Suite au référendum irlandais de mai 2018 largement en faveur de l’avortement, seuls deux pays européens, Malte et Andorre, ne donnent toujours pas aux femmes le droit de décider de mettre un terme à une grossesse dans ses premières semaines. Hors des frontières de l’Europe, malgré quelques initiatives récentes comme le vote sur la légalisation en Argentine en juin 2018, l’avortement reste illégal ou restreint à certaines conditions dans un très grand nombre de pays. Cette situation est non seulement contraire au droit de chacune à disposer librement de son corps, mais elle a des conséquences désastreuses en matière de santé reproductive et d’inégalités de genre. Cette chronique « Question de Population » présente un panorama international des enjeux autour de l’avortement, des difficultés de mesure et des solutions pour y faire face. Elle présente les données les plus récentes sur la fréquence de l’avortement et sur les effets de son interdiction pour la vie et la santé des femmes.
1L’avortement est une pratique ancienne et universelle. Elle se décline de manière différente selon les époques et les contextes politiques, sociaux et culturels. À travers le monde, les législations sont variables, allant de l’autorisation à la demande de la femme jusqu’à l’interdiction totale. La libéralisation de l'avortement fait l’objet de polémiques intenses, et une fois acquise elle est parfois remise en question. Certains revendiquent l’accès à l’avortement comme un droit humain, un droit des femmes, un droit sexuel et reproductif, mais aussi comme un droit à la santé face aux conséquences des avortements illégaux. D’autres le condamnent au nom du droit à la vie de l’embryon.
2La désapprobation sociale qui caractérise encore largement le recours à l’avortement s'exprime de multiples façons : elle va d’un refus du droit à l’avortement ou de l’absence de visibilité de cette question dans l'agenda international (par exemple, aucune mention n'en est faite dans les Objectifs du développement durable), à une opposition des administrations américaines conservatrices au financement de ces programmes (the global gag rule) (Singh et Karim, 2017 ; Starrs, 2017), jusqu'à la réticence des femmes à parler de leurs avortements. Elle se traduit également par des sanctions et l’emprisonnement de femmes dans certains pays, par un traitement discriminatoire dans les centres de santé tant pour la prise en charge des avortements que pour le traitement des complications, ou encore par la difficulté à trouver des personnels de santé qualifiés fournissant ce type de services.
3La condamnation sociale dont l'avortement fait l'objet est liée à la conception du rôle des femmes dans la société : ceux et celles pour qui les femmes sont avant tout des mères perçoivent le renoncement à la maternité comme un comportement déviant (Luker, 1984). Parce que les rapports de genre restent inégalitaires dans de nombreux pays du monde et que la vision des femmes demeure fortement attachée à la maternité, la pratique de l’avortement est souvent stigmatisée, à des degrés néanmoins divers selon les sociétés.
4L’avortement a toujours été utilisé comme un mode de régulation de la fécondité en lieu ou place de la contraception, et il a joué un rôle dans les transitions démographiques passées et contemporaines. L'avortement est aussi devenu un outil privilégié de certaines politiques de population. Dans plusieurs pays communistes comme la Bulgarie, durant la seconde moitié du xxe siècle, il a été un instrument des politiques de population dans un contexte d’accès limité à la contraception. Son rôle est aussi notoire dans certains pays asiatiques désireux de contrôler l’augmentation rapide de leur population. Ces politiques ont conduit à des taux élevés d'avortement, voire à des pratiques abusives, comme le cas des avortements forcés en Chine dans le cadre de la politique de l'enfant unique à la fin des années 1970.
5L'avortement est un sujet qui interpelle les démographes et les acteurs de santé, car sa pratique non sécurisée est une cause importante de mortalité maternelle (OMS, 2011), et les conséquences sanitaires des avortements restent au cœur des débats dans de nombreux pays. Tous les avortements illégaux étaient jusqu’à récemment considérés à risque, mais cette classification est aujourd'hui remise en question (Ganatra et al., 2014). En effet, si l'association entre légalité d'une part, et sécurité d'autre part, permet de bien décrire la situation des années 1980, cela n'est plus le cas, du fait de la diffusion de nouvelles techniques d'avortement dans les années 1990-2000, y compris dans les pays restrictifs. De ce fait, on tient compte aujourd’hui de trois catégories de risque : sans risque, à risque modéré, à risque grave (Ganatra et al., 2017).
6Cet article propose un état des connaissances sur la question de l’avortement (définitions dans le document annexe A.1) et une mise en perspective des similitudes et des différences de situations dans le monde. C’est une tâche ambitieuse que de résumer une question aussi complexe, présentant des situations particulièrement diversifiées entre les continents et les pays. Cette synthèse commence par une description des méthodes auxquelles les femmes recourent pour interrompre leurs grossesses, méthodes qui varient en fonction du contexte légal et des services disponibles dans les pays. La deuxième partie est consacrée à la présentation de la diversité des législations sur l’avortement à travers le monde. La troisième partie expose les termes du débat contemporain autour de l’avortement et illustre la façon dont les législations évoluent sous l’influence de certains groupes. Ensuite, une quatrième partie de nature méthodologique fait état des données et des méthodes utilisées pour estimer l’ampleur du phénomène, en particulier dans les pays où l’accès est légalement restreint et où il n’existe pas ou peu de statistiques. Sont ensuite abordés (dans la cinquième partie) les niveaux et tendances de l’avortement dans les différentes régions du monde et la situation spécifique de quelques pays particuliers. Le processus qui mène à l'avortement, le profil des femmes qui y recourent et les différences dans la pratique selon les conditions de vie sont ensuite analysés (sixième partie), notamment dans le cas de l’avortement sexo-sélectif que l’on retrouve essentiellement en Asie. La dernière et septième partie traite des conséquences de l’avortement sur la vie des femmes, en termes de morbidité et de mortalité, ainsi que ses conséquences psychologiques et pénales. L’article conclut par quelques pistes de recherches afin d’améliorer les connaissances et d’alimenter les débats des politiques sur la situation et la légalisation de l’avortement. Ce texte sera centré sur la question de l’avortement provoqué, que nous qualifierons « d’avortement ».
I. Avorter aujourd’hui : des méthodes traditionnelles aux méthodes médicalisées
7Les travaux historiques montrent que les femmes ont toujours eu recours à l’avortement en utilisant une gamme variée de méthodes dont le savoir se transmettait d’une génération à l’autre (McLaren, 1990 ; Van de Walle, 1998), même si leur efficacité n’était pas avérée. Aujourd'hui, la méthode utilisée dépend du statut légal de l’avortement, de la durée de grossesse, de la technologie disponible (Faúndes et Barzelatto, 2011), mais aussi des moyens financiers de la femme et de son accès aux prestataires. Elle est également fonction de la qualification de la personne qui va pratiquer l'interruption de grossesse et de l’environnement sanitaire (médicalisé ou non).
8Les méthodes d’avortement sont regroupées en deux grands types : les méthodes traditionnelles et les méthodes médicalisées.
1. Les méthodes traditionnelles
9Elles reposent sur des procédés basés sur les connaissances et les savoirs populaires, et ont une efficacité variable. Elles consistent aussi bien en l’utilisation de la pharmacopée traditionnelle que de produits manufacturés ou de produits pharmaceutiques dont l’usage est détourné, de méthodes physiques ou spirituelles (Faúndes, 2011 ; Guillaume, 2004 ; Guillaume et Lerner, 2007 ; Singh et Wulf, 1994 ; Singh et al., 2009). Elles sont surtout utilisées lorsque les femmes n’ont pas accès à l’avortement médicalisé car illégal dans leur pays, parce qu’elles sont confrontées à des obstacles économiques, du fait de leur âge ou de leur situation familiale.
10Dans la pharmacopée traditionnelle, des plantes sont connues pour leurs supposées vertus contraceptives, abortives ou pour « faire venir les règles » (Van de Walle et Renne, 2001). Achetées sur les marchés ou prescrites par des tradipraticiens, elles sont préparées soit sous forme de thé ou d’infusion utilisés en boissons ou en lavements, soit sous forme d’ovules végétaux (Artuz et Restrepo, 2002 ; Bankole et al., 2013 ; Ciganda et Laborde, 2003 ; Prada et al., 2011 ; Vallely et al., 2015).
11Des produits « manufacturés » sont également utilisés pour leurs prétendues propriétés abortives : produits chimiques, substances acides (comme le vinaigre…) ou produits caustiques, tels que l’eau de javel, le bleu à linge, le permanganate de potassium, etc. Des boissons alcoolisées (vin, bière), sucrées (comme le coca-cola), chaudes, laxatives ou épicées, utilisées seules ou mélangées à d’autres produits, ingérées à haute dose, sont également considérées comme facilitant l’avortement. Elles sont consommées par voie orale ou lavement vaginal (Guillaume et Lerner, 2007 ; Singh et al., 2009).
12Certains produits pharmaceutiques (à l’exclusion de produits tels que le Misoprostol ou la Mifepristone traités dans la partie suivante) sont aussi réputés. Il s’agit essentiellement de médicaments déconseillés en cas de grossesses et utilisés en surdosage : les antipaludéens (nivaquine, quinine), des hormones (Crinex, Synergon, Metrigen…), l’aspirine ou le paracétamol, les antibiotiques, des laxatifs, etc. Ces produits sont parfois combinés pour une plus grande « efficacité » et peuvent provoquer des effets secondaires graves.
13Dans le registre des méthodes physiques, l’introduction d’objets solides et contondants dans l’utérus pour provoquer la rupture de la membrane entourant l’embryon est couramment utilisée. Il s’agit de tiges ou de racines de plantes, d'objets métalliques ou en plastique, comme des rayons de vélo, cathéters, aiguilles à tricoter, cuillères, crayons, boucles, cintres, baleines de parapluie, etc. (Puri et al., 2007). À cela s’ajoutent des massages ou manipulations de l’utérus, des efforts physiques violents, des coups, des chutes (Espinoza et López Carrillo, 2003). Enfin, les femmes ont aussi recours à des prières, gris-gris et amulettes, moins dangereux pour la santé.
14Ces méthodes traditionnelles fondent leur légitimité sur des savoirs et des croyances diffusés par des acteurs anonymes, collectifs, populaires (Sanseviero, 2003). Elles peuvent être autopratiquées par les femmes sur les conseils de personnes de leur réseau social (Grossman et al., 2010), familial ou amical, ou être prescrites par des personnels médicaux ou des prestataires plus ou moins qualifiés, des thérapeutes traditionnels (naturopathes, guérisseurs, devins…).
15Ces méthodes traditionnelles présentent souvent des risques pour la santé des femmes, en particulier celles à base de produits chimiques, de médicaments en surdosage, de plantes et surtout celles nécessitant l’insertion d’objets dans le vagin. Leur usage se solde le plus souvent par un échec de l’avortement ou un avortement incomplet et des complications (cf. partie VII) qui affectent davantage les femmes de milieu socioéconomique défavorisé, premières utilisatrices de ces méthodes dans les pays où l'avortement est illégal, du fait de leur faible coût (Espinoza et López Carrillo, 2003 ; Ouattara et al., 2015 ; Rashid, 2010 ; Sundaram et al., 2012 ; Visaria et al., 2004).
2. Les méthodes médicalisées
16Les méthodes médicalisées d’avortement sont chirurgicales (dilatation et curetage, aspiration manuelle) ou médicamenteuses. Elles sont utilisées, que l’avortement soit légal ou illégal, mais une grande disparité d’accès et de qualité des services offerts en termes de compétences et de formation du personnel existe entre les pays où cet acte est légal et ceux où il est restreint (Rashid, 2010).
Les méthodes chirurgicales
17Les méthodes chirurgicales se pratiquent généralement sous anesthésie locale ou générale. Elles reposent sur une dilatation du col de l’utérus et l’évacuation de la cavité utérine soit par curetage, soit par aspiration. La technique choisie est liée à la durée de la grossesse, mais aussi aux capacités techniques et professionnelles des structures sanitaires.
18La procédure de dilatation et de curetage (D&C) se fait à l’aide d’instruments mécaniques, elle nécessite un plateau technique et des compétences adéquates, une hospitalisation et une anesthésie. Cette méthode ancienne présente des risques de complications lorsqu’elle est pratiquée par des personnels non qualifiés, notamment des risques d’infections, d’hémorragies, voire de stérilité secondaire. Ce fut longtemps la principale méthode d’avortement, et elle est encore largement utilisée dans certains pays, quelle que soit la situation légale de l’avortement, comme en Malaisie ou au Soudan (Abdullah et Wong, 2010 ; Kinaro et al., 2009). L’OMS considère actuellement que cette méthode est « obsolète » et devrait être remplacée par l’aspiration et/ou l’avortement médicamenteux (OMS, 2013), bien que ces derniers ne soient pas encore disponibles partout.
19Les méthodes par aspiration qui consistent en une aspiration électrique intra-utérine (AEIU), ou une aspiration manuelle (AMIU) sont généralement recommandées jusqu’à 12 à 14 semaines de grossesses (OMS, 2013). Largement utilisées, elles figurent dans les programmes de soins après-avortement pour prendre en charge les complications ou les avortements incomplets. Elles se substituent peu à peu à la D&C dans de nombreux pays, comme au Nigéria et en Éthiopie (Okonofua et al., 2011 ; Prata et al., 2013).
Les méthodes médicamenteuses
20Les méthodes médicamenteuses d’interruption de grossesse qui reposent sur la prise de médicaments sont qualifiées « d’avortements non chirurgicaux » (OMS, 2013) ou avortements médicamenteux. Elles sont utilisées pour les avortements et pour les soins après-avortement. Deux types de médicaments sont généralement employés : le Misoprostol, une prostaglandine (hormone), commercialisée notamment sous le nom de Cytotec, ou la Mifépristone, une antiprogestérone, connue sous le nom commercial de RU486. Ils sont utilisés seuls ou conjointement selon les protocoles en vigueur dans les pays et la disponibilité des produits [1].
21À partir des années 2000, l’OMS a inscrit sur la liste des médicaments essentiels (LME) l’association du Misoprostol et de la Mifépristone pour leurs propriétés abortives, et le Misoprostol pour les soins de l’avortement incomplet et les hémorragies du post-partum (Kumar, 2012 ; Millard et al., 2015 ; Shah et Weinberger, 2012) [2]. Mais les pays ne suivent pas tous ces directives de l’OMS. Dans les pays où les lois sont restrictives, le Misoprostol est souvent inscrit sur la liste des médicaments essentiels uniquement pour sa prescription en gastro-entérologie (Raghavan et al., 2012). L’OMS (2013), dans son manuel sur l’avortement sécurisé à l’intention des services de santé, décrit le type de produit abortif à utiliser (Mifépristone et/ou Misoprostol) dont la posologie et le mode d’administration vont varier selon la durée de gestation.
22Le recours à l’avortement médicamenteux s’est largement développé depuis la fin des années 1980, aussi bien dans les pays ayant légalisé l’avortement que les autres. Les conditions d’approvisionnement et d’utilisation des médicaments varient, ce qui a des conséquences sur l’efficacité de la méthode et ses effets (Fernandez et al., 2009). Dans les pays où l’accès à l’avortement est restreint, son usage s’est diffusé depuis une trentaine d’années. En particulier, le Misoprostol a acquis une certaine « notoriété » pour ses propriétés abortives, qu’il soit administré par voie orale ou par voie vaginale (Barbosa et Arilha, 1993). Même s’il n’est pas officiellement reconnu par les autorités sanitaires ni disponible dans les services de santé, les femmes l’obtiennent à travers des réseaux informels ou en pharmacie, vendu pour d’autres indications.
23Le Brésil est un bon exemple de l’utilisation détournée de ce médicament comme abortif. Dès son introduction sur le marché en 1986, les ventes du Cytotec (marque commerciale du Misoprostol) ont connu une croissance vertigineuse (Coelho et al., 1993), comme dans la ville de Goiânia où elles ont été multipliées par trois entre 1987 et 1989 (Costa, 1998). Cependant, à partir de 1988, son utilisation a fait l’objet de débats parce qu'il était plus utilisé pour ses propriétés abortives que pour le traitement des ulcères (son indication principale). Si pour certains gynécologues, le produit devait être disponible pour le traitement des avortements incomplets, pour d’autres son usage devait être contrôlé pour éviter une augmentation du nombre d’avortements (Barbosa et Arilha, 1993). Dès 1991, le gouvernement brésilien en a limité les conditions de vente afin d'en diminuer l'utilisation comme produit abortif, avec des restrictions plus ou moins sévères selon les États (prescription médicale obligatoire, utilisation exclusivement en hôpital ou dans certains lieux autorisés). Cela a contribué à une baisse des ventes officielles du Cytotec, mais aussi à sa commercialisation sur le marché parallèle à des prix très élevés (Coelho et al., 1993). Il reste aujourd’hui la principale méthode d’avortement au Brésil (Diniz et Medeiros, 2012).
24Son utilisation s’est largement répandue dans les autres pays d’Amérique latine où la loi restreint l’accès à l’avortement (voir la synthèse de Zamberlin et al., 2012), contribuant à une diminution de la mortalité maternelle (Shah et Ahman, 2012 ; Shah et Weinberger, 2012). Actuellement, le Misoprostol est aussi largement utilisé dans des pays asiatiques à législation restrictive comme les Philippines (Gipson et al., 2011). En Afrique, son usage est moins répandu, mais se développe en Ouganda, au Gabon et au Nigéria par exemple (Atukunda et al., 2013 ; Hess, 2007 ; Okonofua et al., 2014). Il s’est diffusé en Espagne et en Italie par l’intermédiaire des migrantes latino-américaines qui ont largement contribué à en faire connaître les propriétés abortives (De Zordo, 2016).
25Dans les contextes où l'avortement est légal, l’avortement médicamenteux devient la principale méthode utilisée en remplacement des méthodes par aspiration, en Uruguay, dans la ville de Mexico, en France, etc. (Fiol et al., 2016). Cette méthode est un progrès notable pour les femmes et les personnels de santé de santé. Il permet aux femmes une gestion plus autonome de leur avortement, il peut être pratiqué à domicile (Wainwright et al., 2016), éventuellement en présence du conjoint (Fiala et al., 2004 ; Iyengar et al., 2016). Dans certains pays comme la France, l’avortement médicamenteux est sous le contrôle étroit des professionnels de santé avec deux visites médicales requises pour l’obtention des médicaments, alors que dans d’autres sa pratique est moins fermement régulée.
26Pour les professionnels de santé, l’avortement médicamenteux suscite moins de réticences puisqu’il s’agit d’un acte médical plus neutre, de moindre implication personnelle et moins stigmatisant : l’avortement se faisant hors des centres de santé, les professionnels sont plus « déchargés » de cet acte que pour une aspiration ou un curetage (Faúndes et al., 2004 ; Fiol et al., 2016). Il permet aussi un transfert de compétences entre les professionnels de santé dans les structures sanitaires puisqu’il peut être prescrit par des infirmiers ou des sages-femmes, contrairement aux autres méthodes généralement utilisées par des médecins (Barnard et al., 2015 ; Olavarrieta et al., 2015 ; Puri et al., 2015).
27Dans les contextes où l’avortement est un délit, la méthode médicamenteuse est une pratique à moindre risque pour la santé des femmes : les éventuelles complications sont moins graves et moins visibles qu’avec des méthodes traditionnelles. Elles s’apparentent plus à une fausse couche qu’à un avortement provoqué.
La régulation menstruelle
28La régulation menstruelle est une autre forme d’avortement. Elle consiste en une évacuation utérine, mais sans confirmation médicale préalable de la grossesse, chez des femmes qui signalent un retard de règles récent (OMS, 2013). Cet avortement précoce se pratique aussi bien avec des méthodes traditionnelles (Van de Walle et Renne, 2001) que par aspiration ou médicaments jusqu’à 8 à 14 semaines après les dernières règles selon la méthode et les personnels habilités. Elle est pratiquée aussi bien là où l’avortement est légal qu'ailleurs. Cette méthode peut sembler plus acceptable dans un contexte où l’avortement est socialement rejeté pour des raisons morales, religieuses, culturelles, ou lorsque les législations sont restrictives : les femmes vont considérer qu’il s’agit de réguler un simple retard de règles et non d’une interruption de grossesse (Faúndes et Barzelatto, 2011).
29Cette méthode est répandue en Asie. Au Bangladesh, des services de régulation menstruelle ont été introduits dès les années 1970 (Dixon-Mueller, 1988) dans le programme de planification familiale, malgré une loi sur l’avortement très restrictive. Elle est fréquente également en Inde et au Népal (Tamang et al., 2015). Au Vietnam, dans les années 1990, on estime que 45 % à 60 % des avortements sont réalisés avec ce procédé (Goodkind, 1994). Sur la base des résultats de l’enquête démographique et de santé de 2002, Becquet (2015, p. 167) mentionne, que « 77 % des avortements sont des avortements précoces, pratiqués à moins de 6 semaines de grossesses… alors qualifiés de ‘régulation menstruelle’ ». À Cuba, où l’avortement est légal depuis les années 1950, le recours à la régulation menstruelle qui date des années 1980 représente une part importante des interruptions de grossesse (Bélanger et Flynn, 2009).
3. L’introduction des soins après-avortement
30Le problème de santé publique posé par les avortements à risque a été à l’origine de la mise en place de programmes de soins après-avortement pour réduire la morbidité et la mortalité maternelles. Ces soins font l’objet d’un consensus international et leur nécessité a été réaffirmée lors de la Conférence du Caire en 1994. L'article 8.25 du Programme d’action stipule que « Tous les gouvernements et organisations non gouvernementales intéressés sont vivement invités à renforcer leur engagement en faveur de la santé de la femme, à traiter les conséquences des avortements pratiqués dans de mauvaises conditions de sécurité en tant que problème majeur de santé publique et à réduire le recours à l'avortement en étendant et en améliorant les services de planification familiale ». L’accent a été mis sur la prise en charge des femmes : « …dans tous les cas, les femmes devraient avoir accès à des services de qualité pour remédier aux complications découlant d'un avortement. Après un avortement, des services de conseil, d'éducation et de planification familiale devraient être offerts rapidement, ce qui contribuera également à éviter des avortements répétés » (Nations unies, 1994). Ces soins ont été développés dans les années 1990 pour le traitement des avortements incomplets, aussi bien des fausses couches que des avortements provoqués, et permettent une prise en charge par des personnels qualifiés et un suivi des femmes. Ils constituent une avancée importante aussi bien dans les pays où l’avortement est illégal que dans ceux où la légalisation est récente. En effet, après des changements législatifs, les difficultés d’implantation des programmes de santé et de formation des personnels expliquent la persistance d’avortements non sécurisés durant un certain temps (Fetters et al., 2008 ; Gebrehiwot et Liabsuetrakul, 2008 ; Rocca et al., 2013).
31Les programmes après-avortement reposent sur l’introduction des techniques les plus récentes et les moins invasives comme l’aspiration et surtout l’avortement médicamenteux dont l’usage tend à se généraliser (Begum et al., 2014 ; Bique et al., 2007 ; Blum et al., 2007 ; Dao et al., 2007). La diffusion de ces techniques permet la provision de ces soins par des personnels de santé aux qualifications variées (médecins, infirmiers, sages-femmes), ainsi qu’un transfert de compétences des médecins vers les sages-femmes. Disponibles à différents niveaux de la pyramide sanitaire, elles contribuent à une décentralisation des soins trop souvent concentrés jusqu'alors dans les hôpitaux des grandes villes. Ces techniques permettent également une réduction substantielle des temps d’hospitalisation et des coûts (Shearer et al., 2010). Enfin, un autre avantage est que ces programmes incluent des conseils et des prescriptions de contraceptifs pour prévenir une nouvelle grossesse non désirée, et donc un autre avortement. Leur mise en place dans les pays où les lois sont restrictives a fait évoluer le regard des soignants sur l’avortement en simplifiant leur prise en charge et en légitimant jusqu’à un certain point leur pratique, même lorsqu’il s’agit d’avortements illégaux.
II. Le cadre légal de l’avortement dans le monde
32La situation mondiale en matière de législation sur l’avortement fait régulièrement l'objet de synthèses et de publications. Tout d'abord celles des Nations unies avec les rapports périodiques World Abortion Policies dont le dernier date de 2013 (Nations unies, 2013), le rapport de 2014 sur les lois relatives à la santé de la reproduction (Nations unies, 2014), et récemment la constitution d'une base très riche de données sur les lois relatives à l’avortement, le Global Abortion Policies database [3], réalisée par l’OMS (le programme spécial de Recherche de développement et de formation à la recherche en reproduction humaine, HRP) et les Nations unies (OMS, 2017). Par ailleurs, certaines organisations non gouvernementales participent à cet effort de connaissance : entre autres, le Center for Reproductive Rights qui diffuse régulièrement des cartes sur la situation mondiale en matière de législation (CRR, 2014, 2017), ou le Guttmacher Institute qui produit des travaux de synthèse sur la situation dans le monde, dans certains pays ou régions (Guttmacher Institute, 2012 ; Singh et al., 2009) [4].
33La connaissance du cadre légal de l’avortement est primordiale, car il est un déterminant important de l’offre de services, du droit des femmes et de leur santé. Dans le monde, les législations ont souvent oscillé entre des périodes d’assouplissement et de restrictions, pour des raisons aussi bien morales que religieuses, sanitaires, éthiques ou juridiques. Elles vont de situations où l'avortement est totalement interdit à des situations où il est autorisé sans réserve, à la demande de la femme. Entre ces deux extrêmes, les lois conditionnent l’accès à l’avortement pour des motifs particuliers : préserver la vie, la santé physique et/ou mentale des femmes [5], en cas de malformation du fœtus [6], de viol ou d’inceste, pour des raisons économiques et sociales [7], ou encore de causes spécifiques dans certains pays [8].
