1Les modèles développés par Hajnal et Laslett [1], qui cherchaient à rendre compte des diverses formes historiques des structures familiales européennes, ont fait couler beaucoup d’encre depuis leur origine, dans les années 1960-1970. Le présent ouvrage s’inscrit dans cette ligne de recherche, regroupant les contributions présentées lors d’une réunion tenue en juin 2010 à l’Institute of Historical Research de l’Université de Londres et dont le titre du livre a conservé l’intitulé. La première partie du recueil dresse un état des lieux des similitudes et des différences observées dans les structures familiales dans diverses régions géographiques européennes. Dans sa contribution, Beatrice Moring s’interroge sur la notion de famille et cherche à saisir sa dynamique à partir d’autres indices que ceux utilisés habituellement (comme la corésidence, telle qu’elle est appréhendée dans les recensements). Elle reconstitue ainsi, par exemple, la capacité économique de la famille à s’entraider dans différentes circonstances, notamment au cours de la vieillesse. Dans son article, Violetta Hionidou analyse l’organisation familiale dans l’île de Cythère (Grèce) à partir de recensements effectués au xviiie siècle par l’administration vénitienne, et à partir du xixe siècle sous le protectorat britannique. Elle observe l’effet du départ des migrants sur les ménages, suivant un raisonnement inverse de celui habituellement observé. Ici la composition des ménages s’est métamorphosée dans le but de s’agrandir en jouant par exemple sur l’âge au mariage, tout en conservant les principes de transmission égalitaire qui caractérisaient précédemment la famille.
2Les deux autres chapitres de cette première partie concernent la Serbie. Mirjana Bobić, en utilisant la taxe de capitation (taxpoll), identifie et reconstruit les ménages de la région de Branković, en 1455, alors sous l’emprise de l’empire ottoman, tout en proposant une analyse critique des catégories de Laslett et des difficultés de leur application au cas étudié. À partir des données du recensement de 1866, Siegfried Gruber s’intéresse aux différences régionales dans les structures des ménages de la Serbie rurale du xixe siècle. Il parvient à déceler des variations significatives entre les différentes régions et les facteurs pouvant les expliquer. Il dresse une carte précise des différences dans la complexité des ménages d’une localité à l’autre, pour parvenir à de stimulantes conclusions.
3La deuxième partie porte sur le rôle de l’Église et de l’État dans les dynamiques familiales. Le travail de Daniela Lombardi retrace l’évolution des pratiques matrimoniales en Europe et le rôle décisif joué par les cultes catholique et protestant entre la fin du Moyen Âge et le début de la période moderne. L’auteure met l’accent sur l’importance de la réputation telle qu’elle était construite à partir du jugement porté par les voisins, réputation qui pouvait devenir un élément important en cas de procès en justice. Ceci concernait souvent les femmes, et notamment leur honneur et leur respectabilité (tout comme celui de la famille), à l’heure de se marier.
4La contribution de Guido Alfani souligne les divergences qui ont fait évoluer les structures et les comportements sociaux, jusqu’au schisme entre catholiques et orthodoxes (xie siècle), puis jusqu’à la Réforme protestante (xvie siècle) et la Contre-Réforme (xviie siècle). Cette perspective dans le long terme permet de voir évoluer le rôle de la parenté spirituelle au sein de chaque communauté religieuse. Puisque le parrainage était un lien librement choisi entre des individus et des familles, il était susceptible de jouer un rôle social et économique important dans les stratégies familiales. De ce fait, les autorités religieuses ont déployé des efforts considérables pour encadrer les pratiques, en limitant par exemple le nombre de parrains et marraines, en instaurant des empêchements dans le cas des catholiques, ou encore en essayant de supprimer les parrainages chez les protestants.
