1Suite à l’obtention du droit de vote pour les femmes en Nouvelle-Zélande (1893), en Australie (1902) et en Finlande (1906), un nombre croissant de pays les ont autorisées à participer aux scrutins à égalité avec les hommes (Orman, 1918 ; Smith, 2008). Le développement progressif du vote féminin a été considéré comme une étape majeure de la démocratisation politique en Europe, mais on s’est moins penché sur les restrictions du droit de vote qui perduraient, en particulier parmi les personnes âgées. Bien qu’aucun pays n’ait explicitement exclu du vote des citoyens au motif qu’ils auraient atteint une limite d’âge (Blais et al., 2001), d’autres mesures ont pu être utilisées pour restreindre le suffrage chez les plus âgés. Puisque les restrictions légales nous informent peu sur leurs effets concrets sur la population, il faut recourir à des études démographiques afin d’évaluer la part des personnes exclues du vote pour diverses raisons.
2Cet article analyse la déchéance électorale des bénéficiaires de l’aide sociale. Cette restriction au vote appliquée dans certains pays, dont la Finlande et la Suède, est l’une des moins étudiées (Harjula, 2009 ; Office central de statistique, 1909 ; Parlement suédois, 2015). En principe, les hommes et les femmes finlandais de toutes les classes sociales ont obtenu le droit de vote en 1906. Cependant, les bénéficiaires réguliers de l’aide sociale n’ont pas eu ce droit durant près de 40 ans, puisqu’ils ne l’ont obtenu qu’en 1944 (Harjula, 2009). Aucun travail n’a encore étudié dans quelle mesure le critère de l’aide sociale pouvait exclure du corps électoral différents sous-groupes de la population.
3À partir de microdonnées uniques [1] à l’échelle internationale et portant sur plus de 19 000 personnes bénéficiant de l’aide sociale dans deux provinces finlandaises, nous avons estimé la proportion de citoyens en âge de voter exclus des élections parlementaires de 1911 en raison de ce statut. Ces données permettent d’examiner les écarts de prévalence de la déchéance électorale entre les hommes et les femmes et entre les groupes d’âges.
I – Les restrictions au vote
4Le processus électoral, dont la désignation du corps électoral, est considéré comme l’une des institutions les plus importantes. Il influe sur la structure politique des représentants élus et sur leurs choix politiques (Engerman et Sokoloff, 2005). Bien que le suffrage universel semble être en général la référence indéniable d’une démocratie inclusive (Young, 2010), certaines restrictions au vote perdurent. De nos jours, par exemple, les criminels condamnés et les handicapés mentaux sont privés du droit de vote dans de nombreux pays (Blais et al., 2001).
5Les trois justifications courantes de la déchéance électorale sont la nonappartenance au corps électoral, l’incompétence et le manque d’autonomie. Le premier critère concerne l’appartenance à la communauté politique et le fait d’avoir un intérêt dans l’issue du scrutin. Il peut être lié à des caractéristiques telles que la citoyenneté, le lieu de résidence, la religion, la fiscalité ou la propriété (Katz, 1997), dont sont par exemple exclus les criminels (Blais et al., 2001). Le deuxième critère, celui de l’incompétence supposée, englobe les restrictions relatives au jeune âge, à la santé mentale, à l’illettrisme et au sexe. Le troisième critère concerne l’exclusion des personnes dont la capacité de jugement est limitée, c’est notamment le cas des personnes sous tutelle et des bénéficiaires de l’assistance publique (Katz, 1997).
6D’après de précédents travaux, la restriction visant à exclure les bénéficiaires de l’aide sociale en Finlande se fondait sur leur incapacité présumée à voter en toute indépendance, dans la mesure où ils dépendaient des subsides publics (Harjula, 2010). Cette restriction a été critiquée en raison de son iniquité à l’égard des citoyens les plus âgés, davantage concernés par l’aide sociale. Néanmoins, d’éminents juristes de l’époque ont fait valoir que la déchéance électorale de certains citoyens pour des motifs particuliers n’attentait pas à la nature universelle du suffrage (Harjula, 2009).
