1Parmi les étapes marquantes du passage à l’âge adulte, la migration de travail s’avère être une expérience centrale pour les jeunes ruraux des pays d’Afrique de l’ouest. Alors que l’expérience de la migration et l’autonomisation qu’elle est susceptible de produire concernaient principalement les jeunes hommes, on assiste depuis plusieurs décennies à une féminisation du phénomène qui n’est pas sans conséquence sur les rapports sociaux entre sexes et entre générations. À partir d’un matériau original collecté dans une population rurale du Mali, Marie Lesclingand et Véronique Hertrich décrivent le processus d’essor des migrations féminines, principalement vers les villes, et montrent comment il a pu également affecter les pratiques et les enjeux des migrations masculines. L’enquête longitudinale exploitée permet de reconstituer un demi-siècle de migrations et de repérer les grandes étapes du phénomène. Ce regard nouveau amène à penser les migrations en Afrique autrement et au-delà des seules logiques économiques.
2Les migrations de travail se sont imposées comme des composantes de la vie adolescente dans de nombreuses populations ouest-africaines. Ancien pour les hommes, le phénomène s’est étendu aux femmes avec des temporalités variables selon les communautés. Au Sénégal, on l’observe depuis déjà plusieurs décennies en milieu sereer et joola et il touche la majorité des jeunes filles (Delaunay, 1994 ; Delaunay et Enel, 2009 ; Enel et al., 1994 ; Lambert, 2007 ; Linares, 2003). Au Burkina-Faso, il a connu un développement plus modéré (Le Jeune et al., 2005 ; Ouedraogo, 1995 ; Piché et Cordell, 2015). Au Mali, les migrations de travail des jeunes filles se sont diffusées progressivement dans tout le sud-est du pays à partir des années 1980 (Bouju, 2008 ; Diarra et Kone, 1991 ; Dougnon, 2009 ; Kassogue, 2014 ; Lesclingand, 2004b ; Petit, 1998 ; Sauvain-Dugerdil, 2013). Ces migrations présentent un profil particulier : celui de la jeune fille qui part s’employer en ville comme aide domestique, avec le projet de s’acheter habits et ustensiles de cuisine (le « trousseau ») avant de se marier (Delaunay, 1994 ; Grosz-Ngaté, 2000 ; Jacquemin, 2011 ; Lambert, 1999, 2007 ; Lesclingand, 2004a).
3Les migrations de travail des adolescentes sont aujourd’hui reconnues comme un phénomène de société. Elles font l’objet d’un intérêt scientifique croissant, porté par la prise de conscience de la contribution des femmes, généralement supérieure à celle des hommes, aux flux migratoires des jeunes d’Afrique subsaharienne (Montgomery et al., 2016 ; Nations unies, 2013 ; Temin et al., 2013). Les travaux de recherche actuels portent principalement sur les pratiques et les conditions de vie des migrantes, en privilégiant une observation transversale et à l’échelle individuelle. En revanche, il est rare que ces mobilités féminines soient abordées dans une perspective sociohistorique, sur le temps long, en les comparant à celles des hommes et en les restituant dans le contexte et les dynamiques du milieu d’origine. À cela deux principales raisons. La première tient à la segmentation des approches sur les migrations selon le genre : celles des adolescentes sont principalement abordées sous l’angle de la vulnérabilité et des risques encourus en matière de santé reproductive (Clark et Cotton, 2013 ; Erulkar et al., 2006 ; Luke et al., 2012 ; Magadi, 2013), tandis que l’approche économique domine pour les migrations masculines. La seconde raison est d’ordre méthodologique : on dispose de peu de données sur les migrations, en particulier celles des jeunes, et les tendances migratoires passées sont difficiles à reconstruire à partir d’une enquête rétrospective classique à passage unique. La problématique migratoire est quasiment absente des grandes enquêtes démographiques comme les EDS [1] et celles-ci n’interrogent que les individus âgés de 15 ans et plus. À l’exception de quelques enquêtes nationales [2] dédiées à la migration et intégrant des biographies migratoires détaillées, ce sont principalement des collectes à petite échelle, comme les suivis de population du Sénégal (Delaunay, 1994 ; Enel et al., 1994 ; Pison et Enel, 2005) ou du Mali (présenté dans cet article) qui permettent de disposer de données longitudinales, nécessaires à une approche quantitative et historique des migrations adolescentes.
4Les données biographiques utilisées dans cet article ont été recueillies pendant plus de vingt ans, dans deux villages du sud-est du Mali, partant d’une période où les migrations de travail étaient principalement masculines, aux années récentes où les migrations de travail des jeunes femmes sont devenues majoritaires. On est ainsi en mesure de retracer l’histoire des migrations adolescentes sur le temps long, dans le contexte des évolutions socioéconomiques locales, et en distinguant la dynamique du phénomène propre à chaque sexe.
5Deux questions sont abordées. La première porte sur la comparabilité du phénomène entre les sexes : l’essor des migrations de travail féminines correspond-il à une réplique, décalée dans le temps, des tendances masculines ? Quels sont les points de similitude, de convergence ? Pour y répondre, nous examinons les profils des migrations, leurs caractéristiques (destination, activité, durée, bénéfices) et leur articulation à l’économie familiale. La deuxième question porte sur la redéfinition du phénomène au cours du temps, avec l’évolution des rationalités familiales mais aussi avec la participation conjointe des deux sexes à la migration. Nous faisons l’hypothèse que les enjeux et les retombées des migrations féminines évoluent à mesure qu’elles se généralisent : une pratique qui devient majoritaire force le curseur de l’acceptation sociale et oblige à des ajustements dans l’organisation familiale et sociale. Nous nous demanderons en particulier dans quelle mesure l’essor de la mobilité des adolescentes a influencé la pratique migratoire masculine.
6Après des éléments de cadrage sur les migrations adolescentes en Afrique de l’Ouest (partie I), et une présentation des données et du contexte étudié (partie II), l’article retrace l’histoire des migrations économiques juvéniles depuis les années 1960. Trois temps sont distingués (partie III) : une première période (1960-1979), marquée par le développement de migrations masculines, étroitement intégrées aux stratégies économiques familiales ; une deuxième période (1980-1989) pendant laquelle les migrations s’étendent aux femmes et deviennent une étape incontournable de la jeunesse pour les deux sexes ; une troisième période (1990-2009) où la pratique migratoire est dominée par les femmes tandis que celle des hommes recule. L’analyse détaillée de ces pratiques migratoires, par période, permet de mettre en évidence des logiques individuelles et familiales contrastées selon le genre, et d’ouvrir la discussion sur les ressorts et les enjeux des dynamiques migratoires les plus récentes (partie IV).
I – Migrations adolescentes, genre et famille en Afrique de l’Ouest
7La recherche sur les migrations de travail en Afrique a longtemps été dominée par deux approches concurrentes : l’une qui met l’accent sur les déterminants macrostructurels des mobilités, l’autre, microindividuelle, qui privilégie la rationalité des acteurs et les arbitrages « coûts-bénéfices » qui orientent la décision de migrer. À partir des années 1980, de nouvelles approches se développent en intégrant des structures intermédiaires dans les modèles, celle des ménages puis des réseaux sociaux, en y ajoutant une perspective de genre. Aujourd’hui, la tendance est en faveur d’une approche plurielle, globalisante, qui articule les perspectives macrostructurelles (économiques, politiques et sociales) aux approches micro (individus) et méso (famille, ménages, réseaux) sans ignorer la dimension temporelle (Piché, 2013). Le développement récent des recherches sur les migrations adolescentes s’inscrit dans ces évolutions théoriques et méthodologiques, prenant en compte la diversité des contextes, des enjeux et des niveaux de décisions qui orientent la mobilité des jeunes. Notre démarche s’efforce d’intégrer d’une part les conditions économiques, sociales et historiques dans lesquelles ces formes de mobilité se sont intensifiées, et d’autre part l’articulation entre les motivations individuelles, les stratégies familiales et l’influence des groupes de pairs dans les pratiques migratoires.
