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1De nombreux travaux ont mis en évidence la centralité du goût pour la compétition et les rapports hiérarchiques qui y sont associés dans la définition de la masculinité. Cet esprit de compétition constitue un élément d’interprétation des différenciations genrées dans des domaines aussi variés que ceux des orientations scolaires, des carrières professionnelles ou encore des loisirs. Ce penchant agonistique apparaît comme un trait central de la « masculinité hégémonique » (Connell, 2015) [1], un ressort de la domination masculine (Bourdieu, 1998) [2] et des coûts qui peuvent y être associés (Dulong et al., 2012) [3]. C’est à travers ce cadre que l’on peut resituer l’apport de l’enquête d’Hilary Levey Friedman dans une perspective d’étude du genre. En étudiant l’engagement des enfants dans des activités de compétition (« des activités encadrées par des adultes dans lesquelles des records sont enregistrés et des prix distribués »), elle permet de voir comment des jeunes filles peuvent être précocement initiées à des formes variées de compétitions. Plus précisément, si cet ouvrage a pour problématique centrale la reproduction des inégalités scolaires, il apporte un éclairage précieux sur les conditions d’engagement des filles dans ces activités et la manière dont l’esprit de compétition qu’elles sont amenées à développer est approprié.

2L’ouvrage s’appuie sur une enquête effectuée auprès d’enfants de six à douze ans et de leur famille au sein d’une grande agglomération du nord-est des États-Unis. Par le biais d’entretiens et d’observations auprès d’une population appartenant très majoritairement à la middle class, l’auteure étudie les ressorts de l’engagement dans trois activités de compétition : les échecs, le football (soccer) et la danse. Elle a mené l’enquête sur les pratiquants ordinaires de deux structures (l’une située en centre-ville, l’autre dans un quartier périphérique). Cette étude porte sur 16 mois d’observation et 172 entretiens conduits auprès des familles, y compris les enfants et les enseignants de ces activités. Ces données croisées sont riches, même si l’on peut regretter que les entretiens avec les enfants ne soient au final qu’assez peu mobilisés au cours de l’analyse (en particulier dans un dernier chapitre qui est consacré à leur point de vue). L’essentiel de l’ouvrage se concentre sur les ressorts de l’engagement parental dans ces activités plus que sur les effets socialisateurs de ces pratiques. Les trois activités étudiées présentent des configurations différentes : les clubs d’échecs réunissent une forte proportion de garçons, les studios de danse attirent très largement des filles appartenant le plus souvent aux classes moyennes inférieures, alors que les clubs de football sont les plus mixtes et attirent la plus forte proportion de classes moyennes fortement diplômées et rémunérées.

3Le premier chapitre (Outsider class : A history of American children’s competitive activities) détaille un processus sociohistorique qui affecte les trois activités : l’intensification et la généralisation de l’usage de la forme compétitive. L’auteure décrit un mouvement historique qui s’amplifie aux États-Unis à partir des années 1980 et exploite une série d’indicateurs mettant en lumière ce processus : la croissance du nombre de participants (qui atteint 3 millions d’enfants dans le football et 400 000 dans les échecs), la multiplication des types de compétitions, associée à celle des divisions et catégories d’âges, la construction de hiérarchies de plus en plus précoces et la professionnalisation de l’encadrement. Cette entrée en matière permet de comprendre les conditions qui ont favorisé l’engagement des filles dans des activités de compétition : la multiplication d’une offre de pratiques compétitives, y compris au sein d’activités qui l’étaient peu auparavant (comme la danse).

