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1Utilisant des entretiens réalisés par elle-même ou d’autres sociologues (Pascale Donati et Charlotte Debest pour la France) ainsi qu’une littérature riche, Anne Gotman nous propose une analyse des discours des personnes qui ont « la volonté de ne pas engendrer ». La présentation sociologique du contexte forme la toile de fond. Deux approches s’opposent ensuite, l’analyse du discours politique porté par les personnes sans enfant invite à prendre connaissance de leurs arguments et justifications, et s’oppose à une approche psychanalytique qui perçoit l’absence d’enfant avant tout comme un manque, un renoncement. Enfin, l’essentiel de l’ouvrage est consacré à une analyse fine des discours intimes, qui montrent la diversité des situations, des histoires et des attitudes associées au fait de ne pas avoir d’enfant.

2Anne Gotman rappelle qu’après avoir atteint dans la plupart des pays développés des niveaux historiquement bas chez les femmes et chez les hommes nés dans les années 1940 (dont respectivement 10 % et 12 % sont restés sans enfant à 50 ans, en France), la proportion de personnes sans enfant (volontairement ou non) augmente à nouveau, modérément en France et plus fortement dans les pays du Nord et de l’Europe de l’Ouest. Les personnes sans enfant de plein gré forment un groupe très hétérogène. De nombreuses typologies ont été proposées, allant des plus hostiles (Paul Popenoe distingue en 1936 les couples autocentrés, à doubles actifs et névrotiques) aux plus empathiques (Jean Veevers distingue en 1975 les proactifs et ceux qui ont renoncé). L’auteure reprend à son compte cette dernière distinction entre les personnes qui revendiquent tôt la volonté de ne pas avoir d’enfant, et celles qui retardent la décision éventuelle de devenir parent, avant de s’apercevoir que le moment est passé, sans que les conditions nécessaires aient été réunies. Le groupe des personnes volontairement sans enfant prend une nouvelle dimension dans le contexte actuel : grâce à la maîtrise de la fécondité et soumis aux impératifs scolaires et professionnels, les jeunes ont moins souvent des enfants, et la question d’en avoir ou pas se pose souvent tardivement. Il s’ensuit un report des premières naissances et une hausse de l’infécondité féminine et masculine, modulée par les politiques sociales, les conditions économiques et les modalités de conciliation entre vie familiale et professionnelle.

3La question concerne en premier les femmes, surtout dans le contexte actuel. Les méthodes médicales de contraception et la possibilité de recourir à l’avortement leur permettent de choisir de rester sans enfant, alors que la difficulté de concilier activité professionnelle et soins aux enfants pèse encore très largement sur elles. Pour les hommes, l’enjeu est moindre, mais en fait la décision ne leur appartient pas vraiment. Les pressions normatives sur les unes et les autres sont donc très différentes.

4Une fois le décor posé, Anne Gotman distingue deux types de discours positifs. Ils peuvent reposer sur le respect d’un choix individuel valorisé : liberté, absence de discrimination contre les femmes (tant qu’elles ne sont pas mères)… Un autre type d’arguments relève de motivations écologiques, opposées au pronatalisme ambiant au nom de la croissance excessive de la population mondiale et des ressources limitées. L’accusation d’égoïsme peut ainsi être retournée : les personnes sans enfant se préoccupent de l’avenir de la planète, tandis que les parents sont aveuglés par l’importance qu’ils accordent à leurs enfants. L’auteure ne prend pas trop au sérieux ces deux types d’arguments, peu cohérents entre eux. Le premier type révèle en effet les valeurs libérales qui justifient une position individualiste, tandis que le second s’appuie sur un dirigisme teinté d’ « eugénisme soft » sans justification scientifique, même si à terme la population devra nécessairement arrêter de croître. Ces discours sont avant tout la rationalisation d’arguments de résistance et de revendication émancipatrice pour un comportement encore perçu comme hors norme, en particulier pour les femmes.

5Le regard psychanalytique, facilement normatif et conservateur, analyse l’infécondité comme un symptôme, l’« issue possible d’un conflit intrapsychique » qui empêche la prise de risque que représente l’arrivée d’un enfant. L’absence de désir personnel (ou la libération de ce désir) s’accompagne de reproches à la mère (et au père) et du refus de reproduire un rôle parental rejeté, ce qui conduit les personnes sans enfant soit à tourner le dos à leurs parents soit à maintenir avec eux des liens empreints d’insatisfaction. Mais si le terme de « nullipare » traduit un manque, les personnes sans enfant n’expriment pas ce manque et sont plutôt davantage satisfaites de leur condition que celles qui ont des enfants, tout au moins d’après les enquêtes sur le bien-être, comme la World Value Survey. Anne Gotman prend ainsi une certaine distance avec le discours psychanalytique pour qui les personnes sans enfant souffrent sans le savoir, et pose l’hypothèse selon laquelle « c’est pour ne pas avoir à souffrir qu’elles ont dû renoncer à un désir impossible à assumer ». Bien plus, ne pas avoir d’enfant permet d’échapper aux stéréotypes de genre pour rester extérieur aux catégories de « femme » ou « d’homme ». La revendication d’un refus positif de la maternité peut donc être prise au sérieux, d’autant que « la maternité, elle aussi, porte la marque de conflits sévères » sans faire l’objet d’une telle attention, tant elle apparaît comme une expérience positive.