7La pratique de la déchéance électorale des bénéficiaires de l’aide sociale procédait de l’idée que, si les personnes elles-mêmes ou leur famille ne pouvaient pas subvenir à leurs besoins élémentaires dans la sphère privée et que leur entretien incombait dès lors à une institution publique, leur statut de citoyen était limité. Harjula (2010) a ainsi observé que le cas de l’assistance publique en Finlande illustrait la relation complexe entre citoyenneté sociale et citoyenneté politique, les bénéficiaires de l’aide sociale se voyant privés de leurs droits politiques.
II – Le contexte institutionnel
8En 1911 (et jusqu’en 1917), la Finlande était une région autonome de la Russie impériale, où seuls les citoyens finlandais [2] avaient accès au suffrage universel (Harjula, 2009). L’âge minimal pour participer aux élections était de 24 ans pour les hommes comme pour les femmes (Tarasti, 2006).
9Être un bénéficiaire régulier de l’aide sociale n’était pas le seul motif pour lequel les Finlandais en âge de voter n’étaient pas autorisés à participer aux élections parlementaires. Les citoyens pouvaient aussi être exclus du suffrage parce qu’ils ne figuraient plus sur le registre de population officiel (henkikirja), avaient perdu leurs droits civiques, étaient placés sous tutelle, effectuaient leur service militaire, étaient en faillite, n’avaient pas payé leurs impôts ou avaient contrevenu au code électoral. En outre, les citoyens condamnés aux « maisons de travail » (workhouse) pour raison de vagabondage étaient interdits de vote durant 3 ans (Harjula, 2009). Mais ces autres causes d’incapacité sortent du champ de cette étude.
10Le système d’assistance publique avait été conçu pour aider les personnes incapables de subvenir à leurs besoins ou ceux de leur famille, mais pas directement responsables de leur situation. La loi prévoyait que l’aide sociale ne concernait que les enfants sans parent pour subvenir à leurs besoins et les adultes dans l’incapacité de travailler du fait d’un handicap, d’une maladie ou d’une fragilité liée au grand âge. La responsabilité d’aider ces personnes incombait d’abord à leur famille, mais si cette dernière était défaillante, le secteur public pouvait aider les indigents (Jaakkola et al., 1994 ; Pitkänen, 1994). Le recours régulier aux services de l’assistance publique résultait souvent d’une incapacité à travailler et à subvenir aux besoins élémentaires, qui entraînait la perte de l’autonomie citoyenne et, du même coup, la déchéance électorale.
III – Données et méthodes
1 – Microdonnées historiques sur les bénéficiaires de l’aide sociale
11Cette étude est basée sur l’utilisation des microdonnées du 31 décembre 1910 sur l’assistance publique, conservées aux Archives nationales de Finlande. Les fichiers sont organisés par ordre alphabétique dans chaque province. Nous avons identifié l’année de naissance, le sexe, le type d’aide reçue et le lieu de résidence pour la quasi-totalité des bénéficiaires dans les provinces de Turku et Pori, et de Häme. Ces informations étaient collectées à des fins administratives depuis 1892.
12La lourdeur du travail de dépouillement des archives nous a conduits à sélectionner uniquement deux des huit provinces finlandaises. La province de Turku et Pori a été choisie en raison de sa taille, et celle de Häme pour la qualité présumée de ses données sur l’aide sociale. En outre, nous voulions éviter d’utiliser des informations relatives aux provinces considérées comme plus internationales – la province d’Uusimaa, où se trouve la capitale, ou la province de Viipuri près de Saint-Pétersbourg – afin de minimiser les risques d’inclure des étrangers dans nos données (Office central de statistique, 1914). Cette précaution était importante pour conserver la même population de référence pour le numérateur et le dénominateur. La population des provinces retenues était représentative de la structure démographique de la population générale finlandaise (Office central de statistique, 1915).
