Ces dernières décennies, la fécondité des pays européens a été marquée par deux tendances concomitantes : un retard dans l’âge à la première maternité et une baisse du nombre d’enfants par femme. S’il est difficile d’établir un lien de causalité entre ces deux tendances, on peut néanmoins essayer de les relier. Étant donné la plus grande difficulté de conception à des âges avancés, le recul de l’âge à la première maternité constitue-t-il un facteur de baisse de la fécondité ? Dans quelle mesure le recours croissant aux techniques d’aide médicale à la procréation permet-il aux couples de reporter à des âges tardifs les naissances n’ayant pas eu lieu aux âges jeunes ? C’est ce que propose de tester ici Henri Leridon en recourant à des méthodes de microsimulation, basées sur de nombreux paramètres biologiques et comportementaux observés en France pour trois générations de femmes nées des années 1930 jusqu’aux années 1970. Il mesure l’ampleur de la baisse de la fécondité qui pourrait être attribuée à l’effet du retard de calendrier, ainsi que la compensation par les méthodes d’aide médicale à la procréation pour les générations récentes.
1Du fait de la baisse de la fertilité quand l’âge augmente, un report de la première décision de maternité risque d’entraîner – toutes choses égales par ailleurs – une diminution de la descendance finale. On peut donc se demander dans quelle mesure les modifications du calendrier de la fécondité, observées dans les pays européens au cours des dernières décennies, ont pu participer à la baisse de la descendance finale des générations, sans que la modification du calendrier des naissances soit, évidemment, le seul facteur en cause.
2La baisse de la fertilité revêt deux dimensions : l’installation de la stérilité définitive (plus aucune conception n’est possible au-delà de l’âge X, sauf recours éventuel à certaines formes d’aide médicale à la procréation (AMP), et une baisse de la fécondabilité (c’est-à-dire du risque de conception, chez une femme non stérile, et hors recours à l’AMP). A priori, le risque qui a le plus de conséquences sur la fécondité est le premier : si l’on reporte de l’âge X1 à l’âge X2 la recherche de maternité, alors qu’on était encore fertile à l’âge X1 et qu’on ne l’est plus à l’âge X2, on aura perdu définitivement une possibilité de naissance ; alors que la seule diminution de la fécondabilité entraîne un allongement du délai de conception, mais en laisse possible une nouvelle. Le retard dans le calendrier de la constitution de la famille peut donc avoir des effets d’origine purement biologique sur la descendance finale : c’est la première question à laquelle cet article tentera de répondre.
3Un autre problème est que, dans la durée, les souhaits des couples peuvent aussi évoluer : la fécondité dépend certes de paramètres biologiques, mais surtout des désirs et des comportements des couples. Si ceux-ci évoluent (par exemple un nombre d’enfants souhaité révisé à la hausse ou à la baisse, ou une volonté de rattraper le retard pris en début de vie reproductive), les comportements de contraception des couples se modifieront en conséquence. Les démographes ont donc scruté l’évolution des taux de fécondité par âge dans les générations successives, pour mettre en évidence ces effets de « rattrapage ». Laurent Toulemon concluait ainsi un article consacré à ce sujet :
« L’évolution de la fécondité dans les générations nées après 1960 laisse prévoir que ce retard sera associé à une baisse dans de nombreux pays, mais cette évolution ne sera pas générale et elle n’est pas inéluctable. D’une part, le retard des premières naissances n’implique pas nécessairement une diminution de la proportion de femmes ayant des enfants et, d’autre part, le nombre d’enfants des mères reste constant dans de nombreux pays » (Toulemon, 2006, p. 41).
5L’effet purement biologique que nous chercherons à quantifier ici reste donc virtuel, puisqu’il peut être annulé ou, au contraire, augmenté par des modifications de comportements. Il n’en constitue pas moins un élément du débat sur les avantages et inconvénients de l’évolution des calendriers de constitution des familles.
6Il faut aussi envisager les effets possibles de l’aide médicale à la procréation : une partie des difficultés de la reproduction peut en effet être surmontée par ces méthodes, qui s’améliorent constamment. On aborde ici deux aspects : le premier consiste à prendre en compte le développement du recours à ces méthodes au cours des dernières décennies, tel qu’on l’a observé, puisque la fécondité effective intègre aussi cette dimension. La seconde approche est prospective : analyser dans quelle mesure un recours plus répandu à l’AMP pourrait compenser les effets biologiques actuels ou futurs du report des naissances.
L’outil employé : la microsimulation
7On voit que de nombreux facteurs interviennent et interfèrent. Un très bon outil pour les prendre en compte simultanément est la simulation dite de Monte Carlo : elle consiste à décrire une biographie reproductive complète, depuis le début de la constitution de la famille jusqu’à la fin de la période reproductive. Mois après mois, on expose l’individu (en l’occurrence, une femme) à des risques successifs, pouvant dépendre de l’histoire antérieure. L’âge est une variable majeure, plusieurs des risques en cause peuvent en dépendre directement. Mais d’autres variables de durée peuvent intervenir, comme le temps écoulé depuis la formation de la première union, depuis la dernière naissance ou depuis le début de la recherche de conception.
8Ce modèle a déjà donné lieu à diverses publications (Habbema et al., 2009, 2015 ; Leridon, 2004 ; Leridon et Slama, 2008 ; Te Velde et al., 2012). Dans l’article de 2008, nous avions estimé l’effet d’un report des premières naissances, au niveau individuel et à titre illustratif. L’article de 2012 était centré sur les conséquences en termes d’infécondité totale (proportion de femmes restant sans enfant) et en termes de compensation éventuelle par les méthodes d’aide médicale à la procréation dans plusieurs pays. On va tenter ici l’exercice principalement pour le cas français, et accessoirement pour l’Autriche et l’Italie, en prenant en compte la façon dont le calendrier des naissances a effectivement évolué au cours des 50 dernières années.
9Par rapport aux articles de 2004 et 2008, les changements sont les suivants. Côté biologique, nous avons amélioré les hypothèses de fertilité en régime « naturel » [1] pour tenir compte du risque de fausse couche. La courbe d’acquisition de la stérilité définitive a également été modifiée. La précédente était basée sur les données relatives aux dernières naissances dans la France ancienne, avant que la régulation des naissances ne se diffuse. Or, on a parfois objecté que les conditions sanitaires sont bien meilleures aujourd’hui, ce qui pourrait avoir réduit les risques de stérilité liés, par exemple, aux infections puerpérales. Nous avons dérivé une nouvelle distribution des âges d’acquisition de la stérilité définitive basée sur des données plus contemporaines. Ces données ont été rassemblées et « optimisées » par Eijkemans et al. (2014) sur l’âge à la dernière maternité dans six populations supposées non contraceptrices, dont certaines ayant eu leurs enfants dans la seconde moitié du xixe et la première moitié du xxe siècles [2]. Nous avons aussi relevé l’efficacité de l’aide médicale à la procréation, pour tenir compte des évolutions technologiques récentes, et ouvert la possibilité au couple de faire plusieurs tentatives successives. De plus, le taux de naissances multiples résultant des méthodes d’AMP a été pris en compte, ce qui augmente sensiblement l’efficacité globale de ces techniques.
10Cette démarche est aussi nouvelle. Nos précédents calculs étaient « théoriques », en ce sens que nous supposions des changements de comportement pour en mesurer l’impact possible sur la descendance finale ; ici, nous procédons de façon inverse : nous tentons de coller aux évolutions réelles de la descendance finale dans les générations successives pour en déduire les changements de comportements qui pourraient les avoir induits. Nous partons ensuite des données sur la pratique effective de l’AMP au fil des générations pour estimer son impact sur la descendance des générations.
