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1Qu’il s’agisse de la natalité, de la mortalité ou des mariages, la plupart des phénomènes démographiques sont sujets à des variations saisonnières. Bien qu’assez peu étudiés en sociologie, les rythmes saisonniers présentent pourtant un intérêt de premier ordre en ce qu’ils disent d’une société, de son organisation et de ses rites. « Le calendrier des mariages reflète les rythmes de notre vie collective en même temps que leurs transformations » (Besnard, 1989). L’étude conduite par Jean Bourgeois sur la saisonnalité des mariages, publiée il y a 70 ans, en est une belle illustration. Sa relecture offre un précieux témoignage de la société d’alors [1], point sur lequel nous revenons d’abord. Mais cette immersion dans le passé et la profondeur historique qu’elle permet attisent également notre curiosité : comment la répartition des mariages a-t-elle évolué ? Que dit-elle de l’évolution de la conjugalité, plus particulièrement de l’institution du mariage ? Comment aborderait-on l’étude de cette saisonnalité aujourd’hui ?

2C’est un mariage d’un autre temps dont il est question dans l’article de Jean Bourgeois. Un mariage tellement évident que son caractère obligatoire n’est jamais questionné. Il est vrai qu’entre la Révolution industrielle qui a vu certaines franges des classes ouvrières préférer le concubinage et le déclin du mariage amorcé à la fin des Trente Glorieuses, la période étudiée par Bourgeois (1927-1938) renvoie à un âge d’or de l’institution matrimoniale. Plus marquant encore, sa dimension religieuse. Le lecteur d’aujourd’hui peut en effet avoir le sentiment qu’il n’existait qu’un seul mariage, religieux et plus précisément chrétien, la déconnexion entre les composantes civile et religieuse étant absente de la réflexion. La variabilité de la dimension religieuse apparaît seulement de manière indirecte via l’étude des disparités régionales. Pour rendre compte des écarts régionaux qu’il relève, Jean Bourgeois émet par exemple l’hypothèse selon laquelle « l’observance du carême n’a pas, ou peut-être n’a plus, la signification religieuse que l’on a tendance à lui accorder » (p. 733-736). Les préceptes religieux font office de « législation » : la période du carême, les mois de la vierge (mai et août) et la fin d’année sont des périodes en principe interdites et dictent en grande partie la saisonnalité des mariages de l’époque. Des facteurs économiques semblent également intervenir : les mois des moissons et des vendanges sont peu propices au mariage. De ce point de vue, l’article de Bourgeois renseigne aussi sur un contexte, celui d’une France bien plus rurale et agricole qu’aujourd’hui.

3Ces différents facteurs avancés par Bourgeois pour expliquer la saisonnalité des mariages valent d’ailleurs pour comprendre la saisonnalité des naissances (Dupâquier, 1976 ; Houdaille, 1985) : les conceptions étaient moins nombreuses au moment des fêtes religieuses et durant les temps de pénitence, ou encore la période des grands travaux des champs. La corrélation entre la saisonnalité des mariages et celle des naissances s’explique ainsi par des facteurs communs aux deux tendances, mais elle peut aussi tenir à un double effet. Le mariage, à l’époque préalable à la vie commune et à l’entrée dans la sexualité pouvait, en l’absence de contraception efficace, jouer sur la saisonnalité des premières naissances (de Saboulin, 1978) ; inversement, dans un contexte où les naissances hors mariage étaient proscrites, l’annonce d’une grossesse pouvait précipiter un mariage (Lutinier, 1987). Bourgeois n’évoque pas ce phénomène, possible expression d’un fait social qui est encore un tabou à son époque. Cela pourrait d’ailleurs expliquer pourquoi les législations religieuses invoquées sont tout de même souvent transgressées, les mariages dans les périodes interdites n’étant pas si rares.

4L’étude de la saisonnalité constitue toujours un prisme privilégié pour décrire et surtout comprendre les phénomènes démographiques et leurs régularités. La répartition actuelle des mariages dans l’année révèle qu’il existe toujours une saisonnalité forte, mais que sa forme s’est profondément modifiée. Au-delà de la diminution très importante du nombre annuel de mariages (de 365 000 en moyenne pour la période 1946-1953 à 248 000 pour la période 2006-2013), qui en dit long sur l’évolution de la place du mariage dans la société, la répartition des célébrations dans l’année illustre différents changements (figure 1). En premier, l’affaiblissement de l’institution religieuse et de son emprise sur le comportement des époux est très net. Le pic d’avril et le creux de mai mis en avant par Jean Bourgeois, qui traduisaient l’observance du carême, sont encore très marqués au début des années 1950 mais s’atténuent au fil des cohortes de mariages, jusqu’à disparaître. Le creux de novembre disparaît également. Pour les mariages enregistrés entre 2006 et 2013, c’est principalement à la belle saison qu’ils sont célébrés : 6 mariages sur 10 ont lieu entre juin et septembre contre 4 sur 10 pour la période 1946-1953. Outre l’affaiblissement du respect des préceptes religieux, les mariages à l’église sont par ailleurs devenus largement minoritaires (70 000 en 2012 [2], soit moins de 3 mariages sur 10).
 