1. Un droit sous contrainte
34L’accès à l’avortement est toujours limité à des durées de grossesse ou d’aménorrhée précises, qui peuvent être étendues ou supprimées si la vie ou la santé de la femme sont menacées ou pour certaines causes (viol, malformation…) (CRR, 2014 ; OMS, 2017). La majorité des pays l'autorise jusqu’à 12 semaines de grossesse, certains vont jusqu’à 18 semaines (Suède), 22 semaines (Pays-Bas) ou 24 semaines (Royaume-Uni) (Bajos et al., 2004 ; Hassoun, 2011).
35Des autorisations sont parfois requises pour un avortement légal. Une autorisation parentale ou d’un tuteur est demandée pour les femmes mineures dans vingt-cinq des pays européens (OMS, 2017). En France, la réforme de la loi en 2001 prévoit que si la femme mineure (moins de 18 ans) est dans l'incapacité d’obtenir cette autorisation, un adulte majeur référent peut se substituer à l’autorité parentale ; dans d’autres pays (Danemark, Espagne, Italie, Norvège) ce sera une commission (Hassoun, 2011). Dans 37 États des États-Unis, les femmes mineures [9] ont besoin du consentement d'au moins l’un des deux parents (parfois les deux), et/ou que les parents soient informés. Cet accord est également nécessaire dans quatre pays d’Amérique latine, neuf d’Afrique et dix-sept d’Asie [10]. Dans le cas d’une femme en union, une autorisation du conjoint est parfois requise en Afrique et en Asie [11] (OMS, 2017).
36L’accord du corps médical peut être nécessaire pour interrompre une grossesse pour des raisons de santé, notamment celui d’un ou plusieurs médecins (parfois assermentés) ou d’un psychiatre en cas de problèmes de santé mentale. Le recours à l’avortement après un viol ou un inceste est souvent soumis à l’obtention d’autorisations judiciaires par un procureur ou un magistrat, éventuellement à un dépôt de plainte à la police, ou à un constat effectué par des professionnels de santé. Autant de barrières d’accès qui pénalisent particulièrement les jeunes femmes [12] à qui ce droit se trouve souvent refusé. Certaines législations imposent également un délai de réflexion de quelques jours ou semaines avant de délivrer l'autorisation, ce délai ne concernant parfois que les femmes mineures. Si dans la majorité des pays européens aucun délai n’est imposé, il varie de 3 à 7 jours dans une dizaine d’entre eux [13] (Nisand et al., 2012). En France le délai de réflexion de 7 jours a été supprimé en 2017.
37La clause de conscience motivée par des considérations morales, religieuses ou philosophiques (Rehnström Loi et al., 2015) est un autre frein pour l’accès à l’avortement. Celle-ci est parfois avancée par les personnels de santé pour ne pas pratiquer d’avortement ni prendre en charge les femmes victimes de complications. Le droit à l’objection de conscience peut être revendiqué au titre de la liberté de conscience par des praticiens qui jugent l’avortement contraire à leur éthique professionnelle basée sur le respect de la vie (Fiala et Arthur, 2014). Ce droit est inscrit dans la législation de certains pays [14], et même s’il ne l’est pas, l’objection de conscience est largement pratiquée en Europe (Heino et al., 2013), notamment en Espagne, en Italie, au Portugal (Chavkin et al., 2013 ; De Zordo, 2017 ; Hassoun, 2011), en Afrique (Lema, 2012), notamment en Afrique du Sud (Harries et al., 2014), en Amérique latine (Casas, 2009 ; Diniz et al., 2014 ; Faúndes et al., 2004 ; Maroto-Vargas, 2009), aux États-Unis (Harris et al., 2011). Cependant, même quand ce droit à l’objection de conscience est légalement reconnu, les professionnels de santé ont des obligations, comme de renvoyer les patients vers des personnels non objecteurs, ou de prendre en charge les femmes dont l’état de santé est jugé critique (Cook et al., 2009). Les structures sanitaires publiques peuvent également avoir l’obligation de disposer de personnels non objecteurs dans leurs équipes (Islas de González Mariscal, 2008). Il arrive aussi que certains professionnels de santé se déclarent objecteurs de conscience quand ils exercent dans le service public, mais pratiquent des avortements dans leurs cliniques privées où cet acte est plus rentable (Schiavon et al., 2010), ou pour des femmes de leur entourage (Faúndes et Barzelatto, 2011). Ces personnels objecteurs contribuent à renforcer la stigmatisation entourant l’avortement, en particulier dans les pays où l’accès légal est restreint.
2. Des législations contrastées, des plus restrictives aux plus libérales
38Les lois sont globalement plus permissives dans les pays les plus développés [15], où 7 sur 10 autorisent l'avortement à la demande de la femme (figure 1), essentiellement des pays européens et d’Amérique du Nord. L’écart se creuse selon le niveau de développement, 16 % des pays en développement ont une législation libérale, et seuls 4 % des pays les moins avancés (Nations unies, 2014).
39Le seul motif qui fait consensus dans le monde est l'autorisation de l’avortement pour sauver la vie de la mère, sans que pour autant cela signifie un réel accès pour les femmes. Quant aux autres motifs, l’écart s’accentue selon le niveau de développement : près de 90 % des pays développés l’autorisent pour préserver la santé physique ou mentale de la femme contre 50 % à 60 % des autres pays.
40Les différences sont encore plus marquées entre régions si l’on considère des raisons telles que le viol ou l’inceste et la malformation du fœtus : deux fois plus de pays développés l’acceptent (86 %) que de pays en développement (41 %), et moins de 30 % des pays les moins avancés. L’autorisation pour des raisons économiques et sociales est, elle aussi, nettement plus répandue dans les pays développés : 82 % d'acceptation contre 20 % pour les pays en développement et 6 % pour les moins avancés.
Figure 1. Distribution (%) des pays selon les motifs légaux d’autorisation de l'avortement par niveau de développement, en 2013

Figure 1. Distribution (%) des pays selon les motifs légaux d’autorisation de l'avortement par niveau de développement, en 2013
41Si maintenant on considère la répartition des femmes d’âge reproductif (15-49 ans) dans les pays selon leur législation et le niveau de développement, les écarts sont flagrants (figure 2) : si 80 % des femmes des pays développés bénéficient de lois permissives (sans restriction), elles ne sont que 37 % dans les pays en développement (qui incluent des pays très peuplés comme la Chine) et 6 % dans les pays les moins avancés. À l’inverse, plus de la moitié de ces dernières (53 %) vivent dans des pays où l’avortement est totalement interdit ou exclusivement autorisé pour sauver la vie de la femme.
Figure 2. Distribution (%) des femmes de 15-49 ans selon les motifs légaux d’autorisation de l'avortement, par niveau de développement en 2013

Figure 2. Distribution (%) des femmes de 15-49 ans selon les motifs légaux d’autorisation de l'avortement, par niveau de développement en 2013
42Si une nette différence apparaît selon le niveau de développement, à l'intérieur des différentes régions du monde, les situations légales sont contrastées entre pays (figure 3, tableau annexe A.1). L’avortement est totalement interdit dans une vingtaine de pays dans le monde, mais des clauses d’exception sont prévues dans certains d'entre eux [16] (tableau annexe A.1). À l’inverse, dans certains pays, une condition légalement reconnue peut être interprétée de manière restrictive : par exemple le refus du droit d’avorter en cas de viol ou en considérant le droit à la vie dès la conception comme supérieur au droit de la femme.
Figure 3. Situation légale de l’avortement dans le monde en 2017

Figure 3. Situation légale de l’avortement dans le monde en 2017
3. En Afrique, des législations restrictives
43Les pays africains ont hérité du cadre législatif restrictif des pays colonisateurs, dont les lois et le Code pénal définissaient l’accès à l’avortement et les éventuelles sanctions. Dans les pays d’Afrique francophone, l’avortement était sanctionné par le Code pénal français de 1810 et régi par la loi française de 1920 réprimant « la provocation à l'avortement et à la propagande anticonceptionnelle ». Dans les pays anglophones, c’est la loi britannique de 1861 relative aux « délits sur les personnes » qui prévalait ; dans les pays sous domination portugaise, le Code pénal portugais de 1886 s’appliquait ; dans les colonies belges, la loi belge de 1867 était en vigueur, et le droit romano-néerlandais concernait des pays tels que le Zimbabwe ou l’Afrique du Sud (Nations unies, 2001a, 2001b, 2002). Le continent se caractérise aujourd’hui par des lois répressives (avortement totalement interdit ou autorisé seulement pour protéger la vie de la mère), qui n’ont pas connu d’évolutions majeures depuis l’indépendance. Seuls quelques pays ont depuis assoupli leur législation. Pourtant dans le protocole de Maputo [17] ratifié en 2003 par 36 États africains, l’article 14 relatif aux droits à la santé mentionne qu’il faut « protéger les droits reproductifs des femmes, particulièrement en autorisant l’avortement médicalisé, en cas d’agression sexuelle, de viol, d’inceste, et lorsque la grossesse met en danger la santé mentale et physique de la mère ou la vie de la mère ou du fœtus » [18].
44En 2017, seuls 6 pays africains sur 53, représentant 11 % des femmes africaines d’âge fécond, autorisent l’avortement à la demande de la femme durant le premier trimestre de la grossesse : le Cap Vert, l’Afrique du Sud, la Tunisie, le Mozambique, Sao Tomé et Principe, et l’Angola jusqu’à 10 semaines de grossesse. La Tunisie a été le premier pays africain et musulman en 1973 à légaliser l’avortement sans restriction ; en Afrique du Sud, la loi a été promulguée en 1996 dans la cadre des lois post-apartheid (Nations unies, 2002), sans pour autant que l’accès à l'avortement y soit toujours sans obstacle : offre de services insuffisante, barrières dues aux professionnels de santé telles que l'objection de conscience, la demande d’examens de santé non prévus par la loi, la stigmatisation des femmes célibataires (Gerdts et al., 2015 ; Hajri et al., 2015 ; Harries et al., 2014). Au Mozambique, à Sao Tomé et Principe et en Angola, la dépénalisation de l’avortement est intervenue dans les années 2010.
45En 2017, l’avortement est totalement interdit dans neuf pays africains, soit pour 4 % des femmes d’âge fécond du continent, mais dans 6 de ces pays des clauses d’exception sont prévues si la vie de la femme est menacée (OMS, 2017). Il est explicitement autorisé si la vie de la femme est en danger dans 11 pays, et uniquement pour cette raison dans 7 d'entre eux (tableau annexe A.1). Dans une trentaine de pays de la région, l’avortement est permis pour préserver la santé physique ou mentale des femmes. Près d'une vingtaine accordent aussi ce droit en cas de malformation du fœtus, un droit peu applicable en l’absence de dépistage prénatal, en particulier pour les femmes résidant en zone rurale. Le droit des femmes à avorter à la suite d’un viol ou d’un inceste est reconnu dans une vingtaine de pays africains, mais il s’avère souvent difficile à exercer, car les femmes doivent dénoncer l’auteur de l'abus sexuel, une dénonciation particulièrement difficile quand il a été perpétré par un membre de l’entourage [19]. En plus des trois pays qui ont dépénalisé l’avortement dans les années 2010, une douzaine de pays ont depuis le début des années 2000 amélioré leurs lois en reconnaissant ou élargissant les motifs de recours à l’avortement [20]. Cependant, ces causes légales sont souvent mal connues des populations et des professionnels de santé, de ce fait des obstacles à l’accès à l’avortement perdurent (durées de grossesses, autorisations spécifiques). La pratique, même quand elle est légalement autorisée, reste de plus socialement et moralement stigmatisée (Coast et Murray, 2016 ; N’Bouke et al., 2012 ; Ouattara et Storeng, 2014). Ce contexte d’accès légal à l’avortement limité, combiné à une offre de services légaux d’avortements quasi inexistante, conduit les femmes à des pratiques clandestines : en 2008, 97 % des avortements en Afrique auraient eu lieu dans l'illégalité (Sedgh et al., 2012).
4. Des lois tout aussi restrictives en Amérique latine et dans la Caraïbe
46Comme en Afrique, les lois sur l’avortement y sont restrictives, bien qu’il existe dans cette région une forte mobilisation en particulier de groupes féministes en faveur d’une légalisation (Kulczycki, 2011). Le poids de l’Église catholique et la forte culture patriarcale y constituent des freins aux changements législatifs (Guillaume et Lerner, 2007). Depuis les années 2000, les lois sur l'avortement ont ici ou là oscillé entre libéralisation et restriction, avec parfois une remise en cause d'un droit acquis à un moment donné à travers des modifications du Code pénal ou de la Constitution (Guillaume et Lerner, 2007 ; Kulczycki, 2011).
47En 2013, lors de la première Conférence régionale sur la population et le développement d'Amérique latine et de la Caraïbe, si les droits sexuels ont été réaffirmés en tant que droits humains, la question de l’avortement a été posée en termes de santé publique. La recommandation a été faite aux États où l’avortement est légalisé de fournir des services d’avortement sûrs et de qualité, et aux autres d'envisager la modification des lois, normes, stratégies et politiques publiques relatives à l’interruption volontaire de grossesse pour préserver la vie et la santé des femmes (Cepal et Naciones Unidas, 2016, art. 42).
48En 2017, l’avortement est totalement interdit dans 6 pays sur 34, soit pour 7 % de la population féminine de la région : Haïti, Honduras, Nicaragua, République dominicaine, Salvador, Suriname (tableau annexe A.1). L’avortement est autorisé à la demande de la femme dans seulement quatre pays ne représentant que 3 % de la population féminine d’âge fécond de la région : Cuba, la Guyane, Porto Rico, l’Uruguay [21]. Le Mexique est un cas particulier, car pays fédéral, chacun de ses 32 États a sa propre législation : il n'est autorisé que dans un seul État (la ville de Mexico, anciennement nommé District fédéral), sans restriction depuis 2007, jusqu'à 12 semaines de grossesse, tous les autres États l’autorisant au moins en cas de viol. Cuba fut le premier pays de la région à dépénaliser l’avortement en 1965 (Kulczycki, 2011). Autorisé à la demande de la femme, sa pratique y est fréquente, même si la contraception y est très développée. Bélanger et Flynn (2009) vont jusqu'à parler pour ce pays d’une « culture de l’avortement ». En Uruguay, une loi promulguée en 2012 autorise l’avortement sans restriction jusqu’à 12 semaines de grossesse (Wood et al., 2016) [22].
49Entre ces deux groupes extrêmes, des pays autorisent l’avortement sous condition : pour sauver la vie de la mère (dans 13 pays dont une dizaine uniquement pour ce motif), pour protéger sa santé physique ou mentale (dans 8 pays dont 2 exclusivement pour ce motif), pour des raisons socioéconomiques en Équateur et à Saint-Vincent-et-les-Grenadines. En plus de ces raisons, il est autorisé en cas de malformation du fœtus (dans 8 pays), de viol ou d’inceste dans 9 pays ainsi qu’au Mexique pour cette unique raison au niveau national (tableau annexe A.1). Ce droit à l’avortement suite à un viol est souvent plus théorique que réel : les femmes n’obtiennent pas l’autorisation d’avorter, soit parce qu’elles ont dépassé le délai légal, méconnaissent la loi, subissent la pression des autorités religieuses (menace d’excommunication) ou encore se heurtent au refus des autorités juridiques ou des professionnels de santé qui invoquent notamment l’objection de conscience (Cruz Taracena, 2004 ; GIRE, 2013 ; Machado et al., 2015 ; Quintero-Roa et Ochoa-Vera, 2015).
50Depuis le début des années 2000, en plus de l’Uruguay et dans la ville de Mexico où il est maintenant autorisé sans restriction, les lois se sont un peu assouplies dans la région : en Colombie (depuis 2006) et à Sainte-Lucie (depuis 2004), l’avortement est autorisé pour sauver la vie de la femme, en cas de menace pour sa santé, de malformation du fœtus, de viol ou d’inceste. En Argentine, le droit à l’avortement en cas de viol qui se limitait aux femmes présentant des troubles mentaux a été élargi en 2012 à l’ensemble des femmes. Au Chili, pays où l’avortement était totalement interdit depuis 1989, une loi adoptée en août 2017 l’a légalisé en cas de risque pour la vie de la mère, de malformation du fœtus et de viol. En revanche, les lois se sont durcies au Nicaragua qui, jusqu’en 2006, autorisait l’avortement thérapeutique (Kane, 2008), et au Salvador qui le permettait pour sauver la vie de la femme et en cas de malformation du fœtus (CRLP, 2000). Des tentatives d'extension du droit à l’avortement pour trois motifs (préserver la santé de la femme, en cas de viol ou de malformation du fœtus) dans les années 2000 ont échoué au Honduras, au Salvador et en République dominicaine sous le poids des mouvements conservateurs.
51Ce débat a été relancé lors de l’apparition du virus Zika qui a touché plusieurs pays de la région, l’OMS estimant de 3 à 4 millions le nombre de femmes infectées, en particulier au Brésil en 2015. Ce virus provoquant un risque de microcéphalie du fœtus, il a été question de donner aux femmes contaminées le droit d'avorter (Rodrigues, 2016), mais aucune modification législative n'est intervenue (Aiken et al., 2016).
5. Un paysage législatif contrasté en Asie
52Le panorama juridique y est plus diversifié qu’en Afrique et en Amérique latine, mais surtout plus permissif : un tiers des pays autorisent l’avortement à la demande de la femme (soit 44 % des femmes d’âge fécond). Seules les Philippines l’interdisent totalement. Tous les pays le permettent pour sauver la vie de la femme, une majorité pour des raisons de santé et 14 en cas de viol, d’inceste ou de malformation du fœtus.
53Le Vietnam fut pionnier, en 1945, dans la légalisation de l’avortement. Tout comme les autres pays communistes tels que Cuba, les pays de l’ex-bloc soviétique ou la Chine, l’avortement y a été largement utilisé à la place de la contraception moderne alors peu accessible, et sa pratique y est toujours fréquente (Bélanger et Flynn, 2009 ; Goodkind, 1994 ; Wolf et al., 2010). La Chine a libéralisé l’avortement en 1957, il y est « autorisé sans restriction, et quelle que soit la durée de gestation, et il est encore parfois pratiqué de manière autoritaire sur les femmes enceintes en dehors des quotas fixés » (Attané et Barbieri, 2009, p. 66). L’Inde a légalisé l’avortement au début des années 1970 face aux niveaux élevés de morbidité et mortalité maternelles, et de fécondité : il a été autorisé pour des raisons socioéconomiques, de santé et de vie de la femme, de viol, d’inceste et de malformation du fœtus, ainsi qu’en cas d’échec de contraception. Mais malgré cette loi, par manque de services adéquats, la majorité des Indiennes ne peuvent avorter dans des structures de santé (publiques ou privées), et les disparités d’accès entre États demeurent importantes (Ramachandar et Pelto, 2010).
54Durant les 20 dernières années, certains pays asiatiques ont assoupli leurs lois, passant d’une situation totalement restrictive ou limitée aux risques liés à la santé de la mère, à des législations intégrant d’autres motifs d’avortement (Singh et al., 2009). Le Népal a connu un changement drastique de législation en 2002 : il est maintenant autorisé à la demande de la femme jusqu’à 12 semaines de grossesses, 18 semaines en cas de viol, et quelle que soit la durée de grossesse si la vie ou la santé de la femme sont en danger (Upreti, 2014). Auparavant, il n’était toléré que pour sauver la vie de la femme, mais avec l’accord de deux médecins (Shakya et al., 2004) ; les femmes qui avaient avorté pour toute autre raison pouvaient être condamnées jusqu’à 20 ans de prison (Ramaseshan, 1997). Aux Fidji, en plus des raisons de santé et des raisons socioéconomiques, depuis 2009 l’avortement est autorisé en cas de viol et de malformation du fœtus. Depuis 1997, le Cambodge autorise l’avortement sur demande de la femme jusqu’à 12 semaines de grossesse (Hoban et al., 2010). Dans les autres pays, les changements ont été plus limités : en 2004, le Bhoutan a permis l’avortement pour protéger la vie de la femme, en cas de viol, d’inceste ou de troubles mentaux. En 2009, l’Indonésie l'autorise pour trois motifs : la vie de la femme, le viol et la malformation du fœtus. Au Bangladesh, bien que l'accès à l’avortement soit restrictif, la régulation menstruelle est autorisée jusqu’à 10 semaines de grossesse, elle est largement pratiquée dans les services de santé (Rashid, 2010 ; Singh et al., 2012).
55La diversité juridique des types d’avortement autorisés en Asie s’explique par les différences de contextes sociopolitiques et démographiques. Les politiques de population ont contribué à la libéralisation de l’avortement et à un recours fréquent dans plusieurs pays, comme la Chine à travers sa politique de l’enfant unique, le Vietnam, l’Inde, ou la Thaïlande (Attané et Barbieri, 2009). La discrimination en fonction du sexe à la naissance contribue actuellement également à un fort recours à l’avortement, même si elle est condamnée par certains gouvernements (voir infra).
6. Europe, Amérique du Nord et Océanie, des lois plus permissives ?
56En Europe, les lois relatives à l’avortement ont évolué selon des calendriers très variables. La Russie fait figure de pionnière avec une légalisation de l’avortement dès 1920 (David, 1992). Sous son influence, les autres pays d’Europe de l’Est suivront dans les années 1950 (Blayo, 1991). Dans ces pays, l’avortement fut pendant des années le principal moyen de contrôle de la fécondité face à un accès limité à la contraception moderne et à un manque d’éducation sexuelle (Sobotka, 2003). Mais ces législations ont sans cesse oscillé entre des périodes de restriction et d’assouplissement. La Roumanie, qui avait légalisé l’avortement en 1956, est revenue en arrière de manière drastique en 1966 lorsque le gouvernement de Ceauşescu a adopté une politique nataliste (Hord et al., 1991). Ce retournement conduira à une forte hausse de la mortalité maternelle due à l’augmentation des avortements clandestins (David, 1992). À la chute de Ceauşescu en 1989, cette politique est abandonnée, l’avortement redevient légal et la mortalité maternelle due aux avortements diminue (Hord et al., 1991 ; Serbanescu et al., 1995). Autre exemple de revirement avec la Pologne qui avait une loi libérale jusqu’en 1993, et où après plusieurs changements législatifs, l'avortement n’est plus autorisé que pour des raisons de santé, malformations du fœtus ou en cas de viol. La tentative de son interdiction totale échouera en 2016 après une importante mobilisation de la population dans le pays et en Europe.
57En 2017, parmi les 43 pays européens, 29 l’autorisent à la demande de la femme, soit pour 72 % des femmes européennes en âge fécond, et 4 pour des raisons socioéconomiques. Une majorité de pays ont révisé leur législation dans les années 1970-1980. L’accès à l’avortement demeure restreint dans les autres : il est même totalement interdit dans 4 pays (Andorre, Malte, Saint-Marin et Vatican) ; il est légal depuis 2013 en Irlande en cas de danger pour la vie de la femme, l'autorisation en cas de malformation du fœtus ayant été rejetée. En mai 2018, un référendum a été organisé pour libéraliser l’avortement. Les Irlandais ont majoritairement voté en faveur de cette réforme. Les textes de lois devraient être modifiés d’ici la fin de l’année 2018 pour autoriser l’interruption volontaire de grossesse (IVG) sans conditions jusqu’à 12 semaines de grossesse, et jusqu’à 24 semaines dans des cas exceptionnels.
58Les lois se sont également assouplies ces dernières décennies dans quelques pays européens : depuis la fin des années 1990, l’Albanie, l’Espagne, l’Estonie, le Luxembourg, le Portugal et la Suisse l’autorisent sans restriction, et depuis 2009 il l'est à Monaco pour préserver la vie ou la santé de la femme, en cas de malformation du fœtus, de viol ou d’inceste. Au niveau de l’Union européenne, il n’y a pas de directives communes au sujet de l’avortement. Mais dans une résolution du Conseil de l’Europe de 2008, les États membres sont incités à « dépénaliser l’avortement dans les délais de gestation raisonnables », à « garantir l’exercice effectif du droit des femmes à l’accès à un avortement sans risque et légal » et « …à lever les restrictions qui entravent, en fait ou en droit, l’accès à un avortement sans risque » [23].
59En Océanie, l’avortement n'est autorisé à la demande de la femme qu'en Australie et en Nouvelle-Calédonie, tandis que dans les autres pays son accès est limité aux situations dans lesquelles la vie ou la santé de la femme sont en danger.
60Au Canada et aux États-Unis, l’avortement est autorisé à la demande de la femme. Aux États-Unis, l’avortement est un droit constitutionnel depuis l’arrêt Roe vs Wade [24] de la Cour suprême de 1973, mais chaque État peut réglementer cette question et les tentatives de durcissement sont récurrentes. En 2017, plus de la moitié des États ont restreint les conditions d'accès à l’avortement en imposant de nouvelles règles : des réglementations spécifiques pour les structures de santé qui pratiquent des avortements, l’obligation pour les femmes d’un conseil éclairé et d’un délai de réflexion, la présence requise d’un parent en cas d’avortement d’une mineure, l’interdiction de recourir à des fonds de l'État pour les interruptions médicales de grossesses [25]. Autant de restrictions qui constituent des obstacles à l’avortement et ont conduit à une diminution de l’offre de services dans certains États (Jones et Jerman, 2017). Les prises de position du gouvernement Trump, dès son accès au pouvoir, en rétablissant la « règle du bâillon mondial » [26], ont eu pour effet l’interdiction de tout financement aux organisations non gouvernementales et aux autres organismes qui ont des programmes d’information ou des services d'avortement, aux États-Unis comme dans les pays du Sud (Starrs, 2017).