I. Mise en œuvre du modèle
Un arbitrage entre réalité et simplicité
11Bien que simple dans son principe, le modèle de microsimulation devient assez rapidement compliqué dans les détails de sa mise en œuvre (document annexe A.1). Il faut dès lors renoncer à prétendre donner une représentation complète de la réalité, tant biologique que comportementale, et ajuster la complexité du modèle à la nature de la question posée. Un prérequis est cependant d’avoir une modélisation générale suffisamment réaliste pour que les principales variables dérivées aient les ordres de grandeur attendus (comme la moyenne et la répartition du nombre d’enfants par femme en fin de vie reproductive, ou l’âge moyen à la maternité), de façon à servir de toile de fond à l’analyse plus détaillée de l’effet d’une variable particulière, celle à laquelle on s’intéresse dans l’étude en cours. Prenons quelques exemples.
12Si l’on s’intéresse à l’intervalle entre le début de la recherche d’une grossesse et l’obtention de celle-ci, il est indispensable de travailler sur une base temporelle mensuelle (la durée moyenne est inférieure à un an pour des couples normalement fertiles), d’utiliser une distribution du risque mensuel de conception des couples (la fécondabilité), de faire dépendre la fécondabilité individuelle de l’âge (au moins celui de la femme), et de supposer que sa valeur ne tombe pas à zéro brutalement en fin de période reproductive. Toutes ces conditions sont imposées par les études empiriques et les recherches de méthodes d’estimation de la fécondabilité. Mais il est clair qu’un modèle qui ne s’intéresserait, par exemple, qu’à la distribution du nombre final d’enfants pourrait fonctionner avec une représentation moins détaillée du substrat biologique, tout en conduisant à la distribution attendue pour le nombre d’enfants.
13Autre exemple, dans le déroulé de chaque biographie, une rupture d’union peut intervenir à tout moment. Nous négligerons ici les situations de veuvage, la mortalité masculine entre 20 et 45 ans étant presque négligeable, de l’ordre de 3 %. De toutes façons, il est possible d’en inclure l’effet dans le cadre des autres formes de rupture d’union. Restent les autres ruptures que notre modèle permet de prendre en compte, ainsi que les remises en couple. Néanmoins, les histoires matrimoniales étant devenues assez complexes, nous ne cherchons pas à les intégrer : il faudrait envisager plusieurs ruptures successives, estimer les taux de remises en union (par durée et selon l’âge), tenir compte du nombre d’enfants déjà nés dans les unions antérieures pour définir les objectifs dans la nouvelle union… Toute une cascade d’hypothèses que l’on serait bien en peine de formaliser complètement. Nous nous limiterons donc à inclure des sorties d’union définitives, pour marquer la fin de l’exposition au risque de naissance indépendamment de la stérilité involontaire. Cet exemple montre qu’il serait imprudent de chercher à prendre en compte des comportements (a fortiori leur évolution dans le temps) qu’on ne saurait pas inclure convenablement dans la simulation. Toutefois, ce renoncement ne disqualifie pas le modèle si la variable « négligée » n’est ni essentielle, ni fortement liée à celle étudiée.
14L’évaluation de l’impact de l’AMP sur la fécondité globale fournit un très bon exemple du risque de simplification excessive d’un modèle. Hoorens et al. (2007) ont prétendu que l’effet sur la descendance finale d’un recours systématique à l’AMP en cas de non-conception pendant 12 mois pourrait atteindre 1 à 2 enfants par femme, quand les estimations des autres auteurs sont de l’ordre de 0,2 à 0,3. Habbema et al. (2009) ont montré que l’écart résulte d’une hypothèse erronée : Hoorens et al. supposent qu’en l’absence de recours à l’AMP, la fécondité du couple concerné serait restée définitivement nulle après un an sans conception. C’est négliger le fait que le délai de conception peut dépasser 12 mois, même chez des couples à fertilité normale ou proche de la normale, et que beaucoup de couples recourant à l’AMP ne sont pas totalement stériles, mais seulement hypofertiles : leurs chances de concevoir ultérieurement de façon naturelle ne sont donc pas nulles. Le fait a d’ailleurs été confirmé par les études empiriques (Troude et al., 2012). Finalement, la mise en œuvre des hypothèses de Hoorens dans la modélisation de Habbema a confirmé que l’écart entre les résultats était bien imputable à leurs hypothèses simplificatrices.
15Le fait que le modèle reconstitue convenablement les données disponibles sur la fécondité (moyenne et distribution du nombre enfants, taux de fécondité par âge, intervalles entre naissances, âge moyen à la maternité…) permet de considérer que le modèle fonctionne correctement, malgré sa complexité, mais il ne garantit pas que tous les comportements soient bien reproduits, ni que d’autres jeux de paramètres n’auraient pas pu conduire à des résultats semblables. Mais l’expérience acquise avec ces simulations montre que l’analyse des conséquences de la variabilité d’un paramètre particulier dépend très peu des imprécisions subsistantes sur les autres paramètres [3].
Construire une biographie reproductive
16Un risque constamment encouru, et lié à l’âge, est celui de décéder. Bien que le modèle l’intègre aisément, nous le négligeons ici, car la probabilité de décéder entre 20 et 45 ans est aujourd’hui pour les femmes françaises comprise entre 1 % et 2 %. On s’intéresse à la descendance des femmes encore en vie à 50 ans. On commence en pratique l’histoire d’une femme par la formation de sa première union. Initialement, nous prenions en compte le seul mariage, mais, avec plus de la moitié des naissances hors mariage, ce repère est devenu caduc ; en revanche, les naissances hors union restent peu nombreuses. On dispose de données sur l’âge à la formation de la première union, mais ces données ne permettent pas toujours un suivi de l’évolution des comportements dans le temps, a fortiori de façon comparable entre pays. Mais ce qui nous intéresse ici est l’évolution de l’âge à la première naissance, sachant que celle-ci n’intervient qu’un certain temps après la formation de l’union (les couples ne souhaitent pas forcément un enfant tout de suite) : or il revient à peu près au même de décaler l’âge à la formation de l’union, en maintenant le délai souhaité entre celle-ci et la première naissance, ou d’allonger le délai d’attente en maintenant l’âge à la première union. En pratique, nous opérons donc « à rebours » et de la façon suivante : sur la base des données disponibles, nous définissons une distribution de l’âge à la première union, assortie d’un délai d’attente avant la recherche de la première naissance, de façon à reconstituer l’âge à la première naissance ; nous décalons ensuite, selon l’évolution de l’âge à la première naissance, la distribution de l’âge à la première union. Nous n’avons donc pas la prétention de refléter l’exacte vérité des comportements en matière de formation des couples dans chaque pays et à chaque période, mais nous calons une distribution plausible de l’âge à la première union sur la distribution effectivement observée des âges à la première naissance. Autre avantage de cette façon de procéder : les naissances hors union sont de facto prises en compte, puisqu’on se cale sur les données relatives à l’âge à la première naissance, quel qu’en soit le statut.
17Poursuivons la construction de la biographie reproductive. Puisque la première naissance n’est pas forcément immédiatement désirée, nous supposons que le couple utilise une méthode contraceptive avec une certaine efficacité. Celle-ci n’étant jamais égale à 100 % (sauf en cas de stérilisation, mais cette pratique est quasi inexistante en France avant 35 ans), il subsiste un risque de grossesse non désirée. Celle-ci peut être interrompue par un avortement volontaire : pour simplifier, nous intégrons cette possibilité dans le taux d’efficacité de la méthode utilisée. Les données disponibles sur la pratique contraceptive (Bajos et al., 2004 ; Rossier et Leridon, 2004) sont converties en taux d’efficacité de la contraception, c’est-à-dire en coefficients de réduction de la fécondabilité. Mais nous savons que malgré une pratique contraceptive largement répandue ainsi que le recours à l’avortement, une proportion non négligeable des naissances n’ont pas été désirées ou sont survenues plus tôt que souhaité (Leridon et Toulemon, 1990). Le modèle permet aussi de reconstituer ces proportions. Après un délai d’attente déterminé (l’espacement souhaité), le couple est supposé arrêter la contraception pour chercher à concevoir. On entre là dans la partie « biologique » du modèle, peut-être la plus originale. Notre simulation est très détaillée sur ce plan, ce qui permet de prendre en compte des comportements très divers, en particulier le recours à l’AMP.