1 – Une approche par le genre des migrations adolescentes
8En Afrique de l’Ouest, un champ de recherche spécifique aux migrations féminines émerge progressivement dans les années 1990 (Assogba, 1992 ; Findley, 1989 ; Gugler et Ludwar-Ene, 1995 ; Nations unies, 1993 ; Ouedraogo, 1995). Longtemps ignorées ou seulement abordées sous l’angle des migrations d’accompagnement familial, les migrations des femmes deviennent enfin visibles et objet de recherches spécifiques. Ces travaux mettent en évidence l’augmentation des migrations économiques autonomes des jeunes femmes, un phénomène qui s’observe dans de nombreuses parties du monde, tant au niveau interne qu’international (McKenzie, 2008 ; Montgomery et al., 2016 ; Temin et al., 2013 ; UNFPA, 2006a). Avec l’introduction du genre dans les théories migratoires, la migration commence à être analysée en fonction des rapports de pouvoir entre les sexes, rapports socialement construits et différents selon les contextes (Boyd et Grieco, 2003 ; Donato et al., 2006).
9Les migrations individuelles de travail se sont développées en Afrique de l’Ouest tout au long du xxe siècle [3] comme une pratique principalement masculine, tandis que la mobilité des femmes était entravée (Coquery-Vidrovitch, 1994). Aujourd’hui encore, l’autonomie de déplacement des femmes est rarement valorisée ; elle est souvent perçue comme incompatible avec la féminité « légitime » quand elle n’est pas stigmatisée et associée à la prostitution (Pheterson, 2001). Les mesures de contrôle de la mobilité féminine sont parfois importantes. Ainsi, en pays Dogon (Mali), la migration des femmes n’a longtemps pu être envisagée que dans un cadre familial (Petit, 1998). Les migrations de travail féminines ne s’y sont développées que récemment (dans les années 2000), avec une réprobation sociale persistante (Sauvain-Dugerdil, 2013), et la mise en œuvre de mesures répressives dans certains villages [4] (Kassogue, 2014). En dépit de la persistance d’une connotation négative, les migrations économiques des adolescentes sont aujourd’hui très répandues en Afrique de l’Ouest, au point de constituer un phénomène de masse dans de nombreuses sociétés (Delaunay et Enel, 2009 ; Grosz-Nagté, 2000 ; Hertrich et Lesclingand, 2012a ; Lambert, 2007 ; Linares, 2003).
10La situation de subordination à laquelle les femmes sont soumises, du fait notamment de leur assignation au travail domestique, n’est cependant pas nécessairement bouleversée par la migration économique. Les femmes migrent essentiellement vers les villes où elles peuvent accéder, sans formation spécifique, au marché du travail en raison de l’offre disponible autour du travail domestique et du care (Ehrenreich et Hochschild, 2003). Le marché de l’emploi reproduit la division sexuelle du travail et confine bien souvent les jeunes migrantes dans des emplois précaires et peu rémunérés (Sassen, 2010). Au Mali et très généralement en Afrique de l’Ouest [5], les jeunes migrantes, originaires du milieu rural, sont principalement employées dans le secteur domestique informel des grandes villes tandis que les jeunes hommes occupent des emplois plus diversifiés (secteurs agricoles, industriels et des services) (Delaunay, 1994 ; Delaunay et Enel, 2009 ; Hashim et Thorsen, 2011 ; Jacquemin, 2009, 2011 ; Lambert, 2007 ; Lesclingand, 2004a, 2011 ; Sauvain-Dugerdil, 2013).
11Pour comprendre les enjeux et les ressorts de ces pratiques migratoires juvéniles, il est essentiel de les situer dans leur contexte d’origine et de prendre en considération le point de vue des intéressés. Du côté masculin, les migrations des jeunes ont été analysées comme des éléments de valorisation individuelle dans l’espace familial, où la hiérarchie liée à l’âge et la concurrence entre jeunes adultes peuvent être difficiles à porter (Ezra, 2000 ; Timera, 2001). La migration peut être une échappatoire temporaire à la domination des aînés tandis que les revenus de la migration permettent de manifester son allégeance à la communauté familiale. Dans les sociétés où le célibat des hommes est prolongé, l’argent de la migration est aussi un moyen de pression auprès des aînés familiaux pour accéder à une épouse (Capron et Kohler, 1975). Pour les jeunes femmes, la situation de dépendance est plus forte encore (elle est liée à l’âge et au sexe) et la migration est souvent citée comme une manière non seulement d’accéder à des ressources matérielles ou symboliques, mais aussi d’échapper aux contrôles communautaires (Diarra et Kone, 1991 ; Lesclingand, 2004a, 2011 ; Sauvain-Dugerdil, 2013 ; Thorsen, 2007). Dans des contextes, comme celui du Mali, où la scolarisation des filles est faible et inférieure à celle des garçons, l’expérience urbaine des jeunes filles est vécue comme une forme d’apprentissage informel. Les acquis de la migration pallient l’absence de socialisation formelle via l’école et permettent d’acquérir des « savoir-faire » et des « savoir-être » que les jeunes femmes pourront faire valoir au village (Hashim et Thorsen, 2011 ; Hertrich et Lesclingand, 2013 ; Kassogue, 2014 ; Lesclingand, 2004a ; Sauvain-Dugerdil, 2013).
2 – L’importance des groupes intermédiaires : familles et groupes de pairs
12La prise en compte des structures intermédiaires (familles et réseaux d’amitié) dans l’analyse des phénomènes migratoires, permet de réinscrire les acteurs et actrices au sein des espaces familiaux et des groupes de pairs, et de relier les logiques migratoires aux rôles sociaux qui leur sont assignés. Du côté des hommes, les migrations de travail, saisonnières ou circulaires, en Afrique sahélienne, ont été interprétées comme des mécanismes d’ajustement, permettant aux familles de diversifier leurs revenus ou de faire face à des crises alimentaires, en remédiant à l’insuffisance des ressources agricoles (Ezra, 2000 ; Findley, 1994 ; Hampshire et Randall, 1999 ; Picouet, 2001). Du côté des femmes, dans des contextes où elles se marient jeunes et où les décisions matrimoniales sont restées pendant longtemps l’affaire des familles, la migration peut être un moyen de retarder l’entrée en vie conjugale et/ou d’avoir plus d’autonomie dans le choix de leur conjoint. Au Sénégal et au Mali, plusieurs recherches ont ainsi mis en évidence des liens étroits entre les pratiques migratoires des adolescentes et les débuts de leur vie sexuelle et conjugale : les migrations des jeunes filles jouent à la fois sur le retard dans l’entrée en vie maritale, sur l’émergence de nouveaux comportements en matière de sexualité et de fécondité préconjugale, et sur le recul de l’intervention des familles dans les processus matrimoniaux (Delaunay, 1994 ; Enel et al., 1994 ; Hertrich, 2007 ; Hertrich et Lesclingand, 2012a ; Lambert, 1999 ; Mondain et al., 2007 ; Pison et Enel, 2005).
