan-Meier pour calculer ces probabilités d’agrandissement selon la durée en années écoulées depuis la naissance précédente.
8Le calcul des rapports de masculinité à partir de l’enquête de 2014 a été effectué de deux manières. Une première méthode estime le RMN à partir de l’examen de la structure par âge et par sexe de la population née depuis 2010, soit 289 409 enfants, afin d’obtenir un chiffre après correction de l’effet de la mortalité différentielle par sexe [4]. Cela permet d’analyser l’évolution du RMN par rétroprojection, ainsi que les différences régionales. Une seconde méthode consiste à utiliser la distribution des naissances à partir de l’histoire génésique des femmes, qui permet notamment de calculer les rapports de masculinité selon le niveau d’éducation des mères, la parité et la composition de la descendance, et le niveau socioéconomique du ménage [5]. Pour obtenir un échantillon plus grand et faciliter la comparaison avec les chiffres de 2009, nous avons le plus souvent agrégé les naissances de 2010 à 2014.
9L’absence de séries annuelles fiables de RMN issues de l’état civil requiert la confrontation d’estimations de sources variées et de fiabilité inégale. Afin d’estimer l’évolution du RMN, nous avons également utilisé les données de l’échantillon de 15 % du Recensement général de la population et du logement du Vietnam de 2009 (3 692 042 ménages). Nous avons pu ainsi comparer deux rapports de masculinité à la naissance agrégés sur cinq ans, avant le recensement 2009 et avant l’enquête intercensitaire 2014. Nous avons, en outre, utilisé les résultats des enquêtes démographiques annuelles du Bureau national de la statistique pour reconstituer les séries du RMN depuis 1999 jusqu’aux chiffres provisoires de l’enquête de 2017. Ces enquêtes représentatives sont menées chaque année au mois d’avril par le Bureau national de la statistique (General Statistics Office, GSO). Elles ne portent que sur un échantillon de 1 % à 2 % de la population et les chiffres publiés sont insuffisamment nombreux.
II. Les facteurs à l’origine de la sélection prénatale
10Le recours grandissant à la sélection sexuelle prénatale est observé dans plusieurs pays depuis les années 1980. Ce changement de comportement a longtemps été attribué à des facteurs contextuels spécifiques à chaque pays, comme le système de la dot en Inde, la politique de l’enfant unique en Chine, la transition sociopolitique en Europe de l’Est ou la famille traditionnelle confucéenne en Corée du Sud. Mais il existe des points communs évidents, puisque le déséquilibre sexuel des naissances a commencé quasiment à la même époque dans tous ces pays. En effet, des augmentations similaires de la proportion de naissances masculines dans divers régions et pays sont apparues, malgré des différences évidentes en termes de systèmes politiques, de traditions religieuses et culturelles, et de rythmes de croissance économique. Si le calendrier et l’intensité avec laquelle les pays ont commencé à expérimenter une masculinisation des naissances semblent différer, les démographes ont peu à peu révélé l’existence d’un modèle commun.
11En résumé, trois conditions préalables sont nécessaires au recours à la sélection sexuelle prénatale, quel que soit le contexte politique, culturel ou socioéconomique (Guilmoto, 2009) : la première condition est un facteur de « demande » et renvoie directement à la préférence pour les garçons. Le second facteur relève de la « pression » exercée par le faible niveau de fécondité, qui augmente le risque de n’avoir que des filles. Le dernier correspond à « l’offre », à savoir l’accessibilité (légalité, coût, etc.) aux nouvelles technologies reproductives et donc à l’avortement sélectif qui reste la méthode de la sélection prénatale prépondérante [6].
1. La préférence pour les garçons
12Si la préférence pour les garçons est le facteur le plus ancien, les raisons qui expliquent cette préférence sont en constante évolution au sein de la famille, de la communauté et de la société vietnamienne. Dans un système patrilinéaire – particulièrement dans le nord du pays –, les fils occupent une place centrale et incarnent la transmission du patrilignage (Bélanger, 2002 ; Khuât, 2009). Ils portent un certain nombre de responsabilités, qui ont été revalorisées après le Dôi Moi [7] par la résurgence des traditions et rituels centrés sur la famille (Luong, 2003 ; Werner, 2009). Même si les filles soutiennent souvent leurs parents âgés en leur versant régulièrement de l’argent (Barbieri, 2009), il n’en reste pas moins qu’elles ne peuvent assumer le rôle symbolique des garçons (Rydström, 2003). La préférence pour les garçons est un trait culturel et social d’abord lié aux normes familiales et au rôle occupé par les hommes au sein de la société.
2. La baisse de la fécondité
13La fécondité au Vietnam se situe au niveau du seuil de remplacement des générations depuis une décennie (2,09 enfants par femme en 2014 ; General Statistics Office, 2016). Avec un rapport de masculinité des naissances au niveau biologique (105 naissances de garçons pour 100 filles), 22 % des parents risquent de ne pas avoir de garçon. Dans les régions ou les groupes sociaux dans lesquels la fécondité est proche de 1,8 enfant par femme, le risque d’avoir uniquement des filles s’élève alors 27 %. La baisse de la fécondité correspond à une moindre flexibilité des comportements reproductifs : de moins en moins de parents sont prêts à avoir un troisième enfant au Vietnam, et les quatrièmes naissances sont rares (4 % des naissances en 2010-2014). Alors qu’avant, les couples augmentaient leur descendance afin d’améliorer leurs chances de donner naissance à un garçon, cette option est beaucoup moins fréquente désormais, puisqu’élever un enfant représente un coût éducatif élevé pour les parents.
14De plus, les politiques de population encouragent les parents à ne pas avoir plus de deux enfants. La politique de limitation à un ou deux enfants par couple (một hoặc hai con) a été mise en place en 1988 [8], alors que l’indicateur conjoncturel de fécondité (ICF) était de 4 enfants par femme. Souvent comparée à la politique de l’enfant unique en Chine, la limitation des naissances au Vietnam est en réalité moins coercitive : non seulement la limitation à deux enfants est dans les faits plus souple, mais les moyens mis en œuvre pour appliquer cette politique sont également moins contraignants, entre persuasion morale et sanctions économiques (Goodkind, 1995 ; Scornet, 2000, 2009). Notons par ailleurs qu’en dépit de la préférence pour les garçons, il n’y avait pas, avant les années 2000, de traces de discrimination manifeste envers les filles, telles que l’infanticide ou des négligences entraînant une surmortalité des petites filles (Attané et Scornet, 2009).