7. Des pratiques de contournement
61Ce panorama international des législations montre une grande disparité de situations entre pays. Une étude sur la connaissance des lois [27] souligne des niveaux variables : selon les pays, 0 % à 71 % des femmes en ont une bonne connaissance (Assifi et al., 2016). Ces niveaux sont assez faibles dans les pays où il y a eu des changements récents (Afrique du Sud, Éthiopie et Népal), mais aussi lorsqu’ils sont plus anciens, comme en Inde et en Arménie. De grands écarts s’observent aussi selon le niveau d’instruction et lieu de résidence des femmes à l’intérieur des pays : c’est par exemple le cas de l’Afrique du Sud où les femmes de niveau d’instruction supérieur sont deux fois plus nombreuses à connaître la loi que les femmes non instruites (76 % vs 32 %), les femmes vivant en zone urbaine sont également mieux informées que les non-urbaines (62 % vs 39 %).
62Confrontées à des difficultés d’accès aux services légaux d'avortement dans leur pays, les femmes recourent souvent à des moyens de contournement. Une des stratégies adoptées est de se déplacer vers des pays ou des régions proches dans lesquels le contexte légal est plus favorable, soit parce que les lois sont plus permissives, soit parce que les délais autorisés sont plus longs [28]. En Europe, les déplacements sont fréquents vers l’Angleterre, les Pays-Bas et l’Espagne, où les durées légales de grossesse sont plus longues. Les Italiennes vont fréquemment vers d’autres villes ou régions du pays, car de nombreux médecins sont objecteurs de conscience (De Zordo, 2017), ou sans cette possibilité de déplacement recourent à des avortements clandestins. Les Irlandaises voyagent en Angleterre ou vers d’autres pays européens aux lois plus libérales (Bloomer et O’Dowd, 2014). Au Mexique, les femmes se rendent dans la ville de Mexico, seul État où l’avortement est autorisé à la demande (Senderowicz et al., 2016). Au Chili, elles traversent la frontière pour aller dans une ville péruvienne où des cliniques offrent ces services, même si l’accès légal à l’avortement est restreint dans ce pays (Freeman, 2017). Dans la Caraïbe, les femmes se déplacent vers les îles où il existe une offre de services sécurisée, légale ou illégale (Pheterson et Azize, 2006). Autre forme de mobilité pour accéder à l’avortement, l’ONG Women on Waves réalise des avortements dans des bateaux-cliniques amarrés hors des eaux territoriales des pays où l'avortement est illégal [29] (Gomperts, 2002 ; Viall, 2017).
63Les femmes contournent également l’interdiction de l’avortement en se procurant des médicaments abortifs à travers des réseaux informels. Les pharmaciens sont un pourvoyeur important de ces produits délivrés sur ordonnance ou de façon plus ou moins clandestine (voir la revue de la littérature de Sneeringer et al., 2012), mais ils ne fournissent pas toujours d’informations sur la posologie ni sur les modes d’administration (Hendrickson et al., 2016 ; Huda et al., 2014 ; Lara et al., 2011 ; Senderowicz et al., 2016 ; Sherris et al., 2005 ; Tamang et al., 2015). Les femmes s’informent à travers des sites internet ou des hotlines [30] sur les conditions de leur utilisation (Drovetta, 2015). L’approvisionnement se fait aussi de plus en plus fréquemment sur internet où de nombreux sites proposent des produits abortifs expédiés par voie postale (la Mifépristone ou le Misoprostol selon les pays). Certaines ONG internationales (Women on Waves, Women on Web, Women Help Women...) ou locales assurent la vente et la livraison de ces produits, même dans les pays où l’avortement est illégal, permettant ainsi aux femmes une utilisation « à domicile » et sécurisée (Sheldon, 2016 ; Viall, 2017).
III. Positionnements et débats autour de l'avortement
64L’avortement est une pratique qui fait souvent l’objet d’une désapprobation sociale ou morale. Même dans les pays où il a été légalisé de longue date, « le recours à l’avortement apparaît toujours comme une pratique soulevant de nombreuses questions d’ordre éthique, philosophique et scientifique et la légitimité d’y recourir semble encore problématique » (Bajos et Ferrand, 2011, p. 44). En effet, le recours à l’avortement est considéré dans certaines sociétés comme révélateur d’une sexualité qui s’écarte des normes en vigueur, par exemple une sexualité hors mariage. Il révèle les difficultés de prévention des grossesses, les femmes étant souvent considérées comme responsables de cet échec ou de l'absence de contraception (Bajos et al., 2002). Il permet le refus de la maternité pour les femmes. La question de l'avortement est de ce fait profondément liée à celle des rôles sexués et des inégalités de genre.
65L’avortement est un sujet complexe qui a donné lieu à d'intenses débats dans lesquels interviennent différents acteurs qui défendent des positions divergentes et parfois très radicales. C’est un sujet qui touche au domaine public, mais aussi au domaine privé. Dans les débats sur l’avortement, les désirs, besoins et conditions de vie des femmes ne sont pas toujours pris en compte.
66Les débats sur la légalisation de l’avortement se focalisent autour de différentes questions. La reconnaissance de l’avortement comme problème crucial de santé publique est très présente. L’avortement à risque, en particulier illégal, est une cause de morbidité et de mortalité maternelle (Shah et Ahman, 2012), alors que la mortalité est presque nulle dans les pays où il est légal. Ces arguments sont réfutés par les opposants à la dépénalisation de l’avortement qui minimisent l’importance de ces décès et ne reconnaissent guère le lien entre l’illégalité et les risques associés.
67Un autre débat récurrent concerne l’impact de la légalisation sur le nombre d’avortements. Pour les opposants à la légalisation, la dépénalisation conduirait à son augmentation. Or les données scientifiques montrent que dans les pays où l’avortement est légal, et où cette légalisation a été assortie de la mise en place de services d’avortement et de programmes de prévention, tels qu’en Europe de l’Ouest ou du Nord, la prévalence est basse et relativement stable [31] (Sedgh et al., 2012, 2016) contrairement aux pays où il est illégal (Lerner et al., 2016 ; Sedgh et al., 2012). Un autre thème, également au cœur des débats, est le droit des femmes, et la pondération entre le droit des femmes et celui de l’embryon.
1. Les acteurs du débat
68De nombreux acteurs sont susceptibles de participer aux débats sur l'avortement : l’État et ses instances exécutives, législatives ou judiciaires, les acteurs politiques, les professionnels de santé, la société civile (ONG, associations, groupes féministes), les églises de diverses obédiences, les institutions internationales, les chercheur·e·s, les médias, les juristes, etc. (Hessini, 2005 ; Lerner et al., 2016). Globalement, deux positions s’affrontent : l'une qualifiée de pro-avortement (pro-choice) et la seconde de « pour la vie » (pro-life). La première est considérée comme la défense des droits des femmes et des droits humains, la seconde comme la défense de la vie du fœtus sans grande considération pour la vie des femmes (Faúndes et Barzelatto, 2011 ; Ortiz Millán, 2009).
69Les instances étatiques et politiques (sénateurs, députés, législateurs, partis politiques, Cour suprême de justice…) sont des acteurs clés dans ce débat puisqu’il leur revient de définir le statut légal de l’avortement, de débattre de la constitutionnalité de la loi, de statuer sur les éventuelles sanctions et de proposer des changements législatifs ou constitutionnels.
70Les professionnels de la santé sont également des acteurs importants du débat puisqu’ils interviennent dans les décisions reproductives de leurs patientes, accordent ou refusent le droit d’avorter et participent à la définition et la mise en œuvre des politiques de santé. Ils reconnaissent généralement l’avortement comme un problème de santé publique, notamment dans un contexte d’illégalité, et comme une question de justice sociale, car les femmes les plus défavorisées sont beaucoup plus exposées aux avortements à risque. Quand il s’agit de la légalisation de l’avortement ou de sa pratique, les opinions sont un peu partout controversées, à des degrés certes variables selon les pays. Si certains y sont favorables, une partie des personnels médicaux sont opposés ou au moins réticents à pratiquer des avortements, jugeant cet acte contraire à leur éthique médicale basée sur le respect de la vie, considérant le fœtus comme un être humain. Fondées sur des préceptes moraux, culturels ou religieux, leurs convictions les amènent alors à refuser de pratiquer les avortements légaux, parfois même à prendre en charge les femmes victimes de complications, voire à les dénoncer aux autorités (CRLP, 2001) ou se déclarer objecteurs de conscience (voir supra).
71De nombreuses ONG nationales, régionales ou internationales sont aussi activement présentes dans le débat et les actions militantes. Certaines interviennent pour faire reconnaître le droit à l’avortement comme un droit des femmes, et dénoncent les sanctions et préjudices dont elles sont victimes. Selon les cas, elles conduisent des programmes de réduction de la mortalité maternelle à travers la mise en place des soins après-avortement, fournissent des informations sur l’avortement médicamenteux (implantation de hotline ou de site internet), ou offrent des prestations (Gomperts, 2002). Pour soutenir leurs activités de plaidoyer, certaines d'entre elles produisent des données sur les tendances de l’avortement, procèdent à des enquêtes d’opinion auprès de populations spécifiques (le corps médical, les femmes…), autant de données qui servent à la défense du droit à l’avortement. En revanche, d’autres associations opposées à l’avortement sont très actives pour défendre le droit à la vie dès la conception à travers des actions de plaidoyer (débat politique, manifestations, site internet) ou en entravant le droit à l’avortement dans les pays où il est légal.
72Les instances religieuses se positionnent un peu partout sur la question : il existe dans toutes les religions différentes interprétations possibles des textes, ce qui peut conduire à des visions plus ou moins progressistes ou conservatrices. Par exemple, la religion catholique est opposée à l’avortement au nom de la défense du droit à la vie dès la conception, conférant au fœtus le statut d’être humain. L’avortement est considéré comme un crime, un homicide, et les personnes qui le pratiquent ou leur viennent en aide peuvent être sanctionnées, jusqu'à l'excommunication [32]. Là où l'Église catholique a un pouvoir important, comme dans de nombreux pays d’Amérique latine, ses relations avec l’État contribuent à un climat politique conservateur. Elle peut avoir une influence marquée sur les politiques en matière de santé sexuelle et reproductive, en particulier sur les questions de contraception, de contraception d’urgence, d’avortement, de procréation médicalement assistée. Elle joue ici ou là un rôle qui peut être déterminant dans les débats sur la légalisation de l’avortement, en demandant d'en restreindre l'accès, en s'opposant même totalement à sa pratique. Pourtant, des enquêtes menées auprès de la population catholique montrent que celle-ci considère en général que la religion ne doit pas s’immiscer dans la vie sexuelle et reproductive et se déclare favorable à la légalisation de l’avortement dans un certain nombre de circonstances (Aldaz et al., 2013 ; Felitti, 2014). Par exemple au Mexique, en 2014, une étude représentative menée auprès d’environ 2 700 catholiques montre une opinion favorable à l'avortement : 80 % des personnes interrogées sont favorables à sa légalisation si la vie de la mère est menacée, environ 70 % en cas de viol, si la santé de la femme est en danger ou si elle est porteuse du VIH, 57 % en cas de malformation du fœtus. Plus de la moitié des enquêtés (53 %) sont pour sa légalisation en toutes circonstances (Católicas por el Derecho a Decidir, 2017). Il existe également dans l’Église catholique une diversité d’interprétation des textes, avec l'un ou l'autre courant qui s’interroge sur le début de la vie humaine et défend les droits des femmes, comme le fait par exemple l’ONG catholique Pour le droit à décider (Lerner et al., 2016). Mais l’avortement n’est pas pour autant interdit dans tous les pays où la religion catholique domine, tel le cas par exemple de la France en 1975 lorsqu’il a été autorisé à la demande de la femme, ou d’autres pays européens comme le Portugal, l’Espagne, l’Italie…
73Dans le Coran, l’avortement n’est pas explicitement mentionné et la vie y est considérée comme sacrée (Yari et al., 2011). Selon les écoles de pensée, la tolérance vis-à-vis de l’avortement diffère en fonction des circonstances et de la durée de grossesse. Une distinction est faite entre avant et après un « souffle de vie » ou une « insufflation de l’âme » dans le fœtus, qui selon l’école se produit entre 40, 90 et 120 jours après la conception (Hessini, 2007). Avant cette durée, l’avortement peut être autorisé, au-delà il est interdit sauf si la vie de la femme est en danger (Alamri, 2011). Gruénais (2017, p. 190), en référence au débat sur la légalisation de l’avortement au Maroc sous certaines conditions, rappelle, citant les propos d'un médecin, que dans la tradition malékite, le courant religieux majoritaire au Maghreb, « l’interruption de grossesse est interdite après 40 jours (6 semaines), sauf dans les cas de nécessité contraignante, qui doit faire objet d’un débat ». Dans les pays de la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) où l’islam est religion d’État, la situation légale de l’avortement va de l’autorisation à la demande de la femme durant le premier trimestre (Turquie et Tunisie) à des causes spécifiques (santé physique et/ou mentale dans 6 pays, malformation du fœtus ou viol dans 3 pays), mais tous l’autorisent pour sauver la vie de la femme, même si l’accès effectif à l’avortement n’est pas toujours garanti.
74Dans la religion juive, les différents courants vont de postures très strictes à des positions plus libérales. Comme le soulignent Khorfan et Padela (2010), même si la religion juive accorde une valeur suprême à la vie humaine, le fœtus est considéré comme une vie « préhumaine » et non une vie humaine complète, et il n’acquiert des droits qu’au moment de la naissance. Mais si l’avortement est interdit, la loi juive l’autorise si la vie ou la santé de la femme sont menacées [33].
75Un trait commun à ces trois religions se dessine : même si globalement elles adoptent des positions plutôt conservatrices, l'avortement est dans la pratique le plus souvent autorisé pour certains motifs. L’appartenance à une religion ne signifie pas pour autant l’adhésion de tous à ses valeurs, et les comportements des populations sont influencés notamment par leur degré de religiosité. Mais bien d’autres facteurs entrent en jeu tels que le niveau d’instruction des femmes et des couples, leurs ressources économiques et leurs capitaux sociaux, sans oublier les positions politiques et législatives propres aux pays (Morán Faúndes, 2015).
2. L’avortement comme problème de santé publique : le positionnement des organisations internationales
76Les organisations internationales ont abordé la question de l’avortement lors de différentes conférences, en particulier à la Conférence internationale sur la population et le développement (CIPD), organisée au Caire en 1994, mais « aucune de ces conférences n’a admis un droit à l’avortement dont il est dit explicitement qu’il dépend des autorités nationales » (Ouattara et Storeng, 2014, p. 111). Le débat international s’est focalisé sur les conséquences sanitaires des avortements à risque, considérés comme un problème majeur de santé publique. À la conférence du Caire, il a été souligné la nécessité pour les gouvernements et organisations non gouvernementales de « renforcer leur engagement en faveur de la santé de la femme… [de s’engager] à traiter les conséquences des avortements pratiqués dans de mauvaises conditions de sécurité en tant que problème majeur de santé publique » (Nations unies, 1994, § 8.25), mais aussi de mettre en place des services destinés à prendre en charge les femmes victimes de complications. L’accent a été mis sur la prévention des avortements à travers l’accès universel aux services de planification familiale et sur la nécessité pour les gouvernements de garantir aux individus l’exercice des droits sexuels et reproductifs. Ces droits, reconnus comme faisant partie des droits de l’homme, incluent le droit à la décision libre et responsable du nombre et de l’espacement des enfants. Réaffirmées lors de la IVe conférence internationale sur les femmes de Beijing en 1995, ces recommandations mettent l’accent sur les discriminations sociales : les femmes les plus affectées par les conséquences de l’avortement à risque sont plutôt jeunes et pauvres. Même si ces conférences ont permis de promouvoir la reconnaissance des droits sexuels et reproductifs en tant que droits humains, l’avortement y est encore abordé essentiellement comme un problème de santé publique. Néanmoins, elles ont eu un impact positif en contribuant à la définition et à la mise en place des soins après-avortement pour les complications médicales des avortements provoqués ou spontanés, en particulier dans les pays où l’accès légal est restreint (Rasch, 2011).
77Pour résumer, le droit à l'avortement n'est pas encore reconnu au niveau international comme un droit des femmes malgré les demandes des ONG et des mouvements féministes (Haslegrave, 2004 ; Ouattara et Storeng, 2014), alors même que ces demandes ont été réitérées dans des conférences régionales comme celles de Maputo en 2003 (voir supra) et de Montevideo en 2013 (Cepal et Naciones Unidas, 2016).
78À la suite de ces conférences internationales des années 1990, des synergies se sont établies entre différentes instances des Nations unies telles que le Comité des droits de l'homme (Centre for Civil and Political Rights, CCPR) et le Comité pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Committee on the Elimination of Discrimination against Women, CEDAW) qui, en liaison avec les gouvernements et des organisations non gouvernementales, ont contribué à l’amélioration des lois restreignant l’accès à l’avortement dans différents pays (Hessini, 2005).
79L’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’inscrit dans ce mouvement en reconnaissant l’avortement comme un problème de santé publique (OMS, 2007) : la lutte contre l’avortement à risque est l’un des éléments prioritaires de sa stratégie mondiale pour la santé reproductive, une stratégie qui s’appuie sur les traités internationaux des droits de l’homme (OMS, 2013). L’OMS est un acteur capital dans la formulation de recommandations pour la prise en charge sanitaire des avortements et de leurs complications, avec entre autres la publication de manuels pratiques sur les méthodes abortives et l’inscription sur la Liste des médicaments essentiels utilisés pour les avortements médicamenteux (OMS, 2013, 2015, 2016a).
80Les Nations unies, dans leur déclinaison des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) en 2000 comme dans ceux du développement durable (ODD) en 2015, ne mentionnent pas explicitement la question de l’avortement, même si ces deux initiatives fixent des objectifs de forte réduction de la mortalité maternelle (Basu, 2005). Dans l'objectif 3 des ODD portant sur la santé, la cible 3.7 mentionne par exemple « l’accès de tous à des services de soins de la santé sexuelle et procréative, y compris à des fins de planification familiale, d’information et d’éducation », mais sans faire mention de l'avortement. L’objectif 5 sur l’égalité des sexes qui prône « l’accès de tous aux soins de santé sexuelle et procréative et faire en sorte que chacun puisse exercer ses droits en matière de procréation » s’inscrit également dans la lignée du Programme d’action de la conférence du Caire de 1994 et du Programme d’action de Beijing de1995, où l’avortement a clairement été abordé comme un problème de santé publique.
3. L’avortement : un droit des femmes
81Le droit à l’avortement, comme le droit à la contraception, ont été revendiqués par les femmes lors de mobilisations collectives dans différents pays, que ce soit par les mouvements féministes qui ont conduit ces revendications à la fin des années 1960 (notamment en France) [34], ou au niveau international par les mobilisations des femmes dans les années 1990. À travers des slogans tels que « Mon corps m’appartient », « Mon corps, mon choix », « Un enfant quand je veux, si je veux », « Laissez-la décider », se décline le droit des femmes de disposer de leur corps, de vivre une sexualité sans risque et dissociée de la procréation, de décider librement de la maternité. Celle-ci n’est plus considérée comme un devoir des femmes et une fatalité biologique, mais elle doit être désirée et décidée de manière autonome.
82Depuis les années 1960 dans nombre de pays, la place de la femme dans la société a évolué avec leur implication accrue dans la sphère professionnelle, l'augmentation du niveau d’instruction et le recul de l’âge au mariage. La maternité n’occupe plus la même place dans leur vie. Le développement et l’implantation des programmes de planification familiale et la libéralisation de l’avortement ont soutenu cette évolution du rapport à la maternité. Une nouvelle « norme procréative » a vu le jour qui permet aux femmes et aux couples de choisir le moment de la venue d’un enfant en accord avec leurs conditions de vie (Bajos et Ferrand, 2011). Le recours à l’avortement s’explique souvent par l’absence de projet parental, d’un partenaire stable ou désireux d’avoir un enfant (Bajos et Ferrand, 2006). Dans un tel contexte, la légalisation de l’avortement permet un meilleur contrôle des femmes sur leur vie reproductive, la contraception ne permettant pas d'éviter toutes les grossesses non prévues. Segdh et al. (2014) estiment qu’en 2012, 40 % des grossesses dans le monde sont non prévues et que la moitié d’entre elles se terminent par un avortement.
83Toutefois, de nombreuses sociétés restent fondées sur des valeurs patriarcales et exercent un contrôle sur la sexualité et la reproduction des femmes, et les revendications des femmes du droit au contrôle de leur reproduction sont limitées. Dans ce contexte, les arguments sur la légalisation de l’avortement portent plus sur la santé que sur le droit des femmes.
4. Le droit de l’embryon
84Parler du droit de l’embryon amène à questionner la notion de début de la vie. Celle-ci est interprétée différemment selon que les perspectives sont scientifiques, juridiques, bioéthiques, morales ou religieuses. C‘est aussi s’interroger sur le statut du fœtus : est-il un être humain doté de droits au même titre que les personnes déjà nées ? C’est le postulat des opposants à la dépénalisation de l’avortement.
85Pour ces derniers, la vie commence dès la conception ou parfois dès la fécondation. Le fœtus est considéré comme un être humain et non comme un être en devenir. Cette position ne correspond pas à la notion de viabilité du fœtus, c’est-à-dire la capacité de mener une vie indépendante en dehors du corps de la mère. L’OMS considère qu’un fœtus est viable après au moins 22 semaines de gestation ou quand il a atteint un poids de 500 grammes (OMS, 1977), des limites discutées dans certains pays afin d’intégrer les évolutions liées aux progrès technologiques en médecine (voir à ce sujet Pignotti, 2009). Les spécialistes en bioéthique signalent que le développement neurologique de l’embryon n’intervient qu’à partir de la 12e semaine de gestation.
86La protection juridique du droit à la vie s’applique aux individus depuis leur naissance et jusqu’à leur mort, mais pas pendant la grossesse. Dans le droit anglais, on ne parle de personne qu'après que le fœtus soit né et vivant. Différents traités internationaux relatifs au droit des personnes ne mentionnent pas l’embryon ou le fœtus et ne considèrent pas les droits des individus comme applicables avant la naissance (Cook et Dickens, 2003). La Déclaration des droits de l’homme (1948) stipule que « tout individu a droit à la vie », comme la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (1950), mais dans l'une comme dans l'autre, la notion de vie n'est pas définie. La Convention américaine relative aux droits de l’homme (The American Convention on Human Rights, 1969) mentionne que « la vie sera protégée par la loi et en général à partir du moment de la conception » ; ce terme « en général » laisse la possibilité de reconnaissance ou non du droit à la vie dès la conception.
87Avec les interventions scientifiques croissantes sur l’être humain et sur les embryons, des questions bioéthiques ont émergé amenant à une réflexion sur les législations. Comme l'écrivent Labrusse-Rioux et Bellivier (2002), « dans les lois tout d'abord, les mots ‘embryon’ ou ‘fœtus’ n'étaient pas employés jusqu'à ce que la biomédecine et les demandes de légalisation des interventions scientifiques ou médicales sur l'être humain conçu, viennent imposer ces mots à un législateur qui jusqu'alors, en droit commun civil ou pénal, visait ‘l'enfant conçu’ ou ‘l'enfant à naître’ ou, plus récemment, ‘l'être humain’ ». En France, pour la première fois en 1984, le Comité consultatif national d’éthique a qualifié l’embryon et le fœtus humain de « personne potentielle », mais le législateur a exclu la question du statut juridique de l’embryon pour ne retenir que sa réalité scientifique : l’embryon est potentiellement un début de vie humaine. Cette question complexe de savoir comment considérer la vie humaine potentielle du fœtus a été résolue dans certains pays, comme au Mexique, en pondérant les droits à la vie du fœtus à ceux de la femme enceinte en considérant que le droit de la femme qui est déjà un être vivant doit prévaloir sur celui de l’embryon qui est une vie potentielle. Le débat montre la complexité de la définition du début de la vie et la divergence des interprétations possibles.
IV. Sources disponibles et mesures du phénomène
1. Les principales sources de données
Les statistiques nationales d'avortement
88Dans les pays ayant une législation libérale, un dispositif statistique enregistre le plus souvent les avortements auprès des services de santé qui les pratiquent. Ces chiffres, lorsqu'ils sont complets, montrent sans exception que l'avortement est un phénomène courant : en France, par exemple, un tiers des femmes ont recours à une interruption volontaire de grossesse au cours de leur vie (Mazuy et al., 2014). En révélant que les interruptions sont une pratique commune et touchent toutes les catégories de femmes, les statistiques d'avortement peuvent contribuer à normaliser la pratique (Kumar et al., 2009). Elles servent également à connaître les services d'avortements offerts, leur sécurité et leur conformité à la loi, à repérer les inégalités d'accès, à observer l'évolution des grossesses non prévues et leurs caractéristiques.