Figure 1

Évolution de la répartition mensuelle des mariages de 1946 à 2013 (indice mensuel base 100)

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Évolution de la répartition mensuelle des mariages de 1946 à 2013 (indice mensuel base 100)

Lecture : Un indice 120 (respectivement 80) correspond à un mois où l’on a observé 20 % de mariages en plus (resp. en moins) par rapport à un mois moyen (base 100).
Champ : France métropolitaine.
Source : Insee, état civil des mariages.

5Plus finement, si l’on s’intéresse à la répartition journalière des mariages, outre les pics réguliers correspondants aux cérémonies ayant lieu le samedi, quelques « accidents » apparaissent, eux aussi révélateurs de la place que certains époux accordent à l’institution matrimoniale. Prenons pour exemple l’année 2012 (figure 2). Le mois de février fait apparaître un pic de célébration des mariages le mardi 14 février, jour de la Saint Valentin : dix fois plus de mariages y sont célébrés ce mardi que le mardi précédent (le 7). Une autre curiosité apparaît au mois de décembre, le mercredi 12, avec onze fois plus de mariages enregistrés que le mercredi précédent (le 5)… nous étions simplement le 12/12/12 ! Ces deux exemples peuvent sembler anecdotiques. Ils illustrent pourtant le mouvement d’individualisation caractérisant les transformations familiales de ces dernières décennies. On ne se marie plus en réponse à des normes externes qui dictent les comportements, on choisit plus librement son conjoint, le moment du mariage et les modalités de sa célébration. Pour autant, le couple et le mariage demeurent le mode dominant d’organisation de la vie privée, marqués par de fortes régularités sociales. Sa saisonnalité en est l’illustration.

6Le facteur religieux est aujourd’hui peu à même d’expliciter la saisonnalité du mariage. Des mois « maudits » hier, comme le mois de mai, auquel « ne se marient que les ânes » selon un dicton de l’époque cité par Bourgeois, et plus largement tous les mois d’été et de printemps, recueillent aujourd’hui les préférences des mariés. Une approche sociologique contemporaine de la saisonnalité des mariages laisserait peu de place à l’hommage à la Vierge, au carême ou encore au cycle agricole. D’autres types de facteurs seraient étudiés. L’importance de la « réussite du mariage » inviterait par exemple à étudier l’existence de corrélations entre les conditions climatiques et la saisonnalité matrimoniale, car aujourd’hui, « la saisonnalité du mariage (…) suit plus clairement le calendrier solaire et en partie scolaire » (Maillochon, 2016).

Figure 2

Nombre journalier de mariages en février et décembre 2012

Figure 2

Nombre journalier de mariages en février et décembre 2012

Note : La ligne horizontale indique le nombre journalier moyen de mariages célébrés en 2012 (655).
Champ : France métropolitaine.
Source : Insee, état civil des mariages, 2012.

7Il conviendrait aussi de rendre davantage compte de la diversité contemporaine des mariages. Travaillant à partir des données de l’état civil, c’est une approche qui était impossible à mener par Bourgeois. Des enquêtes sociologiques de grande ampleur permettent aujourd’hui de mieux rendre compte des multiples formes du mariage et d’explorer, par exemple, un lien entre les fastes du mariage et la saisonnalité. De même, le sens qu’il revêt du point de vue des époux, entre investissement symbolique exprimé par une grande célébration et simple contrat administratif et juridique, est susceptible d’être corrélé à la saisonnalité. Des éléments de cet ordre pourraient venir éclairer l’étude des mariages contemporains. La courte histoire du pacte civil de solidarité, créé en 1999, constitue un bon exemple de la pertinence d’une approche par la saisonnalité. Son régime fiscal a été modifié à deux reprises (en 2005 et 2011), et il s’en est suivi un changement très net de sa saisonnalité (Mazuy et al., 2016). Plus qu’un indicateur de l’emprise de normes religieuses, l’étude de la saisonnalité du mariage aujourd’hui contribuerait à en restituer l’hétérogénéité et plus largement la signification sociale.

tableau im3

Notes

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Français

Mots-clés

  • mariage
  • saisonnalité
  • état civil
  • France
  • Jean Bourgeois

Références

  • Besnard P., 1989, Mœurs et humeurs des Français au fil des saisons, Paris, Balland, 282 p.
  • En lignede Saboulin M., 1978, « Un nouveau calendrier des premières naissances », Économie et statistique, 100(1), p. 35-38.
  • Dupâquier M., 1976, « Le mouvement saisonnier des naissances en France de 1853 à 1973 », Paris, Université de Paris I, thèse de doctorat.
  • En ligneHoudaille J., 1985, « Le mouvement saisonnier des naissances dans la France rurale de 1640 à 1669 », Population, 40(2), p. 360-362.
  • En ligneLutinier B., 1987, « La saison des mariages », Économie et statistique, 204(1), p. 24-28.
  • En ligneMaillochon F., 2016, La passion du mariage, Paris, PUF, Le lien social, 400 p.
  • En ligneMazuy M., Barbieri M., Breton D., d’Albis H., 2016, « L’évolution démographique récente de la France : baisse de la fécondité, augmentation de la mortalité », Population, 71(3), p. 423-486.
Wilfried Rault [*]
  • [*]
    Institut national d’études démographiques.
Arnaud Régnier-Loilier [*]
  • [*]
    Institut national d’études démographiques.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 09/03/2017
https://doi.org/10.3917/popu.1604.0719
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