13La jeunesse est une période au cours de laquelle les désirs d’affirmation personnelle et d’adhésion à des valeurs et pratiques partagées avec des personnes du même âge – parfois en rupture avec celles des aînés – sont particulièrement forts. La migration peut alors constituer un moyen d’accéder à de nouveaux terrains d’expérimentation, par la découverte de nouveaux cadres géographiques et socioculturels. En Afrique de l’Ouest, les migrations sont devenues un phénomène majeur dans la socialisation des jeunes, constituant même parfois de nouveaux « rites de passage » (Castle et Diarra, 2003). Le rôle des pairs s’avère essentiel dans l’institutionnalisation de la pratique migratoire et dans son maintien sur le long terme. Il s’exerce aux différentes étapes du processus migratoire. D’une part, les départs sont facilités (et les risques inhérents au départ fortement diminués) grâce à l’expérience acquise par les anciens migrants, de la famille ou des réseaux d’amitié intra et inter-villageois. D’autre part, l’insertion économique et résidentielle sur les lieux de migrations bénéficie des réseaux migratoires préexistants. Enfin, les biens rapportés par les amis au village et leurs témoignages ont une valeur d’entraînement et contribuent à la diffusion, par mimétisme, de la pratique migratoire (Hertrich et Lesclingand, 2012a, 2013 ; Thorsen, 2014).
II – Données et contexte
1 – Données biographiques et suivi de population
14Nos données proviennent principalement de l’enquête biographique du projet Slam (Suivi longitudinal au Mali) [6], un système d’observation longitudinale mis en place à la fin des années 1980 (Hertrich, 1996). L’enquête enregistre le détail des histoires matrimoniale, génésique, migratoire et religieuse des individus. Le module migratoire saisit la succession des déplacements d’une durée d’au moins 3 mois, quels que soient le motif du déplacement et l’âge de l’enquêté, de la naissance jusqu’à l’enquête. L’essentiel de la mobilité [7] est donc pris en compte et nous utilisons indifféremment les termes de migration et de mobilité pour désigner ces déplacements. Pour tous les déplacements enregistrés, des informations telles que la date, le lieu, la durée et le motif sont recueillies. Pour les migrations à but économique [8], des informations complémentaires sont collectées, relatives à la nature de l’activité exercée, à l’implication familiale et au contexte du départ (initiative, accord du responsable familial, personnes accompagnantes), de l’arrivée (connaissances sur place), et du retour (nature et destination des gains).
15L’enquête biographique est réalisée de façon exhaustive dans deux villages (1 750 résidents en 2009), auprès des individus des deux sexes et de tous les âges. L’enquête initiale (1987-1989) était rétrospective, puis elle a été actualisée à quatre reprises (1994-1995, 1999-2000, 2004-2005, 2009-2010). À chaque passage, les biographies existantes sont mises à jour et celles des nouveaux résidents (individus venus s’installer au village et enfants nés depuis la précédente enquête) sont intégralement enregistrées. Les biographies des individus qui ont quitté le village sont également actualisées, en s’adressant à des parents ou voisins du village [9].
16Ces données longitudinales permettent ainsi de brosser les tendances longues des migrations sur 20 ans si on se limite à la période du suivi de population et sur plus de 50 ans si on intègre les données rétrospectives, cela avec une approche identique pour les femmes et les hommes. L’essor des migrations de travail des jeunes filles a eu lieu après la première enquête et peut donc être décrit précisément. Sur les années antérieures, la mesure de l’émigration est moins précise, car les individus qui ont définitivement quitté le village avant la première enquête ne sont pas pris en compte. Le risque est celui d’une sous-estimation des émigrations anciennes et donc d’une surestimation de l’augmentation de l’émigration. Cependant, une étude méthodologique élargissant le champ d’étude des émigrés par une collecte généalogique a montré que le biais existait aux âges adultes mais affectait peu les tendances de la mobilité des jeunes, celle-ci s’inscrivant rarement dans un projet d’émigration définitive (Hertrich et Lesclingand, 2012b).
17Nos analyses portent sur les générations âgées d’au moins 15 ans à la dernière enquête (2009-2010), soit 2 107 individus (974 hommes et 1 133 femmes) nés avant 1995, présents à l’un au moins des passages de l’enquête. La migration sera étudiée principalement entre 10 et 20 ans (avec un prolongement jusqu’à l’âge de 25 ans pour certaines analyses) [10].
Les données qualitatives
18Elles ont servi à construire et interpréter les analyses quantitatives. Elles proviennent de différents corpus d’entretiens, certains centrés sur les migrations féminines (entretiens individuels et de groupes à Bamako et au village en 2001, entretiens de groupe au village en 2011), d’autres abordent la question dans un protocole d’entretien plus large (65 histoires de vie enregistrées en 2002). Enfin, une présence répétée sur le terrain pendant 25 ans offre des conditions d’observation et d’échanges informels qui alimentent le projet et les grilles d’analyse.
2 – La population : éléments de contexte
19Les villages se situent dans l’aire ethnique des Bwa, au sud-est du Mali, à la frontière du Burkina Faso. Bamako, la capitale du Mali, est à 450 km et les villes les plus proches (San et Tominian), à une trentaine de kilomètres. On y retrouve les traits caractéristiques du milieu rural soudano-sahélien. L’économie est dominée par l’agriculture vivrière (mil), réalisée dans le cadre d’un mode de production familial. La fécondité se maintient à un niveau élevé (8 enfants par femme) d’où une forte croissance naturelle (supérieure à 3 % par an), en partie corrigée par les migrations. Cette population n’a pas développé de filière migratoire vers l’Europe ; les migrations sont limitées au Mali et aux pays voisins. Plusieurs éléments sur l’organisation sociale et l’évolution socioéconomique et politique méritent d’être mentionnés pour comprendre le développement des pratiques migratoires des jeunes au sein de cette population.
20Les conditions écologiques et économiques sont un premier paramètre d’importance. Les ressources alimentaires annuelles dépendent d’une seule saison agricole, avec une saison des pluies concentrée sur 3 à 4 mois. Dans cette zone soudano-sahélienne, les aléas climatiques et la disponibilité de la main d’œuvre pendant la saison sèche ont façonné des cadres migratoires particuliers (Cordell et al., 1996 ; Piché et Cordell, 2015) où les migrations temporaires s’intègrent à l’économie domestique, en réponse aux situations de crise alimentaire ou comme moyen de diversification des ressources. L’évolution des conditions de la production joue aussi sur l’investissement migratoire. Avec la diffusion de la charrue, à partir du milieu des années 1970, les familles ont eu besoin de bêtes de labour. En l’absence de ressources monétaires, la solution a été d’envoyer les jeunes hommes pour garder les troupeaux chez les éleveurs Peuls, la rémunération étant assurée en têtes de bétail [11]. Comme nous le verrons, cette forme de migration a été déterminante dans l’essor de la mobilité de travail masculine. Aujourd’hui, la plupart des familles disposent d’un équipement agricole à traction bovine [12].
21L’organisation familiale et les structures de la parenté ont aussi à prendre en compte, en particulier pour comprendre les spécificités des pratiques migratoires par sexe. Dans les sociétés patrilinéaires et virilocales, comme celle des Bwa, les hommes sont considérés comme les piliers de la famille, tandis que les femmes sont les éléments mobiles du système, passant de la tutelle paternelle à celle de leur conjoint. Cette différenciation de genre se répercute sur les normes et les perceptions de la migration (Hertrich et Lesclingand, 2013 ; Lesclingand, 2004a). Réalisée par un homme, une migration de travail est généralement valorisée comme l’expression d’un dévouement familial. La mobilité des femmes, normale quand elle s’inscrit dans leur vie matrimoniale, devient plus problématique dès lors qu’elle affiche des signes d’autonomie par rapport à un référent masculin (Hertrich, 2014), comme pour la migration de travail.