89Les statistiques d'avortement renseignent sur les dimensions médicales de l'acte (âge gestationnel, technique utilisée), auxquelles s'ajoutent parfois des informations sur les conseils pour la prescription de contraceptifs après un avortement. Elles contiennent des indications sur les caractéristiques des femmes (l'âge ou le statut matrimonial) ; d'autres informations comme la parité, le rang de l'avortement, le niveau d'instruction ou la nationalité sont plus rares. Leurs utilisateurs doivent s'armer de précautions (Sedgh et Henshaw, 2010) : dans certains cas, ces chiffres incluent aussi les avortements spontanés ou au contraire excluent certains avortements provoqués, par exemple les avortements pour anomalie fœtale. Par ailleurs, ces statistiques nationales ou locales comptabilisent les femmes non résidentes venues avorter dans le pays ou le territoire, et qu’il est souvent impossible de distinguer des résidentes. Parfois, comme au Canada, les (ré)-admissions pour complications sont traitées comme des avortements et occasionnent des doubles comptes. Enfin, et de manière plus générale, la privatisation croissante des services d'avortement et le basculement vers des services extrahospitaliers (notamment avec le développement de l’avortement médicamenteux) ont pu conduire à une augmentation du sous-enregistrement au cours des dernières décennies. Les institutions chargées de produire les statistiques d'avortement recourent parfois à d'autres sources sanitaires afin de compléter les lacunes de leur système.
90Au total, dans le monde en 2008, sur les 77 pays ou territoires ayant une loi libérale sur l'avortement [35], seuls 24 pays, tous développés et majoritairement européens, disposent de statistiques nationales d'avortement jugées complètes à au moins 90 % (Sedgh et al., 2011) [36]. La plus grande partie des pays ou territoires dotés d’une loi libérale (34 sur 77) ont une statistique d'avortement jugée incomplète en 2008. Tout d'abord, 19 pays ex-communistes ne répertorient que les avortements réalisés dans le secteur public [37]. Par ailleurs, au Canada et aux États-Unis, la responsabilité de la statistique d'avortement revient aux provinces ou États, ce qui occasionne des données manquantes, car certains États n'ont pas de dispositifs de collecte ou font preuve de peu de zèle pour relancer les services qui ne transmettent pas leurs chiffres. Cette statistique est aussi incomplète ou de complétude difficile à vérifier en 2008 en Grèce, en Chine, à Hong Kong, au Japon, en Mongolie, au Vietnam, à Cuba, à Porto Rico et en Tunisie. Dans la ville de Mexico, en Inde, au Népal et en Afrique du Sud, les systèmes statistiques non seulement peinent à compter toutes les interruptions légales, mais ne tiennent pas compte des avortements illégaux qui y restent fréquents. Enfin, 19 pays disposant d’une législation libérale ne sont dotés d'aucun système statistique ou n'ont pas répondu à l'enquête de Sedgh et al. (2011), dont l'Australie, l'Éthiopie, le Cambodge, la Turquie, Taïwan et la Corée du Sud.
Les enquêtes nationales auprès des prestataires
91Dans les pays libéraux aux statistiques de routine défaillantes ou inexistantes, des enquêtes ponctuelles auprès des prestataires peuvent produire des chiffres fiables. Aux États-Unis, par exemple, le Guttmacher Institute produit des chiffres jugés complets au niveau national en effectuant périodiquement des recensements de tous les professionnels de santé qui pratiquent des avortements (Sedgh et Henshaw, 2010). Portant un soin particulier à en établir une liste exhaustive, l'organisation adopte plusieurs stratégies pour réduire les données manquantes : ainsi, sur le total des 1,2 million d'avortements comptabilisés en 2005, 76 % proviennent du recensement des prestataires, 12 % de la statistique des États, 9 % ont été estimés à partir d'informations fournies par des prestataires locaux et 3 % projetés à partir d'autres chiffres (prestataires similaires ou années antérieures).
92Des enquêtes sur un échantillon de prestataires sont également utilisées pour documenter leurs opinions ou leurs expériences en lien avec la pratique. Une autre approche fréquente consiste à interroger les femmes qui ont avorté, à partir d'un échantillon de structures de santé qui offrent ce service, sur la satisfaction des services reçus, les parcours qui ont mené à l'interruption, le choix de la technique d'avortement, etc. L'enquête menée en 2007 par la Drees en France en est un exemple (Vilain et al., 2010).
93Les enquêtes auprès des services d'avortement sont aussi utiles dans les pays du Sud ayant légalisé la pratique. Au Cambodge, ces enquêtes ont permis de suivre l'évolution du taux d'avortement au niveau national après la légalisation en 1997 (Fetters et Samandari, 2015). Il est par contre d'ordinaire impossible de mener des enquêtes quantitatives de grande envergure auprès des praticiens d'avortement dans les contextes restrictifs, ne serait-ce que par défaut d'une liste qui les répertorie. Des études à l'échelle locale sont parfois possibles, comme celle effectuée auprès des pharmaciens au Kenya sur la vente de Misoprostol par la technique des « clientes mystères » [38] (Reiss et al., 2016).
Les statistiques de soins post-avortement
94Dans les pays où l’avortement est illégal, les statistiques sur les soins après l’avortement sont les données privilégiées pour aborder le phénomène. Elles concernent les femmes qui ont eu un avortement provoqué ou une fausse couche, et se présentent dans une structure de santé alors que l’expulsion des produits de conception (embryon, placenta) est incomplète. Ces statistiques visent à évaluer la mise en place des programmes de soins après-avortement généralisés dans les années 1990 dans les pays à législation restrictive, et à documenter leurs progrès dans la lutte contre la morbidité et la mortalité maternelles. Elles permettent aussi de décrire les conséquences des avortements sur la santé des femmes, et leurs coûts pour les systèmes de santé.
95La qualité de ces données est variable, à l'image du reste du système d'information sanitaire des pays concernés. Dans certains pays du Sud plus développés, les chercheurs peuvent compiler les données des registres hospitaliers, même si les informations ne sont pas toujours agrégées ou publiées au niveau régional ou national. Dans les pays les moins avancés, des enquêtes spécifiques sont nécessaires. La procédure standard consiste à former les agents de santé pour qu'ils notent les informations d'intérêt au fur et à mesure de l'arrivée des patientes. La plupart des données chiffrées sur les avortements dans les années 1980 et 1990 dans les pays à législation restrictive proviennent de ce type d'études menées dans quelques hôpitaux et souvent dans le cadre de thèses de médecine. Des enquêtes auprès de femmes se présentant dans des structures de santé pour des complications y sont parfois ajoutées ; par exemple une nouvelle étude multi-sites de l'OMS dans 30 pays des cinq régions du monde consiste à interroger des femmes se présentant avec des complications graves d'avortement sur les conditions dans lesquelles l'interruption a été réalisée (Kim et al., 2016).
96La grande limite de ces données collectées à l'occasion des admissions pour complications, outre leur caractère souvent local, est qu'elles ne peuvent en aucun cas être généralisées à l'ensemble des avortements. En effet, seules les méthodes les plus dangereuses peuvent nécessiter une hospitalisation et toutes les femmes qui souffrent de complications n’ont pas accès aux structures sanitaires. En outre, il n'y a aucun moyen de corriger ces données hospitalières puisqu'on ne sait pas comment les avortements sont distribués dans l'ensemble de la population. Une autre difficulté surgit au moment de l'utilisation de ces données, qui tient au fait que les complications concernent à la fois des avortements provoqués et spontanés. Or, il est cliniquement impossible de les distinguer, sauf si la méthode utilisée a laissé des traces visibles ou des séquelles (ce qui devient de plus en plus rare avec la diffusion de l'avortement médicamenteux) ou si la femme elle-même reconnaît avoir provoqué l'interruption, ce qui est peu fréquent. La nature de l'avortement (spontané ou provoqué) ne peut donc être inscrite dans les registres.
97Pour contourner ce problème, l'étude des complications se limite parfois aux plus graves d’entre elles, qui sont rarement le fait d'un avortement spontané. L'étude de la morbidité grave prend d'ailleurs plus d'importance depuis que l'on a constaté un déclin des décès liés à l'avortement. Cependant, une synthèse sur la question a montré que les données sur les complications d'avortement (symptômes, gravité, traitement) restent pour l'instant extrêmement disparates entre pays ou opérations de collecte, et de fait ne permettent pas de méta-analyse (Adler et al., 2012). Les registres de décès maternels pour leur part souffrent d'un problème d'identification des décès liés aux avortements (Gerdts et al., 2013). Une enquête récente de l'OMS sur les cas graves traités en gynécologie-obstétrique (near miss) [39] va dans le même sens (Souza et al., 2013). En d'autres termes, comme l'entourage des patientes décédées ou très souffrantes est peu enclin à révéler ce qui a mené leur parente à l'hôpital, seul un effort de collecte visant à identifier, puis à suivre les patientes arrivant avec un avortement incomplet, semble à même de permettre de compter rigoureusement ces issues graves (Kim et al., 2016). Les données sur les complications graves et les décès liés aux avortements sont donc à utiliser avec précaution.
Les enquêtes en population générale
98Jusqu'à présent, toutes les données mentionnées sont collectées au sein même (ou à partir) du système sanitaire, qu'il s'agisse des statistiques d'avortement ou de complications, des enquêtes auprès des prestataires d'avortement ou de soins après-avortement, ou encore d'enquêtes auprès des utilisatrices de ces services. Les enquêtes en population générale offriraient un contrepoint utile à ces approches strictement sanitaires, au Nord comme au Sud. Cependant, cette source reste à ce jour relativement peu mobilisée, mis à part quelques exceptions notables. Dans les pays qui ont légalisé l'avortement depuis longtemps, dans lesquels sa pratique est répandue et moins stigmatisée – typiquement les pays de l'ex-bloc communiste –, les femmes déclarent un nombre élevé d'avortements dans les enquêtes. Les Enquêtes démographiques et de santé (EDS) et les Enquêtes de santé reproductive (ESR) nationales servent dans ces pays à mesurer l'ampleur du phénomène, probablement sous-estimée (Johnston et al., 2010 ; Westoff, 2005). Par exemple, en Géorgie, le taux d'avortement calculé d'après l'Enquête de santé reproductive de 1999 est de 125 avortements pour 1 000 femmes âgées de 15 à 44 ans par année, soit sept fois plus que la mesure provenant des statistiques sanitaires. Ce chiffre reste le taux le plus élevé d'avortement documenté au monde (Serbanescu et al., 2007). La France et la Grande-Bretagne sont également des pays où la déclaration dans les enquêtes en population générale est relativement bonne : 66 % des avortements sont déclarés par les femmes dans l'enquête Fecond 2010 en France, et 72 % dans l'enquête Natsal-3 de 2010 en Grande-Bretagne (Scott, 2017). Cependant, dans les autres pays ayant légalisé l’avortement, les taux de déclaration en population générale ne semblent pas dépasser 50 % ou ne peuvent être estimés en l'absence de statistiques complètes (Rossier, 2003).
99Dans les pays à loi restrictive, les questions sur l'avortement dans les enquêtes en population générale ne rencontrent souvent qu'un succès limité. Des expériences ont permis toutefois d'obtenir un nombre non négligeable de réponses dans certains pays, par exemple les pays côtiers d'Afrique de l'Ouest, pourtant dotés de législations restrictives et de valeurs pronatalistes (Guillaume et Desgrées du Loû, 2002 ; N’Bouke et al., 2012). Les Enquêtes démographiques et de santé proposent – outre des questions optionnelles sur l'avortement dans l'historique des grossesses –, un module sur les conditions de l'avortement (prestataires, méthodes, lieux). Ce module a été mis en œuvre avec succès ces dernières années, par exemple au Ghana (Rominski et al., 2014). Lorsque le nombre de réponses est élevé, on peut supposer que ces données sont relativement représentatives de l'ensemble des avortements, du moins comparées aux résultats des études hospitalières, seules informations disponibles dans bien des pays.
100Différentes techniques ont été testées pour améliorer le taux de réponse dans les enquêtes en population générale (Johnston et al., 2010). Une stratégie consiste à poser d'abord des questions peu sensibles sur les grossesses non prévues pour ensuite enregistrer les avortements (Huntington et al., 1993), ou plus récemment à utiliser des questionnaires autoadministrés sur support informatique (ACASI) (Lara et al., 2004). Aucune de ces deux mesures ne semble toutefois faire une réelle différence. L'inclusion d'approches qualitatives pour adapter les questionnaires quantitatifs au contexte ou échanger de manière plus libre avec les répondantes pendant l'entretien semble par contre fructueuse, du moins dans des contextes libéraux comme l'Inde, mais elles restent relativement coûteuses (Johnston et al., 2010). D'autres approches sont plus prometteuses, comme la Randomized Response Technique : deux questions binaires oui/non sont montrées à l’enquêtée, l'une anodine à la probabilité connue, l'autre portant sur le recours à l'avortement ; la femme tire au hasard une question, en prend connaissance en privé puis donne la réponse à l'enquêteur qui ignore de quelle question il s'agit. La Sealed Enveloppe Technique est une autre méthode : la femme répond en privé et par écrit à la question sur l'avortement, insère la réponse dans une enveloppe scellée que l'enquêteur met avec les autres enveloppes dans un sac ; un code permet de relier l'enveloppe au questionnaire principal anonyme. Une autre variante, plus récente, est la List Experiment où l’on sépare l'échantillon en deux groupes : le premier groupe des répondantes reçoit une liste de caractéristiques non sensibles et doit dire combien s'appliquent à elles ; le deuxième reçoit la même liste à laquelle on ajoute la caractéristique sensible. Dans tous ces cas, des échantillons importants doivent être mobilisés pour obtenir des réponses certes relativement complètes, mais qui ne concernent que la fréquence de l’occurrence d’un avortement. Une autre approche, l'Anonymous Third Party Reporting Method (ou Best Friend Method dans une autre variante), a été testée avec succès dans des contextes où les services d'avortements sont difficiles d'accès et où les femmes se tournent vers leur entourage proche pour trouver une personne qui pourra les aider à interrompre leur grossesse (Owolabi, 2017 ; Rossier et al., 2006 ; Yeatman et Trinitapoli, 2011). On demande aux femmes enquêtées de faire la liste non nominative de leurs relations féminines proches, puis on leur demande si ces dernières ont subi des avortements au cours des années précédentes. Cette approche nécessite des tailles d'échantillon moins importantes et permet de collecter un certain nombre d’informations sur les avortements.
101Au-delà de la complétude des réponses, la question cruciale quand on procède par interrogation directe reste celle de la sous-déclaration différentielle selon les caractéristiques des femmes. Or, les rares études sur la question sont partagées : en France, les femmes qui ont déclaré des avortements dans l'enquête Cocon 2000 ont les mêmes caractéristiques sociodémographiques que dans la statistique nationale (Lelong et al., 2005), alors qu'aux États-Unis les femmes de minorités raciales, à bas revenus et jeunes, tendent à sous-déclarer leurs avortements dans l'enquête National Survey of Family Growth (NSFG) en 2002 (Jones et Kost, 2007). Le sujet mériterait d'être étudié de manière plus systématique. En l'absence d'une telle validation, l'étude quantitative du recours à l'avortement par des enquêtes en population générale reste problématique (Jagannathan, 2001).
102En revanche ces enquêtes sont tout à fait adaptées pour saisir le climat normatif entourant cette pratique. La recherche sur les opinions relatives à l'avortement a fleuri dans les années 1960 et 1970 dans les pays développés, au moment de la légalisation de l’avortement. Ce type de recherche reste d’actualité dans les pays qui préparent ou ont connu des changements législatifs récents. Depuis quelques années, l’intérêt s’est porté sur la mesure de l'intensité et des manifestations de la stigmatisation liée à l'avortement dans différents pays. Plusieurs modules de questions ont été récemment validés pour les femmes ayant avorté aux États-Unis (Cockrill et al., 2013), au niveau communautaire au Mexique (Sorhaindo et al., 2016), au Ghana et en Zambie (Shellenberg et al., 2011). La question a aussi été étudiée auprès des praticiens d'interruptions de grossesse aux États-Unis (Martin et al., 2014).
Les études qualitatives
103Compte tenu des limites mentionnées, l'apport des études qualitatives est essentiel pour approfondir les connaissances dans le domaine. Ce type d’études apporte des informations uniques dans les contextes d'illégalité, par exemple sur les avortements médicamenteux en Amérique latine (Grindlay et al., 2013), l'avortement sexo-sélectif au Népal (Lamichhane et al., 2011) ou encore sur le choix de la technique ou du prestataire en Zambie (Coast et Murray, 2016). Par ailleurs, les recherches sociologiques et anthropologiques permettent de montrer comment les différents contextes normatifs en matière de genre, de parentalité et de sexualité conditionnent les parcours individuels d'avortement. En Suède, une étude auprès d'adolescentes qui ont interrompu leur grossesse montre que leur entourage les pousse fortement à avorter, et qu'elles n'ont en réalité pas vraiment le choix de vivre une maternité précoce (Ekstrand et al., 2009). Les études qualitatives explorent également en profondeur le point de vue des différents acteurs. On s'intéresse par exemple au vécu de l'objection de conscience des praticiens ou encore à leur expérience du transfert de compétence (task sharing), suite à l'introduction des méthodes médicamenteuses ou par aspiration. Quelques études s'attachent à décrire les représentations et vécus des hommes. Par exemple, une étude aux États-Unis montre que les perceptions des hommes varient considérablement : certains ne se sentent pas responsables de la grossesse et ne sont pas du tout impliqués dans la décision d'avortement, alors que pour d'autres, c'est l'inverse (Reich et Brindis, 2006).
104À un autre niveau, les recherches qualitatives auprès d'acteurs dans les différentes institutions concernées par la réglementation et la réalisation des avortements (ONG militantes, services de santé, ministères de la Santé) offrent des éclairages essentiels sur les enjeux idéologiques qui traversent le champ et leurs implications. Une étude qualitative récente au Sénégal montre que le ministère de la Santé s'efforce de comptabiliser les soins après-avortement comme des traitements d'avortements spontanés dans une relecture idéologique de la santé reproductive en tant que santé des mères. Ceci a pour résultat non seulement de repousser l'ouverture d'un débat sur l'avortement provoqué – puisque le phénomène reste invisible au niveau national –, mais conduit aussi les prestataires à faire subir un interrogatoire prolongé et stigmatisant aux femmes concernées, de manière à pouvoir se dédouaner en cas d'enquête policière (Suh, 2017).
Les estimations du nombre d'avortements illégaux au niveau national
105Dans les pays à législation restrictive, malgré les apports des diverses sources citées, il reste impossible de mesurer directement l'ampleur du recours à l'interruption de grossesse. Pour y remédier, l’Institut Guttmacher a mis au point une approche dans les années 1990 appelée Abortion Incidence Complications Method (AICM), qui estime le nombre total d'avortements illégaux dans un pays à partir du nombre de complications répertoriées au niveau national. Les premières estimations ont été effectuées au Brésil, au Chili, en Colombie, en République dominicaine, au Mexique et au Pérou (Singh et Wulf, 1994), puis aux Philippines et au Bangladesh (Singh et al., 1997). Dans ces études, le nombre de complications au niveau national est extrait des registres hospitaliers. Cette méthode a depuis été répliquée de nombreuses fois. Lorsque les registres hospitaliers sont inutilisables, des opérations plus légères sont adoptées : le nombre de complications des mois passés est collecté auprès des chefs de département de gynécologie-obstétrique d'un échantillon de structures de santé représentatif au niveau national. Une étude en Zambie en 2014 souligne néanmoins la moindre qualité de ces données rétrospectives par rapport aux données collectées au fur et à mesure de l'arrivée des femmes à l'hôpital (Owolabi, 2017).
106L'étape suivante dans le processus d'estimation consiste à distinguer les complications pour avortement provoqué des complications pour avortement spontané. Dans l'AICM, on calcule un nombre théorique d'avortements spontanés nécessitant des soins médicaux (dérivé du nombre de naissances en milieu hospitalier dans le pays) que l'on soustrait au nombre total de complications pour obtenir le nombre de complications d'avortements provoqués (Singh et al., 2010). Ensuite, pour estimer le nombre total d'avortements, l'AICM sonde une centaine d'experts dans le pays concerné (en très grande partie le personnel de santé) sur la part des avortements qui ne se terminent pas avec une complication à l'hôpital. Ces différentes étapes de calcul constituent autant de sources d'incertitudes pour les estimations finales, et la direction des biais introduits reste inconnue. Malgré ses limites, l'AICM constitue actuellement l'approche privilégiée pour obtenir une estimation de l'ampleur du phénomène au niveau national dans les contextes illégaux.
107La méthode dite « résiduelle » dérivée du modèle des déterminants proches de la fécondité de Bongaarts serait une autre manière d'estimer le taux d'avortement au niveau national (Johnston et Westoff, 2010) : on soustrait du nombre total théorique de naissances par femme, le nombre estimé de naissances par femme évitées respectivement par l'usage de la contraception, l'inactivité sexuelle et l'aménorrhée du post-partum. La différence avec le taux de fécondité observé représente les naissances évitées par les avortements provoqués, ce qui permet de calculer un taux d'avortement. Cette approche ne s'est toutefois jamais imposée, la modélisation étant très sensible à de petites variations dans la mesure des déterminants proches (contraception, inactivité sexuelle et aménorrhée).
108Des méthodes d’estimations du nombre et de la sécurité des avortements au niveau mondial sont développées depuis les années 1990 par l’Organisation mondiale de la santé avec l’Institut Guttmacher (voir document annexe A.2).
V. L’ampleur des avortements dans le monde
1. Évolution de la fréquence de l'avortement au niveau régional et mondial
Le nombre d'avortements
109En appliquant les méthodes décrites (document annexe A.2) , on estime aujourd'hui (2010-2014) qu’en moyenne dans le monde, 35 femmes de 15 à 44 ans sur 1 000 vivent un avortement provoqué chaque année (tableau 1) (Sedgh et al., 2016). Ce chiffre correspond à 56 millions d'avortements par an, soit 25 % des grossesses, ou en d’autres termes un avortement pour trois naissances.
110Les pays en développement, où ont lieu 88 % des avortements dans le monde, présentent un taux d’avortement plus élevé (36 ‰) que les pays développés (27 ‰) (tableau 1). Dans les contextes où la législation est libérale, une part importante de pays affichent des taux relativement bas, comme les pays d'Europe de l'Ouest (16 ‰) et du Nord (18 ‰), et l'Amérique du Nord (17 ‰). Cela s’explique par l’existence de programmes d'éducation sexuelle et de planification familiale performants. Cependant, un nombre également important de pays dans lesquels les lois sont plutôt libérales (en particulier ceux de l'ex-bloc communiste) ont longtemps privilégié l'avortement aux dépens de la contraception moderne comme mode de régulation des naissances. Même si actuellement l’utilisation de la contraception y gagne du terrain et que le recours à l’avortement diminue, les taux d'avortement restent relativement élevés (42 ‰ en 2010-2014 en Europe de l'Est). L'incidence de l'avortement est élevée dans les pays aux lois restrictives (37 ‰ en moyenne), qui sont aussi ceux où la culture de prévention et l’accès à la contraception sont moins développés, ce qui conduit à un nombre élevé de grossesses non prévues (Sedgh et al., 2016). La Caraïbe (59 ‰) et l'Amérique du Sud (48 ‰) se distinguent par une incidence particulièrement élevée. Les autres sous-régions du monde en développement, l’Afrique, l’Asie et l'Amérique centrale, ont des niveaux intermédiaires, proches de la moyenne mondiale. La relative similitude de ces chiffres régionaux dissimule cependant une forte hétérogénéité intrarégionale, c’est-à-dire au niveau des pays.
Tableau 1. Taux d'avortement pour 1 000 femmes de 15 à 44 ans, estimés en 1990-1994 et 2010-2014, par zone géographique

Tableau 1. Taux d'avortement pour 1 000 femmes de 15 à 44 ans, estimés en 1990-1994 et 2010-2014, par zone géographique
111En termes d'évolution, les taux d'avortement, toutes régions confondues, ont légèrement mais significativement diminué au cours des dernières décennies, passant de 40 ‰ en 1990-1994 à 35 ‰ en 2010-2014. Le nombre absolu d'avortements a, quant à lui, un peu augmenté en raison de la croissance démographique, passant de 50 millions d'avortements par an à 56 millions entre ces deux périodes [40]. La légère baisse du taux d’avortement au niveau mondial est le résultat d'une évolution contrastée dans les pays en développement, où l'incidence est restée quasi stable (39 ‰ en 1990-1994 à 36 ‰ en 2010-2014) et dans les pays développés, où elle a diminué de près de moitié (de 46 ‰ en 1990-1994 à 27 ‰ en 2010-2014). Les progrès des pays développés sont dus avant tout à une diminution très marquée en Europe de l'Est, où le taux passe de 88 ‰ en 1990-1994 à 42 ‰ en 2010-2014. Un fléchissement moins rapide est également observé en Europe du Sud (de 37 ‰ à 26 ‰). Dans les pays en développement, en revanche, les tendances sont restées relativement stables dans toutes les sous-régions, à l'exception d'une baisse modérée (et non significative au vu des intervalles de confiance) dans trois sous-régions d'Asie sur quatre (de 46 ‰ à 35 ‰ en Asie du Sud-Est, de 42 ‰ à 34 ‰ en Asie de l'Ouest, de 43 ‰ à 36 ‰ en Asie de l'Est). La diffusion de la contraception moderne au cours des deux dernières décennies dans les pays du Sud n'a donc pas induit une diminution notable des avortements, probablement parce que la demande d'enfants a baissé et que l’offre de planification familiale n’y a pas répondu.
