1En 2007, la Siefar (Société internationale pour l’étude des femmes de l’Ancien Régime), soutenue par plusieurs institutions [1], lançait un programme scientifique pluriannuel et pluridisciplinaire afin de revisiter ce que l’historiographie a dénommé « la querelle des femmes », la cause des dames, selon une acception judiciaire du xive siècle. « Du coup de gueule à l’essai en bonne et due forme, en passant par les discussions argumentées, les pamphlets, les représentations théâtrales et picturales, cette polémique a vraisemblablement mis aux prises des millions d’hommes et de femmes de par le monde, autour de la double question de l’égalité (ou de l’inégalité) des sexes, et de leur différence (ou de leur similarité) » (Viennot, 2012, p. 9) [2]. Pourtant cette gigantesque controverse transnationale, qui s’étale sur plusieurs siècles, et « dont des milliers d’ouvrages ont conservé la trace et à laquelle ont participé beaucoup d’auteurs parmi les plus célèbres » (ibid.), a non seulement fait l’objet de peu de travaux, mais reste largement inconnue au-delà du cercle des historien.ne.s, ou du moins n’en connaissons-nous que de rares échos.
2C’est donc dans le cadre de cette vaste et ambitieuse entreprise de dévoilement qu’il faut replacer cet ouvrage collectif, dirigé par Armel Dubois-Nayt, Marie-Élisabeth Henneau et Rotraud von Kulessa, qui réunit onze contributions du colloque international de 2011 organisé à Paris et à l’Université de Columbia. Les trois premiers colloques, organisés en 2008, 2009 et 2010, ainsi que les trois ouvrages [3] qui s’ensuivirent, publiés en 2012 et 2013, répondaient à une logique périodique en étant consacrés successivement aux époques 1750-1810, 1600-1750, 1400-1600. Ce quatrième volume a, quant à lui, une visée comparative, en se concentrant sur les processus de transferts culturels en Europe, depuis la Renaissance jusqu’aux lendemains de la Révolution française. À partir de l’hypothèse que la France pourrait être le berceau de la dispute, cette quatrième étape, sans prétendre en être l’ultime, porte sur les débats dans les pays voisins et cherche à saisir les phénomènes de diffusion. Dans cette perspective, l’ouvrage, comme les précédents, est composé d’articles et de documents-clés, proposés en version bilingue, ce qui le rend accessible et attractif pour les non-spécialistes. L’originalité consiste également à offrir trois angles de vue sur la « querelle » en Europe. Le premier fournit des bilans historiographiques de la question dans quatre pays (Espagne, Allemagne, Italie, Grande-Bretagne), ainsi qu’un article retraçant les tendances majeures de la recherche dans l’espace européen (Margarete Zimmermann). Le deuxième axe analyse à la circulation du débat, en examinant le retentissement d’œuvres célèbres, tel le Demulieribusclaris de Boccace (Catherine Deutsch), ou les enjeux des traductions et adaptations (Claire Gheeraert-Grafeuille). Enfin, le troisième axe propose des portraits de femmes exceptionnelles engagées dans le combat pour l’égalité des sexes, comme Margery Kempe, aventurière de Dieu sillonnant l’Europe du xve siècle (Juliette Dor), ce qui révèle ainsi des espaces jusque lors inconnus de la querelle, en l’occurrence les discours des mystiques.
3Cette nouvelle vision, qu’autorise en particulier la perspective multiple des analyses et la polyphonie des voix, permet de prendre conscience que ce qui a pu être présenté comme une tradition philosophico-littéraire, « comme un jeu rhétorique » (p. 12), est en fait le témoignage de l’ancienneté des revendications et des résistances en matière d’égalité des sexes. Celles-ci vont favoriser les transformations sociopolitiques – ou les contrarier –, contribuer à l’émergence des féminismes du xixe siècle (Pellegrin, 2017) [4] et modeler jusqu’à aujourd’hui nos façons de penser l’égalité/l’inégalité.
4Dans le contexte actuel, on comprend l’intérêt de cette (re)lecture, alors que la France connaît sur les arènes médiatique et politique, depuis plusieurs années, des affrontements autour des questions de genres et de sexualités, mettant en cause l’éducation à l’égalité entre filles et garçons à l’école et ayant conduit à la suppression du programme expérimental des ABCD de l’égalité en juin 2014. La récurrence du questionnement pour comprendre et mettre fin aux inégalités entre les sexes invite à un retour historique qui met à l’épreuve tant la construction des savoirs sur le cheminement vers l’égalité que nos arguments. C’est pourquoi, au-delà des historien.ne.s, l’ensemble des éclairages scientifiques, des documents écrits ou iconographiques et des bibliographies mis à disposition dans les quatre volumes et sur le site de la Siefar sont précieux pour les chercheur.e.s en études féministes ou en études de genre.
Notes
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[1]
Institut Émilie du Châtelet pour le développement et la diffusion des recherches sur les femmes, le sexe et le genre (région Île-de-France) ; Institut universitaire de France ; Université Jean Monnet de Saint-Étienne (2009).
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[2]
« Revisiter la querelle des femmes : mais de quoi parle-t-on ? », 2012, in Viennot Eliane (dir,), Revisiter la « querelle des femmes » : discours sur l’égalité-inégalité des sexes, de 1750 aux lendemains de la Révolution, Publications de l’Université de Saint-Étienne, L’École du genre, 204 p.
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[3]
Voir sur le site de la SIEFAR les présentations des colloques et ouvrages : http://siefar.org/publications-articles/revisiter-la-querelle-des-femmes/
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[4]
Article « Féminisme de l’Ancien Régime », 2017, in Bard Christine (dir.) avec la collaboration de Sylvie Chaperon, Dictionnaire des féministes : France, xviiie-xxie siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1754 p.