22Les politiques de décentralisation et de scolarisation sont engagées au Mali depuis les débuts de la démocratisation (1991) et influencent certainement les migrations des jeunes, mais sans effet univoque. D’un côté, la sécurisation des routes, le développement des transports collectifs et la banalisation des déplacements facilitent les migrations. De l’autre, le développement de la scolarisation définit des alternatives à la migration de travail, en particulier pour les garçons qui poursuivent une scolarisation plus longue que les filles (partie IV). À la fin des années 2000, la plupart des villages avaient une école et la scolarisation primaire concernait plus de la moitié des enfants (filles et garçons), contre un cinquième dans les années 1980 (Lesclingand et al., 2017).
III – Cinquante ans de migrations adolescentes
1 – Tendances longues des migrations de travail des jeunes
23Dans les années 1950, la mobilité juvénile est déjà fréquente mais s’inscrit surtout dans la sphère familiale. Elle concerne davantage les femmes, plus souvent confiées dans l’enfance et rejoignant leur conjoint au moment de leur mariage : la moitié des femmes nées avant 1940 ont migré avant l’âge de 20 ans contre un tiers des hommes (tableau 1). Pour l’essentiel ces déplacements se réalisent, sinon dans des villages proches, du moins dans le même milieu socioculturel. À partir des années 1960, les pratiques migratoires des jeunes se transforment considérablement, portées par l’essor des migrations de travail. Les deux sexes sont concernés mais avec des temporalités et des rythmes différents. Trois grandes périodes peuvent être distinguées (figure 1, tableau 1).
Indicateurs de migration durant la jeunesse, par sexe et par génération(a)

Indicateurs de migration durant la jeunesse, par sexe et par génération(a)
(a) Données de la table de première migration.(b) Tous types de migration (familiale, travail, confiage, scolaire, matrimoniale, etc…) pour une durée de 3 mois au moins.
(c) Âge auquel 50 % de la cohorte a réalisé une migration au moins.
- : Moins de 50 % de la cohorte a migré.
Champ : Individus enquêtés comme résidents à l’un au moins des passages de l’enquête (1987-1989, 1994-1995, 1999-2000, 2004-2005, 2009-2010).
Tendances longues de la mobilité économique des jeunes. Individus (%) ayant réalisé au moins une migration de travail avant l’âge de 20 ans, par sexe et année de naissance(a)

Tendances longues de la mobilité économique des jeunes. Individus (%) ayant réalisé au moins une migration de travail avant l’âge de 20 ans, par sexe et année de naissance(a)
(a) Données de la table de première migration de travail.Champ : Individus enquêtés comme résidents à l’un au moins des passages de l’enquête (1987-1989, 1994-1995, 1999-2000, 2004-2005, 2009-2010).
24La première période (années 1960-1979, générations 1940-1964) est marquée par l’essor et la généralisation de la mobilité économique masculine. Alors qu’un quart seulement des hommes nés avant 1950 étaient concernés, vingt ans plus tard, ils sont près de 80 % à avoir réalisé au moins une migration de travail avant l’âge de 20 ans. Ce type de mobilité est alors marginal pour les femmes (moins de 15 %). Durant la seconde période (années 1980-1989, générations 1965-1974), la mobilité économique juvénile s’étend rapidement aux femmes, au point de rattraper celle des hommes en l’espace de 10 ans. Cette convergence entre les sexes est de courte durée. La troisième période (1990-2009, générations 1975-1994) se caractérise par une inversion de tendance : l’intensité de la mobilité économique se maintient du côté des femmes alors qu’elle diminue du côté des hommes. Parmi les générations nées au tournant des années 1990, un tiers des hommes n’ont pas réalisé de migration de travail avant l’âge de 20 ans, contre 15 % des femmes.
25Nous distinguerons ces trois périodes pour mettre en évidence les déterminants des migrations et leurs articulations aux logiques familiales et sociales contemporaines.
2 – L’institutionnalisation de la mobilité économique juvénile masculine (période 1960-1979)
26Durant la première période (1960-1979, générations 1940-1964), l’histoire des migrations juvéniles se joue essentiellement du côté des hommes, en lien étroit avec les logiques familiales.
Des migrations économiques exclusivement masculines
27Quasi inexistantes auparavant, les migrations de travail apparaissent au sein des générations nées dans les années 1940 et se généralisent parmi les générations nées au début des années 1960 (tableau 1, figure 2). Elles ne concernent que les hommes. Cette mobilité masculine recouvre deux types de migration : les séjours chez les éleveurs Peuls, consacrés au gardiennage de troupeaux avec une rémunération en têtes de bétail, et les autres migrations de travail, en ville ou dans les zones de plantation. Les premières montent en puissance à partir des générations nées dans les années 1950 et représentent la majorité de la mobilité économique avant l’âge de 20 ans. Les secondes, déjà pratiquées par une minorité d’hommes des générations plus anciennes (moins de 20 %), débutent à un âge un peu plus tardif et se prolongent en début de vie adulte.
Généralisation de la migration de travail masculine (générations 1940-1964). Individus (%) ayant réalisé au moins une migration de travail avant l’âge x, par sexe et par génération(a)

Généralisation de la migration de travail masculine (générations 1940-1964). Individus (%) ayant réalisé au moins une migration de travail avant l’âge x, par sexe et par génération(a)
(a) Données de la table de première migration de travail.Lecture : Parmi les générations 1950-1959, près de la moitié des hommes ont réalisé au moins une migration de travail avant l’âge de 20 ans (70 % avant l’âge de 25 ans) contre 5 % des femmes. Un tiers des hommes de ces générations ont réalisé au moins une migration chez des éleveurs Peuls avant l’âge de 20 ans, et 17 % ont réalisé au moins une autre migration de travail (hors Peuls) avant l’âge de 20 ans (60 % avant l’âge de 25 ans).
Champ : Individus enquêtés comme résidents à l’un au moins des passages de l’enquête (1987-1989, 1994-1995, 1999-2000, 2004-2005, 2009-2010).
Une pratique migratoire intégrée aux économies familiales
28La migration chez les Peuls apparaît dans un contexte d’évolution des techniques agricoles avec, comme on l’a vu, la diffusion de la charrue au milieu des années 1970. Les familles n’ont pas de bétail et l’embauche des garçons comme bouviers est une opportunité pour acquérir des bœufs de labour. Pour les jeunes hommes, ces migrations ne sont pas vécues comme contraignantes. Ils sont souvent eux-mêmes à l’initiative de la migration (tableau 2) et l’évoquent comme une étape fondatrice dans leur itinéraire de jeunesse, en termes d’activité, de responsabilité et d’investissement dans l’exploitation familiale.
Caractéristiques des migrations de travail de rang 1 durant la jeunesse, par sexe et génération

Caractéristiques des migrations de travail de rang 1 durant la jeunesse, par sexe et génération
Note : Le nombre des migrations de travail réalisées entre 10 et 20 ans par les femmes nées entre 1940 et 1964 est de 12, effectif trop faible pour une analyse quantitative.Significativité : *** p < 1 % ; ** 1 % ≤ p < 5 % ; * 5 % ≤ p < 10 % ; ns p > 10 %.
Champ : Ensemble des migrations de travail de rang 1 réalisées entre 10 et 20 ans, par les individus enquêtés comme résidents à l’un au moins des passages de l’enquête (1987-1989, 1994-1995, 1999-2000, 2004-2005, 2009-2010).
« Je suis devenu jeune quand je suis allé travailler chez les Peuls. […] À mon retour de chez les Peuls j’ai commencé à faire des travaux champêtres ».
« C’est mon père qui a décidé de mon départ et j’en étais content. Je me sentais capable d’aller chercher quelque chose pour ma famille et j’ai pu le faire car j’ai ramené un bœuf en revenant au village ».
31Finalement, cette forme de migration de travail masculine est une pratique économiquement rentable et socialement consensuelle qui, en l’espace de deux décennies, s’est complètement institutionnalisée.