18Le déroulement du processus reproductif dépend d’autres comportements, en plus de la décision d’entrée en union ou de sortie d’union. On a déjà pris en compte l’efficacité de la pratique contraceptive, avortement inclus. Il faut maintenant introduire une variable clé, le nombre d’enfants souhaité, et prêter un comportement rationnel aux couples, basé sur un nombre d’enfants et un espacement souhaités. Ces projets ne sont toutefois pas intangibles et ils peuvent être modifiés au cours de la vie, en fonction des aléas de la vie conjugale, des contraintes économiques, de l’expérience vécue avec les premières naissances, etc. En même temps, nous constatons qu’un indicateur aussi simple que le « nombre idéal d’enfants » moyen tel que déclaré par des femmes et des hommes d’âge reproductif (25-34 ans) et contextualisé « pour leur milieu socioéconomique » [4], est très proche de la descendance finale moyenne des mêmes générations (Toulemon et Leridon, 1999). Nous avons donc utilisé les distributions selon le nombre idéal d’enfants ainsi défini, considérant que la fécondité calculée dans la modélisation aurait pu résulter de l’application parfaite de ce « plan » prêté aux couples. Ici encore, nous cherchons à prendre en compte des comportements plausibles, tout en sachant que la réalité est, dans ses détails, bien plus complexe.
19Le nombre idéal d’enfants et sa distribution entre les couples sont connus au travers d’enquêtes comme l’Eurobaromètre pour les pays européens. Ces données permettent de répartir les couples d’une même cohorte selon le nombre d’enfants souhaité de 0 à 4 (les valeurs supérieures à quatre enfants sont regroupées ici dans cette dernière catégorie), et de prendre en compte l’évolution éventuelle de ces souhaits. Une difficulté est qu’au niveau individuel, la déclaration du nombre d’enfants souhaité, à un moment donné, ne détermine pas forcément exactement le nombre d’enfants obtenu : même en cas de contraception efficace à 100 %, la stérilité involontaire peut empêcher d’obtenir le nombre d’enfants désiré. Par ailleurs, certaines femmes ne se trouvent finalement jamais engagées dans une relation de couple et restent sans enfant, volontairement ou non. Parmi les femmes en couple, très peu de femmes disent ne pas souhaiter d’enfants du tout (souvent 2 % à 3 %), mais celles qui déclarent à un moment donné en souhaiter au moins un peuvent changer d’avis par la suite (Beaujouan, 2016 ; Régnier-Loilier et Sébille, 2016 ; Toulemon et Testa, 2005). Pour ces raisons, nos distributions des nombres d’enfants souhaités s’écartent donc un peu des nombres idéaux déclarés par les femmes. Mais nous avons préféré garder dans ces calculs les couples ne souhaitant pas d’enfant, puisque il s’agit de reconstituer la fécondité totale de chaque génération.
Les paramètres biologiques
20Lorsqu’un couple s’expose au risque de concevoir, il n’y parviendra qu’au bout d’un certain délai, de l’ordre de quelques mois, en fonction du risque mensuel de conception ou fécondabilité. Ce risque dépend, certes, de la fertilité des deux partenaires (de La Rochebrochard et Thonneau, 2003). Nous n’entrons pas dans une estimation de la répartition des rôles respectifs de la femme et de l’homme, pour la simple raison que la fécondabilité ne peut être réellement mesurée qu’au niveau du couple. Les données disponibles intègrent donc les contributions de chacun des deux sexes. Par ailleurs, la fécondabilité n’est pas la même pour tous les couples : chacun sait qu’il existe des couples peu fertiles, voire stériles. Les travaux antérieurs ont montré que la variabilité de la fécondabilité entre couples (non stériles) pouvait être modélisée selon une loi Bêta, qui permet en outre de décrire assez facilement l’évolution de la distribution des fécondabilités au cours des mois successifs sans conception (Bongaarts, 1975 ; Leridon, 1977 ; Wood, 1989). Nous attribuons donc à chaque femme entrant dans la simulation une fécondabilité de référence tirée aléatoirement dans la distribution Bêta choisie. En cas d’exposition au risque de concevoir, la fécondabilité initiale est celle résultant de ce tirage, modulée par l’âge en début d’exposition (voir ci-après). Au cours de chacun des mois suivants, la fécondabilité est définie par la loi Bêta tenant compte du nombre de mois écoulés sans conception, elle diminue donc assez rapidement.
21Par ailleurs, la fécondabilité diminue quand l’âge augmente (Bongaarts, 1975 ; Wood, 1989) ; on le mesure en pratique sur l’âge de la femme, mais d’une façon non triviale. Il faut en effet tenir compte d’un autre paramètre : l’âge d’acquisition de la stérilité définitive. Celui-ci varie d’un couple à l’autre, et ne se confond pas avec l’âge à la ménopause, lui-même variable (Stanford et al., 1987). L’estimation de la distribution des âges d’acquisition de la stérilité est délicate. Il n’existe en effet pas de test permettant de savoir si une femme est déjà stérile, sauf cas pathologique majeur (trompes obstruées par exemple). De plus, les données sur l’âge à la dernière maternité ne sont d’aucun secours quand la fécondité est contrôlée par les couples : à partir du moment où un couple décide de ne plus s’exposer au risque de conception, il n’est plus possible de savoir quand il devient biologiquement stérile. La situation est différente en contexte de fécondité « naturelle », c’est-à-dire quand la fécondité n’est pas contrôlée par les couples ; il est alors possible d’établir une relation entre l’âge à la dernière maternité et celui d’acquisition de la stérilité, le premier résultant du second, sans que les deux distributions se confondent (méthode décrite en détail dans Leridon, 2004). Dans le modèle, nous incluons donc une probabilité de devenir définitivement stérile à un âge X.
22Revenons à la fécondabilité. Il ne serait pas réaliste de supposer que la courbe d’évolution de la fécondabilité avec l’âge se trouve simplement interrompue quand survient la stérilité, sans aucune relation avec cet événement. Une étude de la distribution des intervalles entre naissances, selon la dimension finale de la famille (Leridon, 1977), avait montré qu’on ne peut reconstituer de façon satisfaisante le réseau complet de ces intervalles qu’en supposant que la fertilité diminue à l’approche de l’âge d’acquisition de la stérilité. Ce résultat est d’ailleurs conforme aux connaissances biologiques : les capacités reproductives ne s’effondrent pas brutalement, mais diminuent de façon progressive à l’approche de la ménopause, en raison par exemple d’ovulations moins fréquentes (O’Connor et al., 1998, 2001 ; Te Velde et Pearson, 2002). Nous supposons donc que, une fois déterminé (par tirage au sort) l’âge d’acquisition de la stérilité, la fécondabilité diminue durant quelques années à l’approche de cet âge [5].
23En cas de conception, la grossesse peut ne pas se terminer en naissance vivante : le risque de mortalité fœtale spontanée n’est pas négligeable, et il augmente de façon significative avec l’âge au-delà de 30 ans. C’est même l’élément majeur dans la diminution de la fertilité quand l’âge augmente (Leridon, 2008). Cette fois, heureusement, nous pouvons disposer de données provenant de populations contemporaines (Leridon, 1977). Une conception aboutissant à une naissance vivante ouvre ensuite une période d’infécondabilité : les neuf mois de grossesse, plus environ deux mois de stérilité post-partum (en l’absence d’allaitement), davantage si allaitement. En cas de fausse-couche, le « temps mort » est plus court, de l’ordre de quatre à cinq mois (Leridon, 2002).
24Tout ceci permet donc de définir pour chaque femme (puisque sa fécondabilité initiale est tirée au sort) et pour chaque âge, le risque d’obtenir une conception aboutissant à une naissance vivante dans un délai donné et selon l’âge en début d’exposition.