15Désormais, les couples ayant seulement deux enfants risquent de ne pas avoir de fils. En quelque sorte, avoir une fille est une opportunité perdue d’avoir un fils (Eklund, 2011). Les couples sont contraints par deux normes : d’une part, une norme sociale selon laquelle ne pas avoir plus deux enfants permet d’améliorer le bien-être individuel, et d’autre part, une norme familiale selon laquelle avoir un fils est nécessaire pour assurer la transmission de la lignée (Becquet, 2015). Les parents désirant un fils vont donc avoir recours à une solution technologique pour déjouer les aléas de la biologie.
3. Le développement des échographies
16Dans le passé, il existait de nombreuses méthodes traditionnelles afin d’influencer le sexe d’un fœtus avant sa conception, mais sans efficacité [9]. Avec l’arrivée des échographies, les parents peuvent connaître à l’avance le sexe de leur enfant à naître, et éventuellement interrompre la grossesse lorsque le fœtus n’est pas du sexe désiré. L’émergence des nouvelles technologies reproductives dans les années 2000 a d’ailleurs été interprétée comme étant à l’origine de la hausse observée en 2003. Les technologies modernes et financièrement abordables étaient auparavant rares et réservées à quelques couples aisés, mais elles se sont rapidement développées sur le territoire (Gammeltoft, 2014 ; Gammeltoft et Nguyên, 2007). Les parents ont commencé à pratiquer des échographies répétées pendant les grossesses, bien plus souvent que ne le recommandent les directives de santé. Le développement simultané d’une offre de soins privés a contribué à satisfaire cette nouvelle demande (Ha et al., 2002). Le pays a également connu, comme ailleurs en Asie orientale, des campagnes mettant en avant la lutte contre les anomalies génétiques et les malformations congénitales, qui ont accéléré la généralisation des échographies [10].
17Le Vietnam a en outre une politique très libérale en matière d’avortement, légalisé en 1954 dans le Nord et en 1975 dans le Sud (Bélanger et Khuât, 2009 ; Wolf et al., 2010). Il était utilisé comme moyen de limiter les naissances, au même titre que la contraception moderne, l’État veillant à ce que les femmes y aient accès sur demande dans les institutions médicales accréditées par le ministère de la Santé [11]. Les données montrent une augmentation rapide des taux d’avortement au début des années 1990, peu après la mise en place de la politique de limitation des naissances (Goodkind, 1994). Avorter devient une procédure médicale de routine dans les hôpitaux et les cliniques en milieu urbain, et également en milieu rural grâce aux équipes médicales mobiles. Le taux était de 111 avortements pour 1 000 femmes âgées de 15 à 44 ans en 1996 (Henshaw et al., 1999) puis diminue jusqu’à 26 ‰ en 2003 (Sedgh et al., 2007).
18Selon l’enquête annuelle de population et de planification familiale de 2013, 96 % des femmes ont eu recours à au moins une visite prénatale pendant leur dernière grossesse, avec une moyenne de 4,7 visites prénatales (Ministry of Planning and Investment, 2014). La fréquence la plus élevée de visites prénatales concerne les femmes qui ont suivi des études universitaires (en moyenne 6,1 examens). Mais notons que les femmes à faible niveau d’instruction (école primaire) ont également eu en moyenne plus de 3 examens prénataux pendant leur dernière grossesse, une fréquence qui montre l’accessibilité des services de santé génésique, y compris pour les populations moins favorisées [12].
19Malgré l’interdiction de l’annonce du sexe du fœtus pendant l’échographie depuis l’Ordonnance de Population de 2003, la majorité des mères vietnamiennes le connaissent avant la naissance (83 % selon l’enquête annuelle de population et de planification familiale en 2013) grâce à l’échographie, et ce chiffre est certainement sous-estimé en raison de l’illégalité de la pratique. Ce pourcentage est légèrement supérieur pour les femmes n’ayant pas de fils (84 %) que pour celle en ayant déjà un (80 %) et cette différence est statistiquement significative à 99 %. De même, les résultats de cette enquête montrent que les femmes déclarant désirer un enfant d’un sexe particulier sont significativement plus susceptibles de connaître le sexe du fœtus. Le milieu d’habitat apparaît toutefois peu discriminant, puisque 85,1 % des femmes dans les zones urbaines et 82 % dans les zones rurales connaissaient le sexe de leur fœtus.
20L’offre croissante de technologies reproductives constitue à la fois une solution et une contrainte. Prisonniers des normes étatiques et familiales, les couples peuvent désormais adopter la sélection sexuelle prénatale pour s’assurer la naissance d’un garçon tout en limitant leur fécondité. Cependant, cette possibilité représente également une nouvelle contrainte, puisque les couples n’ont plus l’excuse du hasard ou du « manque de chance » pour justifier l’absence d’un fils et éviter la stigmatisation qui en découle (Becquet, à paraître). Avec la contraception, l’avortement et désormais l’échographie, cette nouvelle offre a donc modifié la demande et engendré une forme extrême de maîtrise de la fécondité concernant non seulement la taille, mais également la composition sexuée de la descendance.
III. Mesurer l’intensité de la préférence pour les garçons
21La préférence pour les garçons existe depuis longtemps au Vietnam et constitue donc le facteur le plus ancien du recours à la sélection sexuelle prénatale, mais c’est également le plus complexe à mesurer. Il est possible de l’apprécier à partir des intentions déclarées [13]. Pour la première naissance, les femmes ont plus tendance à désirer un garçon qu’une fille (24 % contre 4 %). Pour les naissances de rang 2, 64 % des mères veulent un garçon après avoir eu une fille, alors que seules 35 % d’entre elles désirent une fille après un garçon. Pour les naissances de rang supérieur, la proportion de femmes désirant un garçon atteint 82 % chez celles ayant uniquement des filles, alors que 60 % des mères ayant uniquement des garçons voudraient une fille. Mais les opinions déclarées dans ce type d’enquêtes ne constituent pas des indicateurs parfaits de comportements réels comme le suggère l’étude des préférences déclarées dans l’Enquête démographique et de santé de 2002 (Fuse, 2010). Il est plus raisonnable de se fier aux comportements démographiques observés qui nous serviront de mesure des préférences pour le sexe des enfants.
