1Le Royaume du Bhoutan est un petit pays enclavé d’Asie du Sud, situé dans la partie orientale de la chaîne de l’Himalaya et entouré par les États indiens du Sikkim, de l’Assam et de l’Arunachal Pradesh, respectivement à l’ouest, au sud et à l’est, et par la province chinoise du Tibet au nord. Compte tenu de la situation géographique du pays, de son isolement historique de la communauté internationale et du nombre restreint de sources de données, nous disposons de connaissances limitées sur le développement démographique du Bhoutan (Véron, 2008). Le territoire du pays s’étend sur près de 38 000 km2 et abrite une population de 635 000 habitants selon le dernier recensement réalisé les 30 et 31 mai 2005 (Office of the census commissioner, Royal government of Bhutan, 2006). La population bhoutanaise est jeune avec un âge médian de 22 ans. La croissance démographique du pays a fortement ralenti, partant d’un niveau élevé de 3,1 % par an dans les années 1990 à 1,8 % en 2005. Les quotients de mortalité se sont nettement améliorés. Le quotient de mortalité infantile a connu un recul significatif d’un niveau très élevé de 102,8 décès pour 1 000 naissances vivantes en 1984 à 30 en 2012, et le quotient de mortalité des enfants de moins de cinq ans a reculé à 37 pour 1 000 naissances vivantes en 2012 contre 162,4 en 1984 [1]. Bien que le taux de croissance de la population ait ralenti, la population bhoutanaise devrait continuer de croître dans les décennies à venir, car l’élan démographique maintiendra un taux de croissance positif pour quelque temps. Le Bhoutan, surtout connu pour ses choix de développement uniques, est le seul pays au monde à utiliser le bonheur national brut pour mesurer la qualité de vie et le progrès social au sein de sa population.
2Le but de cette note de recherche est d’analyser les données qui documentent les changements de niveau et de tendance de la fécondité au Bhoutan au cours des cinquante dernières années. En se basant sur les sources de données disponibles, nous étudions la transition de la fécondité dans le pays en présentant une liste quasi exhaustive d’estimations de la fécondité qui utilisent à la fois des méthodes directes et indirectes, ainsi que des données de recensements et d’enquêtes par sondage. La reconstruction des niveaux et tendances de la fécondité au Bhoutan montre que l’indicateur conjoncturel de fécondité atteignait environ 6 enfants par femme jusqu’au milieu des années 1980, et qu’il est rapidement tombé d’environ 5,5 enfants par femme dans les années 1990 à un niveau proche de celui du seuil de renouvellement aujourd’hui. Nous discutons la cohérence des différentes estimations à la lumière des problèmes qui peuvent affecter les estimations issues de chaque méthode. Ce court article peut être considéré comme une base empirique pour de futures recherches sur les changements de fécondité au Bhoutan et, plus généralement, sur la démographie du pays.
I – La taille de la population du Bhoutan a été fortement revue à la baisse
3Les chiffres sur la population totale du Bhoutan divergent significativement en fonction des sources de données. Selon des données de 1969 [2], le Bhoutan avait une population de 1 035 000 personnes le 1er décembre 1969. Si le nombre exact reste difficile à évaluer, il semble nettement exagéré ici. En effet, on pensait à cette époque au Bhoutan qu’un pays ne pouvait devenir membre des Nations unies qu’à condition de compter une population d’au moins un million d’habitants. Les chiffres de 1969 doivent par conséquent être compris comme une estimation très grossière de la population du pays dans la perspective de rejoindre les Nations unies, ce que le Bhoutan a fait en 1971.
4Les chiffres officiels pour 1990 affichent une population proche de 1,5 million d’habitants. Depuis, la taille de la population bhoutanaise a été significativement revue à la baisse. Une première révision drastique a eu lieu au début des années 1990. Selon l’annuaire statistique de 1992 (Central statistical office, 1994), le pays abritait seulement 624 000 personnes. Plus tard, la population nationale fut encore révisée à la baisse et les estimations dénombraient 502 000 habitants en 1992 (Nations unies, non daté). Aucune explication officielle n’est disponible pour ces révisions successives.