Prise en compte de l’aide médicale à la procréation
25Compte tenu des échecs possibles de la contraception, et bien que nous augmentions l’efficacité de celle-ci une fois le nombre d’enfants souhaité atteint (l’efficacité « d’arrêt », par opposition à l’efficacité « de retard »), les couples peuvent avoir finalement plus d’enfants qu’ils ne le désiraient, ce que le modèle permet de comptabiliser. Mais ils peuvent aussi en avoir moins qu’espéré, en cas de stérilité précoce ou de fécondabilité trop faible. S’il rencontre de telles difficultés, c’est-à-dire si le délai d’attente devient trop long, le couple peut décider de recourir à une méthode d’aide médicale à la procréation (AMP). La principale est aujourd’hui la fécondation in vitro (FIV) ou sa variante l’insémination intracytoplasmique (ICSI). La FIV traite principalement les problèmes d’ovulation et de fécondation chez la femme, en réalisant une fécondation hors de l’utérus et en réinjectant l’œuf fécondé (avec le sperme du mari, ou éventuellement celui d’un donneur) dans l’utérus de la femme chez laquelle un ovocyte a été prélevé. L’ICSI traite principalement les infertilités masculines d’origine oligospermique, puisqu’il suffit de prélever un seul spermatozoïde pour ensuite l’introduire directement dans un ovule in situ. Cette dernière technique s’est beaucoup répandue au cours de la dernière décennie, en particulier en se substituant à l’insémination artificielle avec donneur (IAD) parce qu’elle permet souvent de se passer du recours à un donneur. Comme l’efficacité pratique de la FIV et de l’ICSI diffère peu, nous les étudions ensemble. Cette efficacité est connue, ainsi que la fréquence de répétition des tentatives en cas d’échec. Nous pourrons donc envisager dans le modèle qu’après un certain délai sans conception, une proportion déterminée de couples recourt à l’AMP avec une efficacité définie.
26Bien qu’il existe d’autres méthodes d’aide à la procréation, dont certaines plus sophistiquées (telles que l’implantation d’œufs déjà fécondés et congelés : TEC), ou moins invasives, mais assez peu utilisées (comme l’insémination intra-utérine), nous ne les distinguerons pas. Nos indicateurs d’AMP sont en effet supposés prendre en compte l’ensemble des techniques disponibles. Nous pouvons aussi tenir compte de l’évolution de l’efficacité de ces techniques avec le temps, et de la proportion des couples qui sont disposés à y recourir.
27Comment prendre en compte le recours à ces méthodes dans le modèle ? Puisque nous suivons mois après mois la reproduction d’un couple, il est possible de décider qu’après une certaine durée d’exposition au risque de conception, DMAX (exposition qui démarre après le délai éventuel d’espacement volontaire), le couple choisit d’avoir recours à une aide médicale. La mise en œuvre effective d’une méthode d’AMP peut prendre un certain temps : démarches du couple auprès de médecins spécialisés, temps de réflexion, préparation médicale de l’intervention (par exemple cycles de stimulation hormonale), voire files d’attente dans les centres spécialisés, et il peut s’écouler plusieurs années entre la décision initiale du couple et une première tentative de FIV ou d’ICSI. Des études françaises ont montré que ce délai pouvait atteindre 4 à 5 ans en moyenne (Fivnat, 2001) ; une étude plus récente rapportait 50 % de délais d'attente inférieurs à 4 ans (médiane), avec une moyenne d’environ 3,5 ans (Troude et al., 2012). Nous retiendrons des délais de cet ordre, et nous supposerons que le délai diminue rapidement quand l’âge augmente.
28Il faut ensuite décider de la façon dont la fertilité du couple est affectée par le traitement. Nous avons choisi de considérer que l’AMP pouvait se concrétiser par la fin de la stérilité totale de l’homme ou de la femme, que certaines techniques permettent en effet de contourner, et par une amélioration de la fécondabilité chez des couples hypofertiles. Dans la première hypothèse, nous considérons que le couple est exposé au risque de conception comme il l’aurait été si la stérilité n’était pas survenue de façon précoce. Dans la seconde hypothèse, nous appliquons un coefficient multiplicateur k (par exemple de 5) à la fécondabilité « naturelle » du moment : ainsi, une fécondabilité égale à 0,1 pourra être portée par exemple à 0,5, mais chez un couple plus âgé une fécondabilité égale à 0,01 passerait à 0,05. De fait, on sait que les taux de succès de toutes les méthodes d’AMP diminuent quand l’âge augmente, parce qu’elles viennent toutes se greffer sur un contexte physiologique qui est largement déterminé par l’âge de la femme [6]. Les deux paramètres utilisés, KSTER pour la proportion de stérilités surmontées et EAMP pour l’efficacité de l’AMP (coefficient multiplicateur de la fécondabilité) ont été choisis de façon à répliquer les taux de succès observés avec les principales méthodes d’AMP (document annexe A.1).
II. Résultats
Les simulations réalisées
29Notre objectif est, rappelons-le, de voir dans quelle mesure le retard croissant dans le calendrier de constitution de la famille a pu, à lui seul et pour des raisons biologiques, affecter la descendance finale des générations. Nous centrerons notre analyse sur le cas français et, à titre illustratif (les données disponibles étant moins détaillées), nous examinerons rapidement le cas de deux pays ayant eu une histoire récente de leur fécondité assez différente : l’Autriche et l’Italie.
30La France est un exemple de pays dont la fécondité est restée, par comparaison au reste de l’Europe, relativement forte : la descendance finale des générations (DF) y est passée de 2,6 enfants pour la génération 1930 (qui a eu ses enfants principalement entre 1955 et 1970, en plein baby boom) à 2,0 enfants pour la génération 1975 (estimation à partir de la descendance connue en 2015), qui les aura eus principalement entre 2000 et 2020. Entre les deux, la génération 1945 (2,2 enfants) est représentative des comportements de la période post-baby boom après la majeure partie de la baisse de la descendance finale, et surtout juste avant la forte hausse de l’âge à la première maternité, passé de 24 à 28 ans entre les générations 1945 et 1975. C’est l’écart entre ces deux générations qui nous permet d’estimer l’impact du changement de calendrier.
31En Autriche, la baisse de la fécondité a été précoce et forte : la descendance finale des générations est passée au-dessous de 2 entre les générations 1940 et 1945 et a continué de baisser régulièrement (1,64 pour la génération 1975). Cette faible fécondité résulte de souhaits très spécifiques : selon l’Eurobaromètre 2001 (Goldstein et al., 2003), 37 % des femmes de 20-34 ans ont donné un nombre idéal d’enfants inférieur à 2 contre 16 % en Italie et 8 % en France [7]. L’âge moyen à la naissance a été le plus bas dans la génération 1945 (25,2 ans), avec une croissance lente jusqu’à la génération 1955 (25,8 ans) et rapide ensuite (28,8 ans pour la génération 1975) : nous retiendrons les générations 1955 et 1975 pour des raisons de disponibilité des données.
32L’histoire italienne est comparable à celle de l’Autriche pour l’évolution de sa fécondité, mais caractérisée par des âges à l’entrée en première union et à la première naissance élevés : ce dernier a augmenté de près de 6 ans entre 1975 et 2013 (30,6 ans en 2013 en données « transversales »), et de plus de 4 ans entre les générations 1955 et 1975, que nous retenons aussi.