22Les probabilités d’agrandissement selon le sexe des enfants déjà nés rendent compte de la préférence de sexe sur les comportements de fécondité et montrent comment les couples adaptent leur fécondité à cette préférence (Becquet et Sacco, 2018). Nous avons examiné la probabilité qu’un couple ait un enfant supplémentaire après une naissance, selon la parité et la composition sexuée de la descendance atteinte [14]. Nous avons limité l’estimation à 10 années comme il est d’usage, car les intervalles intergénésiques sont rarement plus longs.
23La figure 2 indique la probabilité qu’un couple ait un deuxième enfant (a1) dans les 10 années qui suivent la première naissance. Cette probabilité d’agrandissement est élevée et s’explique par le fait que l’indice synthétique de fécondité vietnamien se situe à 2,1 enfants par femme en 2014. Si trois quarts des couples ont un deuxième enfant quel que soit le sexe du premier né, ils sont plus exactement 76,4 % après la venue d’une fille comme premier enfant contre 72,3 % après un garçon. Cette différence modeste est cependant statistiquement significative à 99 % et la naissance d’un premier garçon tend donc à freiner légèrement une naissance supplémentaire [15].
Figure 2. Probabilité d’avoir un deuxième enfant (a1) selon le sexe du premier et l’intervalle intergénésique, entre 2004 et 2013

Figure 2. Probabilité d’avoir un deuxième enfant (a1) selon le sexe du premier et l’intervalle intergénésique, entre 2004 et 2013
24La probabilité d’agrandissement des familles de deux enfants décline à 23,2 %, car les troisièmes naissances sont beaucoup moins fréquentes. Mais elle apparaît très marquée par le sexe des enfants précédents. Ainsi, 41,1 % des couples ayant deux filles auront un troisième enfant, contre environ 18 % des couples qui ont au moins un fils parmi leurs deux premiers enfants (figure 3). C’est un marqueur fort de la préférence pour les garçons : les couples sans fils ont 2,3 fois plus de chances d’avoir un troisième enfant que les couples ayant au moins un fils. Une autre manière d’interpréter ces chiffres consiste à observer que la proportion des parents qui n’auront pas de troisième enfant est plus faible d’un quart parmi ceux ayant deux filles de suite, passant de 82 % à 59 %. Si ces proportions étaient représentatives de l’ensemble de la population, le désir de garçon affecterait donc les comportements reproductifs de plus d’un quart des couples vietnamiens. Mais la présence de sélection prénatale dès les premières naissances rend la situation plus complexe.
Figure 3. Probabilité d'avoir un troisième enfant (a2) selon le sexe des enfants déjà nés et l’intervalle intergénésique, 2004-2013.

Figure 3. Probabilité d'avoir un troisième enfant (a2) selon le sexe des enfants déjà nés et l’intervalle intergénésique, 2004-2013.
25Il est également intéressant de noter qu’une même proportion de couples aura un troisième enfant après un garçon et une fille qu’après deux garçons. Autrement dit, les couples tendent à augmenter leur descendance pour s’assurer la naissance d’un garçon, mais le contraire n’est pas vrai : l’absence d’une fille influence à peine la probabilité d’avoir un troisième enfant.
26La figure 4 permet d’analyser les comportements après trois naissances ou plus. L’absence de toute naissance masculine antérieure est certes plus rare, mais les couples sans garçon continuent d’avoir une fécondité ultérieure deux fois plus forte que ceux ayant déjà un fils. Il apparaît toutefois que le désir de mixité joue désormais un rôle. La probabilité d’agrandissement est la plus faible (16,9 %) parmi les parents de trois enfants qui ont déjà garçon et fille. Elle augmente légèrement mais significativement de 7,5 points parmi ceux qui n’ont eu aucune fille, tandis que l’absence d’un garçon l’augmente de 21,5 points. La composition sexuée mixte de la descendance apparaît plus satisfaisante et l’absence de fille a un effet mesurable sur les comportements reproductifs.
Figure 4. Probabilité d'avoir un quatrième enfant ou plus (a3+) selon le sexe des enfants déjà nés et l’intervalle intergénésique, 2004-2013.

Figure 4. Probabilité d'avoir un quatrième enfant ou plus (a3+) selon le sexe des enfants déjà nés et l’intervalle intergénésique, 2004-2013.
27Les couples peuvent donc mettre en œuvre leurs préférences genrées par le seul recours à des règles d’arrêt de fécondité. Les préférences sont majoritairement orientées vers les garçons, mais un désir de descendance de composition mixte n’est pas absent. Nous allons examiner comment l’accès aux méthodes modernes de sélection sexuelle offre un autre moyen d’ajuster la composition sexuée de la descendance au Vietnam.
IV. La mesure du déséquilibre des naissances en 2010-2014
1. Estimation de la masculinité des naissances
28Nous avons effectué des estimations du rapport de masculinité à la naissance (RMN) à partir des données de l’enquête intercensitaire de 2014 en utilisant deux méthodes distinctes : d’une part avec la structure par âge et par sexe des enfants, et d’autre part avec l’histoire génésique des femmes interrogées. Le tableau 1 présente ces RMN calculés sur deux périodes différentes, c’est-à-dire sur un an et cinq ans. Lorsque le rapport est calculé à partir de la structure par âge, il est corrigé par le rapport de survie différentielle par sexe (voir section II).