5Le recensement de 2005 a été le premier recensement moderne du Bhoutan. Avant cela, compte tenu de larges flux migratoires, le pays effectuait des recensements de citoyenneté pour vérifier la nationalité des populations (Véron, 2008). La première révision au début des années 1990 coïncide avec les révisions appliquées à la définition juridique de la population après l’adoption de la loi sur la citoyenneté du 10 juin 1985 (Ministry of Home Affairs, non daté). Après l’entrée en vigueur de cette loi, une grande partie de la population d’origine népalaise a quitté le pays à la fin des années 1980 et au début des années 1990 (Hutt, 2003). Bien qu’il n’existe pas de chiffres officiels sur le nombre de personnes parties, ces départs ne peuvent de toute façon pas expliquer à eux seuls la réduction importante du chiffre officiel de la population au début des années 1990.
6Malgré les révisions successives de la taille de la population bhoutanaise, il semble improbable que cela affecte l’estimation des tendances et niveaux de la fécondité. Comme nous le verrons ci-dessous, aucun changement soudain et notable des niveaux et tendances de la fécondité ne peut être observé à la fin des années 1980 et au début des années 1990.
II – Données et méthodes
7Notre analyse se fonde sur des estimations périodiques de la fécondité à partir de plusieurs sources de données et méthodes d’estimation. Le premier recensement (moderne) de population ayant été réalisé dans le pays en mai 2005, notre étude s’appuie principalement sur des échantillons d’enquête représentatifs au niveau national. Nous avons utilisé autant d’estimations de la fécondité totale que possible, étant donné les sources disponibles.
8Le tableau 1 synthétise les sources de données et les méthodes utilisées pour estimer les changements de fécondité au Bhoutan au cours des cinquante dernières années. Le nombre de sources de données disponibles pour estimer la fécondité n’est pas réparti dans le temps de manière uniforme. Sur les huit opérations de collecte menées au Bhoutan, six ont eu lieu après l’an 2000. Cette répartition reflète l’intérêt récent du gouvernement pour les questions de population en vue du suivi et de la planification de politiques de développement nationales (Nations unies, 2013). Ce n’est en effet qu’en 1995 – après la publication en 1994 des résultats d’une enquête nationale faisant état de mauvais résultats en matière de santé reproductive – qu’une véritable volonté politique de juguler la croissance démographique est apparue. Cinq enquêtes par sondage représentatives au niveau national ont été réalisées depuis 2000, un premier recensement moderne suivant les recommandations internationales a eu lieu les 30 et 31 mai 2005, et un second recensement est prévu pour 2016. En comparaison, peu de données – la plupart sont basées sur des méthodes indirectes – documentent les changements précédant les années 1990.
Sources des données et méthodes d’évaluation de la fécondité au Bhoutan

Sources des données et méthodes d’évaluation de la fécondité au Bhoutan
Notes : Les estimations directes sont issues des rapports publiés.9Différentes méthodes ont été appliquées à ces sources de données pour estimer la fécondité au Bhoutan. Une première série est constituée d’estimations directes tirées de la publication de divers recensements et rapports d’enquête. Ces estimations sont basées sur des informations relatives au nombre de naissances au cours d’une période précédant l’opération de collecte des données (généralement 12 mois). Cette information est habituellement collectée au niveau des ménages dans le cas d’un recensement ou parmi des femmes âgées de 15 à 49 ans pour une enquête par sondage. Une seconde série d’estimations est basée sur les données relatives au nombre d’enfants nés vivants des femmes âgées de 40 à 44 ans et de 45 à 49 ans. Ces données ont été utilisées pour évaluer la fécondité par cohorte. En s’appuyant sur la correspondance de Ryder entre les mesures par période et par cohorte (Ryder, 1964, 1983), le nombre moyen d’enfants nés vivants par cohorte peut être utilisé pour évaluer l’indicateur conjoncturel de fécondité de la période au moment où la cohorte se trouve à l’âge moyen de maternité (voir Feeney, 2014, pour plus de détails sur la transcription temporelle du nombre moyen d’enfants déjà nés pour les femmes âgées de 40 ans et plus). L’âge moyen à la maternité est calculé à partir du nombre de naissances dans le ménage au cours des 12 derniers mois. Enfin, la dernière série d’estimations de la fécondité est tirée de l’application de la méthode de la survie inverse sur la population par année d’âge et par sexe. L’estimation de la fécondité a été réalisée en utilisant la table type de mortalité « Ouest » de Coale-Demeny avec les chiffres de la mortalité (5q0 et 45q15) et de la structure par âge de la fécondité tirés des estimations des Nations unies (2015a), et le modèle Excel « FE_reverse.xlsx » fourni avec Timæus et Moultrie (2013).
