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1Rassemblant des articles écrits tout au long de la carrière de Rommel Mendès-Leite, disparu en 2016, ce livre est un hommage aux recherches de cet anthropologue spécialiste des questions de sexualité et de genre. Parus entre 1990 et 2015, ces textes sont parfois coécrits avec d’autres chercheurs qui ont, comme lui, participé à l’élaboration d’une sociologie de la sexualité en France (Catherine Deschamps, Pierre-Olivier de Busscher et Bruno Proth). Ils portent sur des thèmes variés : les espaces de rencontres sexuelles, la bisexualité, le VIH/sida, les catégorisations de genre et de sexualité notamment. Par-delà la diversité des terrains et des objets, trois traits, quelquefois partagés par les autres chercheurs qui lui sont contemporains, caractérisent l’approche de R. Mendès-Leite.

2D’un point de vue théorique, celui-ci s’inscrit dans une approche constructiviste qui insiste, contrairement à la naturalisation sociale de la sexualité, sur les variations des pratiques et des identités selon les époques et les groupes sociaux. Il articule cette approche avec un questionnement anthropologique qui met l’accent sur des figures récurrentes et des temporalités longues, plus ou moins indépendantes des contextes sociaux. Ce questionnement justifie la mobilisation d’un cadre conceptuel commun entre les analyses portant sur la France et le Brésil, les deux terrains investis par l’auteur. Il permet également des approches comparatistes qui mettent en regard les données concernant des espaces et des époques différentes, à propos de la bicatégorisation des sexes par exemple. Le contexte des travaux de R. Mendès-Leite est un second élément important : initiés dans le cadre de l’épidémie de sida, celle-ci a été une opportunité pour produire des travaux sur la sexualité, et notamment sur des populations et des espaces jusque-là largement ignorés des sciences sociales, comme la bisexualité ou les lieux de rencontre sexuelle entre hommes. Le sida est également conçu comme un révélateur des usages sociaux de la sexualité et de leur évolution, notamment dans ses dimensions corporelles, sexuées et conjugales. Les recherches de R. Mendès-Leite s’inscrivent également dans une reconnaissance progressive de l’homosexualité, liée à la gestion politique de l’épidémie. Plusieurs articles de ce recueil en attestent, et notamment l’analyse des témoignages recueillis par les écoutants de Sida info service ou la réflexion sur les significations de la pénétration anale. Cette reconnaissance n’efface ni le discrédit subi par les sexualités minoritaires, ni la hiérarchie des objets de recherche légitimes. Enfin, d’un point de vue méthodologique, les textes recueillis privilégient l’ethnographie et les entretiens sans s’interdire la quantification et l’usage de données statistiques. Indépendamment des méthodes utilisées, c’est une démarche compréhensive qui est réaffirmée tout au long de l’ouvrage, attentive aux significations diverses que peut revêtir un même mot, aux manières par lesquelles les individus donnent sens à ce qu’ils font, aux mécompréhensions enfin que peut produire le dispositif d’enquête.

3Ce parti-pris méthodologique explique pour une part l’originalité de l’approche de la sexualité ici à l’œuvre. Celle-ci n’est pas abordée comme un ensemble de comportements. De plus, les outils mobilisés ne se réduisent pas aux trois indicateurs dont l’usage devenait alors courant dans les sciences sociales de la sexualité : l’attirance, les pratiques et l’identification sexuelles. Avec d’autres, R. Mendès-Leite montre les discordances entre ces trois registres, et questionne les catégorisations savantes et ordinaires, les opérations de classification et de quantification qu’elles permettent, ainsi que les populations qu’elles captent et celles qu’elles rendent invisibles : le texte sur la bisexualité est de ce point de vue exemplaire. Mais il insiste également sur les représentations des individus, les imaginaires dans lesquels les pratiques sont inscrites. L’enquête sur les lieux extérieurs de drague entre hommes s’attache ainsi à restituer « l’imaginaire attaché à chaque endroit spécifique » (p. 118), les connotations symboliques des quais ou des forêts, les « univers fantasmatiques » (p. 143) mobilisés dans les bars et sex-clubs pour se différencier les uns des autres. La prise en compte de ces dimensions symboliques ouvre une approche systématique des « cultures sexuelles », conçues comme l’objet propre de l’anthropologie de la sexualité.