Tableau 1. Rapports de masculinité à la naissance selon la date de naissance et le type de données utilisées

Tableau 1. Rapports de masculinité à la naissance selon la date de naissance et le type de données utilisées
29Le rapport de masculinité à la naissance en 2014, calculé sur les 12 mois précédant l’enquête, se situe autour de 112,5 naissances de garçons pour 100 naissances de filles. Le niveau est presque identique selon les deux types de données : 112,7 selon la distribution par âge et sexe corrigée de la mortalité, et 112,2 selon l’histoire génésique des femmes. Ce chiffre place le Vietnam à un niveau inférieur à celui de la Chine ou de l’Azerbaïdjan, mais au-dessus du niveau indien ou des pays des Balkans (Guilmoto, 2015). Calculé sur la population née depuis 2010, le rapport de masculinité s’élève alors à 112,2 selon la distribution par âge et sexe corrigée de la mortalité, et 111,1 selon l’histoire génésique des femmes. On notera pour finir que si Maks Banens (2000) relevait des sous-déclarations des naissances féminines en Cochinchine au début du xxe siècle, il n’existe aucune trace de sous-enregistrement spécifiquement féminin au Vietnam lors des enquêtes ou du recensement.
2. Ampleur des variations dans le pays
30L’existence et l’intensité de la sélection sexuelle dépendent de plusieurs facteurs qui varient au sein du pays, comme le niveau de fécondité, plus faible dans les villes, ou les technologies modernes de sélection prénatale, plus difficiles d’accès dans les régions reculées du pays ou parmi les plus pauvres. Quant à la préférence pour les garçons, elle n’est pas de même ampleur selon les régions ou les groupes sociaux. Le recours aux avortements sexo-sélectifs tend donc à varier au sein des pays qui le pratiquent. Par exemple, les rapports de masculinité à la naissance varient en Inde et en Chine ; il est pratiquement à un niveau normal en Andhra Pradesh ou au Tibet, alors que des valeurs supérieures à 125 sont observées au Punjab ou en Anhui (UNFPA, 2012). D’importantes variations régionales et socioéconomiques du RMN ont déjà été décrites au Vietnam après le recensement de 2009 (Ministry of Planning and Investment et al., 2011) et nous comparerons ces résultats dans la section V.4.
31Le tableau 2 permet d’examiner les variations mesurées dans l’enquête intercensitaire de 2014. Les six grandes régions du Vietnam (figure 1) fournissent un premier aperçu des variations spatiales au sein du pays, même si elles peuvent être elles-mêmes hétérogènes [16]. Le RMN national s’élève entre 111,1 et 112,2 pour la période 2010-2014, mais varie de 108,6 à 117,0 selon les régions. Les trois régions où les RMN sont les moins déséquilibrés sont les Zones montagneuses du Nord, les Hauts Plateaux du Centre et le delta du Mékong. Les deux premières se caractérisent par un plus faible niveau de développement social d’urbanisation, une fécondité plus élevée qu’ailleurs et une proportion importante de minorités ethniques. Ces conditions sont défavorables au recours à la sélection sexuelle prénatale. La troisième région, à savoir le delta du Mékong situé à l’extrême sud du pays, est une zone agricole développée avec un réseau urbain important. C’est également l’une des régions vietnamiennes les plus influencées par les traditions du Sud-Est asiatiques : elle a fait partie pendant plusieurs siècles de l’Empire khmer et partage de fait des caractéristiques culturelles et religieuses avec le Cambodge et la Thaïlande (peuplement khmer, bouddhisme theravada et syncrétisme religieux, parenté bilatérale, etc.).
32Le delta du fleuve Rouge au nord du pays est caractérisé par un recours important des femmes à la sélection sexuelle prénatale (Becquet, 2015). C’est ici que la masculinité à la naissance est la plus élevée avec 117 garçons pour 100 filles en 2010-2014, comparable à celle de la Chine à la même période (Guilmoto, 2015). Cette région a été occupée par la Chine pendant plus de mille ans et a donc été fortement influencée par les traditions confucéennes. C’est le berceau de la civilisation kinh, marquée par des normes familiales patrilinéaires et patrilocales ainsi qu’une faible fécondité, circonstances qui expliquent la forte volonté des couples de s’assurer la naissance d’un fils. Les deux dernières régions, celle du Sud-Est et celle du Centre Nord et de la Côte Centrale, ont des RMN proches de la moyenne nationale. Elles sont caractérisées par des populations plus mélangées. En effet, les Centre Nord et Côte Centrale comprennent des provinces qui sont très proches du delta du Mékong au sud et d’autres du delta du fleuve Rouge au nord. Quant au Sud-Est, sa population est historiquement proche des traditions du Sud-Est asiatique, mais il a reçu de nombreux flux de migrants du nord du pays depuis 1975. Cela pourrait expliquer pourquoi le niveau du RMN à 111,8 y est plus élevé que dans le delta du Mékong.
Tableau 2. Variations territoriales et socioéconomiques du rapport de masculinité à la naissance, 2010-2014.

Tableau 2. Variations territoriales et socioéconomiques du rapport de masculinité à la naissance, 2010-2014.
33Les rapports de masculinité à la naissance augmentent avec le statut socioéconomique du ménage. Plus les femmes sont dans un ménage riche, plus elles auront tendance à utiliser la sélection sexuelle prénatale pour choisir le sexe de leurs enfants. Ce comportement différencié selon le niveau de vie, déjà avéré d’après d’autres sources (Le et al., 2017 ; Ministry of Planning and Investment et al., 2011), s’explique notamment par deux des facteurs cités précédemment, un niveau de fécondité plus faible et un meilleur accès aux échographies. Les plus pauvres conservent en effet une fécondité plus forte de 2,34 enfants par femme (General Statistics Office, 2016) et un moindre accès aux échographies. Les variations selon le niveau de vie s’expliquent également par la demande d’hommes en milieu agricole : les couples aisés en milieu rural ont un désir plus prononcé de s’assurer la naissance d’un fils. Il sera une source de prestige local, héritera des terres et célèbrera le culte des anciens (Becquet, 2015).