13Les microdonnées portent sur 19 184 bénéficiaires de l’aide sociale, ce qui correspond bien aux 19 259 personnes recensées dans les tableaux publiés à l’époque (Office central de statistique, 1913). Il n’a pas été possible d’utiliser ces tableaux car ils n’indiquaient pas le nombre de bénéficiaires par âge exact et par type d’aide reçue. Or ce dernier élément est essentiel, dans la mesure où l’aide fournie à titre temporaire n’altérait pas le droit de vote, contrairement à l’aide régulière qui conduisait à l’exclusion du corps électoral (Harjula, 2010 ; Office central de statistique, 1909). Qui plus est, dans les statistiques publiées sur l’aide sociale, les personnes de 15 ans et plus étaient considérées comme des adultes, alors que le vote n’était accessible qu’à partir de 24 ans (Office central de statistique, 1913 ; Tarasti, 2006). Par conséquent, la déchéance électorale ne pouvait être étudiée qu’à l’aide des formulaires originaux remplis manuellement, consultés avec l’autorisation des Archives nationales de Finlande (n° AL/13780/07.01.03/2012).
14Sur les 19 184 bénéficiaires de l’assistance publique répertoriés dans ces microdonnées, 19,8 % avaient été classés dans la catégorie des bénéficiaires non réguliers (secours temporaire), ils ont donc été exclus de ces analyses. Nous avons également exclu 10 personnes dont le type d’aide n’était pas connu. Quelque 28,2 % des 15 382 bénéficiaires réguliers de l’aide sociale n’avaient pas l’âge minimal requis pour voter (24 ans), et pour 1,5 %, nous ne disposions d’aucune information sur leur année de naissance.
15Environ 35,3 % des 10 807 bénéficiaires restants étaient des hommes et 64,7 % des femmes. L’âge moyen était de 60,6 ans, avec un écart type de 17,4. Nous avons ensuite regroupé les microdonnées par sexe, province et groupe d’âges quiquennal (24 ans, 25-29 ans, …, 80-84 ans, 85 ans et +) pour mesurer l’importance de l’aide en proportion de la population concernée.
16Dans nos données, les quatre types d’aide régulière proposée aux pauvres étaient les suivants : vivre dans un hospice, vivre chez un particulier, vivre de temps en temps chez des propriétaires fonciers ou vivre chez soi avec une aide fournie en espèces ou en nature (céréales) (Office central de statistique, 1913). Les quatre catégories étaient mutuellement exclusives. Les autorités privilégiaient l’ouverture d’hospices (Helsingius, 1897 ; Pitkänen, 1994) et, en 1910, vivre de temps à autre chez des propriétaires fonciers était devenu rare (Office central de statistique, 1913).
2 – Taille de la population
17Nous avons relié les microdonnées agrégées avec un registre paroissial portant sur une population de taille correspondante pour calculer le pourcentage de personnes privées de leur droit de vote du fait d’être bénéficiaire régulier de l’aide sociale. Dans les statistiques publiées (de jure) au niveau des provinces au 31 décembre 1910, la population est répartie en groupes d’âges quinquennaux (Office central de statistique, 1915). Nous avons donc dû faire l’hypothèse que la taille du groupe d’âges le plus jeune (24 ans) était 5 fois plus petite que celle du groupe des 20-24 ans. L’hypothèse n’est pas susceptible de fausser nos résultats, car pour la population finlandaise dans son ensemble, environ 1 personne sur 5 du groupe d’âges des 20-24 ans avait 24 ans (Office central de statistique, 1915). Au total, la population en âge de voter dans les provinces de Turki et Pori, et de Häme avoisinait 410 794 personnes, dont 48 % d’hommes et 52 % de femmes. La population en âge de voter couverte par notre étude représentait 26,5 % de la population totale en âge de voter en Finlande (Office central de statistique, 1911, 1915).