La part des avortements non sécurisés
112L'estimation du degré de sécurité des avortements dans les régions du monde pour la période la plus récente indique qu'un peu plus de la moitié des 56 millions d'avortements provoqués chaque année (55 %) sont « sécurisés » (sans risque) en 2010-2014, c’est-à-dire qu'ils ont été pratiqués avec une technique et par un prestataire recommandés (tableau 2) (Ganatra et al., 2017). À l’inverse, 45 % des avortements dans le monde sont en deçà des standards médicaux recommandés. Ces 25 millions d'avortements « non sécurisés » (à risque) par an constituent un risque réel pour la santé et la vie des femmes. Environ un tiers (31 %) de l'ensemble des avortements sont « à risque modéré », autrement dit ont été pratiqués dans des conditions qui ne sont pas optimales, mais ont néanmoins bénéficié soit d'une technique, soit d'un prestataire répondant aux standards de l'OMS. Pas moins de 14 % des avortements restent « à risque grave », aucun des critères de sécurité n'étant rempli. Ces résultats soulignent clairement les efforts substantiels encore nécessaires pour garantir l'accès à l'avortement sécurisé.
113Les estimations sur le degré de sécurité (tableau 2) décrivent une situation extrêmement contrastée entre les pays les plus développés et les pays moins développés : en 2010-2014, 88 % des avortements sont sécurisés dans le premier groupe contre 51 % dans le deuxième. Au Nord, l'Europe de l'Est fait figure d'exception : c’est l'unique sous-région où la part d'avortements à risque modéré ne se réduit pas à une portion congrue (14 %), reflet de l'utilisation encore courante de la dilatation et du curetage par les prestataires de santé. La tendance est inversée dans les pays en développement. L'avortement non sécurisé représente plus des trois quarts des interruptions de grossesse dans presque toutes les sous-régions. La situation la plus grave est en Afrique où les avortements sont pour la plupart à risque grave : les femmes y recourent encore aux méthodes les plus dangereuses et invasives. C'est en Afrique centrale que la situation est la plus grave, suivie de l'Afrique de l'Ouest puis de l'Afrique de l'Est et de l’Afrique du Nord. L'Afrique australe se démarque du reste du continent puisque les trois quarts des avortements y sont sécurisés. Bien que peu différente de l'Afrique pour la part des avortements sécurisés, l'Amérique latine jouit d'une situation comparativement meilleure, car les avortements tendent à y être à risque modéré, conséquence de l'abandon des méthodes les plus dangereuses en faveur de l'usage souvent informel du Misoprostol. La situation en Asie, quant à elle, est hétérogène, avec des pays très peu avancés sur les questions de sécurité et d'autres qui ont libéralisé leurs lois relativement tôt et proposent des services d'avortement en milieu sanitaire pour l'ensemble de leur population. En agrégeant les situations nationales variées, la part des avortements sécurisés franchit la barre des 50 % en Asie du Sud-Est et de l'Ouest ; l'Asie de l'Est (qui inclut la Chine) présente même un profil de sécurité proche des pays développés. L'Océanie est une autre région du monde extrêmement hétérogène, le degré de sécurité étant optimal en Australie et en Nouvelle-Zélande, mais extrêmement déficitaire dans les îles polynésiennes.
Tableau 2. Proportions d'avortements selon le degré de sécurité estimé par zone géographique, en 2010-2014

Tableau 2. Proportions d'avortements selon le degré de sécurité estimé par zone géographique, en 2010-2014
114En résumé, la sécurité des avortements est un objectif quasiment atteint dans les pays développés, à l'exception de l'Europe de l'Est, mais la situation est très diversifiée et globalement préoccupante dans les pays en développement. Par ailleurs, ces estimations indiquent que les avortements sécurisés sont la norme dans les pays à revenus moyens et élevés (selon le classement de la Banque mondiale), alors que seuls 22 % des avortements sont sûrs dans les pays à bas revenus. La législation joue également un rôle : 87 % des avortements sont sécurisés dans les pays où les femmes ont la possibilité d'interrompre leur grossesse à la demande, contre 25 % dans les pays où l'avortement est interdit ou n'est autorisé que pour sauver la vie de la femme. Si 13 % des avortements sont à risque dans les pays qui autorisent l’avortement, c'est non seulement parce que certains prestataires utilisent des techniques datées, mais aussi parce que la légalisation n'est pas toujours suivie de la mise en place d'une offre suffisante de services. À l'inverse, 25 % des avortements sont sécurisés dans les pays restrictifs, parce que les femmes qui en ont les moyens peuvent s'assurer clandestinement des services de praticiens formés qui leur procurent une interruption en conformité avec les normes médicales. Mais le niveau de développement semble avoir plus de poids que le cadre législatif : seuls 0,3 % des avortements sont à risque grave dans les pays à hauts revenus et à loi restrictive, contre 31 % dans les pays à bas revenus et situation juridique équivalente. La restriction d'accès pénalise donc avant tout les femmes des pays en développement, et surtout les femmes pauvres de ces pays. Dans les pays développés aux lois restrictives, comme l'Irlande jusqu’à récemment ou la Pologne, les femmes réussissent mieux à contourner les restrictions légalement imposées. Ces chiffres montrent que la libéralisation permet d'étendre l'accès aux avortements sécurisés à toutes les couches de la population, pour peu évidemment que suive la mise en place de services adéquats et en nombre suffisant.
2. La diversité des situations entre des pays dont le recueil statistique est fiable
115Les huit études de cas qui suivent (France, Espagne, Bulgarie, États-Unis, Uruguay, Népal, Chine et Tunisie) illustrent ce que l'on sait de l'ampleur de l'avortement dans différents contextes. Ces pays ont été choisis du fait de l'existence de statistiques et d'études publiées y afférant, et pour illustrer la diversité des problématiques que pose le recours légal à l'avortement.
La France
116La loi française autorisant l'interruption volontaire de grossesse (IVG) a été votée en 1975 et suivie de diverses décisions au fil des années pour en renforcer l'accès : remboursement par la sécurité sociale en 1982, allongement des durées de grossesse en 2001, autorisation de l'avortement médicamenteux en cabinet privé en 2004 puis en centre de planification familiale en 2009. Selon les statistiques d'IVG exploitées par la Drees et l'Ined [41], la fréquence de cette pratique diminue légèrement entre 1975 et 1990 : à cette époque, les méthodes modernes de contraception se diffusent et les couples réussissent de mieux en mieux à éviter les grossesses non prévues (Mazuy et al., 2014). En revanche, le taux d'IVG reste stable depuis le début des années 1990. En 2016, 14 femmes de 15-49 ans sur 1 000 ont eu recours à une IVG en France métropolitaine. Les taux vont du simple au double selon les régions, les plus élevés étant en Île-de-France et dans les régions du Sud (Vilain, 2017). Le taux d'avortement s'élève à 25 ‰ dans les Drom en 2016.
117Une des évolutions les plus notables dans la pratique de l'IVG au cours des dernières décennies est le rajeunissement des femmes qui y ont recours. Depuis le milieu des années 1990, les taux d'avortement augmentent avant 25 ans tout en restant stables aux autres âges. Cette évolution doit se comprendre dans le contexte du report de l'entrée en maternité : les jeunes ont de moins en moins de grossesses non prévues et les interrompent aussi de plus en plus fréquemment (Mazuy et al., 2014). Une autre évolution majeure concerne les techniques utilisées avec une augmentation de 31 % à 64 % du recours à l'IVG médicamenteuse entre 2001 et 2016 (Vilain, 2017). Ce passage à la méthode médicamenteuse a eu un impact important sur le lieu des IVG dès 2004 (date de l'autorisation de la prise en charge extrahospitalière) : en 2016, 18 % des interruptions ont eu lieu hors des établissements hospitaliers. Les durées gestationnelles à l'IVG diminuent nettement au cours des années 2000 pour la même raison, passant de 7,1 semaines de grossesse en 2001 à 6,4 en 2011 (Mazuy et al., 2014). Une dernière évolution importante est l'augmentation des IVG répétées, sur laquelle nous reviendrons.
L'Espagne
118L'avortement a été autorisé en Espagne en 1985 pour trois motifs : le viol, la malformation fœtale et la santé physique ou mentale de la femme. La loi a permis aux femmes d'accéder dès cette date à des procédures sécurisées, moyennant toutefois la fourniture de certificats prouvant la détresse de la femme. Ce n'est qu'en 2010 que le pays s’est doté d'une loi autorisant l'avortement à la demande.
119L'Espagne est un cas intéressant, car c'est le seul pays à statistiques complètes qui ait connu récemment une hausse du taux d'avortement : il passe de 8 femmes de 15 à 44 ans pour 1 000 en 2003 à 12 ‰ en 2008 (Sedgh et al., 2011). Un travail sur les registres d'avortement de quatre régions d'Espagne portant sur une période antérieure (1991-2005) montre que le taux d'avortement des femmes immigrées est trois fois plus élevé que celui des Espagnoles, et que 76 % de l'augmentation du taux entre 1991 et 2005 est attribuable à l'augmentation de cette population (Orjuela et al., 2009). Ces différentiels selon l'origine géographique des femmes ont été constatés dans de nombreux pays du Nord et s'expliquent par un accès plus difficile à la contraception pour les populations immigrées. Une recherche de 2007 auprès de femmes fréquentant des services d'IVG en Espagne montre que si les immigrées utilisaient pour la plupart des méthodes de contraception juste avant de tomber enceintes, il s'agissait surtout du préservatif et de la pilule qui sont des méthodes sensibles aux conditions d'utilisation (Serrano et al., 2012).
La Bulgarie
120La Bulgarie, comme beaucoup de pays de l'Est, a connu une histoire de l'avortement mouvementée. Ce pays l'autorise à la demande dès 1956. En 1968, par crainte d'une dépopulation, le gouvernement l'interdit aux femmes sans enfant et introduit d’autres conditions restrictives en 1973, puis relâche ces contraintes en 1974. À partir de 1990, après la fin du régime communiste, l'avortement à la demande est de nouveau autorisé durant le premier trimestre de la grossesse. La Bulgarie est le pays qui a connu la chute la plus rapide du taux d'avortement depuis une vingtaine d'années, parmi tous les pays qui ont des statistiques d'avortement complètes (Sedgh et al., 2011).
121Selon les statistiques officielles, les taux d'avortement augmentent après 1956 (Marston et Cleland, 2003), pour atteindre en 1973 un niveau très élevé, autour de 70 avortements pour 1 000 femmes. À cette époque, outre les méthodes de contraception traditionnelles, l'avortement est la seule méthode de régulation des naissances disponible. Les restrictions de 1973 et l'introduction des premiers contraceptifs modernes en 1975 stabilisent la tendance, mais le recul de l'avortement sera lent dans les années 1980. Il s'accélère dès le début des années 1990 : en 1996, le taux d'avortement atteignait encore 51 ‰, mais il va chuter de plus de moitié dans les années qui suivent pour atteindre 22 ‰ en 2003. Ce déclin remarquable est attribué aux programmes efficaces de santé sexuelle et reproductive mis en place dès le début des années 1990. Dans les années 2000, l'avortement poursuit son déclin, mais à un rythme plus modeste. En 2008, le pays est dans la moyenne des pays d'Europe de l'Ouest avec un taux de 16 ‰.
Les États-Unis
122Les États-Unis constituent un autre cas illustrant l'intérêt des statistiques nationales d'avortement. Le droit à l'avortement à la demande est acquis au niveau fédéral en 1973. Depuis, le taux d'avortement décline régulièrement pour atteindre 14,6 ‰ en 2014, comme l'indique le dernier recensement des services d'IVG (Jones et Jerman, 2017). Le taux varie d'un État à l'autre, avec des valeurs maximales dans les États citadins (33 ‰ dans le District de Columbia, 30 ‰ à New York) et minimales dans des États ruraux (1,1 ‰ au Wyoming, 3,5 ‰ au Dakota du Sud), qui voient leurs résidentes se déplacer pour accéder aux services des États voisins.
123Entre 2011 et 2014, le taux d'avortement a chuté de 14 %. Or, au cours de la même période, l'offre de services a été fortement restreinte par les élus dans de nombreux États, notamment en raison de nouvelles règles portant sur le plateau technique minimal des cliniques d'avortement (où ont lieu la grande majorité des avortements) ou sur la nature de leur affiliation aux hôpitaux. Ces règles ont été dénoncées par la Cour suprême et les centres réouverts ; de plus, elles semblent ne pas avoir constitué une barrière d'accès puisque les statistiques montrent que la baisse de la fréquence des avortements n'a pas été plus soutenue dans les États touchés par ces mesures. D'autres sources indiquent par ailleurs une augmentation de l'utilisation des méthodes contraceptives de longue durée (stérilet, implants) dans la deuxième partie de la décennie 2000 : la diminution récente de l'avortement aux États-Unis serait donc plutôt le signe d’une meilleure couverture contraceptive. On ne peut toutefois pas exclure qu'elle reflète aussi un recours plus fréquent à l'avortement médicamenteux par automédication. Une étude au Texas indique que cette pratique serait relativement répandue (Grossman et al., 2015).
L’Uruguay
124Contrairement au cas du Népal (voir infra), la baisse de la mortalité due à l’avortement n'a pas suivi la légalisation en Uruguay, mais est imputable à une « stratégie de réduction des risques » (harm reduction strategy). En 2001, après un décès maternel de trop, un petit groupe de médecins ouvrent au sein de leur hôpital un centre visant à informer les femmes confrontées à une grossesse non prévue sur l'usage à domicile de l'avortement médicamenteux (Labandera et al., 2016). Cette initiative a immédiatement diminué la mortalité maternelle et les complications sévères liées aux avortements dans cet hôpital. Progressivement reconnue par les associations professionnelles du pays, l'expérience a ensuite été étendue au niveau national. La reconnaissance du droit des femmes à la santé sexuelle et reproductive par une partie du milieu médical a aussi profondément modifié le discours public sur la question, menant à un changement de la loi en 2012 qui autorise l'avortement à la demande.
125Le taux d'avortement en 2013 était de 12 ‰ (Antón et al., 2016), niveau faible qui s’expliquerait par la forte prévalence contraceptive. Au vu des estimations pré-libéralisation (proches de 30 ‰), de nombreuses femmes pourraient toutefois continuer à utiliser l'avortement médicamenteux de manière informelle. Il n'en reste pas moins que le taux de mortalité maternelle a diminué de 26,6 décès pour 100 000 naissances en 2001-2005 (dont 37 % des décès dus à l'avortement) à 15,4 en 2011-2015 (8 % dus à l'avortement, soit 3 décès) (Briozzo et al., 2016).
126Une des particularités de la loi de 2012 est qu'elle rend obligatoire – sauf exception – l'utilisation de l'avortement médicamenteux. Comme dans beaucoup d'autres pays de la région, la loi prévoit aussi l'objection de conscience, dont la fréquence varie fortement d'une région à l'autre [42].
La Chine
127La Chine légalise l'avortement en 1953. Dès le départ, elle a promu conjointement l'avortement et la contraception, avec le lancement d’un programme de planification familiale. Les autorités décident de prendre le problème de population à bras le corps en 1973, et étendent les services de contraception et d’avortement aux zones rurales. Confrontées à une fécondité élevée, elles instituent la politique de l'enfant unique en 1979, qui sera appliquée strictement jusqu'au début des années 1990 (Wang, 2014). Elle comprend l'obligation de l’usage d’un stérilet pour les femmes avec un enfant, de la stérilisation pour les couples avec deux enfants ou plus, et de l'avortement en cas de grossesse non autorisée. Entre 1980 et 1983, des campagnes de pose de stérilet, de stérilisation et d'avortement forcés sont menées à la fin de chaque année. C'est au cours des années 1980 que le taux annuel d'avortement atteint son niveau maximum (56 ‰). La prévalence de la stérilisation y atteint aussi un pic (46 % des femmes de 15-49 ans). À la suite de la conférence du Caire en 1994, la Chine modère sa politique et promeut le libre choix de la méthode contraceptive, d'abord de manière pilote puis dans tout le pays dès 2000. Les couples ont également désormais l'option de payer une forte amende plutôt que d'avorter en cas de grossesse non autorisée. En 2002, ce principe de l'amende est généralisé. Le recours à l'avortement décline fortement dans la deuxième moitié des années 1990 pour se stabiliser autour de 19,5 ‰ entre 2001 et 2010. Si l'ampleur des avortements forcés au plus fort de la politique de l'enfant unique est incontestée, les auteurs sont divisés sur les implications de la politique de population chinoise sur la forte incidence de l'avortement sexo-sélectif (Goodkind, 2015).
128Aujourd'hui, c'est le recours croissant à l'avortement des jeunes qui ont des relations sexuelles avant le mariage sans accès aux contraceptifs subventionnés et les nombreux avortements des migrantes du milieu rural vers la ville, qui mobilisent l'attention (Zeng et al., 2015). Les avortements répétés posent la question de l’offre de contraception après-avortement, un service quasi inexistant aujourd'hui (Tang et al., 2017).
Le Népal
129Le Népal présente une configuration encore différente, qui montre l'utilité de statistiques d'avortement même incomplètes. L'avortement y a été libéralisé en 2002. La légalisation a contribué au déclin rapide de la mortalité maternelle dans ce pays, qui passe de 580 décès pour 100 000 naissances vivantes en 1995 à 190 en 2013 (OMS, 2012). Dès l'introduction des services d'avortement, les autorités s'inquiètent de leur suivi et de leur évaluation (Samandari et al., 2012). Les structures de santé du service public produisent des statistiques d'avortement mensuelles, les structures privées par contre n'ont pas cette obligation. Le ministère de la Santé et de la population porte une attention particulière à la question de la contraception après-avortement et des complications : lorsqu'il observe dans un district de santé un nombre trop élevé de complications ou trop peu de consultations contraceptives post-avortement, des interventions spécifiques sont engagées.
130En 2009, les statistiques d'avortement ne bénéficiant plus d'un soutien particulier, leur qualité se détériore. Les chiffres produits indiquent toutefois que le nombre de femmes qui bénéficient de services légaux d’avortement continue à augmenter, passant de 84 000 femmes environ en 2009 à 95 000 en 2011, et que la part des soins après-avortement reste stable, à environ 10 % de l'ensemble des services d'avortement entre 2009 et 2011. Cependant, une partie importante de la population continue d’avoir recours à des services informels, ce que les statistiques ne capturent pas. Selon une enquête AICM en 2014 visant à mesurer l'ensemble des avortements (Puri et al., 2016), 323 000 avortements ont eu lieu cette année-là, ce qui correspond à un taux élevé de 42 pour 1 000 femmes de 15 à 49 ans, et seuls 42 % d'entre eux seraient légaux.
La Tunisie
131La Tunisie, premier pays arabe à libéraliser l'avortement en 1965, mais uniquement pour les femmes avec plus de 5 enfants, l'autorise à la demande en 1973. C'est aussi le premier pays africain à avoir légalisé la méthode médicamenteuse en 2000, utilisée dès le début des années 2000 pour 70 % des avortements (Hajri et al., 2004). Le taux d'avortement dans ce pays est comparativement bas (9 pour 1 000 femmes de 15 à 44 ans en 2009), et cela dès le milieu des années 1990 (Sedgh et al., 2011). À noter que les statistiques de ce pays ont été qualifiées de relativement complètes (au moins 80 % de complétude) (Sedgh et al., 2007).
132Malgré le succès de la diffusion de l'avortement médicamenteux, des difficultés d'accès restent courantes en milieu rural, accompagnées, selon des observateurs, d’une dégradation récente de l'accès aux services d'avortement dans le secteur public. Cette situation daterait des coupes budgétaires de 2004 et se serait encore dégradée après le printemps arabe en 2010-2011. Une étude qualitative auprès de 22 femmes qui se sont vues refuser un avortement à Tunis en 2013 (interrogées dans deux structures de santé, l'une publique et l'autre privée), révèle le parcours compliqué que peut encore constituer la demande d'interruption dans ce pays (Hajri et al., 2015). Certaines ont attendu des journées entières dans les structures de santé sans obtenir de consultation, ou ont été renvoyées d'un service à l'autre sans être reçues. Celles qui ont obtenu une consultation se sont vues refuser une interruption parce que leur grossesse était trop précoce ou trop tardive (les mêmes qui d'abord avaient été renvoyées pour grossesse trop précoce), ou à cause d'un problème de santé. La plupart de ces femmes ont dû recourir aux services du secteur privé, malgré leurs coûts élevés.
VI. Le processus qui mène à l’avortement
133Les variations dans la fréquence des avortements entre pays et sous-groupe de la population, discutées dans la section précédente, soulèvent la question des facteurs qui sous-tendent le phénomène. La recherche sur les causes de l’avortement s'accorde sur la nécessité de distinguer deux grands moments dans le processus qui mène à l'interruption d’une grossesse : la survenue d'une grossesse non prévue [43] d'une part, et la décision d'interrompre la grossesse d'autre part.
1. Grossesse non prévue : la contraception en question
134La littérature sur la première partie de ce processus est vaste. Les analyses actuellement dominantes tendent à désigner les « besoins non satisfaits de contraception » [44] et l'efficacité des méthodes de contraception utilisées comme les deux déterminants phares des grossesses non prévues (Singh et Darroch, 2012 ; Singh et al., 2009). Ces deux paramètres sont d'ailleurs utilisés dans les modélisations pour prédire l'incidence de l'avortement au niveau mondial, en plus du statut matrimonial (Sedgh et al., 2016). Les études menées dans les pays dotés de longues séries de données sur la contraception et l'avortement montrent effectivement un lien étroit entre la diffusion de la contraception et le déclin de l'avortement (Marston et Cleland, 2003). L'examen des baisses de la fécondité dans les pays occidentaux, l'Europe de l'Est et le Japon a montré que le recours à l'avortement augmente au début de ces transitions, lorsque les couples commencent à vouloir réguler les naissances sans disposer de moyens contraceptifs. Avec la diffusion de la contraception naturelle (retrait), puis moderne dès les années 1960, le recours à l'avortement diminue le plus souvent dans ces pays (Davis, 1963 ; Frejka, 1985 ; Tietze et Bongaarts, 1975). Cette théorie a été confirmée pour les transitions de la fécondité en Amérique latine et en Asie (Ahmed et al., 1998 ; Frejka et Atkin, 1996 ; Hollerbach, 1980 ; Singh et Sedgh, 1997 ; Westoff et al., 1998). En Afrique subsaharienne, où la baisse de la fécondité est encore dans sa phase initiale, une méta-analyse récente confirme également ce schéma : les taux d'avortement sont plus élevés dans les sous-groupes de la population qui ont moins d'enfants et utilisent plus la contraception (Chae et al., 2017). Rappelons qu'au niveau mondial, les taux sont aussi actuellement les plus bas dans les pays dotés des programmes d'éducation sexuelle et de planification familiale les plus efficaces (Ganatra et al., 2017). En d'autres termes, on assiste à un véritable changement de modèle reproductif au cours des périodes de transition historique de la fécondité et des révolutions contraceptives qui les accompagnent, les couples passant d'un contrôle des naissances par l'avortement dans un premier temps (couplé à l'abstinence, l'allaitement ou des méthodes traditionnelles peu efficaces) à un contrôle par la contraception moderne.
135Cette focalisation sur la contraception ne doit pas faire oublier les autres facteurs qui jouent directement sur les grossesses non prévues comme la sexualité et la fécondabilité, auxquels s’ajoute l'ambivalence des intentions de fécondité. Cette dernière est un facteur mal appréhendé jusqu'ici, car difficile à quantifier. Une étude récente, basée sur des données de calendrier hebdomadaire recueillies auprès d'adolescentes aux États-Unis, montre un lien clair entre des intentions de fécondité ambivalentes (indécision sur le désir ou non d’avoir un enfant) et la survenue des grossesses non prévues (Miller et al., 2013). Dans la même perspective, il semble que les avortements soient plus fréquents au moment des divorces en Finlande (Väisänen, 2017). Autre facteur peu étudié : les violences de la part d'un partenaire sont pourtant associées à la survenue des grossesses non désirées et des avortements (Pallitto et al., 2013).