5Dans le chapitre suivant, Judit Ambrus applique les catégories de Laslett aux données contenues dans les livres de famille que tenait l’Église calviniste en Transylvanie, à partir de la deuxième moitié du xixe siècle. Elle suit l’évolution des ménages dans le temps tout en s’interrogeant sur la pertinence de cette démarche, alors que très probablement l’unité de résidence ne coïncide pas toujours avec l’unité de production ou de consommation, notamment si l’on considère d’autres aspects tels que les surfaces disponibles pour l’exploitation agricole ou les rapports entre les membres de la famille. Grâce à cette source, l’auteure suit également l’évolution de certaines pratiques, comme celle de la cohabitation avant le mariage, dans laquelle elle décèle un indicateur de faible capacité de contrôle social au sein de la communauté.
6Dans le premier chapitre de la troisième partie de l’ouvrage, consacrée aux stratégies familiales, Piotr Guzowski explore, à partir des archives des tribunaux de village (courtrolls) conservées en Pologne (1419-1609), les circonstances qui conduisaient le chef d’exploitation âgé à prendre sa retraite. Il examine le temps qu’un exploitant agricole pouvait rester à la tête de son exploitation et analyse les options qui lui étaient offertes pour se retirer, en fonction de sa situation familiale et patrimoniale : vente de la propriété à ses enfants ou à d’autres membres de sa famille, cession en échange de sa prise en charge… L’auteur considère aussi la capacité des femmes à hériter et à diriger une exploitation lorsqu’elles devenaient veuves.
7Les femmes et leurs activités économiques sont aussi au cœur de la contribution de Marta Verginella. En s’appuyant sur les dossiers de succession de la région de Breg (habitée par des paysans slovènes), elle explore les différences existantes au xixe siècle, entre les hommes et les femmes dans la vie économique et la transmission des biens. On y découvre l’indépendance remarquable dont jouissaient les femmes pour entreprendre et disposer de leurs biens au début de la période étudiée : achat et vente de terres, prêts et emprunts d’argent… Vers la fin du xixe siècle, l’industrialisation et la pression exercée par l’Église imposent un modèle où les femmes se consacrent davantage à leur foyer et à leurs enfants. Elles passent ainsi sous la dépendance de leurs maris, y compris dans des domaines où elles prenaient auparavant leurs propres décisions, notamment celui de la transmission de leurs biens.
8Enfin, dans le dernier chapitre, Alice Velková examine à partir d’une importante base de données issue de registres de population, de cadastres et d’autres sources, l’impact du changement législatif intervenu en 1787 en Bohème, qui désigna le fils aîné comme héritier alors que jusque là c’était l’enfant le plus jeune qui reprenait l’exploitation familiale. L’auteure analyse les causes de ce changement qui, conjugué à l’allongement de l’espérance de vie, augmentait les chances pour le chef de famille de décider librement du moment où il allait céder la gestion de l’exploitation à son héritier. Plutôt que de travailler jusqu’à la fin de ses jours, il pouvait désormais profiter d’une retraite, souvent prise à l’occasion du mariage du fils aîné.
9Il est indéniable que cet ouvrage contribue à l’enrichissement des connaissances sur les structures familiales et leurs spécificités. Cependant, son titre nous laissait espérer une véritable histoire comparative des familles et des ménages à l’échelle européenne, alors qu’il nous présente un ensemble de monographies souvent de grand intérêt certes, mais qui restent sur le plan local ou régional. De même, certains chapitres donnent l’impression que l’auteur était plus attentif aux familles elles-mêmes qu’aux contextes historiques dans lesquels elles s’étaient constituées. Or, l’analyse des structures et des comportements familiaux est intimement liée à ces contextes, qu’ils soient de nature législative, économique, sociale…
10La véritable histoire des familles et des ménages européens, celle qui nous permettrait de dépasser les approches strictement disciplinaires ou locales et parvenir à une synthèse générale, que ce soit dans la perspective de Laslett ou une autre, reste toujours un défi à relever.
Notes
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[1]
Hajnal J., 1965, « European marriage patterns in perspective », in Glass D.V., Eversley D.E.C. (eds.), Population in History, London, Edward Arnold Null p. 101-143 ; Laslett P., Wall R. (eds.), 1972, Household and Family in Past Time, Cambridge, The University Press, 623 p.