4L’article sur les « protections imaginaires et symboliques face au sida » montre que cette mise à distance des approches comportementalistes, alors dominantes en santé publique, n’empêche pas de prendre en compte les enjeux de prévention, mais qu’elle permet au contraire de mieux les comprendre. Élaborée au début des années 1990, avant l’arrivée des antirétroviraux, la notion de protection imaginaire montre que « la majorité des individus connaissent la nécessité de la gestion des risques, sont convaincus de son importance et mettent en œuvre certaines pratiques préventives. Cependant, ils procèdent parfois à une réappropriation des « consignes » de prévention, en leur redonnant du sens dans une autre perspective, même si à leurs yeux, le but préventif reste le même » (p. 218).

5Le phénomène rend ainsi compte de la variabilité des pratiques de prévention selon certaines caractéristiques des partenaires (style de vie, âge, corpulence notamment) ou la nature des liens conjugaux et amicaux. Elle désigne également des pratiques d’exorcisme qui suscitent chez l’individu un sentiment d’immunité, comme la répétition de test de dépistage ou la possession d’un préservatif qui ne sera pas utilisé. Il s’agit donc d’une adaptation des prescriptions des pouvoirs publics, qui ne remet pas en question l’impératif de prévention, mais tient compte des contextes et des exigences des individus. Parler d’ignorance ou d’irrationalité serait cependant réducteur. Les protections imaginaires montrent que la rationalité de la santé publique est une rationalité parmi d’autres, qui ne s’impose pas toujours et fait l’objet d’une relecture.

6Pour R. Mendès-Leite c’est « le sens de l’altérité » (p. 232), le rapport aux autres et les critères qui permettent à chacun de réduire la distance avec les individus et de leur faire confiance, qui expliquent la variation de la gestion des risques. Si l’objectif de l’anthropologue est alors de restituer cette rationalité, l’analyse fait également place aux tensions, aux dilemmes et aux contradictions internes aux individus : l’altérité ne s’oppose pas à l’identité, elle en serait plutôt le double. Ainsi, les protections imaginaires relèvent de la difficulté à appliquer une règle morale, à faire primer le plaisir sur la santé, mais attestent également de la coexistence en chacun de plusieurs systèmes de valeurs. Au niveau des interactions, dans les pratiques de prévention comme dans d’autres rencontres sexuelles, il y a ainsi une incertitude qui est un autre fil directeur de l’ouvrage : l’équivocité de la notion de « rapports sexuels » (p. 248), « l’ambivalence de l’objet du désir, du sujet du désir » (p. 44) sont souvent au centre des analyses. Elles montrent ce que le maintien d’une identité stable suppose de compromis, de résignation et parfois d’occultation.

7Les analyses portant sur les rapports de genre témoignent elles aussi de perspectives originales qui questionnent les cadres de recherche disponibles. Les articles rappellent le poids du genre dans l’accès à la sexualité et la gestion de la maladie. Mais ils s’attachent également à questionner « l’ancrage de la logique bipolaire » qui distingue le féminin et le masculin, et qui « incite la majorité des individus à adopter l’un ou l’autre des réels possibles, aussi bien dans leur vécu quotidien que dans leurs critères d’analyse de l’altérité » (p. 180). Cette perspective permet de rendre compte des processus de sexuation des pratiques sociales, mais aussi des limites que ce cadre impose. R. Mendès-Leite défend l’idée d’une « inconstance » ou des « errances des sexes et des genres » (p. 163) en s’appuyant sur les exemples classiques de troisième sexe dans d’autres cultures ou sur le cas des intersexes. L’analyse des expériences de la séropositivité féminine permet quant à elle de s’interroger sur les effets d’une politique publique largement dirigée vers les hommes, et sur la manière dont le sida questionne les représentations sociales de la féminité. Dans leur rapport au corps, à la sexualité, à la conjugalité, les femmes séropositives ne peuvent plus répondre aux attentes que suscite leur sexe. Elles ne remettent pas pour autant en question les normes de féminité.

8L’enquête sur les lieux de rencontre entre hommes, alors conçus comme des espaces de diffusion de l’épidémie de sida, permet de faire l’hypothèse d’une « domestication de la sexualité masculine anonyme » (p. 110) : au-delà de la diversité des pratiques et fantasmes sexuels que ces lieux favorisent, l’émergence des espaces commerciaux est analysée dans le cadre d’un processus de privatisation de la sexualité et d’institutionnalisation de l’homosexualité masculine, assez éloigné d’une supposée libération sexuelle. Indépendamment des évolutions de l’épidémie de sida et de l’organisation sociale des homosexualités masculines et à travers la diversité des articles, les concepts d’altérité, d’imaginaire, d’équivocité dessinent finalement un cadre de recherche original dont la sociologie de la sexualité n’a pas épuisé les ressources.

Mis en ligne sur Cairn.info le 29/03/2018
https://doi.org/10.3917/popu.1704.0756
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