2. Poursuivre ou interrompre une grossesse
136Les difficultés contraceptives et les grossesses non prévues ne constituent que le début du processus qui mène aux avortements : en effet, la femme doit encore décider puis réussir à interrompre cette grossesse. Cette deuxième partie du processus est moins souvent étudiée. Une première manière d'aborder la décision d'avortement est d'examiner les motifs donnés par les femmes au moment de l'événement. Une revue de la littérature analyse les résultats de 19 études quantitatives sur ce thème dans huit pays développés entre 1996 et 2007 [45] (Kirkman et al., 2009). Les auteurs classent les différentes raisons données par les femmes en trois groupes : celles qui concernent la femme elle-même (mauvais moment, santé, ne veut pas ou plus d'enfant), celles qui concernent d'autres parties prenantes (sans conjoint, conjoint absent, conjoint qui ne veut pas d'enfant à ce moment, bien-être de l'enfant à venir ou des enfants aînés...), et les raisons d'ordre matériel (manque de moyens financiers...). Les femmes citent toujours plusieurs raisons à la fois et elles sont souvent liées : par exemple, une famille nombreuse, des conditions matérielles difficiles, un manque de soutien du conjoint. Les auteurs concluent que les raisons déclarées témoignent surtout de la préoccupation des femmes ou des couples d'être de « bons parents ». Les études qualitatives montrent cependant que la situation est plus complexe : si les femmes et les couples mentionnent en effet de bonnes raisons de ne pas vouloir un enfant à ce moment-là, ils évoquent souvent en même temps des raisons tout aussi légitimes de vouloir un enfant ou de ne pas utiliser de contraception, ce qui nous ramène à l'ambivalence citée précédemment. Ces contradictions sont révélatrices des tensions qui existent entre les différentes attentes sociales concernant la parentalité, la sexualité et les rôles de genre, et/ou des désaccords à l'intérieur des couples sur ces questions. Dans une autre revue récente de la littérature sur les raisons de l'avortement, Chae et al. (2017) synthétisent les résultats de 14 études quantitatives menées entre 2002 et 2012 dans différents pays du Nord et du Sud [46]. Les pays dans lesquels les raisons socioéconomiques constituent le motif dominant sont aussi ceux où les avortements sont plus souvent le fait de femmes jeunes et non mariées. Dans les pays où la limitation de la taille de la famille est le principal motif, l'avortement concerne surtout des femmes mariées, déjà mères et plus âgées.
137La condamnation de l'avortement dans l'entourage des femmes ou des couples, ou leur propre perception négative, ainsi que les difficultés d'accès aux services d'avortement, constituent d'autres facteurs de la décision d'avorter. Pour explorer leur rôle, une comparaison entre des femmes ayant interrompu leur grossesse et celles qui l'ont poursuivie est nécessaire. Parmi les rares études de ce type, Adamczyk (2008) aux États-Unis montre que la décision d'interrompre une grossesse non prévue est plus fréquente chez les jeunes femmes qui ont des ambitions de carrière, n'ont pas d'affiliation à un groupe religieux protestant ou conservateur, habitent plus près d'une clinique d'avortement et dans un comté où le financement public de l'avortement est plus élevé. Dans les pays où l’accès à l’avortement est légalement restreint et stigmatisé, le processus de décision est encore plus complexe, et les femmes y ont des trajectoires longues et variées pour trouver la méthode ou les prestataires susceptibles de les assister (Adjamagbo et al., 2014 ; Coast et Murray, 2016 ; Gbagbo et al., 2015 ; Puri et al., 2007). Si certaines femmes accèdent facilement aux services de santé publics ou privés, d’autres vont devoir recourir à des méthodes traditionnelles ou à l’avortement médicamenteux, prescrit ou en automédication, et parfois multiplier les recours.
3. Quelles femmes recourent à l’avortement ?
138Comme cela a été mentionné, l'avortement est un événement fréquent dans tous les pays du monde, qui touche toutes les catégories de femmes, à tout moment de leur parcours de vie. Cependant, les catégories de femmes les plus susceptibles d'y recourir varient d'un pays à l'autre. Pour comprendre la relation entre une caractéristique particulière (comme l'âge, le statut matrimonial ou le niveau socioéconomique de la femme) et la propension à avorter, il faut tenir compte des deux moments clés du processus d'avortement, un même facteur pouvant influer négativement sur les grossesses non prévues et positivement sur la décision de l'interrompre (Rossier et al., 2007).
139Une étude récente fait une synthèse des recherches sur les caractéristiques des femmes (âge, parité, niveau d’études, lieu de résidence) qui ont eu recours à l’avortement dans 28 pays à bas et moyen revenu (Chae et al., 2017). Globalement, près de la moitié des avortements dans le monde sont le fait de femmes âgées de 20 à 29 ans : cette part fluctue entre 41 % au Vietnam et 61 % en Arménie dans 23 des 28 pays considérés ; mais dans les cinq autres, cette part est plus faible et varie entre 32 % en Turquie et 37 % en Serbie. Durant la vingtaine, les femmes sont pour la plupart sexuellement actives et en union, et veulent soit retarder l'entrée en maternité, soit limiter la taille de leur famille. Cependant, des variations apparaissent autour de cette tendance générale. Dans les pays d'Afrique subsaharienne, la part la plus élevée d’avortements concerne des femmes plus jeunes, de 15 à 19 ans au Nigéria, de 20 à 24 ans en RDC, en Éthiopie, au Ghana et au Gabon. Il en va de même en Amérique latine, ou du moins à Haïti et dans la ville de Mexico, seuls territoires inclus dans l’étude. En revanche, dans les pays asiatiques documentés (Arménie, Azerbaïdjan, Bangladesh, Géorgie, Kyrgyzstan, Népal, Ouzbékistan, Pakistan, Philippines, Tadjikistan, Turquie, Vietnam), la part des avortements est très faible avant 20 ans, mais élevée entre 30 ans et 39 ans : de 32 % (Arménie) à 53 % (Turquie). Dans les pays d'Europe et d'Amérique du Nord, la plupart des avortements ont lieu entre 20 et 24 ans, même si les pays anglo-saxons et la Finlande montrent aussi une part relativement élevée d’avortements chez les jeunes femmes entre 15 et 19 ans (Sedgh et al., 2013). Enfin, dans les huit pays les moins développés d'Europe (Albanie, Biélorussie, Bulgarie, Moldavie, Monténégro, Roumanie, Serbie, Ukraine) inclus dans l'étude, la plupart des avortements ont lieu entre 25 et 29 ans, ou entre 30 et 34 ans en Serbie et Albanie.
140Concernant la parité (selon la même étude de 2017), en Afrique subsaharienne les avortements sont les plus fréquents parmi les femmes qui n'ont pas encore d'enfant et celles qui n'en ont qu'un, comme dans la ville de Mexico et à Haïti : pour celles qui n'ont pas d'enfant, l'avortement est ici un moyen de retarder l’entrée en parentalité (Guillaume, 2004 ; N’Bouke et al., 2012). Dans de nombreux pays de la région, la sexualité avant le mariage est relativement répandue, mais reste réprouvée, et les jeunes utilisent peu la contraception. Par contre en Asie, l'avortement est plus fréquent chez les femmes (en union) qui ont deux enfants ou plus, sauf au Népal et aux Philippines où il concerne d'abord les nullipares. Enfin, d'après une synthèse un peu plus ancienne, 30 % à 50 % des avortements dans les pays riches sont le fait de femmes qui n'ont pas encore d'enfant (Bankole et al., 1999).
141Chae et al. (2017) ne disposent de données sur le statut matrimonial que pour 10 pays, qui néanmoins reflètent déjà une grande variété de situations : 60 % des avortements sont le fait de femmes hors union en Éthiopie contre seulement 5 % en Albanie. Selon une autre étude (Sedgh et al., 2016), d’après les dernières estimations, le taux d'avortement au niveau mondial est plus élevé pour les femmes en union (36 ‰) que pour les femmes hors union (25 ‰). Mais cette moyenne cache des situations contrastées. Dans trois régions du monde, l'Asie, l'Amérique latine et l'Europe, 70 % à 80 % des avortements sont attribuables à des femmes en union, contre 50 % seulement dans les trois autres (Afrique, Amérique du Nord et Océanie).
142Il se dégage de ces diverses études plusieurs profils régionaux de la pratique de l'avortement : en Afrique subsaharienne et en Amérique latine, les avortements ont le plus souvent lieu en tout début de vie reproductive et avant la mise en union ; en Asie, le plus souvent en fin de vie reproductive et pour limiter la taille de la famille ; dans les pays plus riches, chez les jeunes adultes qui vont bientôt ou ont déjà commencé à fonder une famille. Ces disparités résultent de contraintes normatives pesant sur la sexualité et la parentalité qui diffèrent d'une région du monde à l'autre, tout comme le recours à la contraception. Dans les pays d'Asie, l'activité sexuelle avant le mariage restant relativement rare, la formation de la famille commence tôt ; au fil du temps, l'avortement peut servir à limiter la descendance en cas d'échec contraceptif ou à obtenir la composition par sexe souhaitée (voir infra). En Afrique en revanche, la taille de la famille souhaitée reste élevée, ce qui réduit les avortements dans le mariage et en fin de vie féconde ; par ailleurs, si l'activité sexuelle des femmes hors union y est relativement plus fréquente qu'en Asie, elle reste socialement désapprouvée et souvent mal protégée, ce qui peut conduire à des grossesses non désirées et à des avortements. L'Amérique latine présente un profil intermédiaire entre l'Asie et l'Afrique : voisin de l'Afrique pour l'entrée en vie reproductive, mais comme en Asie, des besoins importants de limitation des naissances en fin de vie reproductive. En Europe et en Amérique du Nord, l'utilisation fréquente de la contraception en début et fin de vie féconde par les femmes qui veulent éviter une naissance explique que les avortements sont plus liés à la phase de formation de la famille, quand les intentions de fécondité sont ambivalentes et changeantes et les échecs de contraception plus fréquents.
143Quant aux caractéristiques socioéconomiques des femmes, il apparaît clairement qu'un peu partout dans les pays à bas et moyen revenu, le risque d'interrompre une grossesse augmente avec le niveau d'études, le degré d'urbanisation et le niveau de vie (Chae et al., 2017). Une conjonction de facteurs peuvent en être à l'origine : les femmes plus favorisées peuvent désirer moins d’enfants et contrôler les naissances. Elles ont aussi certainement un meilleur accès aux services d'avortement, qu'ils soient légaux ou informels, car elles disposent de plus d'autonomie de décision, de ressources économiques et culturelles pour éviter une grossesse non désirée. Toutefois, dans une revue de littérature plus ancienne de Bankole et al. (1999) incluant aussi bien des pays développés qu’en développement (Corée du Sud, Italie, Kazakhstan, Kyrgyzstan, Ouzbékistan) et celle de Rossier et al. (2007) (États-Unis, France, Italie), le lien entre le niveau d'études et la propension à l'avortement varie selon les pays : les femmes les plus instruites avortent moins dans certains pays, en raison d'une pratique contraceptive plus efficace.
4. Avortements répétés et pratiques de la contraception après l’avortement
144Au cours de leur vie, certaines femmes ont recours à plusieurs avortements. L'intérêt du monde académique pour les avortements répétés s'est intensifié au Nord comme au Sud ces dernières années, suite à l’évolution du phénomène. Tout d'abord, on observe une augmentation de leur part relative parmi l’ensemble des avortements dans des pays aux lois libérales, comme en Suède (de 19 % en 1975 à 38 % en 2008) ou en Nouvelle-Zélande (de 23 % en 1991 à 38 % en 2011) (Rowlands et al., 2014). En France, parmi les femmes qui avortent, 18 % ont déjà vécu au moins un avortement en 1990, 28 % en 2002 et 41 % en 2011 (Mazuy et al., 2014). Sachant que la fréquence des avortements a baissé ou est restée stable dans ces pays, l'augmentation de la part des avortements répétés traduit paradoxalement une amélioration de la pratique contraceptive de la population en général et une concentration des avortements chez des femmes qui traversent plusieurs fois des situations génératrices d'échecs de contraception : la pratique contraceptive est globalement meilleure parce que la proportion de femmes qui recourent à un avortement au cours de leur vie a beaucoup baissé, mais celles qui interrompent leur grossesse le font en moyenne plus souvent. Cette répétition découle de l’allongement de la période qui précède la formation de la famille, caractérisée plus souvent par une activité sexuelle occasionnelle et l'utilisation, pour certaines et sur la durée, de méthodes moins efficaces comme le préservatif. Elle s'explique aussi par le fait que la méthode de contraception choisie n'est pas toujours la plus adaptée à la personne et à sa situation (par exemple une personne qui tend à oublier la pilule mais ne change pas de méthode). Une telle inadaptation, si elle n'est pas corrigée après une première interruption de grossesse, augmente le risque d'avortements répétés et pose la question du conseil contraceptif après-avortement (Bajos et al., 2013).
145Dans les pays à législations restrictives, les données permettant de mesurer l'ampleur des avortements répétés sont rares. Les programmes de soins après-avortement, utilisés à grande échelle au cours des années 1990, ont d'abord mis l'accent sur la lutte contre la mortalité maternelle et les interventions permettant de sauver la vie des femmes (Curtis et al., 2010). En 2001, une évaluation de ces programmes montre que l’offre contraceptive y est une composante souvent négligée, ce qui accentue le risque d'avortements répétés (Cobb et al., 2001). Au cours de la dernière décennie, l'inclusion de services de consultation en contraception au sein des programmes de soins post-avortement est devenue un axe stratégique des intervenants en santé de la reproduction. Une série d'initiatives pour renforcer les services contraceptifs comme partie intégrante de la prise en charge des avortements ont été testées avec succès au cours des dernières décennies (Tripney et al., 2013).
146Les dimensions prises en compte dans les études consacrées à l'avortement répété sont diverses. D'une synthèse effectuée en 2014 de 46 études menées dans le monde entier, il ressort que les facteurs les plus souvent associés à l'avortement répété sont un antécédent de violence domestique, l’utilisation d'une méthode contraceptive « barrière » (comme le préservatif) ou orale, et un parcours de vie difficile (ruptures conjugales, difficultés d'emploi...) (McCall et al., 2014). Cela dit, certains chercheurs considèrent que les différences identifiées dans ces études quantitatives entre les groupes de femmes (pas d'avortement, un seul, plusieurs) sont en réalité relativement minimes, comme c’est le cas par exemple aux États-Unis (Jones et al., 2006). Un travail récent en Angleterre adoptant une approche à la fois quantitative et qualitative conclut à une grande diversité des histoires des femmes qui empêche toute généralisation, au-delà du constat relativement banal de la survenue d'échecs de contraception (Hoggart et al., 2017). Ces auteurs estiment par ailleurs que les recherches sur l'avortement répété, en dressant des profils de femmes à risque plutôt que des types de situations à risque, participent à la construction de la stigmatisation des femmes qui avortent.
5. L’avortement sexo-sélectif
147L’avortement sexo-sélectif [47], ou sélection prénatale en fonction du sexe, est une pratique décrite dans la littérature dès les années 1980. Elle consiste en l’élimination des fœtus de sexe féminin et tend à remplacer ainsi des pratiques de discrimination envers les petites filles (infanticides sélectifs, négligences, abandons…). Ce type d'avortement s'est développé depuis les années 1980 avec l’émergence de nouvelles technologies de la reproduction permettant la détermination prénatale du sexe du fœtus, en particulier les méthodes d’imagerie fœtale comme l’échographie, largement diffusées.
148Ce phénomène a pour conséquence une masculinisation des naissances, mesurée à partir des évolutions du rapport de masculinité à la naissance. La norme biologique et universelle de ce rapport est de 105 à 106 naissances de garçons pour 100 filles. Lorsqu’il est entre 110 et 115, voire au-delà, il dénote une réelle discrimination à l’égard des filles. Elle est bien présente dans certains pays asiatiques. En Chine, depuis les années 2000, le rapport se situe entre 115 et 125 selon les provinces et zones de résidence (Guilmoto, 2015b). Au Vietnam, le déséquilibre continue de s’aggraver avec actuellement un rapport de 113 à 114 (Becquet, 2015), variable selon le milieu de résidence et les régions, et selon le rang de naissance des enfants (den Boer et Hudson, 2017 ; Guilmoto, 2010). En Indonésie, ce déséquilibre à la naissance n’affecte que certains groupes ethniques (Guilmoto, 2015a). En Corée du Sud en revanche, la surmasculinité à la naissance a rapidement disparu, après un rapport qui atteignait 110 à 115 dans les années 1970-1980, mais le pays fait figure d’exception dans la région (Chung et Gupta, 2007). En Inde, dans certaines régions les rapports avoisinent 110 ou 120 dans le quart Nord-Ouest, tandis que dans d’autres régions au Sud et à l’Est du pays, ils sont normaux. Si des pays comme le Sri Lanka ou le Bangladesh semblent exempts de discrimination, ce n'est le cas ni du Népal ni du Pakistan. Cette pratique de sélection prénatale a également été constatée dans le Sud du Caucase, en Arménie, en Azerbaïdjan, en Géorgie, et dans les Balkans en Albanie, au Kosovo, au Monténégro et dans le Nord-Ouest de la Macédoine (Guilmoto, 2015a ; Guilmoto et Duthé, 2013). Cette discrimination concerne également les diasporas de ces pays installées en Amérique du Nord ou dans différents pays européens (Almond et Edlund, 2007 ; Auger et al., 2009 ; Dubuc et Coleman, 2007 ; Singh et al., 2010 ; Verropoulou et Tsimbos, 2010).
149Si ces pratiques dénotent une très forte préférence pour les garçons dans ces sociétés, pourquoi ne les trouve-t-on que dans certains pays ? Elles semblent largement associées aux systèmes de parenté : elles n’existent que dans des sociétés marquées par des normes patrilinéaires, où un fils est indispensable pour la transmission de la lignée. Elles trouvent donc leur fondement dans le rôle économique et social attribué aux garçons comme soutien familial (notamment aux parents durant leur vieillesse) et producteur de ressources. Cette forte préférence pour les garçons entraîne un recours à l’avortement sexo-sélectif quand il existe une offre technologique satisfaisante avec des échographies de bonne qualité, dans un contexte souvent de faible fécondité où le risque de n’avoir que des filles est beaucoup plus élevé (Guilmoto, 2009).
150Certains pays ont pris des mesures législatives afin de réglementer ces pratiques (mesures de restrictions dans l’accès aux technologies de diagnostic prénatal, règlementations juridiques…), mais elles n’ont guère eu les effets escomptés (Guo et al., 2016 ; Rahm, 2017). En Corée du Sud, Rahm (2017, p. 26) précise que « le retour à la normale du rapport de masculinité à la naissance en Corée s’explique par les profondes transformations sociétales du pays et par diverses raisons qui n’ont rien à voir avec les politiques visant expressément cet objectif : notamment l’élévation du statut social et du niveau d’éducation des femmes, le changement des structures familiales et la perte d’influence de la famille élargie, le développement socioéconomique, l’urbanisation ». Ces avortements ont été également dénoncés par la communauté internationale lors de différentes conférences, en les considérant comme une discrimination ou violence envers les femmes (Rahm, 2017).
VII. Les conséquences des avortements sur la vie des femmes
151Les avortements à risque ont des conséquences sur la santé et la vie des femmes. Outre le fait qu'ils constituent un problème de santé publique majeur, ils peuvent affecter les conditions de vie des femmes et de leur famille, et représentent une charge pour le budget des familles (Langer, 2003 ; Leone et al., 2016 ; Singh et al., 2009).
1. Les avortements à risque : une cause de mortalité maternelle
152Le nombre annuel de décès dans le monde dus à un avortement a diminué au cours des dernières décennies, passant de 69 000 décès en 1990 à 56 000 en 2003, puis à 47 000 en 2008 (OMS, 2011), dernier chiffre en date. Le déclin de la mortalité due à un avortement suit une tendance parallèle à celle de la mortalité maternelle, dont le nombre de décès dans le monde passe de 523 000 en 1990 à 289 000 en 2013 (OMS, 2012). L'OMS en 2011 estimait que la part des décès causés par un avortement dans la mortalité maternelle est restée relativement stable entre 1990 et 2008, soit environ 13 % (OMS, 2011).
153Mais ce type de résultat est sensible aux méthodes utilisées. Selon une nouvelle estimation de l'OMS en 2012 de la distribution des décès maternels par cause entre 2003 et 2009 dans 115 pays (faite à partir d'un modèle bayésien hiérarchique), seuls 8 % des décès maternels sont dus à l'avortement (Say et al., 2014). Les auteurs soulignent qu'il n’est pas possible de comparer ce résultat à l'estimation précédente de 13 % compte tenu de la divergence des méthodes utilisées. La même année, une équipe de l'Université de Washington publie une estimation encore différente, pour l'année 2013 cette fois, obtenue avec un jeu de données et un modèle bayésien distincts (Kassebaum et al., 2014) : 15 % des décès maternels seraient dus à l'avortement..
154Seule l'estimation de l'OMS pour 2008 (OMS, 2011) fournit le taux de létalité, soit le rapport du nombre de décès au nombre d’avortements qui était en 2008 de 220 pour 100 000 avortements au niveau mondial (soit 1 décès pour 455 avortements). Le taux de létalité est extrêmement élevé en Afrique subsaharienne (520 décès pour 100 000 avortements), relativement bas en Amérique latine et en Europe de l'Est (30), et quasiment nul dans les pays développés et en Asie de l'Est, les autres régions d'Asie présentent des taux intermédiaires (entre 70 et 200). La situation est aussi particulièrement préoccupante dans les îles polynésiennes (400 décès pour 100 000 avortements). Les variations de la létalité entre régions du monde découlent du niveau de sécurité des avortements et de l'efficacité des services d'urgences obstétricales, qui dépendent eux-mêmes étroitement des conditions légales de l’avortement, du niveau du développement socioéconomique, des ressources financières des femmes, des techniques d'avortement disponibles et de la stigmatisation qui entoure cette pratique (Ganatra et al., 2017). Cette mortalité affecte inégalement les femmes, touchant particulièrement les plus défavorisées dans les pays les plus pauvres (Grimes et al., 2006).
155Plusieurs facteurs ont contribué à la baisse de la mortalité liée aux avortements observée ces dernières décennies. Tout d'abord, la légalisation de l'avortement, en améliorant l'accès aux services sécurisés et au conseil contraceptif post-avortement, a eu un effet conséquent sur la mortalité maternelle. Un exemple emblématique est celui de l'Afrique du Sud, où l'avortement a été libéralisé dès la fin de l'apartheid, en 1996. Après la mise en place de services d'avortements sécurisés (aspiration et avortements médicamenteux) dans les hôpitaux du pays, cette mortalité aurait baissé immédiatement de 425 décès pour 1 000 avortements en 1994 à 32 ‰ en 1998 (Jewkes et al., 2005). Le taux de létalité des avortements est depuis resté faible, même si de nombreux avortements continuent à se pratiquer dans le secteur informel du fait d'une offre légale insuffisante. Les techniques introduites dans les services de santé semblent s'être diffusées auprès de l'ensemble des prestataires, y compris ceux exerçant hors du cadre légal.
156Au-delà de la modification des lois et de l’offre de services, deux autres facteurs contribuent à réduire la mortalité due aux avortements : l'amélioration des programmes de planification familiale qui diminuent le nombre grossesses non prévues susceptibles d'être interrompues, et l'efficacité des services d'urgence obstétricale qui permettent de soigner les femmes présentant des complications d'avortement avec un pronostic vital engagé. À cet égard, le cas de l'observatoire de population de Matlab au Bangladesh (où la régulation menstruelle a été autorisée en 1979) est particulièrement parlant (Benson et al., 2011). Cet observatoire est séparé en deux zones, qui ont chacune bénéficié au cours des années 1980 et 1990 des mêmes programmes de l’État d’accès à la régulation menstruelle, à la contraception moderne et aux soins obstétricaux d'urgence. L’une des deux zones a en outre participé à un programme d’offre de moyens de contraception à base communautaire [48] et d'accouchement assisté par des sages-femmes. Les résultats montrent que la mortalité due à l’avortement était élevée dans les deux zones en 1976-1985 (respectivement 107 et 99 décès liés à l'avortement pour 100 000 grossesses) et qu’elle y a fortement diminué, mais davantage dans la zone qui a bénéficié des programmes supplémentaires où il y a eu 12 décès dus à des avortements pour 100 000 grossesses en 1996-2005, contre 24 dans l’autre zone (Chowdhury et al., 2007).
157Enfin, une partie de la diminution de la mortalité due aux avortements dans le monde est sans doute imputable à la diffusion des avortements par méthode médicamenteuse, y compris dans des contextes de restriction. Outre des infrastructures de santé relativement développées, la prédominance de cette technique dans nombre de pays d'Amérique latine expliquerait la faible létalité de la région, proche de celle des pays développés (OMS, 2011) (figure 4). Modélisant l'impact de l'usage du Misoprostol sur la mortalité par avortement dans les pays du Sud, Harper et al. (2007) estiment qu'en Afrique les deux tiers des décès pourraient être évités si 80 % des femmes avortaient en utilisant ce médicament.
Figure 4. Taux de létalité (nombre de décès pour 100 000 avortements) par sous-région du monde en 2008

Figure 4. Taux de létalité (nombre de décès pour 100 000 avortements) par sous-région du monde en 2008
Note : Les sous-régions avec une part négligeable d'avortements à risque ne sont pas représentées.
2. Les complications médicales des avortements non sécurisés
158Si de moins en moins de femmes meurent des suites d'un avortement non sécurisé, des complications restent fréquentes. Les problèmes les plus courants sont les avortements incomplets, les hémorragies, les infections et, plus rares et plus graves, les chocs septiques, les perforations de l’utérus et des intestins, et les péritonites. Ces problèmes peuvent être traités, mais plus les soins sont tardifs, plus les séquelles s'aggravent. L'avortement peut aussi avoir des conséquences à plus long terme sur la santé des femmes, comme la stérilité, l'anémie, des faiblesses ou douleurs persistantes, des inflammations pelviennes ou de l'appareil reproductif. On estime en particulier que suite à un avortement, chaque année 17 millions de femmes dans le monde souffrent d'une infécondité secondaire et 3 millions d'infections chroniques de l'appareil reproducteur (OMS, 2007).