33Pour simuler la biographie des générations, nous avons commencé par caler le modèle sur la génération française 1945, qui sert de référence : c’est celle sur laquelle nous disposons du plus grand nombre d’informations utiles pour alimenter le modèle. Les femmes de cette génération sont entrées en union plus tôt (22,5 ans en moyenne) et ont eu leur premier enfant plus vite (24,0 ans) que toutes les générations postérieures à 1930 (Prioux, 2005 ; Toulemon et Mazuy, 2001) ; 7 % de ces femmes ne sont jamais entrées en union (Prioux, 2005), et 21 % ne vivaient pas en couple à 50 ans (Toulemon et de Guibert-Lantoine, 1998). Elles ont eu finalement 2,22 enfants, moins que la génération 1930 (2,63) mais davantage que la génération 1975 (2,01). C’est aussi un peu moins que ce qu’elles ont déclaré comme « nombre idéal », même en se restreignant aux femmes de 25-34 ans en couple (ou ayant vécu en couple), les plus immédiatement concernées par le choix à exercer en la matière (Toulemon et Leridon, 1999). Comme indiqué précédemment, nous utilisons une répartition du nombre d’enfants souhaités (qui sert d’objectif dans le modèle, au-delà duquel la contraception est supposée beaucoup plus efficace) un peu différente, quoique de même moyenne. Les proportions de grossesses mal planifiées (c’est-à-dire survenues pendant le délai d’espacement souhaité) et non désirées (survenues alors que le nombre total d’enfants désirés est atteint), connues par diverses enquêtes françaises (Leridon et Toulemon, 1990 ; Régnier-Loilier et Leridon, 2007) nous permettent de vérifier le réalisme de nos hypothèses en matière d’espacement des naissances et d’efficacité de la contraception.
34Pour caler parfaitement le modèle, nous disposons en effet des outils suivants : la répartition du nombre d’enfants réellement souhaités, l’espacement souhaité, et les efficacités de contraception d’espacement et d’arrêt. Les tableaux qui suivent sont composés de trois colonnes : les données observées pour la génération concernée, dont nous souhaitons que la simulation s’approche le plus possible ; les données utilisées comme paramètres du modèle ; et les résultats de la meilleure simulation. Des informations supplémentaires sur le modèle et les données utilisées sont fournies en annexe.
35On procédera de même pour les deux autres générations : la génération 1930, pour vérifier que le modèle peut capter des situations assez différentes ; la génération 1975, qui nous sert aussi à estimer le seul effet d’un retard de calendrier.
France, générations 1930, 1945 et 1975
36Le tableau 1 présente le résultat des simulations destinées à représenter le mieux possible les données observées pour les générations 1930 et 1945. Dans les deux cas, la descendance finale (objectif principal) est correctement répliquée. La répartition par taille des familles est un peu moins bien ajustée : la simulation donne davantage de familles sans enfant (bien que la proportion de femmes n’en voulant aucun soit presque négligeable), moins de familles de un et deux enfants, et les familles nombreuses sont un peu surestimées. Les stérilités involontaires seraient donc plus fréquentes dans la simulation, bien que notre proportion de femmes biologiquement stériles dès 25 ans soit faible (3,5 %). Les autres paramètres sont bien rendus, notamment les âges moyens à la première et la dernière naissance, les proportions de femmes n’ayant jamais formé un couple et celle des femmes non en couple à 50 ans, ainsi que les proportions de naissances non désirées et mal planifiées.
Tableau 1. Biographie des générations 1930 et 1945 en France

Tableau 1. Biographie des générations 1930 et 1945 en France
37Voyons maintenant l’effet du retard de calendrier observé entre les générations 1945 et 1975, l’âge moyen à la première maternité passant de 24,0 ans à 28,0 ans (tableau 2). Dans un premier temps, on s’est contenté de décaler de 4 ans la distribution des entrées en union de la génération 1945 sans changer aucun autre paramètre : on mesure ainsi l’effet du seul retard de calendrier (tableau 2, partie gauche). La descendance finale s’établit alors à 2,008 enfants par femme, contre 2,211 dans la simulation de la génération 1945, soit – 0,2 enfant (ou – 9 %). Ce résultat est très stable quand on modifie légèrement tel ou tel paramètre d’entrée.
38Il se trouve que cette descendance est exactement la descendance effective de la génération 1975. Si le décalage de calendrier permet d’obtenir ce résultat, il est néanmoins possible – et même certain – que d’autres facteurs aient pu évoluer, avec des effets qui se compensent. Nous avons ainsi procédé à une autre reconstitution (partie droite du tableau 2) en utilisant les diverses données disponibles sur la cohorte, comme une efficacité renforcée de la contraception (qui va dans le sens d’une baisse de la fécondité), et un nombre idéal d'enfants plus élevé (dans le sens de la hausse). La distribution des âges d’entrée en union n’est maintenant plus décalée que de 3 ans (au lieu de 4), pour rapprocher l’âge d’entrée en union de celui observé, mais cet effet a été compensé par un allongement des délais d’espacement pour maintenir l’âge à la première naissance et celui de l’ensemble des naissances. Nous retombons ainsi très près de la descendance moyenne attendue : 1,996 enfant contre 2,010.
Tableau 2. Biographie de la génération 1975 en France, trois simulations (sans AMP)

Tableau 2. Biographie de la génération 1975 en France, trois simulations (sans AMP)
39Nous avons aussi testé (résultats non présentés dans les tableaux) l’effet d’un raccourcissement des calendriers pour les naissances successives qui aurait pu accompagner le report de la première naissance. En repartant des données G75i utilisées dans les premières colonnes du tableau 2, nous avons réduit les périodes sous contraception (avant arrêt) de 15 à 9 mois pour les naissances de rang 2 et 3, et de 12 ou 9 à 6 mois pour les rangs 4 et plus (le délai avant recherche de la première naissance est inchangé, puisque c’est lui qui conditionne l’âge à la première maternité). La descendance finale s’établit alors à 2,053 enfants (au lieu de 2,008) : la baisse de la fécondité est moindre (– 25 % environ) que dans le cas du seul report de 4 ans de l’âge à la première naissance. On voit qu’un raccourcissement éventuel du calendrier des naissances ne peut suffire à contrebalancer les effets de ce report.
40Les résultats précédents ne prennent pas en compte l’AMP. Pour la génération 1930, qui a eu ses enfants entre 1950 et 1970, la question ne se posait pas. Pour la génération 1945, les naissances ont eu lieu entre 1965 et 1985, quand l’AMP était encore principalement limitée aux méthodes de stimulation hormonale : nous avons appliqué les paramètres cités précédemment (plutôt optimistes dans ce contexte). Il en résulte (tableau 3), avec un tiers de femmes utilisatrices, une hausse très modeste de la descendance finale : + 0,008 enfant. Pour la génération 1975, nous avons renforcé les hypothèses : plus forte efficacité, délai d’attente plus court, pour tenir compte des progrès réalisés dans ces traitements. L’effet de la prise en compte de l’AMP est donc logiquement plus élevé : avec 33 % d’utilisatrices de l’AMP, la descendance finale atteint 2,013 enfants (+ 0,017), ce qui est à nouveau très voisin de la descendance observée.
41Pour conclure, on aurait donc d’un côté une perte de 0,2 enfant due au retard des maternités, et de l’autre un gain possible grâce au recours à l’AMP d’un ordre de grandeur plus de dix fois inférieur, estimé entre 0,01 et 0,02 enfant. Le second est donc loin de compenser la première.
42Le tableau 3 apporte des résultats complémentaires sur le recours à l’AMP. On y a reporté les écarts obtenus pour la descendance finale, avec et sans AMP, en comparant un scénario dans lequel la totalité des femmes éligibles à l’AMP (dans les conditions définies dans notre modélisation) y auraient effectivement recours, et un scénario dans lequel seulement un tiers des femmes éligibles y auraient recours (ce qui est surement plus réaliste) [8]. Pour chaque hypothèse, on a ensuite indiqué le nombre de naissances obtenues par AMP dans les diverses simulations, exprimées en impact (théorique) sur la descendance finale. Les valeurs obtenues avec un recours systématique à l’AMP en cas de difficultés à concevoir sont très supérieures aux deux autres : c’est parce qu’une bonne partie (et même une grande majorité) des naissances obtenues par l’AMP auraient eu lieu sans celle-ci dans ce scénario, beaucoup des femmes recourant à l’AMP étant seulement hypofertiles et non totalement stériles ; des naissances seraient donc intervenues « de façon naturelle », mais nettement plus tard, ce qui justifie que les couples n’aient pas voulu prendre le risque d’attendre. Toutes les « naissances AMP » ne se traduisent donc pas en supplément de descendance finale.