34Le déséquilibre du rapport de masculinité à la naissance s’accentue également à mesure que le niveau d’études augmente. Il passe de 107 chez les moins instruites à 115 parmi celles qui ont reçu une formation universitaire. Là encore, l’indice synthétique de fécondité diminue lorsque le niveau d’éducation des femmes augmente, mais la différence est désormais faible : selon l’enquête intercensitaire de 2014, il est de 2,4 chez les femmes jamais scolarisées contre 2,1 chez celles qui ont poursuivi leurs études après le secondaire (General Statistics Office, 2016). L’accès aux échographies est toutefois fortement différencié selon le niveau d’études. L’enquête 2013 de population et de planification familiale du Bureau national de la statistique montre ainsi que le fait de connaître le sexe du fœtus grâce aux échographies est fortement lié au niveau d’éducation : 36,8 % des femmes jamais scolarisées connaissent le sexe, contre 86,8 % des femmes qui ont terminé le lycée (Ministry of Planning and Investment et al., 2014).
3. L’effet de la taille et de la composition sexuée de la descendance sur le RMN
35Au-delà des différences socioéconomiques et régionales, le recours à la sélection sexuelle prénatale dépend fortement de la composition sexuée de la descendance, puisqu’il a précisément pour but de la façonner afin de satisfaire à un idéal de descendance restreinte et masculine. Le tableau 3 illustre ces variations.
Tableau 3. Variations du rapport de masculinité à la naissance selon la descendance atteinte, 2010-2014.

Tableau 3. Variations du rapport de masculinité à la naissance selon la descendance atteinte, 2010-2014.
36À première vue, le RMN augmente singulièrement parmi les naissances de rang élevé, puisqu’il passe à 122 pour les rangs supérieurs à deux. Cela correspond principalement aux parents qui, sans recourir aux avortements sélectifs, n’ont pas pu avoir un garçon parmi leurs deux premiers enfants. Certaines femmes vont alors se résoudre à avorter pour que la naissance suivante soit masculine. La « pression » augmente ainsi avec le rang de naissance. Dans un contexte de faible fécondité, c’est souvent à la troisième naissance que le rapport de masculinité augmente brusquement et fortement, comme en témoignent les RMN mesurés en Corée du Sud dans les années 1980 (Park et Cho, 1995) et dans les pays du Caucase dès les années 1990 (Meslé et al., 2007).
37Le Vietnam est toutefois un cas particulier, car le RMN est déséquilibré dès les premières naissances, tandis que celui des rangs supérieurs (trois et plus) n’atteint pas les niveaux extrêmes mesurés dans d’autres pays (Guilmoto, 2015 ; UNFPA, 2012). Le RMN est en effet élevé dès la première naissance (112,1) et fléchit pour les naissances de rang deux (107,8). Cette anomalie avait déjà été observée au Vietnam à partir d’autres sources (Ministry of Planning and Investment, 2011 ; UNFPA, 2009). Il faut souligner que dans un contexte de faible fécondité, un déséquilibre aussi marqué que celui mesuré au Vietnam pour les premières naissances a de grandes conséquences sur la population puisqu’elles constituent une part importante de l’ensemble des naissances. Il est en effet à l’origine de 40 % des filles manquantes [17].
38Cette pratique des avortements sexo-sélectifs dès la première naissance s’explique par la volonté d’avoir un fils en premier, considéré comme une assurance pour la constitution d’une descendance genrée (Becquet, 2015). Certaines femmes anticipent les aléas de la biologie des naissances et veulent choisir le sexe de leur premier enfant. Le contrat familial est alors rempli, la reconnaissance sociale de la communauté est assurée et ces femmes n’ont plus à s’inquiéter de la composition sexuée de la suite de leur descendance. Les femmes qui recourent à la sélection sexuelle prénatale dès la première grossesse pourraient même éviter une seconde naissance après la venue d’un fils, comme le montre la figure 2. En comparant avec un RMN naturel de 105, on peut estimer que 4,7 % des premières naissances féminines attendues manquent, ce qui correspondrait à la proportion des femmes pratiquant au moins un avortement sélectif avant leur premier enfant.
39Les rapports de masculinité par rang de naissance sont étroitement dépendants du sexe des enfants déjà nés puisque les femmes vont recourir aux avortements sexo-sélectifs si elles ne sont pas satisfaites de la composition sexuée de leur descendance. Si nous observons les rapports de masculinité selon la présence d’un aîné de sexe masculin (tableau 3), nous constatons que l’absence de fils influe considérablement sur le recours des femmes à la sélection sexuelle prénatale. Le RMN dépasse ainsi 150 après deux naissances successives (ou plus) de filles. Inversement, les femmes qui ont déjà un fils présentent un rapport de masculinité normal proche de 105 à tous les rangs de naissance (deux et plus). Cela pourrait expliquer pourquoi les naissances de rang deux apparaissent légèrement moins déséquilibrées que celles de rang un : une partie des femmes a eu comme premier enfant un garçon, et n’a donc pas besoin de recourir aux avortements sexo-sélectifs.
40C’est après deux filles (ou plus) que les rapports de masculinité sont les plus déséquilibrés. Ces distorsions ne sont pas aussi importantes que celles extrêmes mesurées dans les années 1990 en Arménie en l’absence d’un garçon (le RMN était égal à 223 après deux filles et 304 pour les naissances de rang quatre et plus après des filles uniquement ; UNFPA, 2013), mais elles sont comparables à celles de l’Inde (139 après deux filles en 1998 selon Jha et al., 2006).
V. L’évolution récente de la masculinité des naissances
1. Estimation des tendances depuis 2000
41Pour estimer ces évolutions, nous utilisons plusieurs séries de données décrites dans la section I : les résultats des enquêtes démographiques annuelles que nous confrontons à des estimations rétrospectives par cohorte sur dix ans réalisées sur le recensement de 2009 et l’enquête intercensitaire de 2014. La première série correspond aux naissances enregistrées durant les 12 mois avant les enquêtes démographiques annuelles, lesquelles ne sont disponibles que depuis 2000 (estimation pour 1999). Cette source est la plus fragile, car fondée sur des échantillons de naissances de taille réduite. Les fluctuations interannuelles de cette série d’estimations sont d’ailleurs substantielles, par exemple lorsque le chiffre du RMN passe de 109 à 104 entre 2000 et 2002 (figure 5). Les estimations à partir du recensement de 2009 reposent sur un échantillon plus conséquent (15 % des ménages du recensement). On constate effectivement un tracé plus régulier et l’absence de fluctuation suspecte. Les rétroprojections à partir de l’enquête intercensitaire de 2014 sont fondées sur un échantillon de plus petite taille (5 % des ménages vietnamiens). Selon cette série et les enquêtes démographiques annuelles, on observe notamment un sursaut inattendu en 2012 sur lequel on reviendra.