4Mais cette inflation compétitive doit être mise en relation avec les groupes sociaux qui se l’approprient. S’inspirant très directement des travaux d’Annette Lareau (2011) [4], Hilary Levey Friedman considère que cette progression de l’engagement enfantin dans des activités de compétition traduit chez les parents de la middle class une conception de l’enfance qui accorde une place centrale aux activités encadrées visant à développer leurs compétences [5]. Hilary Levey Friedman montre que les parents qui soutiennent leurs enfants dans ces investissements compétitifs en attendent le développement de compétences qu’ils jugent favorables à la réussite scolaire et professionnelle, quel que soit leur sexe. Elle identifie cinq types de compétences (skills) récurrents dans les récits des parents : l’intériorisation du goût de la victoire, l’acquisition d’un sens de la persévérance dans la confrontation à la défaite, l’apprentissage de la gestion de son temps, celui de la performance dans une situation stressante et sous le regard des autres. L’ensemble de ces traits constitue ce qu’elle nomme le « capital compétitif enfantin », ressource que les parents entendent développer chez leurs enfants pour faire face à un système éducatif américain qui accorde une place privilégiée aux activités extrascolaires dans ses processus de sélection, notamment pour l’accès aux universités les plus prestigieuses.

5Ce mouvement, qui favorise l’engagement féminin dans des activités compétitives n’efface pas pour autant les différenciations genrées dans les formes d’investissement. L’auteure souligne à ce sujet que, dans la somme des récits, ce sont les enfants qui expriment les catégories d’opposition genrées les plus rigides. L’ouvrage montre aussi que les différentes activités donnent lieu à des appropriations variées qui révèlent des différenciations internes aux classes moyennes. La danse reste une activité très féminisée, qui valorise une féminité traditionnelle en mettant l’accent sur l’apparence physique et qui est conforme aux attentes de parents situés au bas de la hiérarchie des classes moyennes. Si la compétition s’y est largement répandue par le biais de la multiplication de concours, elle est façonnée par l’importance accordée à la conformité sexuée. La compétition est, d’une part, concentrée sur la dimension esthétique de l’activité et, d’autre, part, elle est l’occasion de valoriser des comportements de soutien et d’aide. À l’opposé, le football apparaît comme le lieu de valorisation d’une féminité plus agressive et affirmée. Les parents en attendent le développement d’une assurance et d’une confiance en soi qu’ils pensent favorables à l’accès à des postes professionnels à responsabilité. Appartenant largement aux fractions hautes des classes moyennes, ils sont parfois sévères vis-à-vis des activités comme la danse, qu’ils jugent propres aux girly girls, et délégitiment ainsi une version de la féminité portée par des familles moins dotées en capitaux. Enfin, les échecs sont décrits comme un cas hybride, celui des pink warrior girls, qui valorise une agressivité conciliable avec des normes corporelles féminines.

6Partant d’une problématique centrée sur l’intense investissement éducatif des parents de la middle class, l’auteure éclaire les évolutions de la sexuation des pratiques éducatives parentales. Forte de sa problématisation initiale, elle montre la variation de modèles sexués au sein même des classes moyennes, même si une observation plus attentive de la nature différente des capitaux aurait pu sans doute éclairer encore davantage, ou autrement, ces différenciations internes.

Notes

  • [1]
    Connell R.W., Messerschimdt J.W., 2015, « Faut-il repenser le concept de masculinité hégémonique ? », Terrains et travaux, n° 27, p. 151-192.
  • [2]
    Bourdieu P., 1998, La domination masculine, Paris, Le Seuil, 134 p.
  • [3]
    Dulong D., Guionnet C., Neveu E., 2012, Boys don’t cry. Les coûts de la domination masculine, Presses universitaires de Rennes, 334 p.
  • [4]
    Lareau A., 2011, Unequal childhoods : Class, Race, and Family Life, Berkeley University of California Press, 480 p.
  • [5]
    Annette Lareau oppose ce type de conception de l’enfance à celui, prégnant dans les milieux populaires, fondé sur la croyance dans la « réalisation du développement naturel » de l’enfant et qui accorde un intérêt beaucoup plus limité aux activités organisées au profit du temps libre laissé aux enfants.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/03/2017
https://doi.org/10.3917/popu.1604.0753
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