Tableau 3. Prise en compte de l'AMP dans les générations 1945 et 1975 en France

Tableau 3. Prise en compte de l'AMP dans les générations 1945 et 1975 en France
43Pour la génération 1945, le nombre de naissances AMP impliquées par ces résultats serait équivalent à un supplément de fécondité de 0,056 dans l’hypothèse 100 %, et de 0,019 dans l’hypothèse 33 % : cette dernière hypothèse est en accord avec l’estimation disponible pour les années 1980 sur les recours à l’AMP (de La Rochebrochard, 2008). Pour la génération 1975, notre estimation du nombre de naissances AMP est un peu plus faible qu’attendu : + 0,051 (avec 33 % de recours) contre + 0,06 à + 0,10 attendu d’après les statistiques disponibles. Certes, les données disponibles ne portent pas sur des générations spécifiques, mais nous avons retenu les années de calendrier pendant lesquelles les naissances sont majoritairement intervenues, soit vers 1980 pour la génération 1945, et 2010 pour la génération 1975 (Agence de la biomédecine, 2015 ; Fivnat, 2001 ; Kupka, 2014). Au total, les ordres de grandeur sont compatibles avec nos résultats, compte tenu des incertitudes pesant tant sur les statistiques (surtout pour les méthodes autres que la FIV, l’ICSI ou l’IAD) que dans les façons de prendre en compte ces techniques dans notre modèle, ce qui contribue à valider la formulation retenue.
44L’impact de l’AMP serait-il plus significatif sur l’infécondité involontaire ? Dans la génération 1975, la proportion de femmes restant sans enfant passerait de 14,9 % à 13,5 %, avec 100 % de recours à l’AMP, soit une diminution relative de 9 % : le chiffre peut paraître faible, mais il résulte de l’assez faible proportion de femmes éligibles pour un recours à l’AMP (le modèle l’estime à 16,4 %) et à l’efficacité limitée de l’AMP (ici 54 %). De même, la proportion de femmes déclarant ne pas avoir eu le nombre d’enfants qu’elles souhaitaient est assez peu affectée.
45Nous avons réalisé une dernière simulation (partie droite du tableau 2) : que se passerait-il si le retard à la première maternité se prolongeait davantage, comme semblent l’indiquer les données les plus récentes ? Nous avons fait l’hypothèse d’un nouveau décalage de 4 ans (comme celui observé entre les cohortes 1945 et 1975), en maintenant les autres paramètres aux valeurs utilisées pour la cohorte 1975. La descendance finale sans AMP s’établirait à 1,805 enfant par femme, soit environ 0,2 enfant de moins que celle de la génération 1975. L’écart serait donc identique à celui constaté lors du décalage précédent. On aurait pu s’attendre à un effet plus important, les maternités étant recherchées à des âges plus avancés : en fait, si la fertilité diminue aux âges concernés, nous nous situons encore avant l’inflexion majeure qui intervient vers 35-40 ans (l’âge moyen à la maternité se situerait à 33,9 ans). Le recours à l’AMP, dans les mêmes conditions que précédemment, serait ici plus efficace : avec 33 % d’utilisatrices, hypothèse désormais peut-être un peu pessimiste, le rattrapage en termes de descendance finale serait de 0,043 enfant ; mais le nombre de naissances AMP serait multiplié par près de trois, réduisant significativement le nombre des interventions inutiles du point de vue démographique.
Deux autres expériences : Autriche et Italie
46Examinons plus rapidement le cas de ces deux pays, pour lesquels nous ne disposons pas de données aussi détaillées que sur la situation française. Il s’agit surtout de voir si, dans un contexte qui peut différer pour au moins l’un des paramètres utilisés, les résultats pourraient être notablement différents. Si nécessaire, on utilisera les paramètres français en complément à ceux caractérisant la situation de ces pays.
47En Autriche, l’âge moyen à la maternité est passé de 25,8 ans à 28,9 ans entre les générations 1955 et 1975, l’évolution étant comparable pour l’âge à la première naissance. L’écart de 3 ans est donc significatif. La descendance finale de ces deux générations est respectivement de 1,77 et 1,64 enfant.
48Notre simulation, qui s’appuie notamment sur des données des enquêtes FFS de 1998 et GGS de 2008 pour l’âge à la première union, l’âge à la première naissance et la pratique contraceptive, et sur l’Eurobaromètre 2001 (Goldstein et al., 2003) pour le nombre idéal d’enfants, donne une descendance de 1,774 enfant pour la génération 1955, quasiment identique aux données réelles, avec une forte concordance dans les répartitions par nombre d’enfants. En décalant de 3 ans la distribution de l’âge à la première union, nous obtenons 1,670 enfant, soit un déficit de 0,1 enfant (– 6 %), plus faible que dans le cas français (mais le retard était de 4 ans). La compensation par l’AMP était probablement négligeable, au vu des données disponibles sur ces pratiques à l’époque (de La Rochebrochard, 2009). Nous avons néanmoins effectué une simulation en appliquant les pratiques de la génération française 1955, surestimant ainsi certainement l’impact de l’AMP en Autriche, avec un gain pourtant modeste de 0,004 enfant si un tiers des femmes hypofertiles avaient recouru à l’AMP. De fait, dans cette hypothèse, le nombre de naissances AMP du modèle serait supérieur au nombre estimé par les statistiques disponibles, alors que pour la génération 1975 notre estimation de l’excédent possible (0,016) est compatible avec l’estimation du nombre de naissances obtenues par AMP.
49Nous avons procédé de même pour l’Italie, avec les mêmes générations et les données des enquêtes FFS de 1995 et GGS de 2003. La descendance finale a chuté de 1,83 à 1,42 enfant par femme entre les générations 1955 et 1975, l’âge moyen à la maternité passant de 27,1 ans (proche des valeurs observées dans les générations 1945 et 1950) à 31,6 ans, soit un supplément de 4,5 ans. Le calage de la simulation pour la génération 1955 a demandé de modifier sensiblement la distribution du nombre idéal d’enfants (tel que déclaré dans l‘Eurobaromètre). Le décalage de 4 ans a conduit à une descendance finale moyenne de 1,67 enfant, soit seulement 0,16 en dessous de la valeur initiale, mais nettement au-dessus de la valeur observée pour la génération 1975 qui était de 1,42. Pour nous approcher de ce résultat, nous avons dû modifier encore la distribution du nombre d’enfants souhaités, reflétant un changement de comportement décisif entre les générations 1955 et 1975.
50En cas de recours à l’AMP, le gain serait modeste dans la génération 1955 (+ 0,006 enfant avec un tiers d’utilisatrices), plus important dans la génération 1975 (+ 0,014 avec un tiers d’utilisatrices). Ce résultat supposerait un nombre de naissances par AMP un peu supérieur à celui constaté dans les données de l’ESHRE, mais l’ordre de grandeur est acceptable. Au total, et en première analyse, les cas italien et autrichien confirment les résultats obtenus pour la France.
Conclusion
51L’évolution de la fécondité dans les pays européens depuis les années 1960 a été marquée par une baisse notable de la descendance finale des générations (et encore plus de l’indicateur conjoncturel) et une élévation rapide de l’âge à la première maternité, en général de 3 à 4 ans en une trentaine d’années, c’est-à-dire en une génération (écart entre les mères et les filles). Dans le même temps, le recours à l’aide médicale à la procréation a fortement augmenté, d’autant que de nouvelles méthodes, nettement plus efficaces que les traitements traditionnels, ont vu le jour. On pourrait donc penser que cette dernière évolution est révélatrice de difficultés croissantes à concevoir, lesquelles pourraient – au moins en partie – résulter du retard dans le calendrier des naissances souhaité par les couples. Il se pourrait aussi que l’AMP réponde à une baisse de la fertilité des femmes et des hommes, en relation avec des facteurs environnementaux (Leridon et Slama, 2008). Nous supposons ici que les caractéristiques biologiques sont restées inchangées.