3 – Quand les femmes « rattrapent » les hommes (1980-1989)
32La deuxième période (1980-1989, générations 1965-1974) est marquée par l’entrée massive des femmes sur le marché migratoire. Pour les deux sexes, la migration de travail devient un élément incontournable de la jeunesse mais les logiques migratoires sont contrastées selon le sexe.
Un essor spectaculaire des migrations de travail féminines
33En l’espace d’une décennie, les jeunes filles deviennent presque aussi nombreuses que leurs pairs masculins à s’engager dans la migration de travail (tableau 1, figure 3). Encore marginale parmi les femmes nées avant 1965 (moins de 15 %), elle est pratiquée par plus de la moitié des générations 1970-1974 et se généralise (80 % à 90 %) dans les générations suivantes. Du côté des hommes, la migration chez les Peuls se stabilise (70 % des hommes) tandis que les autres migrations de travail continuent à progresser et touchent désormais, avant l’âge de 20 ans, la moitié des hommes des générations 1970-1974.
L’essor très rapide des migrations de travail des jeunes filles (générations 1965-1974). Individus (%) ayant réalisé au moins une migration de travail avant l’âge x, par sexe et par génération(a)

L’essor très rapide des migrations de travail des jeunes filles (générations 1965-1974). Individus (%) ayant réalisé au moins une migration de travail avant l’âge x, par sexe et par génération(a)
(a) Données de la table de première migration de travail.Lecture : Parmi les générations 1970-1974, 55 % des femmes et 80 % des hommes ont réalisé au moins une migration de travail avant l’âge de 18 ans. À l’âge de 18 ans, plus de 70 % des hommes de ces générations sont allés au moins une fois chez les éleveurs Peuls, plus de 20 % ont réalisé au moins une autre migration de travail (hors Peuls).
Champ : Individus enquêtés comme résidents à l’un au moins des passages de l’enquête (1987-1989, 1994-1995, 1999-2000, 2004-2005, 2009-2010).
34Alors que le développement des migrations masculines de la période précédente répondait à des exigences économiques familiales, la genèse des migrations de travail féminines prend appui sur des histoires singulières et des logiques plus personnelles. L’analyse des biographies des premières migrantes [13] montre que ces « pionnières » avaient souvent eu une première expérience urbaine, par exemple dans le cadre d’un confiage pour aider une « grande sœur » qui y était mariée. De retour au village, ces filles confiées sont ensuite reparties en ville cette fois pour travailler dans une famille sans lien de parenté [14]. Par leur expérience, leur apparence et les gains rapportés (habits et ustensiles de cuisine), elles apparaissent comme des figures emblématiques qui auraient ensuite incité leurs camarades puis leurs petites sœurs à partir à leur tour (Lesclingand, 2011).
35Pour les deux sexes, la migration de travail devient un élément-clé du passage à l’âge adulte, revendiqué par les intéressé.e.s comme une expérience essentielle à la construction de soi. A contrario, celles et ceux qui sont restés au village ont le sentiment d’avoir été privés d’une partie de leur jeunesse (Hertrich et al., 2012 ; Hertrich et Lesclingand, 2013).
« Quand tu quittes ton village pour aller dans une grande ville, c’est que tu es jeune, que tu te sens vraiment capable de faire ton travail ».
« Ça m’a marquée [de ne pas être allée en migration en ville] et jusqu’à maintenant ça me fait mal, cela me manque ».
Des articulations aux logiques familiales différentes
38Les migrations des filles ne s’articulent pas de la même façon à l’ordre familial que celles des garçons. En premier lieu, les activités et les destinations des migrations diffèrent. Les jeunes filles sont employées comme domestiques chez des particuliers (plus de 90 % des cas), principalement à Bamako ou dans les villes secondaires du pays (80 %) tandis que les jeunes hommes sont plus souvent engagés en milieu rural, dans le gardiennage de bœufs ou les activités agricoles (tableau 2).
39En second lieu, alors que l’essor des migrations masculines s’est produit sur la base d’une concertation avec les responsables familiaux (70 % des premières migrations), c’est plus rarement le cas des jeunes femmes, dont la moitié partent « en cachette » sans l’accord du responsable familial (tableau 2). Cependant pour les deux sexes, la migration est très majoritairement (9 fois sur 10) revendiquée d’initiative personnelle et le caractère « clandestin » des départ s s’estompe à mesure que la pratique se banalise.
40Enfin, les gains rapportés de la migration par les garçons et les filles sont destinés à des usages différents. Les jeunes filles visent avant tout la constitution d’un « trousseau », composé d’habits et d’ustensiles de cuisine. Ce trousseau est généralement acheté en ville, en tout ou partie, avant le retour au village ; il est rare que de l’argent soit épargné pour la famille, exception faite de petits cadeaux pour les proches. En revanche, pour les jeunes hommes, les bénéfices sont d’abord destinés à l’économie familiale. Cette priorité est explicite quand ils vont « gagner » des bœufs. Elle est aussi très présente en cas de migration urbaine : si le jeune peut s’offrir des biens personnels (transistor, vêtements, vélo, etc.), ceux-ci sont compris comme un supplément, non substituable à l’argent destiné au responsable familial (tableau 2) (Lesclingand, 2004b).
« En rentrant au village j’avais 75 000 francs CFA. J’ai donné les 50 000 à mon père et j’ai gardé le reste ».
« Ce que je voyais au marché, les tasses, les pagnes et tout cela, c’est ce qui m’encourageait à travailler plus, pour avoir beaucoup d’argent afin d’acheter ces tasses et ces habits-là ».
4 – Quand les migrations des femmes sont plus nombreuses que celles des hommes (période 1990-2009)
43À partir des années 1990, un épisode inédit de l’histoire des migrations adolescentes se met en place : la pratique migratoire des jeunes femmes l’emporte désormais sur celle des jeunes hommes. Parmi les générations les plus jeunes (1985-1994), près de 90 % des femmes ont réalisé au moins une migration de travail avant l’âge de 20 ans, contre deux tiers des hommes (tableau 1, figures 1 et 4).
La banalisation des migrations de travail dans l’adolescence (générations 1975-1994). Individus (%) ayant réalisé au moins une migration de travail avant l’âge x, par sexe et par génération(a)

La banalisation des migrations de travail dans l’adolescence (générations 1975-1994). Individus (%) ayant réalisé au moins une migration de travail avant l’âge x, par sexe et par génération(a)
(a) Données de la table de première migration de travail.Lecture : Parmi les générations 1990-1994, près de 80 % des femmes ont réalisé au moins une migration de travail avant l’âge de 18 ans contre 60 % des hommes.
Champ : Individus enquêtés comme résidents à l’un au moins des passages de l’enquête (1987-1989, 1994-1995, 1999-2000, 2004-2005, 2009-2010).
Du côté des femmes : l’expérience migratoire devient incontournable
44La dynamique de diffusion du phénomène migratoire parmi les femmes commence à s’amortir après 1990. L’expérience migratoire devient quasi universelle et démarre de plus en plus tôt. Parmi les générations 1985-1989, un tiers des femmes ont migré pour travailler avant 14 ans, contre moins d’une sur dix parmi les générations 1970-1974 (figures 3 et 4). Les expériences migratoires s’allongent, que l’on considère la durée totale passée en migration de travail (tableau 1) ou la première migration (tableau 2).
45En se banalisant, la migration des jeunes filles est aussi mieux acceptée socialement. Même s’ils ne la perçoivent pas positivement, les chefs de famille ne peuvent plus s’opposer à une pratique vécue par neuf dixièmes des filles. Il est désormais rare, pour une fille comme pour un garçon, de réaliser sa première migration sans la bénédiction du responsable familial (tableau 2). Dans le même temps, les conditions du départ se sont diversifiées – avec des amies mais aussi plus souvent seule – suggérant que le voyage est plus sécurisé avec des relais familiaux ou villageois accessibles en ville (Lesclingand, 2004b, 2011).