3 – Dates des élections
18Des élections parlementaires se sont tenues en Finlande les 2 et 3 janvier 1911. La plupart des personnes qui bénéficiaient régulièrement de l’aide sociale au 31 décembre 1910 étaient sans doute en vie au moment du scrutin. La proximité des dates est importante car le taux de mortalité des bénéficiaires de l’aide sociale était notoirement plus élevé que celui de la population générale (Statistique Finlande, 1920). Si le délai entre l’information collectée et le jour du scrutin avait été plus long, la relation entre vieillesse et déchéance électorale liée à l’assistance publique aurait pu être surestimée, les bénéficiaires les plus âgés ayant pu décéder avant les élections. L’élection de 1911 est la première qui se prête à cette analyse, car les élections entre 1906 et 1911 n’avaient pas eu lieu en janvier (Tarasti, 2006).
4 – Méthodes statistiques
19Nous avons utilisé des données groupées, le test du khi-deux de Pearson et les modèles de Poisson pour étudier l’exclusion du vote. Les données ont été regroupées par sexe, groupe d’âges quinquennaux et province de résidence (tableau 1). Nous avons recouru à des modèles de Poisson, car ils sont couramment utilisés pour l’analyse de données groupées portant sur un nombre d’événements rapporté à un nombre de personnes ou de personnes-années à risque (Loomis et al., 2005 ; Schmidt et Kohlmann, 2008). Dans les analyses transversales, les modèles de Poisson peuvent être utilisés pour obtenir des proportions, des rapports de proportions (RP) et des intervalles de confiance (IC) à 95 % (Behrens et al., 2004).
Caractéristiques de la population en âge de voter aux élections parlementaires finlandaises de janvier 1911, province de Turku et Pori, et province de Häme
Population totale | Population privée du droit de vote car bénéficiaires réguliers de l’aide sociale | ||
---|---|---|---|
N | N | % | |
Sexe | |||
Hommes | 198 484 | 3 817 | 1,9 |
Femmes | 212 310 | 6 990 | 3,3 |
Âge | |||
24 ans | 14 455 | 58 | 0,4 |
25-29 ans | 63 358 | 386 | 0,6 |
30-34 ans | 58 298 | 564 | 1,0 |
35-39 ans | 52 932 | 752 | 1,4 |
40-44 ans | 40 223 | 713 | 1,8 |
45-49 ans | 40 391 | 714 | 1,8 |
50-54 ans | 35 051 | 714 | 2,0 |
55-59 ans | 30 897 | 686 | 2,2 |
60-64 ans | 24 413 | 820 | 3,4 |
65-69 ans | 21 180 | 1 152 | 5,4 |
70-74 ans | 14 789 | 1 379 | 9,3 |
75-79 ans | 8 569 | 1 314 | 15,3 |
80-84 ans | 4 429 | 1 036 | 23,4 |
85 ans et + | 1 809 | 519 | 28,7 |
Province | |||
Häme | 163 520 | 4 418 | 2,7 |
Turku et Pori | 247 274 | 6 389 | 2,6 |
Total | 410 794 | 10 807 | 2,6 |

Caractéristiques de la population en âge de voter aux élections parlementaires finlandaises de janvier 1911, province de Turku et Pori, et province de Häme
20Nous avons d’abord évalué le rapport de proportions de la déchéance électorale pour cause de pauvreté par sexe, indépendamment de l’âge et de la province. Les hommes ont été utilisés comme groupe de référence. Nous avons ensuite étudié la déchéance par âge, pour les hommes puis pour les femmes. Les modèles de Poisson ont servi à vérifier si la proportion de personnes déchues dans un groupe d’âges différait notablement de la proportion dans le groupe d’âges précédent et si la déchéance électorale variait selon le sexe aux différents âges. Les résultats sont exprimés en proportions estimées (figure 1). Les résultats des estimations [3] figurent dans les tableaux annexes A.1 et A.2.