52Nos simulations montrent que l’effet biologique d’un report de 3 à 4 ans de la première naissance sur la descendance finale a été assez limité : entre 0,1 et 0,2 enfant. L’évolution réelle de la descendance finale a été parfois du même ordre, parfois beaucoup plus forte sous l’effet des autres facteurs comportementaux en jeu (nombre d’enfants souhaités, efficacité de la contraception…).
53Ce résultat est difficile à comparer à ceux d’autres travaux : l’estimation de l’effet purement biologique ne peut être réalisée qu’avec une modélisation intégrant les facteurs biologiques, ce que seuls des modèles de microsimulation (comme celui utilisé ici) permettent de faire. Par rapport aux publications antérieures utilisant le même type de modèle (avec des hypothèses et des modalités un peu différentes), Leridon et Slama (2008) concluaient qu’un report de 2,5 ans de la première naissance pourrait réduire la descendance finale de 0,1 enfant, et qu’un report d’un peu moins de 6 ans réduirait la fécondité de 0,24 enfant. Ici, avec un décalage (observé) de 4 ans, la réduction de fécondité est de 0,17 enfant, ce qui est compatible avec les résultats précédents [9].
54Quant au recours à l’AMP, il ne compense qu’une faible partie de la diminution induite par le retard du calendrier, au mieux 0,02 enfant, soit 10 % de la baisse. L’efficacité pourrait être un peu supérieure à l’avenir, mais l’AMP ne permettra pas de compenser plus de 20 % à 25 % de la baisse de la fécondité. Toutefois, cette faible efficacité de l’AMP au niveau global ne doit pas occulter qu’au niveau individuel, les interventions médicales ont permis de répondre à un nombre plus élevé « d’impatiences » légitimes, en permettant aux couples de concevoir un enfant plus rapidement que leur faible fertilité ne l’aurait laissé espérer.
55Avec un tiers des femmes éligibles recourant à l’AMP, nous avons donc estimé le supplément de descendance finale à 0,017 enfant. Habbema et al. en 2007 ont proposé une estimation plus forte (de l’ordre de 0,03 à 0,04 avec un tiers de femmes faisant appel à l’AMP), mais avec des hypothèses sur les traitements AMP renforcées : délai plus court, nouveau recours plus fréquent en cas d’échec… Les résultats de Hoorens et al. (2007), déjà mentionnés et utilisant un autre modèle, semblent largement surévalués, comme on l’a vu précédemment. D’autres travaux ne prennent pas en compte les naissances AMP « inutiles » et ne peuvent pas conduire à des estimations valables du nombre de naissances supplémentaires dues au traitement. Sobotka et al. (2008) utilisent un correctif (que nous pensons insuffisant) et aboutissent à une estimation comprise entre + 0,05 et + 0,08 pour la génération danoise 1975 ; mais les Danoises ont le plus fort taux de recours à l’AMP en Europe : près de 3 fois plus que les Françaises, d’après les données de l’ESHRE pour 2010, ce qui rend finalement assez compatibles leurs estimations avec la nôtre.
56Au total, pour mesurer l’impact d’une élévation de l’âge à la première naissance qui se poursuivrait au même rythme, nous avons supposé 4 ans de plus que l’âge moyen de 28 ans atteint dans la génération 1975 en France. Il en résulterait encore une réduction de 0,2 enfant sur la fécondité attendue : en France, toutes choses égales par ailleurs, la descendance finale passerait alors de 2,0 à 1,8 enfant. La poursuite de l’augmentation du retard à la première naissance pourrait donc affecter la descendance finale des générations concernées, à moins que d’autres modifications des comportements (comme un plus large recours à l’AMP, ou une diminution des intervalles entre naissances) ne viennent compenser – au moins partiellement – cet effet.
Document A.1. Détails et données du modèle
57La mise en œuvre du modèle consiste à réaliser un ensemble de simulations. Avec des valeurs définies pour chacun des paramètres, on effectue la simulation de la biographie d’une femme. Les résultats dépendent des paramètres choisis et du hasard, puisque des tirages au sort interviennent à plusieurs reprises. Il faut donc répéter l’opération un grand nombre de fois pour obtenir des résultats stabilisés, correspondant à ce seul jeu d’hypothèses. La vitesse de calcul des ordinateurs permet aujourd’hui de réaliser très rapidement un grand nombre de simulations. Un effectif de 100 000 femmes est généralement suffisant [10]. Ici, les différences entre descendances finales étant faibles entre les modèles avec et sans AMP, nous avons porté l’effectif à un million : avec un tel effectif, la seconde décimale de la descendance finale est stable. On peut ensuite recommencer l’opération avec un jeu différent de paramètres.
Les paramètres biologiques
58Les données émanent de sources assez diverses. Commençons par les paramètres biologiques. La distribution des fécondabilités est le plus souvent estimée à partir de celle des délais entre début d’union et première naissance, ce que la fonction Bêta facilite grandement comme on l’a vu précédemment, à condition que les couples soient supposés ne pas chercher à retarder cette première naissance. C’est le cas dans les populations à fécondité non dirigée (dite « naturelle »), anciennes ou contemporaines. Nous avons réuni un ensemble d’estimations de ce type (Leridon, 1977) et choisi une hypothèse plutôt haute : 0,25 de fécondabilité moyenne (paramètres : A = 3, B = 9), ce qui donne un délai moyen de conception égal à 4 mois si la population est homogène, 7 mois en tenant compte de l’hétérogénéité. Pour la mortalité fœtale, nous disposons d’estimations sur des populations contemporaines. Là aussi, nous avons construit une série de taux par âge sur la base de cette douzaine d’observations (Leridon, 1977) : 13 % à 25 ans, 15 % à 30 ans, 17 % à 35 ans, 23 % à 40 ans, 32 % à 45 ans.
59L’estimation de la progression de la stérilité avec l’âge, comme déjà mentionné, est délicate. Nous avons choisi d’utiliser le modèle lui-même pour définir la série de taux de stérilité par âge qui reconstitue au mieux celle des âges à la dernière naissance dans un contexte de fécondité naturelle. Après avoir utilisé une distribution dérivée de données sur les naissances dans la France ancienne, nous avons choisi une distribution des taux de stérilité reflétant une progression moins rapide de la stérilité avec l’âge. Elle résulte de l’étude réalisée par Eijkemans et al. (2014) sur cinq populations, qui a consisté à choisir à chaque âge le taux d’obtention de la dernière naissance le plus faible des cinq populations pour construire une distribution des âges à la dernière maternité que l’on pourrait qualifier de « biologique ». Comme précédemment, nous avons ensuite dérivé la distribution des âges d’acquisition de la stérilité fondée sur ces moindres risques. L’idée était de répondre à certaines critiques quant au caractère non transposable des données anciennes aux populations contemporaines, le contexte sanitaire pouvant être supposé plus défavorable dans les populations du passé. On peut en réalité trouver des arguments inverses : les infections sexuellement transmissibles, par exemple, qui sont une source de stérilité prématurée, sont probablement plus fréquentes aujourd’hui qu’hier, compte tenu de l’évolution des comportements sexuels. Les données sur des populations contemporaines peu favorisées, comme en Afrique, donnent d’ailleurs des proportions de femmes mariées restant sans enfant comparables – à âge au mariage égal – à celles des populations anciennes d’Europe, et souvent très faibles, moins de 3 % ou 4 % (Larsen, 2000). La série que nous avons choisie constitue donc, à nos yeux, une hypothèse plutôt minimaliste de la progression de la stérilité avec l’âge : 1 % à 25 ans, 2 % à 30 ans, 5 % à 35 ans, 12 % à 40 ans et 40 % à 45 ans.