III – Qualité des estimations de la fécondité
10Plusieurs facteurs peuvent en dernière instance affecter la qualité des estimations de fécondité dérivées des différentes méthodes mobilisées pour reconstituer les niveaux et les tendances de la fécondité au Bhoutan (tableau 1).
11L’estimation de la fécondité par la méthode de la survie inverse est basée sur la structure de la population par âge et par sexe telle qu’elle a été estimée dans les recensements de la population et des logements ou dans les enquêtes par sondage. Les données de population par âge et par sexe peuvent être de qualité très variable. Les problèmes les plus courants sont la sous-évaluation de la population à certains âges et l’attraction pour les nombres ronds. Ces phénomènes peuvent affecter les estimations de la fécondité basées sur une structure de population par âge. La sous-représentation des jeunes enfants due aux omissions et biais résultant des déclarations d’âge inexactes constitue l’un des problèmes typiques des recensements de population et des enquêtes par sondage. La sous-représentation des jeunes enfants a pour conséquence une sous-évaluation du niveau de la fécondité pour les années précédant directement l’opération de collecte de données. La déclaration inexacte de l’âge des enfants se traduit par un transfert sur les âges suivants et par une attraction aux âges 5, 10 et 15 ans. Le transfert vers des âges plus avancés peut produire une sous-estimation du niveau de la fécondité un à deux ans avant l’opération de collecte des données, tandis que l’attraction aux âges 5 et 10 ans gonfle le niveau de fécondité pour la période précédant de 5 et de 10 années l’opération de collecte des données. L’attraction à 15 ans contribue à sous-estimer le niveau de la fécondité à la fin de la période de 14 années précédant la collecte de données. Souvent, ces effets attendus ne sont pas clairement identifiés, car la qualité des déclarations d’âge des femmes âgées de 10 à 64 ans affecte également l’estimation de la fécondité avec la méthode de la survie inverse.
12La mortalité est un autre facteur susceptible d’affecter l’estimation du niveau de la fécondité. La méthode de la survie inverse consiste à procéder à une estimation du niveau de mortalité pour en déduire des estimations de fécondité. L’utilisation d’un niveau de mortalité trop faible se traduit par un ajout trop restreint de naissances dans la population et donc par une sous-estimation du niveau de fécondité. Comme nous l’avons indiqué ci-dessus, les tables types de mortalité de Coale-Demeny ont été utilisées. Pourtant, en dépit du fait que ces modèles ne peuvent pleinement rendre compte des spécificités de la structure par âge de la mortalité au Bhoutan, de tels effets affectent peu l’estimation du niveau de fécondité (Spoorenberg, 2014a). En fait, le taux de mortalité des enfants de moins de 5 ans diffère de manière limitée entre les quatre familles des tables types de mortalité de Coale-Demeny, et la mauvaise sélection du niveau et de la structure par âge de la mortalité n’affecte que marginalement les estimations de la survie inverse (ibid).
13Souvent, les données sur le nombre d’enfants nés vivants font l’objet d’omission, c’est-à-dire que les femmes ou le membre du ménage qui fournit cette information ont tendance à oublier de déclarer les enfants nés il y a un certain nombre d’années (Nations unies, 2004). En outre, l’information sur le nombre d’enfants nés vivants est collectée uniquement auprès des femmes survivantes. Avec la sélection par la mortalité, la fécondité peut être sous-estimée lorsque l’on utilise la fécondité par cohorte, car l’expérience reproductive des femmes qui ont eu un nombre plus important d’enfants n’est pas entièrement prise en compte : ces femmes ont été exposées à des risques de mortalité plus élevés dans la mesure où elles ont donné naissance à plus d’enfants. Ces deux facteurs contribuent par conséquent à sous-estimer les niveaux de fécondité utilisant les estimations de fécondité par cohorte basées sur le nombre d’enfants nés vivants des femmes âgées de 45 ans et plus.