6Derrière ces discours et analyses stéréotypés, les positions ne sont pas si tranchées et les entretiens mettent en évidence de nombreuses contradictions et des connivences entre parents et non-parents, au-delà d’une opposition en partie artificielle. L’analyse fine des discours (recueillis surtout auprès de femmes urbaines et actives, cadres ou professions intellectuelles) commence par constater que certaines personnes ont refusé de parler, soit parce qu’elles ne souhaitent pas évoquer leur histoire familiale, associée à leur volonté de ne pas avoir d’enfant, soit parce que la question reste informulée. Les entretiens ont été réalisés auprès de femmes et d’hommes disposant d’un discours socialement construit, et ne rendent justice qu’à une part, la plus visible et la plus élaborée, des discours sur l’infécondité. Face à une pression sociale forte, au-delà des discours politiques souvent convenus, les réponses révèlent d’abord une difficulté à exprimer le désir de rester sans enfant, ou l’absence d’intention d’en avoir. Face à cet indicible, les justifications sont soit défensives (intention d’avoir un enfant plus tard, évocation de problèmes médicaux, recours possible à une adoption…), soit de résistance. Si la maternité ou la paternité est un service obligatoire, les personnes sans enfant sont des objecteurs de conscience enviés, qui échappent au destin des parents. Ce discours caractéristique de personnes des classes supérieures, impliquées dans une activité professionnelle valorisante ou un engagement associatif, s’accompagne d’une revendication de la diversité des situations sans enfant pour ne pas s’enfermer dans un cadre « hors norme ». La relation aux enfants peut ainsi être valorisée (les enfants des frères et sœurs, des amis, permettent de s’inscrire dans la logique des générations et de la transmission) ou être minimisée (être beau-parent n’oblige pas à assumer un rôle éducatif). Dans certains cas, la revendication d’une vie sans enfant, donc sans contrainte ni entrave, est valorisée en tant que telle.

7La rationalité de certains discours qui se veulent cohérents et convaincants laisse deviner une peur de la permanence et de la force du lien avec un être différent, hors de contrôle et porteur de contraintes. Le fait de ne pas avoir d’enfant relève d’une pratique de long terme plus que d’un choix explicite, même si la situation est rationnalisée a posteriori. À l’inverse, certains discours racontent l’absence de couple ou sa fragilité, et une impossibilité teintée de regrets.

8Les théories économiques du choix rationnel sont peu efficaces pour interpréter les discours : pas plus que la volonté de ne pas avoir d’enfant, la décision d’en avoir a du mal à apparaître comme un choix dont les raisons peuvent être simplement exposées, au-delà de la transmission et du pacte entre générations qui inscrit chacun dans une ou plusieurs lignées. Les arguments sont plus explicites pour les personnes sans enfant, mais les contraintes matérielles ou la valorisation de la liberté ne suffisent pas à expliquer la hausse récente de l’infécondité. Pour l’auteure, on entre peut-être dans une nouvelle ère où le désir d’enfant devient une option et où le pacte intergénérationnel peut être contourné, avec les enfants du conjoint ou ceux des proches.

9En conclusion, pour Anne Gotman les personnes sans enfant décrivent la vie comme un projet, comme un devenir, pas comme un héritage à transformer. La revendication de la liberté individuelle ou les autres arguments avancés ne traduisent pas de difficulté psychique particulière, mais la nécessité de construire un discours de justification face à une norme encore pesante. Cet ouvrage dresse un panorama de la grande diversité des situations des personnes volontairement sans enfant ; il pourrait être complété par une analyse spécifique des femmes et des hommes des autres catégories sociales, qui décrivent différemment sans doute les contraintes du quotidien. La richesse des sources et la diversité des approches en font un document indispensable pour la compréhension de ce comportement encore stigmatisé, mais qui redevient de plus en plus fréquent après une période où il était marginal.

Mis en ligne sur Cairn.info le 28/06/2018
https://doi.org/10.3917/popu.1801.0159
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