Du côté des hommes : les exigences familiales évoluent
46Le recul de la mobilité économique des jeunes hommes au début des années 1990 correspond avant tout à celui des migrations chez les éleveurs Peuls. À son maximum (générations 1970-1974), ce type de migration était pratiqué par trois quarts des hommes, alors qu’il ne l’est plus que par la moitié depuis les générations des années 1990 (tableau 1). Les autres migrations de travail se maintiennent mais démarrent à des âges plus tardifs. À 25 ans le retard est rattrapé, environ 75 % des hommes ont réalisé au moins une migration de travail (hors Peul) (figure 4).
47Le recul des migrations chez les Peuls est à rapporter à l’évolution des exigences économiques familiales. Aujourd’hui, dans les villages étudiés, la quasi-totalité des familles sont équipées de charrue et de bœufs (cf. supra). Les familles peuvent donc préférer que leurs garçons s’occupent du gardiennage de leurs propres bêtes. De plus, des réticences à l’égard des séjours chez les éleveurs commencent à s’exprimer à partir du milieu des années 1990 avec plusieurs cas d’abus (contrat de rétribution non respecté, maltraitance…).
48L’investissement des familles dans la scolarisation de leurs enfants est un autre facteur explicatif du recul de la migration de travail masculine. La composante scolaire interfère à des degrés variables avec les pratiques de mobilité juvénile (tableau 3). A minima, elle définit une composante nouvelle qui précède l’expérience migratoire sans la remettre en question : les enfants qui ont suivi une scolarisation primaire incomplète ont une pratique migratoire comparable à celle des enfants non scolarisés. En revanche, les garçons qui ont poursuivi leur scolarité au moins jusqu’à la fin du cycle primaire migrent trois fois moins que leurs pairs non ou peu scolarisés [15].
Scolarisation et migration de travail, générations 1975-1994

Scolarisation et migration de travail, générations 1975-1994
(a) En raison du petit nombre de femmes ayant une scolarisation primaire complète, les quatre groupes de générations ont été rassemblés.Champ : Individus enquêtés comme résidents à l’un au moins des passages de l’enquête (1987-1989, 1994-1995, 1999-2000, 2004-2005, 2009-2010).
49L’influence de l’école sur les migrations de travail passe par deux mécanismes. D’une part, l’école est en concurrence directe avec la migration de travail, dès lors qu’elle se poursuit jusqu’aux âges habituels des déplacements. D’autre part, l’école freine aussi les migrations de travail de façon indirecte, en jouant sur les attentes des jeunes garçons : finissant leur scolarité au moment où leurs amis reviennent de chez les Peuls, les jeunes scolarisés estiment avoir dépassé à la fois l’âge et le statut pour se plier aux conditions de vie austères d’un bouvier. Leur pratique migratoire s’oriente alors plus directement vers les zones urbaines.
50Derrière les profils migratoires, on voit ainsi se dessiner de nouvelles logiques où d’autres pratiques que la migration interviennent dans la construction du passage à l’âge adulte des hommes. D’un côté, l’intérêt des familles dans la migration des fils faiblit, de l’autre, l’école définit une alternative à la migration. Pourtant, si la migration de travail des adolescents perd en intensité, elle est loin d’être devenue négligeable : dans les générations les plus récentes, deux tiers des jeunes hommes ont réalisé une migration de travail avant 20 ans et près de 80 % avant 25 ans (tableau 1, figure 4). Pourquoi la migration de travail se maintient-elle alors qu’elle semble moins nécessaire ?
IV – Ressorts et enjeux des dynamiques migratoires actuelles
51De nombreux travaux sur les migrations internationales ont mis en évidence l’inertie et les mécanismes de « causalité cumulative » qui entretiennent les pratiques migratoires sur le long terme, indépendamment des facteurs qui ont présidé à leur développement (Massey, 1990). Qu’il s’agisse, d’un côté, de la circulation de l’information, des réseaux qui se sont mis en place, et plus généralement de la capitalisation des expériences passées, ou, de l’autre côté, de l’incorporation de la migration dans les constructions normatives et statutaires, nombreux sont les paramètres qui concourent à l’ancrage et au maintien de ces pratiques, même quand les motivations initiales disparaissent. Dans la population étudiée, l’expérience généralisée de la migration par de nombreuses générations en a fait une institution en soi, avec ses propres règles, normes et valeurs (Guilmoto et Sandron, 2000). La migration s’impose aux individus et aux familles, comme un attendu, une « pratique par défaut » qui n’appelle pas de justification. Dans ce contexte, un retournement de tendance brusque semble peu plausible. Alors que la migration juvénile masculine n’est plus le choix optimal, elle est portée par l’inertie du système.
1 – Des rationalités hétérogènes
52La rationalité de la migration s’apprécie différemment selon les acteurs : même si elle répond de moins en moins aux intérêts familiaux, elle est un instrument à la portée des jeunes pour consolider leur statut familial. Les bœufs rapportés de migration manifestent la contribution personnelle du jeune au patrimoine familial. Même s’il est versé au cheptel collectif, le bœuf reste attaché au nom de celui qui l’a rapporté et lui garantit d’être associé aux prises de décision, au moins sur le bétail. L’investissement individuel se joue aussi sur le plus long terme : nul n’est assuré des arbitrages qui seront faits une fois que le chef de famille sera décédé, ni d’être pris en considération au même titre que celui qui aura contribué à la constitution du patrimoine familial plutôt que d’en assurer l’entretien sur place. L’un de nos enquêtés regrette ainsi d’avoir obéi à son père qui avait suffisamment de bœufs et l’a retenu sur place :
Cette détermination à aller chez les Peuls est particulièrement forte pour des hommes en position de parenté un peu excentrée (fils d’un frère décédé, frère de mère différente…), soucieux de sécuriser leur place dans l’espace familial. Plus récemment, un argument supplémentaire est d’anticiper les dépenses de la fête du mariage, devenue rare et coûteuse (Hertrich, 2007). Le jeune espère augmenter les chances de fêter son futur mariage, si un bœuf peut être vendu pour contribuer aux dépenses. Les motivations au départ restent donc importantes, en particulier pour les jeunes qui ne sont pas occupés à l’école et ne peuvent faire valoir le bénéfice, au moins symbolique, de la scolarisation.
2 – Une expérience urbaine qui ne peut être laissée aux femmes
53L’investissement familial est un argument moins valable pour expliquer la persistance des migrations urbaines des jeunes hommes. Il est assez largement reconnu aujourd’hui que l’apport économique de ces migrations temporaires est faible. D’une part, pour cette main d‘œuvre analphabète, le marché de l’emploi se limite à des activités peu rémunérées (principalement manœuvre dans le bâtiment ou activités agricoles), d’autre part même ces emplois précaires sont devenus difficiles à obtenir.
54Pourtant, le désir d’aller en ville ne s’est pas affaibli. L’expérience urbaine, notamment à Bamako, fait partie de la construction de soi et s’impose comme un impératif pour les jeunes hommes depuis qu’elle s’est généralisée pour les jeunes filles. Pendant l’adolescence, les filles fréquentent la ville bien plus tôt et plus longtemps que les garçons. Parmi les générations nées dans les années 1980, 70 % des filles contre 20 % des garçons ont vécu à Bamako avant l’âge de 18 ans (figure 5) et elles y ont passé quatre fois plus de temps qu’eux entre 10 et 20 ans (tableau 1).