Proportions (%) et intervalles de confiance à 95 % de la déchéance électorale des bénéficiaires de l’aide sociale par sexe et âge, élections parlementaires finlandaises de janvier 1911

Proportions (%) et intervalles de confiance à 95 % de la déchéance électorale des bénéficiaires de l’aide sociale par sexe et âge, élections parlementaires finlandaises de janvier 1911
* Différence relative avec le groupe d’âges précédent au seuil de significativité de 5 %.IV – Les personnes âgées et les femmes sont davantage exclues du droit de vote
21Lors des élections parlementaires finlandaises de 1911, environ 2,6 % des personnes en âge de voter ont été privées du droit de vote parce qu’elles bénéficiaient de l’aide sociale à titre régulier. Les chiffres correspondants sont de 1,9 % chez les hommes et de 3,3 % pour les femmes (tableau 1), les secondes étant plus susceptibles que les premiers d’être déchues de leurs droits électoraux, indépendamment de leur âge et de leur province de résidence (RP = 1,56, IC 95% : 1,49-1,62).
22Même si la proportion de personnes privées du droit de vote est relativement faible par rapport à la population en âge de voter, elle augmente substantiellement avec l’âge (tableau 1). Le test du khi-deux de Pearson montre que les écarts observés ne relèvent sans doute pas du hasard, puisque les différences sont significatives. L’exclusion du suffrage est comprise entre 0,4 % et 2,2 % chez les 24-59 ans. Dans le groupe des 65-69 ans, le chiffre avoisine 5 %, et il atteint 15 % chez les 75-79 ans. À 80 ans, quasiment 1 citoyen sur 4 avait perdu le droit de vote aux élections parlementaires au motif qu’il bénéficiait régulièrement de l’aide sociale.
23La figure 1 illustre la fréquence de la déchéance électorale par sexe et par âge. Dans l’ensemble, l’exclusion liée au fait de bénéficier d’une assistance augmente largement avec l’âge, tant chez les hommes que chez les femmes. Environ 4 % des hommes et 6 % des femmes âgés de 65 à 69 ans étaient ainsi privés du droit de vote, et les proportions passent respectivement à 13 % et près de 17 % dans le groupe des 75-79 ans, et à presque 20 % et plus de 25 % à 80 ans. Les femmes avaient un risque significativement plus élevé d’être exclues du vote à tous les âges, sauf à 24 ans.
V – Discussion
1 – Résumé et interprétation des résultats
24Cette étude est la première qui vise à évaluer la relation entre le sexe, l’âge et la privation du droit de vote aux élections parlementaires des bénéficiaires de l’assistance publique dans un pays européen ayant instauré le suffrage universel. Sur la base de microdonnées uniques à l’échelle internationale, nous avons montré que la déchéance électorale de ce sous-groupe de la population augmentait fortement avec l’âge. Les femmes étaient par ailleurs plus concernées que les hommes à tous les âges, sauf au plus jeune (24 ans). Bien que la loi prévoyant d’exclure du vote les bénéficiaires de l’aide sociale ait pu paraître s’appliquer sans distinction de sexe, elle s’est exercée au détriment des femmes. L’aide sociale a été un mécanisme concret de transposition des difficultés économiques et sociales dans la sphère politique. À cet égard, la restriction du droit de vote pourrait être considérée comme un indicateur de discrimination sociale.
25Plusieurs facteurs peuvent expliquer que les femmes aient eu plus de chances que les hommes de percevoir régulièrement l’aide aux indigents. Bien que toutes les explications aillent au-delà de ce que démontrent les microdonnées historiques, il paraît plausible que les femmes aient été plus souvent destinataires de cette assistance parce qu’elles étaient plus susceptibles de rencontrer de graves difficultés financières. Certaines de ces difficultés pouvaient par exemple être liées au fait d’élever seule des enfants, après la naissance d’un enfant illégitime ou après le décès d’un conjoint. Environ 6 % à 7 % des enfants finlandais sont nés hors mariage entre 1900 et 1910 (Pitkänen et Jalovaara, 2007). De surcroît, les statistiques de l’époque montrent que les femmes de tous âges étaient plus exposées au risque de veuvage que leurs homologues masculins (Office central de statistique, 1915), et le lien entre veuvage et aide sociale a déjà été mis en évidence (Smith, 1984). De nos jours également, le veuvage se révèle être un facteur contribuant à la surreprésentation des femmes dans les maisons de retraite (Einiö et al., 2012). En outre, bien qu’elles aient une espérance de vie supérieure (Koskinen et Martelin, 1997), les femmes âgées peuvent avoir eu davantage de problèmes de santé que les hommes. Cet argument va dans le même sens qu’une étude historique britannique selon laquelle les femmes de 65 ans et plus étaient plus souvent atteintes de cécité que les hommes du même âge en 1891, 1901 et 1911 (Grundy, 1997), résultat confirmé par des études finlandaises sur des femmes et des hommes en 1901 (Harjula, 1996). D’autres études contemporaines montrent que les femmes âgées sont plus susceptibles de souffrir d’handicaps d’ordre fonctionnel que les hommes du même âge (Arber et Cooper, 1999).
