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1Cet ouvrage collectif dirigé par D. Bonnet et V. Duchesne, anthropologues du Centre population et développement (Paris, France), porte sur la stérilité et sa médicalisation dans une région encore peu documentée à ce sujet : l’Afrique subsaharienne. À l’exception des travaux pionniers de M. Inhorn au Moyen-Orient et de E. Roberts dans les Andes équatoriennes, les recherches en sciences sociales sur ces thématiques se sont essentiellement développées dans les contextes européen et nord-américain. Il s’agit donc ici d’un ouvrage clé qui apporte de nombreux éléments empiriques et compréhensifs autour de l’absence d’enfant, des traitements disponibles et utilisés, et des stratégies collectives et individuelles pour pallier les problèmes de stérilité, dont le recours aux techniques biomédicales. Dans ces 14 chapitres, les auteur·e·s, provenant de trois pays européens et de trois disciplines (anthropologie, sciences de l’éducation, sciences de l’information et de la communication), analysent l’appropriation locale des nouvelles techniques de reproduction. À partir d’études de terrain réalisées en contexte urbain auprès de couples hétérosexuels stériles et auprès de médecins, mais aussi à partir de l’analyse des outils de communication, le livre couvre les situations de neuf pays africains (Afrique du Sud, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Gabon, Ghana, Mozambique, Ouganda, Sénégal). Chaque situation est resituée dans le contexte mondial actuel qui crée des « paysages reproductifs mondialisés » (reproscape) à travers lesquels circulent, entre autres, des individus en quête de procréation médicale et des savoirs biomédicaux. Le livre concerne une région si diverse, avec des situations politiques, médicales et sociales si particulières, qu’il est difficile d’en faire une présentation exhaustive. Il est possible néanmoins de dégager les grandes lignes qui caractérisent la procréation médicale dans les pays explorés et d’observer la spécificité du contexte africain.

2L’ouvrage montre que la stérilité en Afrique est un problème de santé publique doublé d’un problème social. Elle a en effet une forte prévalence : en Afrique du Sud, 15 % à 20 % des couples rencontrent des problèmes de stérilité ; au Gabon, ces problèmes touchent 30 % des couples. Il s’agit surtout de stérilités secondaires, pour concevoir un deuxième enfant, dues à des complications mal ou non traitées d’une grossesse, d’un avortement, d’un accouchement, ainsi que de conséquences d’infections sexuellement transmissibles. La stérilité n’est pourtant jamais considérée comme un problème de santé publique, car ceux liés à la surpopulation constituent la préoccupation principale dans la région.

3La stérilité conduit à la stigmatisation et à la marginalisation car en Afrique c’est un devoir d’assurer la descendance familiale. Comme le souligne M. Brochard, il y a « un endettement symbolique face aux familles et aux lignages » (p. 169). Ni l’adoption ni le confiage ne peuvent se substituer à la procréation « biologique » pour perpétuer le lignage. Cette « injonction à l’engendrement » (p. 219) concerne aussi bien les hommes que les femmes. Devenir mère permet d’acquérir un statut dans la famille et dans la communauté. La reproduction serait ainsi un « mécanisme d’empowerment » (acquisition ou renforcement du pouvoir ; p. 124) pour les femmes. Sur les hommes s’exerce également une pression sociale, plus intime et personnelle, autour de leurs performances reproductives (chapitre de Bonnet), ce qui engendre un certain déni de la stérilité masculine.

4Les nouvelles techniques de reproduction sont apparues en Afrique subsaharienne dans les années 1980, mais depuis lors elles se sont peu développées dans la région, à la fois pour des raisons politiques, économiques et culturelles. En l’absence de politiques publiques, ces techniques sont essentiellement proposées dans un nombre limité de centres privés situés dans les grandes villes, ce qui laisse en marge une importante proportion de couples stériles et crée de fait une « reproduction stratifiée », illustrée par F. Le Marcis dans son chapitre sur l’Afrique du Sud. L’absence de politiques publiques dan ce domaine a un autre effet : ce sont les médecins qui décident et régissent les pratiques médicales et en contrôlent l’information. Pour combler le manque de savoirs et de savoir-faire, ces mêmes médecins vont chercher à l’étranger la formation, les compétences et les connaissances qu’ils n’ont pas. Ils les adaptent ensuite au contexte de leur pays en fonction de considérations biomédicales, économiques et morales, avec comme principal objectif celui de maintenir des coûts bas et d’améliorer les taux de succès (chapitre de Hörbst et Gerrits).