159En 2012, 6,9 millions de femmes dans le monde auraient été hospitalisées à la suite de complications d'avortement provoqué (Singh et Maddow-Zimet, 2016), ce qui ne reflète pas toutes les complications puisque de nombreuses femmes ne consultent pas à cette occasion. Singh et Maddow-Zimet (2016) estiment qu'environ 60 % des femmes qui ont des séquelles après un avortement se présentent dans une structure de soins, et que le nombre total de femmes souffrant d'un problème de santé après un avortement s’élèverait à environ 10 millions en 2012. En d'autres termes, 40 % des 25 millions de femmes qui ont eu recours à un avortement non sécurisé chaque année dans le monde connaîtraient une complication, et 3 millions de ces femmes ne recevraient pas de soins.
160Alors que la fréquence des décès dus à un avortement a baissé dans le monde, le nombre global d'hospitalisations pour complication semble augmenter, mais cette augmentation – de 5 millions en 2005 (Singh, 2006) à 6,9 millions en 2012 – traduirait plutôt une amélioration globale de l'accès aux soins qu’une plus grande fréquence des avortements ou des problèmes liés aux avortements non sécurisés. En Amérique latine, une région où l'accès aux soins augmente peu car la couverture santé y est déjà importante, on observe au contraire un recul des hospitalisations pour avortement entre 2005 et 2012 (Singh et Maddow-Zimet, 2016), sans doute lié à la diffusion du Misoprostol.
161Les complications les plus sévères dues à l’avortement sont encore présentes dans bien des pays du monde, en particulier en Afrique subsaharienne. Le peu de données sur le niveau de gravité des admissions, l'absence à ce jour de définitions et d'outils de mesure standardisés, limitent la portée des comparaisons (Adler et al., 2012). Quelques études de cas permettent d'attester de la fréquence des complications graves dans certains pays. Selon une enquête nationale menée en Éthiopie en 2007-2008 (juste après l'assouplissement de la loi), 41 % des admissions pour avortement incomplet étaient d’une gravité modérée à sévère (Gebreselassie et al., 2010). Au Kenya, dans un contexte toujours restrictif et selon l'enquête nationale de 2012, 40 % des complications étaient modérées et 37 % sévères (Ziraba et al., 2015). Par ailleurs, comme pour les décès, les complications liées à l’avortement sont très inégalement réparties entre groupes sociaux.
162Enfin, au-delà des frais supportés par les individus, surtout les plus pauvres, les complications post-avortement occasionnent également des coûts importants pour les systèmes sanitaires, notamment des pays les moins avancés. Ils ont été estimés à 232 millions de dollars chaque année dans les pays en développement (Singh et Darroch, 2012). Ces auteures estimaient à 560 millions de dollars le budget nécessaire pour que toutes les femmes concernées puissent avoir accès à des soins de qualité.
3. Les conséquences psychologiques de l’avortement
163Les conséquences de l’avortement sur la santé mentale des femmes sont un sujet important de débats aussi bien chez les opposants que chez les partisans de la dépénalisation de l’avortement. Interrompre une grossesse est toujours une décision difficile à prendre pour les femmes, de surcroît lorsque l'acte est interdit et/ou socialement stigmatisé. C’est une source de tension pour les femmes et les couples, partagés entre des normes sociales et parfois religieuses qui rejettent l’avortement, et une situation personnelle (matérielle, affective, professionnelle…) qui les y pousse (Arslan Özkan et Mete, 2010 ; Palomino et al., 2011). Dans les pays où l’accès à la contraception moderne est facile, les femmes se sentent souvent responsables d'une grossesse non prévue, considérée comme évitable (Bajos et Ferrand, 2011). La décision d'avorter est encore plus difficile à prendre et stressante dans les contextes où l'acte est illégal, car outre les risques pour la santé, les femmes s’exposent à des sanctions pénales ou à une stigmatisation de la part des professionnels de santé et de l’entourage.
164Bien que de possibles troubles psychologiques dus à l’interruption de grossesse soient souvent évoqués, différentes études scientifiques remettent en cause cette relation. Les troubles psychiques observés seraient liés à un état de santé préexistant à la grossesse (APA Task Force on Mental Health and Abortion, 2008 ; Bajos et Ferrand, 2011 ; Munk-Olsen et al., 2011). Charles et al. (2010) et Robinson et al. (2009) ont fait une analyse approfondie des études utilisées par les opposants à l’avortement dans lesquelles un lien entre avortement et problèmes psychologiques serait établi. Ils en concluent que ces études souffrent de nombreux biais méthodologiques : elles sont basées sur des populations non représentatives et ne prennent pas en compte les conditions de vie de la femme au moment de la grossesse, en particulier leurs antécédents psychologiques (Lerner et al., 2016). En revanche, lorsque le recours à l’avortement est décidé de façon autonome par les femmes, il provoque plutôt un soulagement et permet aux femmes de reprendre le contrôle sur le cours de leur vie (Faúndes et Barzelatto, 2011 ; Flores Celis, 2016 ; Ortiz, 2008).
165Un thème peu étudié est celui des conséquences du refus d’avortement pour les femmes comme pour leurs enfants. Des études soulignent les conséquences négatives de ce refus sur la santé, le bien-être et le développement des enfants, parfois même jusqu'à l’âge adulte (David, 2006 ; Upadhyay et al., 2014). De même, le refus d’accorder le droit à l’avortement aux femmes qui le désirent a des conséquences négatives sur leur vie (Upadhyay et al., 2014), particulièrement lorsqu’elles ont été victimes de viol ou d’inceste. Cela pose entre autres le problème de l’acceptation de l’enfant à naître, comme l’ont montré différents cas en Amérique latine (Cruz Taracena, 2002 ; Farmer, 2000 ; Lamas et al., 2000)(Cruz Taracena, 2002 ; Farmer, 2000 ; Lamas, Taracena et Preston, 2000).
4. La pénalisation de l’avortement : les femmes sanctionnées
166Les lois qui pénalisent l’avortement violent non seulement les droits reproductifs de la femme, mais aussi leur droit à la santé, à la liberté, à la sécurité et potentiellement leur droit à la vie (Guillaume et Lerner, 2007). Elles accentuent l’inégalité dans les relations de genre, puisqu’elles ne punissent que les femmes, même en cas de viol, et non les hommes responsables de la grossesse non voulue.
167Des sanctions sont souvent prévues pour condamner l’avortement pratiqué hors du cadre légal, pour des motifs interdits par la loi, réalisé sans le consentement de la femme ou hors durée légale. Ces sanctions affectent surtout les femmes, mais aussi les professionnels de santé ou les personnes qui les ont aidées en leur fournissant des informations ou des produits abortifs.
168Dans les pays aux lois restrictives, l’avortement, considéré comme un délit ou parfois même un homicide, est pénalisé par des peines de prison, qui selon les pays s’échelonnent de quelques jours à plusieurs mois ou années [49] : rares sont les pays qui fournissent des informations sur le nombre de personnes incarcérées, mais ces emprisonnements pour délit d’avortement sont dénoncés dans certains pays comme le Salvador et le Mexique (CRLP et La Agrupación Ciudadana, 2014 ; GIRE, 2013). Des amendes peuvent aussi être infligées, ainsi que la réalisation de travaux d’intérêt collectif ou l’obligation de suivre des traitements psychologiques qui ont pour objectif de réaffirmer la valeur de la maternité et de la famille. C'est le cas dans certains États mexicains (Puebla, Veracruz et le Yucatán en 2016). En Amérique latine, différentes ONG mènent des actions en justice pour faire libérer les femmes emprisonnées ou faire reconnaître leurs droits quand l’avortement légal leur est refusé, par exemple en cas de viol comme au Mexique et au Brésil. Les professionnels de santé peuvent se voir en outre imposer des suspensions d’activité [50].
169La pénalisation de l’avortement est de nature très différente selon les pays ou les régions du monde, en particulier à l’égard des femmes, même si les sanctions prévues ne sont pas toujours appliquées, comme ce fut le cas en France dans les années 1970 avant l’adoption de la loi Veil libéralisant l’avortement (Bajos et Ferrand, 2011). Lorsque ces lois tombent en désuétude, la pratique reste considérée comme un délit, mais elle est de plus en plus socialement tolérée (Sanseviero, 2003).
VIII. Considérations finales
170Cette synthèse sur l’avortement met en évidence une grande diversité des situations tant au niveau du droit que des conditions de la pratique, de sa fréquence comme de ses conséquences sur la santé et la vie des femmes. Quels que soient les contrastes que nous avons pu souligner, deux constats s’imposent : légaux ou illégaux, de nombreux avortements se produisent dans le monde chaque jour, reflet des difficultés de prévention des grossesses non désirées et des échecs contraceptifs qui affectent inégalement les pays et les différentes couches de la société. Malgré cela, le droit à l’avortement n’est pas universellement reconnu, et son recours est toujours sanctionné, légalement et socialement, dans de nombreux pays.
171À l'issue de cette synthèse, deux points restent au cœur des questionnements autour de l’avortement : le droit à l’avortement et l’accès des femmes aux services d’avortement sécurisés, avant d'esquisser une série de pistes de recherche.
1. Un accès en évolution, mais des progrès sont nécessaires
172La lutte pour le droit à l’avortement est incessante depuis un demi-siècle (quoique d'intensité variable selon les pays et les régions), mais les progrès restent lents. Si des ONG et la société civile sont actives pour promouvoir ce droit des femmes, c'est aussi vrai des mouvements qui entendent protéger les droits de l'embryon. De ce fait, le droit à l'avortement, une fois acquis, est fréquemment remis en question. Au Nicaragua par exemple, l’avortement thérapeutique a été interdit malgré tous les risques que cela représente pour la santé et la vie des femmes. La mobilisation reste vive, tant au niveau national qu’international, pour prévenir de tels reculs. En Pologne, fin 2016, le gouvernement a renoncé à son projet de limiter l’accès à l’avortement, mais depuis janvier 2018, un nouveau projet est à l’étude visant à restreindre le droit à l’IVG à deux situations uniques : en cas de risque pour la vie ou la santé de la mère et si la grossesse résulte d’un viol ou d’un inceste, abolissant la possibilité d'avorter en cas de malformation du fœtus.
173Les risques associés à l’avortement illégal sont le reflet des inégalités sociales, parce qu'ils affectent différemment les femmes selon leur condition sociale. Comme le mentionne Langer (2002, p. 197), « une société qui admet que certaines de ses femmes accèdent à un avortement provoqué sans risque ni difficulté, tandis que d’autres courent d’importants risques, n’est pas une société démocratique ». La négation du droit à l’avortement entre en contradiction avec les droits reconnus dans les conférences internationales et adoptés par les différents pays du monde, comme le droit à l’égalité, à la santé, à la libre détermination de sa descendance, ainsi que les droits sexuels et reproductifs tels que stipulés lors de la Conférence du Caire ou les recommandations du Comité pour l’élimination de toutes les formes de discrimination et de violence à l’égard des femmes (CEDAW).
174Même dans certains pays où le droit à l'avortement semble fermement acquis, la stigmatisation dont fait l'objet l'avortement reste répandue : objection de conscience, refus de soins, peur du regard de l'autre continuent à caractériser la pratique. Les travaux de plus en plus nombreux sur la stigmatisation indiquent une volonté nouvelle de lutter contre les dimensions concrètes et symboliques de cette forme de discrimination sexuée, qui non seulement touche uniquement les femmes – alors que les hommes sont tout aussi responsables des grossesses non désirées –, mais qui de plus n'aurait pas d'objet si on reconnaissait aux femmes la liberté de se réaliser dans des rôles non familiaux. Ce refus d’octroyer aux femmes une autonomie reproductive s’inscrit dans la défense d’une vision traditionnelle de la famille, qui se retrouve dans les prises de position sur d'autres questions de société, telles que l’opposition au mariage pour les couples de même sexe, à la procréation médicalement assistée ou à la gestation pour autrui.
175L’introduction de l’avortement médicamenteux et des soins après-avortement sont deux progrès capitaux dans l’amélioration de la prise en charge sanitaire des avortements. Le développement de l’avortement médicamenteux, tant dans les contextes où il est légal qu’illégal, a changé les conditions du recours à l’avortement. Il améliore la sécurité de l’acte puisque même lorsqu’il se fait de manière informelle, il présente moins de risques que les autres méthodes, et les éventuelles complications sont moins graves, comme cela a été constaté particulièrement en Amérique latine. Toutefois, l’utilisation de ces médicaments reste dépendante des politiques sanitaires des gouvernements, et de leur disponibilité, y compris sur les marchés informels. De nombreuses femmes, particulièrement en Afrique, continuent à ne pas y avoir accès.
176Le développement des soins après-avortement a permis un renforcement du rôle des professionnels de santé et leur a donné plus de légitimité dans cette prise en charge. L’introduction des soins post-avortement comporte cependant des limites : dans les pays aux législations restrictives, ils confinent la question de l’avortement à une dimension strictement sanitaire, ce qui, comme le font remarquer Ouattara et Storeng (2014) à propos du Burkina Faso, peut éviter un débat sur la dépénalisation de l’avortement qui semble être pour certains acteurs « un changement sociétal impossible à impulser » p. 120). Pourtant, la dépénalisation de l'avortement est un facteur clé pour respecter les droits des femmes et préserver leur santé.
2. Perspectives de recherches
177Cet article propose une synthèse de la littérature scientifique sur les questions les plus souvent traitées en matière d'avortement : légalisation, mesures et sécurité sont les thématiques maîtresses dans ce domaine, et couvertes ici. Les besoins d’informations sont évidemment importants sur ces questions dans les contextes peu avancés en la matière, et d'une utilité immédiate. Si la littérature est abondante sur ces points (avec toutefois une couverture par pays qui reste très variable, du fait des difficultés de recherche rencontrées dans les contextes les plus restrictifs), la production sort rarement de ces chemins balisés.
178Cette concentration thématique se comprend si l'on rappelle que la majorité de la production scientifique sur l'avortement est le fait d'organisations non gouvernementales, souvent dans le cadre de recherches opérationnelles. Ces acteurs choisissent les sujets traités et les populations cibles en rapport avec leur sphère d'intervention : ainsi, les études sont conduites dans les pays où le fardeau sanitaire des avortements est le plus lourd, et sur des thèmes comme les connaissances et opinions sur les législations, le rôle des professionnels de santé, les conséquences de l’avortement. La recherche fondamentale sur le sujet reste trop peu développée : à la 28e Conférence internationale de la population en Afrique du Sud (en 2017), sur 31 communications ou posters consacrés à l'avortement, un peu plus d’un quart étaient le fait d'instituts de recherche ou d'universités, le reste provenant des ONG. Plusieurs raisons expliquent ce relatif désintérêt du monde académique. Soulignons d'abord que les questions d’avortement sont peu étudiées dans les pays où la pratique contraceptive est répandue et où l'accès est légal (en Europe par exemple), car la pratique n’y constitue plus un problème de santé publique, un droit à acquérir ou un défi méthodologique, et alors même que les enjeux liés à la stigmatisation restent importants. Par ailleurs, l'avortement dans les pays où les lois sont restrictives – même s'il constitue un sujet brûlant –, reste un objet sur lequel il est difficile de collecter des données, à cause de son illégalité et/ou de sa stigmatisation. D'importantes difficultés éthiques surgissent lorsqu'on envisage d’aller sur le terrain étudier des phénomènes illégaux. C’est aussi un thème sur lequel il est difficile de trouver un financement auprès des bailleurs de fonds. Ces différents obstacles limitent les recherches.
179Cette mise en retrait du monde académique est certes compensée par les recherches d'organismes militants. Cependant, une plus grande implication des chercheurs des différentes disciplines (histoire, genre, sociologie, anthropologie, économie, démographie, santé publique) ainsi qu’une plus grande perméabilité des frontières disciplinaires permettraient d'approfondir les approches, de développer des réflexions plus fondamentales, et de diversifier les thèmes abordés. Il serait intéressant et utile, par exemple, de montrer avec des données longitudinales l'impact des avortements sur les trajectoires des femmes, de s’interroger sur la question de l'avortement comme une étape du chemin vers le contrôle de leur vie, d’analyser les tensions normatives autour de la décision d’avortement en cas d’échec de contraception, de comprendre toutes les nuances dans les représentations sur l'avortement, de décortiquer les révélateurs d'une stigmatisation de l'avortement et leurs liens avec d'autres dimensions du statut des femmes dans différents contextes. La place des luttes pour l'avortement dans les combats féministes est un sujet qui mérite d’être documenté. Un autre sujet à approfondir est de comprendre pourquoi l'avortement médicamenteux s'est diffusé dans certains contextes et pas dans d'autres, etc. Autant de pistes qui permettraient une diversification des thématiques de recherche, et une vision plus large de l’avortement, abordé jusqu'ici souvent comme une question simplement légale, statistique ou sanitaire. En attendant cette diversification de la recherche, quelques pistes sont proposées ici.
La collecte des données est insuffisante
180Dans les pays où l’avortement est légalisé, la collecte des statistiques sur l’avortement est souvent défectueuse et incomplète (dans 53 pays sur 77 où l'avortement est légal). La collecte de routine pourrait donc être fortement améliorée dans de nombreux pays. De plus, les données collectées ne fournissent que des informations succinctes sur les caractéristiques de la femme, de la grossesse et la méthode employée. D’autres variables seraient utiles telles que le rang de l'avortement, des caractéristiques socioéconomiques (niveau d'instruction, profession, lieu de naissance...), le lieu de résidence, la contraception après-avortement ou les complications, qui permettraient de mieux identifier les problèmes particuliers d'accès à la contraception ou l'inadéquation de l'offre d’avortement. Si une statistique exhaustive et continue est trop lourde à mettre en place ou à maintenir, des enquêtes périodiques (éventuellement sur échantillon) pourraient être menées auprès des services de santé qui pratiquent les avortements.
181Rappelons que la complexité de la collecte des données statistiques sur l'avortement risque de s’aggraver à l'avenir avec la généralisation de l’avortement médicamenteux. Sa prescription dans le secteur privé pour une utilisation à domicile ou son éventuelle obtention avec le réseau informel (notamment sur internet), même dans les pays où l’accès est légal, pourrait compliquer d’autant la recension de ces actes à l'avenir.
182Pour pallier au manque de données nationales, des estimations sont réalisées aux niveaux régional et mondial du nombre d’avortements, de leur degré de sécurité, et de certaines caractéristiques des femmes qui y recourent. Le passage récent aux méthodes bayésiennes d'estimation rend plus transparentes les procédures mises en œuvre dans la production de chiffres globaux. Mais il ne s’agit que d’estimations et non de chiffres exacts, qu’il faut utiliser avec prudence. Seule l’obtention de données locales nombreuses et de bonne qualité permettra d'améliorer l'exactitude des estimations globales.
183Au-delà des statistiques relevant du système de santé, il nous semble nécessaire de diversifier les sources des données, en particulier par des enquêtes. Un point mérite plus d'attention pour mieux interpréter les données collectées par ce biais, celui de la sous-déclaration différentielle des femmes (qui sous-déclare ?). Il serait également utile de mieux comprendre pourquoi les déclarations dans les enquêtes sont dans certains pays proches de la complétude, et dans d’autres très faibles. La compréhension de ces différences permettrait d’identifier quels sont les types de pays où il est possible d'introduire des questions directes sur l’avortement dans une enquête en population générale.
184Par ailleurs, les méthodologies utilisées récemment pour travailler sur des sujets sensibles comme les usagers de drogue doivent continuer à être testées dans les enquêtes quantitatives sur l’avortement pour tenter d’en améliorer la complétude, particulièrement dans les contextes où les femmes hésitent à parler de leur avortement.
185Enfin, les approches qualitatives sont d’un apport essentiel dans la production de connaissances approfondies et locales sur l’avortement, et méritent d’être développées. Les connaissances sur le processus et les représentations de l'avortement sont insuffisantes dans la plupart des pays du monde, cela alors même qu'on observe une très grande diversité de situations : ce que l'on sait d'un pays ne peut souvent pas être généralisé à un autre. Une partie des thématiques porteuses évoquées ci-dessous peuvent être abordées par des études qualitatives.
Des pistes thématiques de recherche
186Quelques thèmes de recherches semblent à privilégier à l’avenir. Tout d'abord, les conséquences de la négation du droit à l'avortement et de l’impossibilité pour une femme d’interrompre une grossesse sur la vie et la santé physique et mentale des femmes et de leurs enfants sont l’un des thèmes prioritaires à documenter. C’est encore un sujet peu abordé dans la littérature en sciences sociales (David, 2006 ; Upadhyay et al., 2014).
187Des recherches doivent être développées en fonction des évolutions législatives, technologiques, ou des contextes sanitaires. Par exemple, le rôle de l'avortement dans l’épidémie de Zika qui sévit dans plusieurs pays d’Amérique latine, notamment au Brésil, et produit des malformations fœtales, mériterait une attention particulière, comme le recommande l'OMS (2016b). Quelles sont en particulier les conséquences sanitaires et sociales de la maladie ?
188Les barrières d’accès à l’avortement auxquelles les femmes sont confrontées, aussi bien dans les contextes légaux qu’illégaux, mal connues dans bien des pays, restent un sujet insuffisamment étudié. La question du contournement des lois demeure aussi un thème à développer, qu’il s’agisse des canaux d’information et de distribution des produits avec l’intervention des ONG, de l’utilisation des NTIC (internet, hotline) ou de déplacements entre villes, régions ou pays… La question des réseaux informels d’approvisionnement en produits pour pratiquer des avortements médicamenteux à partir d’études sur ces marchés, d'enquêtes auprès de pharmaciens etc., est importante pour mieux connaître les conditions de réalisation des avortements, les conseils donnés aux femmes et les prises en charge en cas de complications.
189De manière générale, le rôle des hommes dans le processus d’avortement reste peu abordé. Des recherches pour mettre en évidence leur place dans les décisions sont nécessaires, en particulier dans les contextes où émergent des revendications sur le droit à la paternité. Questionner le rôle des hommes amène à s’interroger sur le rôle de la sexualité dans le processus qui mène aux avortements, une sexualité prévue ou non prévue, désirée ou contrainte. La question de l'ambivalence des désirs d'enfants, qui paraît sous-tendre une part importante des avortements, est également peu abordée.
190Les recherches sur la stigmatisation de l'avortement sont actuellement en plein essor, à la croisée des études de genre et de santé publique. Elles visent à mesurer les représentations négatives de l'avortement, leur impact sur le parcours d'accès aux services, ainsi que sur la qualité des services offerts et les conséquences sanitaires et sociales pour les femmes. De telles études sont à encourager, car elles mettent en lumière la charge idéologique forte qui pèse encore sur ce mode de contrôle des naissances dans la plupart des sociétés, le poids des acteurs de santé dans le domaine, et l'ancrage de l'avortement dans la question des inégalités de genre.
191Enfin, une dimension peu présente dans la recherche est celle de l’implication des acteurs, qu’ils relèvent de l'État, du secteur privé ou d’organisations non gouvernementales, qui jouent un grand rôle dans la mise en place des services d’avortement, la définition des programmes de soins après-avortement, la mise sur le marché des médicaments... En particulier, des recherches sont à mener dans les contextes restrictifs, auprès des acteurs impliqués dans le débat autour de l’avortement, pour mieux identifier les leviers et freins aux changements législatifs requis, dans un champ souvent traversé par de forts conflits idéologiques.
Document A.1. Définitions et types d’avortements
192D’un point de vue médical, l’avortement est défini comme l’expulsion ou l’extraction de l’utérus d’un produit de conception présumé non viable, c’est-à-dire qui n’a pas atteint une certaine durée de gestation, moins de 22 semaines pour l’OMS (1977), parfois qui n’a pas atteint un certain poids (500 grammes pour l’OMS) ou une certaine taille. Ces normes varient selon les définitions en vigueur dans les pays et les critères définissant la viabilité peuvent différer entre pays selon les progrès des technologies médicales (Pignotti, 2009).
Avortements spontanés et provoqués
193• Les avortements qualifiés de spontanés (fausses couches) correspondent à l’expulsion du fœtus sans action délibérée de la femme ou d’une autre personne. Cette définition s’applique en général jusqu’à 7 mois de grossesse (au-delà il s'agit de mort-nés).
194• Les avortements qualifiés de provoqués ou volontaires surviennent à la suite d’une action délibérée de la femme ou d’une autre personne pour mettre fin à la grossesse. Y sont inclus les avortements thérapeutiques ou interruptions médicales de grossesse (IMG) pratiqués pour des raisons médicales, souvent à cause d’une anomalie, d’une maladie du fœtus mettant sa vie en danger, d’un risque de séquelles graves après la naissance, lorsque la vie ou la santé de la mère sont en danger.
195L’avortement est également classé en fonction de la législation et des conditions sanitaires des pays.
196Lorsqu’il est réalisé dans un cadre légal, on parle d’interruption légale (d’interruption volontaire de la grossesse (IVG) en France), dans le cas contraire, l’avortement est qualifié d’illégal, d’illicite ou de clandestin.
197L’OMS distingue deux types d’avortements, les avortements sans risque ou sécurisés et ceux à risque ou non sécurisés (safe vs unsafe abortion).
198L’avortement est à risque lorsque la grossesse est interrompue soit par des personnes qui n’ont pas les qualifications nécessaires, soit lorsqu’il est pratiqué dans un environnement où les standards médicaux minimaux ne sont pas appliqués, soit lorsque ces deux conditions ne sont pas respectées (OMS, 1994), exposant alors les femmes à des risques pour leur santé ou leur vie.