L’aide médicale à la procréation
60Les données rassemblées pour l’année 2010 par la European Society of Human Reproduction and Embryology (ESHRE ; Kupka et al., 2014) montrent que la proportion moyenne de grossesses conduisant à au moins une naissance vivante par tentative de FIV ou d’ICSI est d’environ 22 %, un peu moins pour la France. Avec deux tentatives successives (à quelques mois d’intervalle), le taux de succès s’établirait donc à 39 %. On peut proposer davantage de tentatives, mais les femmes ne sont pas très favorables à de multiples tentatives, qui restent assez pénibles. Retenir une moyenne de deux tentatives est proche des comportements réels des femmes françaises (de La Rochebrochard et al., 2008) . En effectuant des simulations avec diverses combinaisons de KSTER et EAMP, nous avons retenu la combinaison 70 % et 5, avec un temps d’accès à l’AMP de 36 mois jusqu’à 35 ans (et diminuant ensuite) et une durée d’utilisation de l’AMP égale à 12 mois. Il en résulte un taux de succès de 42 % vers 30 ans, comme le montre le tableau 3, légèrement supérieur à la moyenne des données de l’ESHRE pour deux tentatives successives. Bien sûr, d’autres combinaisons des deux paramètres peuvent conduire au même résultat, mais cela n’importe guère. Pour les périodes récentes, nous utilisons une combinaison renforcée, en fixant les paramètres à 80 % et 7 (diminuant avec l’âge), pour aboutir à un taux de succès de 54 %.
61La simulation pour la génération française 1945, qui a fait appel à l’AMP vers 1975-1980, montre que la proportion de femmes susceptibles de recourir à l’AMP sous les conditions posées est de l’ordre de 8 %, si l’on suppose que toutes y recourent effectivement (tableau 3). C’est deux à trois fois plus que la fréquence des recours estimée pour la population française vers 1980 (Leridon, 2011) : dans la réalité, le supplément de naissances obtenu avec l’AMP sera donc deux à trois fois inférieur à celui obtenu dans le modèle « 100 % ».
62Les méthodes d’AMP, y compris les simples stimulations hormonales, augmentent fortement le risque de naissance gémellaire. Si les protocoles médicaux ont évolué ces dernières années pour ne plus risquer d’obtenir des naissances quadruples et quintuples et même triples, les naissances gémellaires restent nombreuses. Notre modèle ne comptabilisant que des accouchements (avec au moins une naissance vivante), nous utilisons un coefficient multiplicateur de 1,26 pour évaluer le nombre total de naissances après AMP (Habbema et al., 2009) ; pour les naissances sans AMP, le coefficient est 1,025.
63On peut alors comparer le nombre de naissances obtenues par AMP dans le modèle avec celui comptabilisé dans le pays par les statistiques disponibles. Pour la France, le nombre de naissances par FIV, ICSI et IAD représentait 2,4 % du total des naissances en 2006 (de La Rochebrochard, 2008) ; toutes méthodes confondues (en ajoutant la stimulation ovarienne seule et l’insémination avec sperme du conjoint, principalement), la proportion pourrait approcher 4 % à 5 %. Selon les données de l’ESHRE, la proportion du premier groupe de méthodes (FIV, ICSI et IAD), élargi aux nouvelles techniques de congélation, représentait 3,1 % en 2010 (Kupka et al., 2014). Toutes méthodes confondues, on pouvait donc se situer vers 5 %. On touche là à un aspect intéressant et original du modèle : on y effectue une comptabilité des naissances obtenues grâce à la mise en œuvre de l’AMP dans le modèle, et on constate que ce supplément de fécondité ainsi calculé dépasse souvent nettement l’accroissement constaté sur la descendance finale, parce qu’un bon nombre de naissances obtenues par AMP n’ont fait que remplacer des naissances qui seraient survenues naturellement, un peu plus tard, chez les femmes non totalement stériles. La différence est d’autant plus grande que l’on décide de commencer le traitement plus tôt (DMAX faible) et que les femmes sont plus jeunes en début de traitement (voir une discussion plus détaillée de ce point dans Habbema et al., 2009).
64Quand nous obtenons une contribution apparente des naissances AMP à la descendance finale de l’ordre de 0,1, cela représente 5 % d’une descendance finale égale à 2 enfants (ce qui est compatible avec les statistiques françaises sur le recours à l’AMP en 2010), alors que le supplément effectif de la descendance peut ne pas dépasser 0,05 enfant. Ce point n’est pas intuitif, mais il est déterminant dans l’évaluation de l’efficacité réelle des méthodes d’AMP [11] .
Notes
-
[*]
Institut national d’études démographiques, Paris, France
Correspondance : Henri Leridon, Institut national d’études démographiques, 133 bd Davout, 75020 Paris, France, courriel : leridon@ined.fr -
[1]
La fécondabilité mensuelle moyenne a été relevée de 0,23 à 0,25, ce qui est plus conforme aux estimations empiriques quand on tient compte explicitement du risque de fausse couche.
-
[2]
À chaque âge, ils ont retenu la probabilité la plus faible d’avoir une dernière naissance dans l’année, et ces probabilités ont ensuite été recombinées pour construire une distribution des âges à la dernière maternité la plus tardive possible.
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[3]
À titre d’exemple, en partant de la simulation de la génération 1945 (dernière colonne du tableau 1), si l’on diminue la fécondabilité de 20 % (l’abaissant de 0,25 à 0,20 en moyenne), la descendance finale passe de 2,2110 à 2,2107 ; si on augmente la mortalité intra-utérine de 20 % (de 13,8 % à 16,6 %), la descendance finale passe de 2,2110 à 2,1920 (– 0,019) ; un décalage de 2 ans de la distribution des âges à la stérilité (rajeunissement) aurait un effet plus sensible, abaissant la fécondité finale à 2,123 (– 0,087), mais serait contraire à notre procédure d’estimation de la stérilité.
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[4]
La question contextualisée est la suivante : « Et en pensant aux personnes du même milieu que vous, et disposant des mêmes ressources, quel est le nombre idéal d’enfants dans une famille ? ».
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[5]
L'étude de 1977 a aussi montré qu’il n’est pas nécessaire d’ajouter à l’hétérogénéité de la fécondabilité, une variabilité de la mortalité fœtale entre les couples, même si cette variabilité existe certainement.
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[6]
La seule exception concerne l’utilisation d’œufs prélevés et fécondés chez une femme (donneuse) encore jeune et implantés chez une femme plus âgée : l’effet de l’âge est alors en grande partie neutralisé.
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[7]
Les intentions ont peu évolué au cours des 10 années suivantes (Testa et Basten, 2012).
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[8]
Dans les deux situations du tableau 3, ce sont respectivement 8 % et 16 % des femmes qui se trouveraient en situation de recourir à l’AMP. Le nombre réel de femmes utilisant ces méthodes serait donc égal à une fraction (par exemple 33 %) de ces dernières.
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[9]
La publication de Te Velde et al. (2012) s’intéressait à un contexte très différent, celui d’une remontée de la fécondité, et est donc difficilement comparable.
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[10]
Nous avons montré, par exemple, que pour une descendance finale de 2,0 enfants, dix exécutions du modèle avec les mêmes paramètres conduisaient à une descendance finale variant de 2,000 à 2,007 avec une proportion de couples sans enfant comprise entre 9,7 % et 10,0 %, et une proportion de couples éligibles pour l’AMP comprise entre 11,5 % et 11,8 % (Leridon et Slama, 2008).
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[11]
Cette faible efficacité « démographique » de l’AMP ne doit cependant pas conduire à considérer que bon nombre des interventions médicales étaient inutiles, car elles ont pu satisfaire des couples après une longue attente que l’absence de traitement aurait encore prolongée.