42L’évolution du RMN depuis 2000 est caractérisée par un niveau plancher autour de 107 jusqu’en 2003-2004, suivi d’une hausse soutenue jusqu’en 2012 qui porte la masculinité des naissances vers un plafond situé entre 112 et 113. La période récente correspond à une stabilisation autour de ce niveau, confirmée par l’estimation de 112,1 en 2016 selon l’enquête conduite en 2017.
Figure 5. Estimations du rapport de masculinité à la naissance selon les sources disponibles, 2000-2017.

Figure 5. Estimations du rapport de masculinité à la naissance selon les sources disponibles, 2000-2017.
43Si on utilise l’ensemble de ces estimations pour une modélisation des tendances, un modèle de régression linéaire simple s’avère peu approprié. La croissance du RMN est en effet limitée à la période située entre 2003 et 2013. Cette croissance tend en outre à accélérer puis à décélérer. Le meilleur modèle pour rendre compte de cette évolution est celui d’une courbe sigmoïde (ou courbe en S). La courbe en S est calculée à partir de l'ensemble des estimations (non pondérées) depuis 2000 par ajustement des quatre paramètres (a, b, c, d) d'un modèle logistique de type : y = a + b/[1 + ec.(x-d)]. Les autres ajustements examinés se fondent sur des modèles linéaires, polynomiaux, exponentiels et logarithmiques. Cet ajustement logistique est de très bonne qualité (R² = 0,78) et les valeurs qui s’en écartent le plus proviennent des enquêtes annuelles aux échantillons plus petits. Il suggère que le nombre de couples recourant à la sélection prénatale en fonction du sexe du fœtus aurait augmenté rapidement de 2003 à 2012, avec pour effet une croissance logistique du RMN de 107 à 112 comme le montre le profil de la courbe ajustée sur la figure 6.
44Cette courbe en S est typique des mécanismes de diffusion (Rogers, 2010). Elle représente l’effet cumulé de la propagation d’une « innovation » (une idée, une pratique ou un objet) sur un intervalle de temps limité. Selon cette lecture de l’évolution du RMN, certains groupes pionniers adoptent la sélection prénatale et enregistrent une hausse de leur RMN, qui s’accentue à partir de 2003. En l’espace de quelques années, ils sont imités par d’autres groupes sociaux et la proportion de personnes qui pratiquent la sélection sexuelle prénatale augmente. Elle atteint finalement un niveau plafond quand tous les individus potentiels l’ont adoptée. On notera que toute la population du Vietnam n’est pas concernée, car une majorité de couples n’y ont pas recours pour des raisons très diverses : absence de préférence genrée, refus de l’avortement, etc. Ce schéma décrit donc le passage en moins de dix ans d’un niveau d’équilibre de la masculinité des naissances avant 2003 autour de 107 à un niveau proche de 112. Ce profil logistique suggère une diffusion de la sélection prénatale dans le pays au début des années 2000. Il correspond étroitement aux observations de Gammeltoft et Nguyên (2007) : en 2004, ils notent un très fort engouement pour les échographies obstétricales à partir d’enquêtes de terrain conduites dans le Vietnam urbain. On retrouve également des plateaux de RMN dans divers pays, comme dans le sud Caucase autour de 115 après 2000, ou plus faible en Inde et en Albanie autour de 111 (Guilmoto, 2015).
45Cette analyse appelle quelques commentaires et une observation. En premier lieu, le niveau de départ, autour de 107, est supérieur au niveau naturel du RMN qui oscille en général autour de 105. Ce niveau de 107 est donc anormalement élevé. Sans que cela soit démontrable et en l’absence de données cohérentes (Bélanger et al., 2003), il est possible qu’une partie du pays ait déjà eu recours avant 2003 à la sélection prénatale en fonction du sexe, notamment les couples des grandes villes ayant accès aux premiers échographes de bonne qualité dans les années 1990. Seule une étude approfondie des données du recensement de 1999 pourrait le démontrer.
Figure 6. Estimations du rapport de masculinité à la naissance selon diverses sources et ajustement logistique, 1998-2017

Figure 6. Estimations du rapport de masculinité à la naissance selon diverses sources et ajustement logistique, 1998-2017
46On notera ensuite que la vitesse de progression du RMN à partir de 2003 est comparable à celle observée en Corée du Sud (107 en 1982 jusqu’au plafond de 115 en 1993). Ce pays, comme le Vietnam, est un pays majoritairement monolingue où la diffusion de l’information peut être beaucoup plus rapide que dans des pays vastes ou ethniquement hétérogènes comme la Chine ou l’Inde.
47Le niveau du RMN à 114 en 2012 intrigue. Il est statistiquement différent du chiffre de 2013 (selon l’enquête intercensitaire de 2014) et attesté également par l’enquête démographique annuelle de 2013. Il pourrait être lié à une année du calendrier vietnamien traditionnel particulièrement favorable aux garçons [18]. Le calendrier traditionnel a déjà été identifié comme une source de variations significatives de la fécondité vietnamienne (Do et Phung, 2010). Cela confirmerait que, comme à Hong Kong ou en Corée du Sud (Lee et Paik, 2006 ; Yip et al., 2002), les croyances zodiacales restent ancrées au Vietnam et qu'elles peuvent encore affecter ponctuellement la masculinité des naissances. Il n’en demeure pas moins que la stabilisation du RMN autour d’un niveau proche de 112 est désormais manifeste.