199Cette définition était opérationnelle jusqu'à il y a peu, considérant comme "à risque" tous les avortements illégaux. La diffusion de nouvelles techniques d'avortement, l'aspiration puis l'avortement médicamenteux (cf. section I.2), a permis à un nombre de plus en plus important de femmes d’accéder à des procédures (relativement) sûres, même dans les pays où l’avortement n’est pas légal. Par ailleurs, dans certains pays qui ont légalisé l’avortement, les prestataires [51] de santé continuent d’utiliser des méthodes déconseillées aujourd'hui, comme la dilatation et le curetage. Ces évolutions ont dissocié les liens entre légalité et sécurité, à tel point que le dispositif légal ne peut plus, aujourd'hui, à lui seul permettre de cerner le degré de dangerosité des avortements dans un pays.
200L'OMS a élaboré en 2012 un nouveau cadre conceptuel visant à mesurer plus précisément le degré de sécurité des avortements dans les différents pays du monde (Ganatra et al., 2014). Elle propose une nouvelle classification des avortements en trois groupes selon le risque associé à la pratique (Ganatra et al., 2017) :
201• Les avortements sécurisés ou sans risque (safe abortion) effectués par une personne qualifiée et avec une technique recommandée.
202• Les avortements à risque modéré (less safe abortion) lorsque seule l'une de ces deux conditions est remplie.
203• Les avortements à risque grave (least safe abortion) en l’absence des deux critères de sécurité.
204Les avortements à risque ou non sécurisés constituent l'ensemble des deux derniers groupes. Les recommandations de l'OMS concernant les techniques et le personnel habilité évoluent et évolueront au fil du temps, cette classification peut être amenée à changer.
Avortements incomplets et soins après-avortements
205L’OMS classe l’avortement comme incomplet si « les tissus et produits de la grossesse n’ont pas été complètement retirés ou expulsés de l’utérus ». Les soins après-avortement (SAA) visent à réduire la morbidité et la mortalité associées aux complications des avortements provoqués ou spontanés, ou en cas d’avortements incomplets. Ils comprennent également l’offre de moyens contraceptifs pour éviter de futures grossesses non désirées (OMS, 2013).
Les indicateurs
206L'indicateur aujourd'hui le plus utilisé pour mesurer la fréquence des avortements est le taux d’avortement. Il correspond au nombre d’avortements une année (ou période) donnée pour 1 000 femmes d’âge fécond (15-44 ans ou 15-49 ans) ; c’est une mesure de l’incidence. Au fil des ans, cet indicateur s'est imposé au détriment de deux autres mesures, la prévalence (proportion de femmes de 15 à 49 ans ayant déjà avorté une fois dans leur vie) et le ratio (nombre d'avortements une année donnée rapporté aux naissances). La prévalence comptabilise des avortements qui peuvent dater de plus de 20 ans, alors que le ratio ne se prête pas à la comparaison entre populations de fécondités différentes.
207L'indice conjoncturel d'avortement (total abortion rate) est à l'image de l'indice conjoncturel de fécondité : il est la somme des taux d'avortement par âge d'une année donnée. Il correspond au nombre moyen d'avortements par femme dans une population qui connaîtrait à tous les âges les taux d'avortement enregistrés cette année-là.
208L'intensité de la mortalité due à un avortement se mesure souvent simplement avec le décompte de ces décès par pays ou régions du monde. Mais ce chiffre est sensible au nombre de femmes en âge de procréer selon le pays.
209Le nombre de décès dus à un avortement pour 100 000 naissances permet de comparer l'intensité de la mortalité due aux avortements dans les différentes régions du monde. On utilise les naissances plutôt que les femmes en âge de procréer (ce qui aurait été préférable, la fécondité variant d'un contexte à l'autre) car les données hospitalières, où sont souvent comptabilisés ces décès, n’enregistrent que les naissances.
210Le taux de létalité est le nombre de décès pour cause d’avortement rapporté au nombre d'avortements. Cet indicateur de l'intensité de la mortalité pour cause d’avortement est meilleur que le précédent car il intègre le nombre d'avortements, très variable d'une région à l'autre.
Document A.2. Stratégies d’estimation du nombre et de la sécurité des avortements dans le monde
211Mobilisant toutes les sources quantitatives citées jusqu'ici, l'Organisation mondiale de la santé (OMS), en collaboration avec l’Institut Guttmacher, compile depuis le début des années 1990 le nombre d'avortements provoqués au niveau mondial. Ce travail a produit des estimations pour les années 1995, 2003, 2008 et pour la période 2010-2014 (Ganatra et al., 2017 ; Henshaw et al., 1999 ; Sedgh et al., 2007, 2012, 2016). Les résultats ne sont pas publiés par pays mais par région du monde, les erreurs inévitables dans les estimations du nombre d'avortements au niveau des pays étant censées se compenser au niveau régional. Les trois premières estimations (1995, 2003, 2008) sont caractérisées par une vision binaire de la sécurité des avortements : dans les pays dotés d'une loi libérale, tous les avortements sont considérés légaux et « sans risque » (safe), contrairement aux avortements des pays à l'accès restrictif classés comme illégaux et « à risque » (unsafe), car pratiqués hors des structures de soins et non enregistrés, si ce n'est à l'occasion de complications traitées dans les hôpitaux. Le nombre total d'avortements sans risque (ou sécurisés) est donc obtenu à cette époque en additionnant les chiffres disponibles pour les pays à législation libérale (statistiques, enquêtes auprès des prestataires, enquêtes en population générale), après d’éventuelles corrections [52]. Pour estimer le nombre d'avortements à risque (ou non sécurisés), on procède à une recherche dans la littérature des pays aux lois restrictives : toutes les estimations disponibles (AICM, enquêtes en population) sont évaluées et éventuellement corrigées [53]. Ensuite, ces résultats sont extrapolés aux pays sans données, en procédant de manière qualitative, pays par pays, en fonction de leurs similitudes avec les pays bien documentés, en particulier en ce qui concerne l'utilisation de la contraception et les complications d'avortement mises en évidence dans les études hospitalières locales. Enfin, l'incidence du phénomène, soit le taux d'avortement une année ou une période donnée, est calculée pour chaque région en rapportant le nombre annuel d'avortements à la population des femmes âgées de 15 à 44 ans [54].
212Suite à la diversification des situations de sécurité des avortements à la fois dans les pays à lois restrictives et dans les pays à lois libérales résultant de la diffusion de nouvelles techniques, une nouvelle logique a prévalu lors de la dernière estimation en date (2010-2014) : pour la première fois, le calcul de l'incidence de l'avortement a été séparé du calcul visant à identifier la part d'avortements à risque. En outre, ces deux composantes ont été estimées à partir de méthodes bayésiennes [55]. Cette innovation – rendue possible par la publication d'estimations (elles-mêmes bayésiennes) de données telles que la prévalence de la contraception et des unions pour tous les pays du monde –, s'inscrit dans la lignée actuelle des estimations mondiales en santé publique (par exemple pour le nombre de décès par cause). L'inférence aux pays sans données sur la base d'une modélisation systématique de facteurs associés à l'avortement (et non plus qualitativement au cas par cas) représente un progrès puisqu'elle permet la réplication et la vérification des estimations. Les publications contiennent en principe suffisamment de détails pour que des équipes de recherche puissent reproduire les résultats et les améliorer.
213Le modèle mis en œuvre pour estimer le taux d'avortement au niveau mondial fournit des estimations pour la période 2010-2014, ainsi que rétrospectivement pour chaque période de cinq ans jusqu'à 1990-1994 [56]. Les résultats obtenus sont légèrement supérieurs aux estimations antérieures : ainsi en 2005-2009, le taux mondial est de 35 avortements pour 1 000 femmes de 15 à 44 ans d'après la nouvelle estimation, contre 28 ‰ d'après l’estimation antérieure. La différence est due à des écarts plus sensibles pour quelques sous-régions, en particulier la Caraïbe. Les chercheurs mettent en avant l'utilisation d'hypothèses conservatrices (entre deux niveaux de référence différents, on choisit le plus faible) dans l'extrapolation des données des estimations antérieures, ainsi que la mise en œuvre de facteurs correcteurs sans doute également conservateurs.
214La nouvelle estimation de la proportion d'avortements à risque dans chaque région du monde ne concerne que la période 2010-2014, les données empiriques faisant défaut pour les périodes précédentes. Grâce à une catégorisation non binaire de la sécurité (sécurisés, à risque modéré, à risque grave) (voir document annexe A.1), il est possible d'identifier les techniques d’avortement qui ne sont pas à la hauteur des standards préconisés, mais qui diminuent le risque. De manière concrète, l'estimation consiste à extraire des statistiques nationales les distributions d’avortement par technique, et à opérer une revue de la littérature portant sur les études aux niveaux national et infra-national qui donnent des indications sur la distribution des avortements par prestataire, méthode et/ou lieu de l’acte. Un modèle bayésien hiérarchique permet ensuite d'étendre ces chiffres aux pays sans données dans la même région, sur la base d'une série de variables mesurées au niveau national, choisies en fonction d'un modèle théorique des facteurs de la sécurité des avortements et en fonction de la disponibilité des données. Les distributions estimées par pays sont finalement appliquées au nombre d'avortements issus de l'estimation de l'incidence (nombre d’avortements pour une période donnée) décrite plus haut, de manière à fournir des effectifs et des distributions par catégorie de sécurité pour les différentes régions et sous-régions du monde.
215Cet exercice (Ganatra et al., 2017) produit des résultats concordant avec les estimations antérieures qui, en 2008, montraient que 49 % des avortements dans le monde étaient non sécurisés (Sedgh et al., 2012). La nouvelle méthode estime ce chiffre à 45 % pour la période 2010-2014 et le détaille selon les différents degrés d'insécurité. Cette procédure comporte toutefois des limites. D’une part, peu d'études décrivent les méthodes, les praticiens ou les lieux des avortements dans les pays où une grande partie de ces avortements ont lieu hors du système sanitaire ; dans les contextes légaux, les statistiques d'avortement ne contiennent pas toujours les informations nécessaires. Le nombre de points de données qui alimentent l'estimation reste ainsi relativement faible. D'autre part, les facteurs de la sécurité des avortements qui servent à extrapoler les points de données ne peuvent être appréhendés que de manière très approximative [57], car les bases de données concernant tous les pays du monde sont rares. Il est aujourd'hui essentiel de promouvoir la collecte de données sur la sécurité des avortements pour améliorer la qualité de ces estimations.
Tableau A.1. Conditions légales du recours à l’avortement dans 193 pays du monde

Tableau A.1. Conditions légales du recours à l’avortement dans 193 pays du monde
Notes
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[1]
Des dérivés de ces produits sont commercialisés sous différents noms et formules (molécules seules ou combinées).
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[2]
Au début des années 1970, l’OMS retient quatre caractéristiques pour définir les médicaments essentiels : l’efficacité thérapeutique, la sécurité, la satisfaction des besoins de santé des populations et leur coût-efficacité (Whyte et al., 2002).
-
[3]
http://srhr.org/abortion-policies/. Cette base de données sur l’ensemble des pays et les grandes régions du Monde fournit des informations sur les lois et leurs exceptions, les sources juridiques (extraits des codes pénaux), les autorisations requises, les durées légales, les sanctions, etc.
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[4]
Le dernier rapport est paru début 2018 (https://www.guttmacher.org/report/abortion-worldwide-2017). Les données de ce travail n'ont pas pu être prise en compte dans cet article.
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[5]
Une réflexion a été menée en Amérique latine pour proposer d’adopter une définition plus large de la santé incluant sa dimension sociale, en référence au concept de santé de l’OMS. Elle fait valoir que les conséquences des avortements ne se mesurent pas uniquement en termes de morbidité et de mortalité, mais se posent aussi en termes d’accès à des services de santé de qualité, sans stigmatisation ni violence. Cette dimension sociale fait référence à la préservation du bien-être des femmes et aux conséquences d’une grossesse non désirée sur leur projet de vie (González Vélez, 2011).
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[6]
Rares sont les pays qui définissent ce qu’ils considèrent comme une malformation du fœtus : il est précisé parfois des maladies génétiques, des malformations congénitales graves, des maladies incurables, des déficiences mentales (Corée du Sud, Honduras, Indonésie, Pérou, Qatar), des pathologies incompatibles avec la vie extra-utérine comme l’anencéphalie (Ouganda).
-
[7]
Dans quelques pays, il est précisé qu’il « est possible de prendre en compte l'environnement réel ou raisonnablement prévisible de la femme enceinte » (Barbade, Belize, Royaume-Uni, Zambie), ou sont considérées des situations familiales et sociales spécifiques : célibat, décès ou divorce du conjoint, nombre et espacement des enfants, pauvreté (Allemagne, Guyane, Islande, Kazakhstan, Macédoine …).
-
[8]
Pour honoris causa (en cas de grossesses prémaritales ou adultérines socialement reprouvées) au Costa Rica, en cas d’insémination artificielle forcée en Colombie, au Pérou, et au Costa Rica, ou d’autres causes : pour cause d’imprudence, ou quand la femme souffre d’un handicap mental, est porteuse du VIH, est âgée de 16 ans ou moins, ou de 40 ans et plus, en cas d’échec de contraception, etc.
- [9]
-
[10]
Angola, Arabie saoudite, Argentine, Arménie, Bahreïn, Bangladesh, Barbade, Brésil, Cambodge, Cap Vert, Côte d'Ivoire, Cuba, Géorgie, Inde, Kazakhstan, Kyrghyzstan, Malaisie, Maroc, Mauritanie, Mongolie, Mozambique, Népal, Ouzbékistan, Panama, RDC, Rwanda, Sao Tome et Principe, Syrie, Tadjikistan, Turquie, Yémen.
-
[11]
Arabie saoudite, Bahreïn, Émirats arabes unis, Indonésie, Japon, Koweït, Maroc, Qatar, République de Corée, Syrie, Timor, Turquie, Yémen.
-
[12]
Les autorisations judiciaires sont nécessaires dans certains pays : Bolivie, Érythrée, Géorgie, Macédoine, Namibie, Panama, Rwanda, Seychelles, Zimbabwe, etc. et un dépôt de plainte : Argentine, Bolivie, Colombie, Chypre, Finlande, Hong Kong, Lettonie, Maurice, Monaco, Sainte Lucie, Uruguay, etc.. (OMS, 2017). Pour en savoir plus sur la situation en Amérique latine, voir Bergallo et González Vélez ( 2012). Aucune autorisation de ce type n’est requise en Éthiopie.
-
[13]
3 jours en Albanie, Allemagne, Espagne, Hongrie, Portugal, 5 jours aux Pays-Bas, 6 jours en Belgique et 7 jours en Italie et au Luxembourg.
-
[14]
Il est prévu dans la majorité des pays européens : Danemark, France, Italie, Norvège,… ; aux États-Unis, en Amérique latine : Bolivie, Colombie, Panama, Uruguay, ville de Mexico ; en Afrique : Ghana, Guinée, Mozambique, etc.… et dans le code d’éthique de la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) cette reconnaissance est mentionnée avec l’obligation de référer à des non-objecteurs ; en Asie : Népal, Singapour.
-
[15]
Voir la liste des pays par niveau de développement proposée par les Nations unies http://www.un.org/en/development/desa/population/publications/pdf/policy/ WPP2013/wpp2013.pdf (p. 37]. Trois catégories sont distinguées : les pays développés, les pays en développement et les pays les moins avancés.
-
[16]
Ces clauses d’exception peuvent être stipulées dans le Code pénal ou dans les politiques ou programmes de santé pour élargir le droit à l’avortement. Aux Comores où l’avortement est totalement interdit, un article du Code pénal prévoit que « l'interruption de grossesse pourra être pratiquée pour des motifs médicaux très graves constatés par écrit par deux médecins au moins » (OMS, 2017). Dans certaines analyses de ces législations, sont regroupés sous la même catégorie les pays où l’avortement est totalement interdit et ceux où il n’est autorisé que pour sauver la vie de la femme, que cette raison soit explicitement mentionnée ou non.
-
[17]
Protocole à la Charte africaine des droits de l'Homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique.
- [18]
-
[19]
En Éthiopie, suite à une évolution récente de la loi pour améliorer l'accès à l’avortement, cette dénonciation n'est plus demandée.
-
[20]
Pour sauver la vie de la femme en Somalie, pour la vie et la santé de la femme au Kenya, auxquelles s’ajoutent des conditions de viol, d’inceste ou de malformation du fœtus (Île Maurice, Lesotho, Niger, Rwanda, Swaziland, Togo). Par ailleurs, les motifs ont été élargis au Tchad, au Mali et au Benin, où l'avortement n’était autorisé que pour préserver la vie de la femme, et en Guinée et en Éthiopie où il ne l’était qu’en cas de menace pour la vie et la santé de la femme (CRLP, 2014).
-
[21]
Il est également autorisé en Guyane française et dans les Antilles françaises où la loi française s’applique.
-
[22]
Mais également jusqu’à 14 semaines en cas de viol, et sans limitation de durée si la santé de la femme est menacée ou en cas de malformation fœtale ; en 2008, il n’était autorisé qu’en cas de viol, pour de graves problèmes de santé ou de malformation fœtale (Wood et al., 2016).
- [23]
-
[24]
Un arrêt de la Cour suprême des États-Unis qui reconnaît l’avortement comme un droit constitutionnel, invalidant de ce fait toutes les lois le pénalisant, le prohibant ou le restreignant.
- [25]
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[26]
Ce décret interdit le financement par les États-Unis d’organisations internationales qui proposent des services d’avortement légal, délivrent une information complète en matière de santé sexuelle et reproductive.
-
[27]
Une étude réalisée à partir d’une revue de la littérature publiée entre1980 et 2015, soit 3 126 articles et 16 rapports. L’analyse porte sur 24 articles qui présentent les résultats d’enquêtes auprès des femmes de 13 pays.
-
[28]
Certains auteurs qualifient ce type de déplacement de « tourisme abortif », un terme inapproprié quand on connaît le coût financier et la charge morale auxquels les femmes sont confrontées.
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[29]
Des campagnes ont été organisées dans les pays suivants : Espagne, Guatemala, Irlande, Maroc, Mexique, Pologne, Portugal.
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[30]
Des hotlines ont été implantées en Pologne, en Afrique (Kenya, Malawi et Maroc), en Asie (Bangladesh, Indonésie, Malaisie, Pakistan, Thaïlande), en Amérique latine (Argentine, Chili, Équateur, Pérou, Venezuela, Uruguay) par l’ONG Women on Waves.
-
[31]
Même si une augmentation des avortements a lieu immédiatement après la légalisation, car les avortements clandestins non déclarés deviennent légaux et apparaissent dans les statistiques, ils diminuent ensuite (Juárez Carcaño, 2008).
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[32]
Un évêque brésilien a récemment déclaré l’excommunication de la mère d’une fillette de 9 ans enceinte suite à un viol et du médecin qui a pratiqué l’avortement, alors que l’avortement est légalement autorisé pour cette cause. Dans sa lettre apostolique « Misericordia et misera » (miséricorde et pauvreté) de 2016, le pape François rappelle « que l’avortement est un péché grave, parce qu’il met fin à une vie innocente » et donne « l’autorisation aux prêtres en vertu de leur ministère, la faculté d’absoudre le péché d’avortement ».
-
[33]
Pour plus d’informations sur le thème avortement et religion voir Faúndes et Barzelatto (2011), Maguire (2003), Schiff (2002).
-
[34]
On peut citer en France « le manifeste des 343 femmes déclarant avoir avorté, publié à l’initiative de militantes du mouvement de libération des femmes en avril 1971 » (Pavard, 2009, p. 79).
-
[35]
Autorisé sans restriction ou pour raisons socioéconomiques dans certaines limites de durée gestationnelle.
-
[36]
Bulgarie, Hongrie, République tchèque, Slovaquie et Slovénie en Europe de l'Est ; Danemark, Estonie, Finlande, Islande, Norvège, Suède en Europe du Nord ; Allemagne, Angleterre, Belgique, Écosse, France, Pays-Bas, Suisse en Europe de l'Ouest ; Espagne, Italie, Portugal en Europe du Sud, ainsi qu'Israël et Singapour en Asie, et la Nouvelle-Zélande en Océanie.
-
[37]
Albanie, Biélorussie, Croatie, Fédération russe, Lettonie, Lituanie, Macédoine, Moldavie, Monténégro, Roumanie, Ukraine en Europe ; Kazakhstan, Kyrgyzstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan en Asie Centrale ; Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie en Asie de l'Ouest.
-
[38]
Cette technique d'enquête consiste à ce que différentes enquêtrices se fassent passer pour des clientes potentielles auprès de prestataires illégaux. Elles consignent après l'entrevue et sans révéler l'identité du prestataire les informations recueillies.
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[39]
Les near miss sont des situations de décès évités grâce à l'intervention du système de santé. Les near miss sont donc tous observables par définition dans les structures de santé. Lorsqu'un type de décès devient plus rare (par exemple les décès maternels), l'étude des near miss permet d'améliorer les systèmes de soins.
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[40]
À l’échelle mondiale, le nombre de femmes de 15 à 44 ans est passé de 1,26 milliard en 1990-1994 à 1,64 milliard en 2010-2014 (Nations unies, 2017).
-
[41]
Pour compléter la statistique des « bulletins d'interruptions volontaires de grossesse », établie à la fin des années 1970 et mal remplie dans les structures privées, le ministère de la Santé se tourne à partir des années 1990 vers d'autres sources administratives, notamment la Statistique annuelle des établissements (SAE) et le Programme de médicalisation du système d'information (PMSI). Les procédures extrahospitalières n'étant pas répertoriées dans la SAE et le PMSI, le ministère de la Santé estime actuellement leur nombre grâce à des chiffres de remboursements de l’acte par la sécurité sociale (Vilain, 2017).
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[42]
https://issuu.com/mujerysaludenuruguay/docs/folleto_obs_6-4-2018, consulté le 01.01.2018
-
[43]
Selon les concepts habituellement utilisés dans ce domaine de recherche, une grossesse non planifiée ou non prévue (unintended) est une grossesse qui survient à un moment où la femme ou le couple souhaitent éviter d'avoir un enfant ; la grossesse non prévue peut être non désirée (unwanted) ou non voulue à ce moment (mistimed).
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[44]
Les « besoins non satisfaits » de contraception (unmet need) mesurent la propension à ne pas utiliser une contraception pour les femmes sexuellement actives, non stériles et non protégées par l'aménorrhée du post-partum, et qui ne désirent pas d'enfant dans un avenir proche.
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[45]
Australie, Canada, Danemark, États-Unis, Grèce, Hollande, Norvège, Suède.
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[46]
Arménie, Azerbaïdjan, Belgique, République du Congo, États-Unis, Gabon, Géorgie, Ghana, Jamaïque, Kyrgyzstan, Népal, Russie, Suède, Turquie.
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[47]
Cette partie se base sur le travail de synthèse effectué par Christophe Guilmoto pour la revue Population (2015b).
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[48]
Des auxiliaires de santé sont formés pour travailler non pas dans les centres de santé, mais directement auprès de la population, en particulier par le biais de visites périodiques à domicile.
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[49]
Des peines d’emprisonnement de plusieurs années peuvent aller jusqu’à 20 ans au Bénin, 16 ans en Colombie, 10 ans aux Bahamas, … (OMS, 2017).
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[50]
En Afrique francophone (Burkina Faso, Guinée, Niger, Sénégal, Tchad…), à Monaco, en République de Corée, au Venezuela, d’une durée d’au moins cinq ans dans certains cas (OMS, 2017).
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[51]
Le terme de prestataires désigne les personnes qui pratiquent des avortements et qui ont des niveaux de compétences et de qualifications très variables. Ces personnes relèvent aussi bien du secteur formel que du secteur informel.
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[52]
Les chiffres d'avortement légaux dans les différentes sources sont corrigés sur la base de la littérature publiée et en consultant des experts locaux des différents pays.
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[53]
Les données d'enquête en population sont corrigées sur la base du taux de réponse moyen dans les rares études comparant données d'enquête et statistiques.
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[54]
Ces données sont également utilisées pour calculer le nombre de grossesses non planifiées dans le monde, en additionnant les avortements au nombre de naissances non planifiées estimées.
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L'estimation bayésienne est une méthode d'inférence permettant de déduire la probabilité d'un événement à partir de celles d'autres événements déjà évalués, en fonction des caractéristiques des unités statistiques. Un modèle hiérarchique permet de modéliser les probabilités à différents niveaux (pays, régions).
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Les prédicteurs du nombre d'avortements dans les pays sans données - choisis en fonction d'un modèle théorique des déterminants de l'avortement et de la disponibilité des données - sont les effectifs de femmes de 15 à 44 ans réparties en quatre groupes : les femmes hors union, et parmi les femmes en union celles qui pratiquent la contraception, celles qui ont un besoin non satisfait de contraception et celles qui n'ont pas de demande contraceptive. Le modèle opère des échanges d'informations entre pays avec et sans données sur la base de ces prédicteurs pour estimer les données manquantes, et cela par sous-région. À noter que différentes variables au niveau des pays ont été testées pour calibrer ces échanges d'information (distribution par âge des femmes, niveau d'éducation et PIB) et elles n'ont pas été retenues, aucune n'ayant amélioré la modélisation.
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Par exemple, la disponibilité de services d'avortement sécurisé est estimée par l'enregistrement du misoprostol (quelle que soit l'indication) et de la mifépristone sur la liste des médicaments autorisés dans le pays.