L’expérience urbaine précoce des jeunes filles (générations 1965-1989). Individus (%) ayant résidé hors de l’aire ethnique des Bwa ou à Bamako avant l’âge x, par sexe et par génération(a)

L’expérience urbaine précoce des jeunes filles (générations 1965-1989). Individus (%) ayant résidé hors de l’aire ethnique des Bwa ou à Bamako avant l’âge x, par sexe et par génération(a)
(a) Données de la table de première résidence (d’au moins trois mois) en dehors de l’aire ethnique des Bwa et de première résidence (d’au moins trois mois) à Bamako.Lecture : Sur 10 femmes des générations 1985-1989, plus de 9 ont résidé en dehors de l’aire ethnique des Bwa et 8 ont résidé à Bamako avant l’âge de 20 ans (contre respectivement 7 hommes sur 10 et 3 hommes sur 10 des mêmes générations).
Champ : Individus enquêtés comme résidents à l’un au moins des passages de l’enquête (1987-1989, 1994-1995, 1999-2000, 2004-2005, 2009-2010).
55Il y a un fossé symbolique considérable entre les premières expériences migratoires masculines et féminines. Les jeunes garçons bouviers vivent en brousse dans des conditions de vie rudes (nourriture, hygiène, isolement). De leur côté, les jeunes filles découvrent l’univers urbain, certes parfois dans des situations de vulnérabilité voire d’exploitation, mais au service de familles vivant dans des conditions matérielles inconnues au village (électricité, eau courante, diversité alimentaire…). Si l’austérité de la vie en brousse était valorisée dans la construction de l’identité masculine (courage, force physique, résistance, autonomie), elle a perdu de son prestige face aux références de la modernité citadine. L’apport des migrations urbaines en termes de compétences (apprentissage de la langue nationale, techniques culinaires…) et de savoir-être (soins, présentation de soi, rapports aux autres…) a toujours été clairement exprimé par les femmes (Hertrich et Lesclingand, 2013 ; Lesclingand, 2011). Il est désormais également repris par les jeunes hommes, notamment dans leurs relations avec les jeunes femmes :
57Quand les jeunes hommes reviennent de chez les Peuls, ils ont face à eux des jeunes femmes avec une expérience qui leur est inconnue, celle de la ville. Ce décalage est perçu comme un défi, sinon une menace, pour la hiérarchie instituée entre les sexes. L’enjeu se décline à deux niveaux : d’une part la dépréciation sur le marché matrimonial en l’absence d’expérience urbaine, d’autre part le déséquilibre au sein du couple si l’épouse domine son mari par les connaissances acquises en ville. Le souci de ne pas « être dépassé » par les femmes est devenu une motivation explicite des migrations masculines de travail en ville. Dans un entretien de groupe au village (2011), de jeunes hommes mariés décrivent en ces termes le chemin à parcourir par le jeune homme à son retour des Peuls :
« Celui qui revient de chez les Peuls est sale. Pour se donner une certaine importance en vue de courtiser la fille qui vient de la ville, il doit d’abord vendre une partie de ce qu’il a ramené et acheter des habits. Après quoi il doit commencer à se laver et à s’entretenir. Il se croit vraiment inférieur à la fille. Il devient très timide à côté de la fille. Donc pour vraiment effacer ce manque de confiance en lui-même, il part lui aussi en ville même si ce n’est pas pour durer. (…) [Quand] le garçon connaît Bamako [et] la fille aussi, ils ont tous l’esprit ouvert ; là il n’y a pas de différence. Mais si la fille vient trouver que le garçon est sale, ils ne vont jamais s’entendre ».
3 – De l’enjeu de la migration de travail à l’enjeu de l’expérience urbaine
59La problématique de la migration des jeunes se déplace ainsi du registre de la « migration de travail » à celui de « l’expérience urbaine ». Pour les jeunes des deux sexes, l’objectif est que le passage en ville soit présent dans leur itinéraire de passage à l’âge adulte. Y aller pour travailler est la démarche classique pour y parvenir, mais l’expérience urbaine peut aussi être acquise dans d’autres situations, par exemple pour la scolarisation, au cours de visites… Pour les hommes, l’enjeu est que cette étape soit franchie avant de débuter la vie conjugale afin de ne pas être en situation de déclassement par rapport à leurs épouses. On constate que si la pratique migratoire des filles dépasse aujourd’hui celle des garçons pendant l’adolescence, ce décalage est temporaire et se résorbe progressivement avant l’âge de 25 ans. Déjà observé sur les migrations de travail (figure 4), ce phénomène de rattrapage et de convergence, après 20 ans, des indicateurs masculin et féminin est plus explicite encore si on s’intéresse au fait d’avoir vécu en dehors de son milieu d’origine, quel qu’en soit le motif. La figure 5 propose ainsi deux indicateurs [16], l’un sur le fait d’avoir vécu à Bamako, l’autre sur le fait d’avoir résidé en dehors de l’aire ethnique des Bwa. Les schémas sont très typés : à l’âge de 10 ans, les indicateurs sont identiques pour les deux sexes, mais l’écart se creuse rapidement à partir de 13 ans pour ne se resserrer qu’après 20 ans. La dissociation des expériences migratoires entre sexes se joue donc clairement sur la période de l’adolescence.
60La représentation de ces mêmes indicateurs pour les générations précédentes (1965-1974) témoigne de l’installation de ce schéma où les femmes devancent les hommes (figure 5). La prééminence masculine est alors encore de mise pour les migrations hors de l’aire ethnique. Mais le désenclavement des espaces de vie féminins est déjà bien engagé. Si l’on s’en tient à la destination de Bamako, il s’avère que les femmes tiennent très tôt – dès le développement des migrations de travail féminines – une place de leader aux âges de l’adolescence, qui va se confirmer et se renforcer par la suite. En migrant en ville, les filles « donnent le ton » et l’expérience urbaine devient une composante de la construction du statut d’adulte à laquelle les jeunes hommes ne sont plus en mesure de se soustraire.
Conclusion
61Les cadres d’analyse de la migration se sont considérablement développés ces dernières décennies, rendant compte de la complexité du phénomène, de la diversité des facteurs et des acteurs en jeu (Piché, 2013). Pourtant, concernant l’Afrique subsaharienne, la migration reste souvent abordée comme la réponse à une pression conjoncturelle (crises de subsistance, « pauvreté »). La lecture vulnérabiliste est également présente dans l’approche des conditions de vie des migrants, par exemple celles des « petites bonnes » employées en ville.
62Dans notre recherche, nous avons choisi d’appréhender les migrations de travail des jeunes dans une perspective plus large et sous différents angles. D’une part, nous analysons un phénomène contemporain (la migration quasi généralisée des jeunes) en l’inscrivant dans le temps long grâce à des séries statistiques comparables pour les deux sexes. D’autre part, une collecte mixte, quantitative et qualitative, nous permet de croiser l’approche factuelle des migrations avec le point de vue des jeunes et de leurs familles. Enfin, l’attention portée à une population particulière permet de situer les pratiques migratoires par rapport au contexte et aux logiques socioéconomiques locales et familiales. Si le corpus est original par sa dimension longitudinale, par son étendue historique et thématique et par ses potentialités d’analyse, il ne répond à aucun critère de représentativité nationale ni même régionale. Cependant, on retrouve, à l’échelle de la population étudiée, des caractéristiques largement partagées dans la région, qu’il s’agisse de l’importance des migrations des jeunes ruraux (partie I), du système de production ou des indicateurs socioéconomiques et démographiques. Il est donc vraisemblable que les logiques migratoires mises en évidence ici se retrouvent, à des degrés et avec des déclinaisons variables, dans d’autres populations [17].