2. Diffusion de la sélection prénatale en fonction du sexe
48Cette lecture en termes de diffusion s’inspire des travaux sur la baisse de la fécondité (Casterline et al., 2001). Elle suggère que la hausse graduelle n’est pas tant l’effet d’une intensification uniforme de la pratique dans le pays en réponse à un changement exogène, mais davantage la propagation d’une nouvelle pratique à d’autres groupes sociaux. Une intensification correspondrait notamment à un recours croissant aux avortements sélectifs dans la population après 2003, sous l’effet par exemple d’un besoin croissant de sélection prénatale ou d’une pression accrue pour une basse fécondité. Dans un modèle diffusionnel, la hausse est plutôt due à un élargissement des utilisateurs, allant des « pionniers » vers les « retardataires ».
49Il n’est pas possible de vérifier la présence de canaux spécifiques de dissémination de cette pratique, au-delà de la référence aux travaux de terrain de Gammeltoft déjà cités qui décrivent l’effet de mode propre à l’émergence de l’échographie prénatale après 2000. Par contre, nous avons observé précédemment les écarts importants entre groupes sociaux en matière de discrimination prénatale au Vietnam, et nous pouvons décomposer la hausse du RMN entre 2009 et 2014 à partir de ces catégories. La figure 7 montre ainsi les changements, en cinq ans, analysés à l’échelle régionale. On observe une progression de 4 points dans la région du fleuve Rouge, laquelle accentue son écart avec le reste du pays. Des hausses de 2 points sont visibles ailleurs dans le nord et le centre du pays. Dans les deux autres régions du sud du pays, la croissance du RMN n’est quasiment pas visible. La hausse se cantonne donc au nord du pays, avant tout dans le delta du fleuve Rouge, tandis que le reste du pays se maintient à un niveau stable. On relèvera le cas intéressant de la région du Sud-Est où se trouve la ville la plus peuplée du Vietnam, Hô-Chi-Minh-Ville, et où le RMN, pourtant élevé dès 2009, stagne. Cette région, fortement urbanisée et dotée d’une industrie principalement tournée vers l’exportation, est la plus prospère du pays et pourrait donc avoir enregistré une masculinisation précoce en raison de sa faible fécondité (1,7 enfant par femme dès 2009). Mais le RMN n'y dépasse pas 112, sans doute à cause du peuplement important provenant de régions méridionales de traditions moins « patriarcales » qu’au nord (Becquet, 2016 ; Haines, 2006).
Figure 7. Rapports de masculinité à la naissance des enfants nés en 2005-2009 et 2010-2014 selon la région du Vietnam.

Figure 7. Rapports de masculinité à la naissance des enfants nés en 2005-2009 et 2010-2014 selon la région du Vietnam.
50Les estimations, notamment en 2014, portent sur des échantillons limités, et l’interprétation des changements reste donc difficile. Elles suggèrent cependant une diffusion « horizontale » (spatiale) faible et circonscrite aux seules provinces du nord du pays. La plus forte hausse entre 2009 et 2014 est en effet observée à l’intérieur de la région du fleuve Rouge et dans une moindre mesure dans les autres régions du Nord et du Centre. Dans les deux régions du Sud, le RMN reste stable.
51L’hypothèse d’une diffusion « verticale » (socioéconomique) des pratiques discriminatoires peut aussi être examinée, notamment à travers l’évolution du recours à l’échographie pour déterminer le sexe du fœtus, première étape de la sélection au Vietnam. L’enquête annuelle de population et de planification familiale de 2013 indique une hausse modeste de la part de femmes connaissant le sexe de leur fœtus en ville, le niveau étant déjà très élevé en 2005 (83,1 %) et en 2012 (85,1 %). Dans les zones rurales, la progression est bien plus importante, de 56,6 % en 2005 à 82 % 2012 (Ministry of Planning and Investment et al., 2014). Cette même enquête indique que l’augmentation de la proportion de mères connaissant le sexe durant la grossesse entre 2005 et 2012 est beaucoup plus élevée chez les femmes peu instruites (de 25 % à 36,8 %) que chez les plus diplômées (de 83,6 % à 86,8 %). La figure 8 montre que la hausse du RMN entre 2009 et 2014 se produit dans toutes les strates socioéconomiques, mais elle est légèrement plus rapide dans les deux quintiles les plus pauvres. Toutefois, ce rattrapage reste modeste, voire statistiquement non significatif en raison de la faible taille de l’échantillon de 2014.
Figure 8. Rapports de masculinité à la naissance des enfants nés au Vietnam en 2005-2009 et 2010-2014, selon le niveau socioéconomique des ménages

Figure 8. Rapports de masculinité à la naissance des enfants nés au Vietnam en 2005-2009 et 2010-2014, selon le niveau socioéconomique des ménages
Conclusion
52Les données d'état civil font cruellement défaut au Vietnam pour suivre l'évolution du RMN, mais les enquêtes démographiques offrent de riches substituts. On peut en effet, à partir de ces sources plus éparses, discerner assez clairement les tendances, et notamment la hausse du RMN à partir de 2003. Il est également possible de reconnaître un tassement progressif depuis quelques années et d'envisager un plafonnement de la masculinité des naissances à 113. Ce chiffre, comparable aux dernières estimations officielles effectuées pour la Chine en 2015, fait donc du Vietnam un des pays dont la situation des naissances est la plus déséquilibrée au monde. Mais il s'agit également d'un chiffre composite qui masque l'hétérogénéité des pratiques reproductives au sein du pays, s'étendant de régions à faible discrimination prénatale à celles où elle est exacerbée. C'est le cas de la région de Hanoï, historiquement la plus marquée par l'influence chinoise et les traditions confucéennes. Ailleurs dans le pays, des systèmes familiaux plus égalitaires incitent sans doute moins à la sélection du sexe des enfants à naître.
53L'exploitation des enquêtes permet également de confirmer le caractère sexiste des choix reproductifs : les comportements de fécondité répondent souvent au besoin de progéniture masculine, et les avortements sélectifs apparaissent étroitement liés à l'absence de naissances masculines précédentes. Ces sources sont en outre précieuses pour mettre en évidence les différentiels socioéconomiques et la moindre fréquence de la discrimination prénatale parmi les plus pauvres. La hausse des dix dernières années représente un bouleversement historique d’un régime reproductif jusque-là fondé sur une distribution du sexe à la naissance purement aléatoire, et aujourd’hui marqué par une gestion raisonnée de la composition de la descendance. Ce niveau de RMN très élevé va creuser l'écart entre cohortes masculines et féminines. Il aura des effets imprévisibles sur les générations de jeunes adultes dans les vingt ans à venir, parmi lesquels le surplus de garçons, notamment dans le nord du pays, atteindra un niveau inédit et bousculera les pratiques matrimoniales, comme en Chine ou en Inde (Kaur, 2016). La comparaison spatiale de l’évolution du RMN suggère qu’un phénomène de diffusion des avortements sélectifs semble à l'œuvre uniquement dans le nord du pays où la préférence pour les garçons est historiquement la plus forte (Becquet, 2015).