26Ces conclusions relatives à l’âge sont donc en rapport avec les processus physiologiques du vieillissement et leurs conséquences négatives sur la capacité des personnes âgées à travailler et subvenir à leurs besoins élémentaires. D’après les statistiques historiques d’Angleterre et du Pays de Galles, certains handicaps comme la cécité progressaient fortement avec l’âge, reflétant les effets de la cataracte (Grundy, 1997). Les conclusions concernant l’âge pourraient aussi refléter le fait que de nombreux enfants devenus adultes n’étaient pas en mesure de prendre soin et d’assumer financièrement leurs parents vieillissants, alors contraints de vivre de l’assistance publique. Alors qu’au début du xxe siècle l’espérance de vie à 65 ans était déjà de presque 11 ans pour les hommes et 12 ans pour les femmes en Finlande (Koskinen et Martelin, 1997), les pensions de retraite et l’assurance maladie étaient quasiment inexistantes (Harjula, 2009 ; Kuhnle, 1981).
27Au début du xxe siècle, la Finlande était derrière les autres pays nordiques comme la Suède et le Danemark en termes d’industrialisation et de développement des régimes d’assurance et de retraite (Kuhnle, 1981). L’assistance publique y a donc été l’unique source de sécurité sociale des personnes âgées jusqu’aux Première et Deuxième Guerres mondiales (Niemelä et Salminen, 2006). La Suède, à l’inverse, s’est dotée d’un régime de retraite universel dès 1913, qui couvrait quasiment toute la population (Kuhnle, 1981) lorsque le suffrage universel a été introduit en 1921 (Smith, 2008). Elle a néanmoins continué de déchoir de leurs droits électoraux les bénéficiaires de l’aide sociale jusqu’au milieu des années 1940 (Berling Åselius, 2005 ; Parlement suédois, 2015). Bien qu’il n’y ait pas eu de recherches sur la portée de cette législation pour les citoyens plus âgés, on peut toutefois raisonnablement supposer que ces lois ont pu avoir des effets plus importants sur la population âgée en Finlande qu’en Suède. Les futurs chercheurs s’intéressant à ces questions devraient vérifier empiriquement cette hypothèse. En effet, des types similaires de restriction légale au droit de vote peuvent conduire à l’exclusion de sous-groupes de population dans des proportions différentes selon les systèmes d’assurance sociale en place.
2 – Contributions et limites
28L’originalité de notre étude réside dans le fait que, jusque-là, l’identification de la population en âge de voter se basait sur le registre paroissial, qui enregistrait tous les citoyens quelle que soit leur activité économique. Toutefois, les données sur l’aide sociale avaient initialement été rassemblées à d’autres fins administratives (évaluation de tendances dans l’assistance publique, par exemple) que d’évaluer les restrictions au droit de vote. Selon Harjula (2009, 2010), ni les catégories d’aide sociale ni la pratique de la déchéance électorale n’étaient précises ou cohérentes à l’échelon local. De ce fait, des bénéficiaires occasionnels de l’aide sociale pouvaient se voir privés du droit de vote, alors même qu’aux termes de la loi, seul le recours régulier à cette assistance constituait un motif d’exclusion. Ces microdonnées dessinent donc un tableau approximatif de l’exclusion liée à l’assistance. L’autre limite à ces analyses concerne les variables indisponibles telles que la situation matrimoniale ou le handicap éventuel.