5Les biotechnologies sont également peu démocratisées en Afrique, du fait des représentations socioculturelles de la stérilité, empreintes de légendes urbaines et de sorcellerie. Or, comme le mentionne A. Ekang Mvé en reprenant les propos de M. Lock, « ce sont les valeurs culturelles qui déterminent l’usage qu’une société fait des biotechnologies » (p. 192). Dans ces contextes socioculturels spécifiques, pour optimiser leur chance de concevoir et minimiser les risques sociaux liés à l’usage des biotechnologies, les couples trouvent des arrangements illustrant à la fois les contraintes qui pèsent sur eux et leur pouvoir d’agir (chapitre de Charmillot). Une spécificité africaine soulignée dans le livre est l’hybridité des traitements, c’est-à-dire le recours simultané aux traitements traditionnels et aux traitements biomédicaux. Certains couples décident de recourir à des soins à l’étranger, dans d’autres pays africains comme l’Afrique du Sud (chapitre de Faria), voire en dehors du continent, aux États-Unis ou en Europe, où les soins sont considérés de meilleure qualité, et où il est également possible de recourir à des techniques comme le don de gamètes. Le recours à l’étranger permet aussi de préserver l’intimité et la confidentialité des démarches, voire d’échapper aux pressions familiales, aux contraintes rituelles et à la sorcellerie (chapitre de Ekang Mvé). En contexte de migration, les représentations socioculturelles autour de la reproduction et de la biomédecine sont mises à l’épreuve (chapitres d’Epelboin et de Duchesne). V. Duchesne identifie trois paradoxes autour de l’anonymat, la gratuité et les représentations du corps des femmes qui montrent en effet les décalages entre le modèle proposé en France et les attentes socioculturelles de la population originaire d’Afrique.

6Parce que les pratiques de procréation médicale ne sont ni développées ni démocratisées, elles sont frappées d’un certain interdit, et peu d’informations circulent à leur sujet. Les nouveaux outils de communication jouent ici un rôle prépondérant. Les cliniques font un effort de vulgarisation et d’accessibilité sur leur site Internet pour leurs patients potentiels (mais aussi pour les professionnels de santé et les médias). Cependant, l’information est particulièrement contrôlée et ces sites n’offrent guère d’espaces d’échanges entre usagers (chapitre de Massou). Les forums de discussion et les blogs deviennent ainsi des espaces privilégiés d’information et d’interaction. E. Simon montre que leur utilisation permet aux femmes ivoiriennes de redevenir actrices de leur parcours et de prendre de la distance par rapport aux pressions familiales. Selon B. Simonot, les blogs hébergés en Afrique du Sud permettent aux femmes, affectées sur le plan personnel et social par la stérilité, de se réconcilier avec elles-mêmes.

7À travers différentes situations, selon des approches empiriques diverses, cet ouvrage recueille les paroles et les expériences de couples stériles et des médecins concernés par ces questions, dans le contexte de l’Afrique subsaharienne. Pionnier en la matière, cet ouvrage présente un double intérêt. D’abord, à travers les questions posées par la procréation médicalement assistée, il montre, comme l’écrivent D. Bonnet et V. Duchesne en conclusion, des « transformations silencieuses » en cours dans les sociétés africaines. En effet, aux logiques communautaires viennent désormais se greffer des logiques individuelles, faisant progressivement émerger « l’Afrique des individus ». L’enfant incarne aujourd’hui autant un désir du couple qu’un devoir familial. Ensuite, au-delà du cas africain, le livre permet d’observer et de comprendre les diverses logiques qui sous-tendent les problèmes de stérilité et le recours aux biotechnologies dans un contexte donné. Il participe ainsi à une meilleure identification et compréhension des enjeux actuels de genre, famille et santé dans un contexte de biomédicalisation et de mondialisation.

Mis en ligne sur Cairn.info le 25/08/2017
https://doi.org/10.3917/popu.1702.0383
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