63L’apport de notre démarche est double. D’une part, elle démontre la portée du phénomène migratoire : tout au long de leur histoire, les migrations de travail adolescentes interagissent avec les différents niveaux d’organisation de cette société, bien au-delà du cadre économique dans lequel on a tendance à les circonscrire ; elles sont partie prenante, notamment, des transformations familiales et plus largement des rapports entre sexes et entre générations. D’autre part, elles invitent à un regard critique et à un renouvellement de nos catégories pour penser les migrations en Afrique. Trois lignes directrices peuvent être soulignées, en termes de résultats et de perspectives de recherche.
La migration n’est plus seulement une variable d’ajustement
64Selon nos analyses, les migrations des jeunes ne peuvent plus être comprises comme des réponses à des contraintes conjoncturelles : quand 80 % des jeunes sont concernés, la norme est de migrer et la marge de variation est faible. La connotation négative de la migration opposée à la valorisation de la sédentarité est donc une conception dont il faut s’émanciper. Pour les jeunes enquêtés, la migration est revendiquée comme l’expression d’une capacité d’action et le sentiment de vulnérabilité se situe aujourd’hui du côté de celles et ceux qui ne sont pas partis.
La migration est aussi devenue un enjeu statutaire
65L’enjeu économique des migrations est également à relativiser. Les jeunes filles citent les bénéfices matériels comme un des apports de la migration, souvent secondaire en comparaison de l’expérience acquise et des retombées dans leur vie de femme (confiance en soi, capacité de négociation, pouvoir de repartir). Côté masculin, l’intérêt économique de la migration est contesté par les familles elles-mêmes, dès lors qu’un cheptel a été constitué, que la scolarisation se développe, et que les opportunités d’emploi en ville sont faibles. Finalement, la migration n’est pas tant une finalité en soi qu’un moyen de « faire sa place » par rapport aux autres, dans l’espace familial, parmi ses pairs, et plus largement au sein de ses cercles relationnels présents ou à venir. Cet enjeu statutaire s’est encore renforcé avec l’entrée des femmes sur le marché migratoire : l’expérience urbaine devient un impératif pour celui qui ne veut pas se trouver en situation d’infériorité par rapport à son épouse. La migration devient un instrument ou une ressource pour construire son statut et son identité, en se situant par rapport aux autres en fonction d’un capital migratoire qui, aujourd’hui, se mesure davantage en termes d’expérience urbaine que de bénéfices matériels.
Des dynamiques migratoires plurielles et en recomposition permanente
66Les migrations de travail des jeunes ne se laissent pas saisir par une grille d’analyse unique : les logiques sont plurielles et se transforment dans le temps. Malgré un profil statistique proche de celui des hommes, l’essor des migrations féminines correspond à des rationalités et des expériences tout autres. Par ailleurs, les pratiques migratoires n’évoluent pas forcément quand leurs déterminants changent. La mobilité masculine n’a pas fondamentalement changé quand les attentes familiales ont baissé ; elle s’est maintenue portée par les cadres normatifs, l’inertie du système et des motivations nouvelles. Selon les données récentes, trois principaux facteurs pourraient faire évoluer, à court et moyen termes, les logiques migratoires adolescentes. D’une part, la scolarisation, dont l’impact est déjà perceptible chez les garçons, se traduira vraisemblablement aussi par un reformatage des migrations féminines. D’autre part, la valorisation de l’expérience urbaine, accessible par d’autres formes de mobilités, est susceptible de ralentir les migrations de travail. Enfin, les interactions entre les pratiques des femmes et des hommes pèseront probablement sur les migrations futures : pour l’instant, elles s’organisent séparément, mais leurs retombées pourraient changer de nature si la segmentation des systèmes migratoires selon le genre était remise en question.
Notes
-
[*]
Université Nice Côte d’Azur, CNRS, IRD, URMIS.
Correspondance : Marie Lesclingand, Laboratoire URMIS (UMR205), MSH - Bâtiment SJA3, Pôle Universitaire St Jean d’Angely, 24, avenue des Diables Bleus, 06357 Nice Cedex 4, courriel : marie.lesclingand@unice.fr -
[**]
Institut national d’études démographiques.
-
[1]
Enquêtes démographiques et de santé.
-
[2]
Par exemple, les enquêtes du programme Remuao conduites dans les années 1990 dans plusieurs pays (Traoré et Bocquier, 1998) ou encore l’enquête EMIUB réalisée en 2000 au Burkina Faso (Piché et Cordell, 2015).
-
[3]
Selon les historiens, les migrations masculines de travail ont débuté avec les migrations de travail forcées (début du xxe siècle) et les besoins en main d’œuvre pour les grands travaux pendant la colonisation ; elles se sont poursuivies après les indépendances puis se sont intensifiées dès les années 1970 (Traoré et Bocquier, 1998).
-
[4]
Kassogue (2014) mentionne la création, dans certains villages, de « comités coercitifs » destinés à freiner les migrations des jeunes filles en imposant aux familles concernées des sanctions matérielles (amendes) mais aussi sociales (marginalisation au sein du village des familles qui n’ont pas su « contrôler » la mobilité de leurs filles).
-
[5]
Ce phénomène n’est pas propre à l’Afrique : les migrations des femmes employées comme domestiques représentent l’une des formes de mobilité les plus importantes dans le monde, tant au niveau interne qu’international (UNFPA, 2006b).
- [6]
-
[7]
Y compris les migrations saisonnières, qui durent habituellement de 3 à 6 mois, et qui échappent à l’enregistrement quand le critère de durée habituel de 6 mois est privilégié.
-
[8]
Sont définies comme migrations à but économique deux types de déplacements : les migrations de gardiennage chez les éleveurs Peuls et les migrations réalisées dans des zones urbaines ou dans des bassins d’emplois (plantations, mines…) dans le but d’y trouver un emploi rémunéré.
-
[9]
La mise à jour est réalisée jusqu’au premier mariage pour les femmes et jusqu’à l’enquête pour les hommes, dès lors qu’ils appartiennent aux lignages du village. Pour les autres migrants, la collecte s’arrête lorsqu’ils quittent le village.
-
[10]
L’âge de 10 ans précède de peu celui des premières migrations de travail tandis que celui de 20 ans est proche de l’âge médian au premier mariage des femmes (19,7 ans pour les générations 1985-1989 et 23,1 ans pour les hommes). Le mariage est assimilé à la fin de la période de jeunesse et d’autonomie migratoire pour les femmes mais pas pour les hommes.
-
[11]
La rémunération est en principe un bœuf pour 6 mois de gardiennage.
-
[12]
En 2009, 95 % de la population appartient à un groupe domestique ayant au moins une charrue, avec au moins un bœuf de labour dans 84 % des cas (au moins 3 bœufs dans la moitié des cas).
-
[13]
Analyse qualitative des biographies de 28 femmes nées entre 1950 et 1970 et qui ont été, dans les deux villages étudiés, les premières femmes à partir travailler en ville durant leur jeunesse (Hertrich et al., 2012 ; Lesclingand, 2004b).
-
[14]
Le développement de ce type d’emploi domestique « petite servante salariée » a été mis en évidence dans d’autres contextes, notamment dans la capitale ivoirienne (Jacquemin, 2009).
-
[15]
Les mêmes résultats s’observent du côté féminin (taux de migration comparables pour les femmes non scolarisées et celles qui ont un niveau primaire incomplet ; migration moins fréquente en cas de scolarisation primaire complète) mais la scolarisation primaire complète reste rare pour les femmes.
-
[16]
Un indicateur sur l’expérience urbaine, non reproduit ici, conduit au même résultat.
-
[17]
Seules des données longitudinales portant sur d’autres sites permettraient d’en juger ; la question pourrait être envisagée, par exemple, dans le cadre des sites de suivi démographiques : 30 sites africains (HDSS-Health and demographic surveillance system) sont recensés en Afrique subsaharienne (http://www.indepth-network.org).