14La migration peut aussi perturber la qualité des estimations de la fécondité produites par chaque méthode. Pour les méthodes basées sur la population par âge et par sexe, le départ ou l’arrivée de population féminine peuvent potentiellement produire une surestimation ou une sous-estimation du niveau de fécondité. Cependant, la migration affecte l’estimation de la fécondité seulement si les migrantes laissent leurs enfants dans le pays d’origine (ce qui affecte alors uniquement le dénominateur) ou si les migrantes ont un nombre d’enfants significativement plus faible ou plus élevé que la population locale (ce qui affecte uniquement le numérateur). Finalement, la migration peut potentiellement affecter l’estimation de la fécondité basée sur le nombre d’enfants nés vivants si le nombre d’enfants nés vivants fonctionne comme un mécanisme de sélection de la migration. Cependant, pour toutes les méthodes d’estimation, seule la migration d’une grande partie de la population féminine affecterait le niveau de fécondité.
IV – Niveaux et tendances de la fécondité au Bhoutan
15S’il est vrai qu’on peut s’attendre à un certain nombre de divergences entre les estimations de fécondité en fonction des jeux de données et des méthodes d’estimation, il existe cependant une cohérence assez solide entre les séries directes et indirectes.
16La figure 1 présente les 18 séries d’estimations de la fécondité qu’il est possible de produire à partir des sources de données existantes au Bhoutan. Des informations contextuelles portant sur les périodes historiques importantes et les décisions politiques sont également fournies pour faciliter l’interprétation des tendances et des niveaux nationaux de la fécondité depuis le milieu des années 1960. L’indicateur conjoncturel de fécondité au Bhoutan se maintient à environ 6 enfants par femme jusqu’au milieu des années 1980, période à laquelle il commence à décliner. Les estimations de la fécondité pour les années 1960 étant basées sur la descendance finale (c’est-à-dire le nombre de naissances vivantes des femmes âgées de 40 à 44 ans et de 45 à 49 ans), il est probable que les niveaux indiqués par ces estimations soient sous-évalués, phénomène fréquent dans les enquêtes démographiques. Pourtant, la stagnation de la fécondité suggérée par ces estimations est très probable.
La fécondité au Bhoutan entre 1965 et 2012

La fécondité au Bhoutan entre 1965 et 2012
17D’un niveau d’environ 5,5 enfants par femme au début des années 1990, l’indicateur conjoncturel de fécondité a rapidement chuté pour atteindre un niveau proche de 2,2 au début des années 2010. En l’espace de 15 à 20 ans, le nombre d’enfants par femme a donc été divisé par plus de deux. Les dernières estimations indiquent une stabilisation autour du seuil de renouvellement de 2,1 enfants par femme.
18Un déclin de la fécondité de cette ampleur sur une période aussi courte ne s’est produit que dans quelques pays (Algérie, Iran, Mongolie, Vietnam). La chute de la fécondité au Bhoutan est comparable à l’expérience de l’Iran où la fécondité est passée de 5,6 enfants par femme en 1988 à 1,9 à la fin de la première décennie du xxe siècle (McDonald et al., 2015).
19La figure 2 montre l’évolution des taux de fécondité par âge entre 1984 et 2012 dans le pays. Au cours de la première moitié des années 1980, la fécondité était concentrée sur quatre groupes d’âges : 20-24 ans, 25-29 ans, 30-34 ans et 35-39 ans. Dix ans plus tard, en 1994, la répartition par âge de la fécondité commence à changer. Si la fécondité recule dans tous les groupes d’âges dès 25 ans, ce recul est plus prononcé dans les groupes plus âgés. C’est le résultat d’un mécanisme d’arrêt aux âges plus avancés souvent observé au cours de la transition de la fécondité. Le profil distinct de la répartition par âge entre 1994 et 2000 suggère que les femmes de 30 ans et plus ont recouru dans un premier temps aux moyens de contraception qui se sont développés dans les années 1990 au Bhoutan. En 2000, plus de la moitié des naissances étaient concentrées sur deux groupes d’âges : 20-24 ans et 25-29 ans. Si la structure par âge de la fécondité a très peu varié depuis le début des années 2000, la poursuite de la réduction du niveau de fécondité peut être le signe que les femmes de tous âges contrôlent maintenant leur reproduction par des moyens de contraception devenus de plus en plus disponibles au cours des deux dernières décennies [3].