54La progression de la masculinité à la naissance a atteint un palier situé autour de 112-113 naissances de garçons pour 100 filles. Ce phénomène est perceptible aussi bien à partir de tendances statistiques dérivées des diverses estimations depuis les années 2000, que des chiffres par groupe social. Les trois conditions propices à la sélection prénatale ne devraient pas s’aggraver dans les années à venir. La fécondité est stabilisée autour de 2 enfants par femme et un nouveau projet de loi sur la population, permettant notamment aux couples d’engendrer autant d’enfants qu’ils le désirent, est en discussion à l’Assemblée depuis 2015 (Becquet, 2015) [19]. L’accès à l’avortement est déjà maximal en raison du maillage de cliniques privées qui s'appuie sur l’urbanisation régionale très dense, et ce en dépit des efforts pour interdire les pratiques de sélection prénatale. Quant à la préférence pour les garçons, les facteurs qui en sont à l’origine (traditions confucéennes, besoin d’hommes dans les ménages agricoles, solidarité familiale) ne peuvent que s’affaiblir du fait de la place croissante des femmes dans l’économie et la société, de la croissance économique rapide et de l’urbanisation. Le prochain recensement de 2019 fournira plus d’informations sur cette stabilisation et le rôle éventuel des politiques de lutte contre la discrimination prénatale (Den Boer et Hudson, 2017 ; Rahm, 2017). Mais on peut envisager que cette surmasculinité va progressivement se rapprocher du niveau naturel, sur le modèle de la Corée du Sud depuis 1995 ou des pays du Caucase après 2005.
Notes
-
[1]
Une augmentation a également été observée au Népal durant les dix dernières années (Frost et al., 2013). Sur la hausse de la masculinité des naissances, voir Guilmoto (2015) pour un aperçu démographique et Croll (2000) pour le contexte anthropologique des discriminations envers les filles.
-
[2]
Le terme « patriarcal » est ici un raccourci pour désigner des systèmes de genre favorisant les garçons par rapport aux filles. Voir notamment les remarques de Susan Greenhalgh (2013).
-
[3]
Voir Guilmoto et al. (2018) à propos du déclenchement de la hausse.
-
[4]
Nous utilisons pour ce faire les rapports de survie par sexe dérivés de la table de mortalité de l’OMS pour 2012 et celle établie lors du recensement de 2009. La mortalité infanto-juvénile est plus élevée chez les garçons en raison de facteurs biologiques, et cette correction permet de reconstituer le véritable rapport de masculinité à la naissance.
-
[5]
Cette variable synthétique a été construite à partir d’une analyse des correspondances multiples de 17 indicateurs relatifs au logement (matériaux de construction, équipements, etc.) et aux biens du ménage (télévision, véhicule, etc.). Elle permet la définition des quintiles. Une méthode similaire est décrite dans Ministry of Planning and Investment et al. (2011).
-
[6]
D’autres méthodes de sélection prénatale existent, comme le tri sélectif des spermatozoïdes masculins ou l’implantation d’embryons masculins par fécondation in vitro, mais le prix élevé de ces techniques préconceptionnelles en limite encore la diffusion.
-
[7]
Le Dôi Moi (Renouveau) correspond au processus de libéralisation et d’ouverture à l’économie de marché initié par le gouvernement vietnamien en 1986.
-
[8]
Décret 162/HDBT du 18 octobre 1988.
-
[9]
Ces méthodes consistent par exemple à recourir à un voyant, à un calendrier chinois qui indique selon l’âge de la mère quand avoir des rapports sexuels, à suivre des régimes alimentaires ou à prendre des médicaments traditionnels avec de l’alcool de riz afin de renforcer les spermatozoïdes portant le chromosome Y (UNFPA, 2011 ; Becquet, 2015).
-
[10]
Le discours gouvernemental en matière de santé reproductive promeut la « qualité de la population », voir notamment Gammeltoft (2014) et Phinney et al. (2014).
-
[11]
Selon l’article 44 de la loi sur la protection de la santé publique, datée du 30 juin 1989, l’avortement est autorisé au Vietnam jusqu’à la 22e semaine de grossesse.
-
[12]
L’Organisation mondiale de la santé recommandait 4 visites prénatales jusqu’en 2016, et 8 depuis., http://apps.who.int/iris/bitstream/10665/250801/1/WHO-RHR-16.12-fre.pdf [consulté en ligne le 28 juillet 2017].
-
[13]
Ces chiffres sont calculés à partir de l’Enquête annuelle de population et de planification familiale de 2013.
-
[14]
Les calculs étant effectués à partir des fratries et non des femmes, et parce que l’immense majorité des Vietnamiens ont des enfants au sein du mariage, nous parlerons ici des couples qui ont un enfant supplémentaire et non des femmes.
-
[15]
Toutes les différences de probabilité sont évaluées ici par le test du Log-rank.
-
[16]
La région du Centre Nord et Côte Centrale mesure par exemple plus de 1000 km de long.
-
[17]
Nous calculons ici les femmes manquantes à chaque rang par rapport à un RMN « naturel » de 105 en fonction des effectifs de naissance par sexe.
-
[18]
Il s’agit donc vraisemblablement de l'effet propre de l'année du Dragon d’Or (Nhâm Thìn) favorable aux naissances de garçons.
-
[19]
Le texte de cette loi est accessible sur le site www.duthaoonline.quochoi.vn. L’article 25 prévoit spécifiquement des mesures pour contrecarrer entre autres les causes familiales, rituelles et économiques de la préférence pour les garçons.