Conclusion
29En nous servant de microdonnées historiques uniques, nous avons montré que la proportion de personnes privées de leur droit de vote, car bénéficiant de l’aide sociale, augmentait avec l’âge. Cette déchéance électorale était également plus fréquente chez les femmes, à tous les âges. Alors que la loi relative à ce motif d’exclusion du vote pouvait paraître neutre sur le plan démographique, elle a tout particulièrement frappé les hommes âgés et les femmes. Le point essentiel ici est que ces personnes étaient non seulement âgées, mais également désavantagées sur le plan financier et familial et, en l’absence de systèmes de retraite adaptés, se sont vu retirer leur droit de vote. En résumé, nos résultats empiriques attestent clairement la discrimination par l’âge associée à la première mise en œuvre du suffrage universel en Europe, à une époque où les systèmes de retraite étaient limités. Ils montrent également que la déchéance électorale liée à la perception de subsides publics était source d’inégalités entre les sexes.
Remerciements
Cette étude a bénéficié du soutien de la Fondation KONE et de l’Académie de Finlande (bourse n° 273433).Annexes
Estimations (modèle de Poisson) de la déchéance électorale des bénéficiaires de l’aide sociale, par sexe, âge et province, élection parlementaire finlandaise de janvier 1911
Paramètre d’estimation | Écart type | |
---|---|---|
Constante | – 5,7210 | 0,1323 |
Sexe | ||
Hommes | Réf. | |
Femmes | 0,4419 | 0,0202 |
Âge | ||
24 ans | Réf. | |
25-29 ans | 0,4157 | 0,1408 |
30-34 ans | 0,8753 | 0,1379 |
35-39 ans | 1,2608 | 0,1363 |
40-44 ans | 1,4830 | 0,1365 |
45-49 ans | 1,4785 | 0,1365 |
50-54 ans | 1,6160 | 0,1365 |
55-59 ans | 1,7007 | 0,1367 |
60-64 ans | 2,1044 | 0,1359 |
65-69 ans | 2,5870 | 0,1346 |
70-74 ans | 3,1221 | 0,1340 |
75-79 ans | 3,6139 | 0,1342 |
80-84 ans | 4,0287 | 0,1349 |
85 ans et + | 4,2306 | 0,1385 |
Province | ||
Häme | Réf. | – |
Turku et Pori | – 0,0705 | 0,0196 |

Estimations (modèle de Poisson) de la déchéance électorale des bénéficiaires de l’aide sociale, par sexe, âge et province, élection parlementaire finlandaise de janvier 1911
Estimations des proportions estimées et rapports de proportions (modèles de Poisson) de la déchéance électorale des bénéficiaires de l’aide sociale, par sexe et âge, élection parlementaire finlandaise de janvier 1911

Estimations des proportions estimées et rapports de proportions (modèles de Poisson) de la déchéance électorale des bénéficiaires de l’aide sociale, par sexe et âge, élection parlementaire finlandaise de janvier 1911
(a) les femmes de 60-64 ans servent de groupe de référence.(b) le groupe d’âges précédent du même sexe sert de groupe de référence.
(c) les hommes du même âge servent de groupe de référence.
*Écart avec le groupe de référence significatif au seuil de 5 %.
Lecture : La proportion (%) estimée par le modèle pour les femmes de 80-84 ans : exp{-3,2525+1,8983}*100 = 25,8 % (comme sur la figure 1).
Notes
-
[1]
À notre connaissance, ce sont les seules données d’avant la Première Guerre sur les bénéficiaires de l’aide sociale dans un pays à suffrage universel.
-
[2]
Les citoyens russes n’ont pas été autorisés à voter lors des élections de 1911, mais l’empereur de Russie avait le droit de dissoudre le Parlement (Meinander, 2010).
-
[3]
Nous avons utilisé le logiciel Stata pour l’analyse.