Taux de fécondité par âge au Bhoutan selon différentes sources

Taux de fécondité par âge au Bhoutan selon différentes sources
20S’il est vrai que les différentes séries d’estimations de la fécondité brossent un tableau assez cohérent de l’évolution de la fécondité au cours des dernières décennies au Bhoutan, certaines variations doivent être analysées en détail.
21Premièrement, comme on pouvait s’y attendre (section III), les évaluations de la fécondité basées sur la fécondité des cohortes sont systématiquement sous-estimées, en raison des omissions et de la sélection par la mortalité (voir les séries en diamants dans la figure 1). Cela est particulièrement manifeste dans les années 1980 et 1990 pour tous les types de sources de données. La fécondité de la cohorte estimée à partir du recensement de 2005 et de l’EIMB de 2010, de l’ENS de 2012 et de l’ENVB de 2012 est systématiquement plus faible que celle des autres séries. Il est probable que la fécondité de la cohorte basée sur l’ED de 1984 indique un niveau trop faible, mais sans autre estimation pour cette période (fin des années 1960), il est difficile de tirer des conclusions définitives.
22Deuxièmement, les estimations de fécondité obtenues à partir de l’application de la méthode de la survie inverse montrent une diminution systématique pour les années les plus récentes dans chaque série (voir la série en cercles dans la figure 1). Cela est dû à la sous-représentation des très jeunes enfants dans la population par âge et par sexe. Un tel schéma se retrouve dans de nombreux pays, que ce soit dans les recensements de population ou dans les enquêtes par sondage. L’information sur l’âge et le sexe des membres du ménage est habituellement fournie par le chef du ménage, et cela se traduit souvent par l’omission de certains jeunes enfants ou par des erreurs de déclaration sur leur âge.
23Troisièmement, les estimations directes de la fécondité, qu’elles soient basées sur la collecte du nombre de naissances dans le ménage au cours des 12 derniers mois précédant l’opération ou sur l’information récupérée à partir d’un historique complet des naissances, comportent aussi des problèmes de qualité des données (voir la série en carrés de la figure 1). Le nombre de naissances dans le ménage au cours des 12 derniers mois est tiré des informations relatives à la fécondité collectées par le recensement. Souvent, cette information est fournie par le chef de ménage. Pour cette raison, certaines naissances sont omises ou mal datées, ce qui a pour conséquence de diminuer artificiellement le niveau de la fécondité basé sur ces données. Les enquêtes par sondage sont censées fournir des informations de meilleure qualité sur la fécondité, en particulier parce qu’elles collectent un historique complet des naissances grâce à un questionnaire individuel rempli directement par la personne concernée (dans le cas présent, la femme en âge de procréer). Cependant, les chiffres de la fécondité estimés à partir d’un historique complet des naissances dans une enquête par sondage peuvent aussi être affectés par différents types de biais liés au répondant, à l’enquêteur et à la durée du questionnaire (Arnold, 1990 ; Schoumaker, 2011). Les problèmes liés à la sélection des échantillons peuvent aussi modifier les estimations de la fécondité. La non-inclusion de certaines catégories de femmes (notamment les jeunes femmes célibataires) dans les échantillons d’enquête peut se traduire par des niveaux trop élevés de fécondité (Hull et Hartanto, 2009 ; Spoorenberg, 2014b). La figure 1 montre que les estimations directes à partir des ENS de 1994 et de 2000 sont supérieures aux autres séries. Ces phénomènes peuvent être dus à des problèmes de sélection des échantillons. Il reste cependant difficile de tirer des conclusions définitives dans la mesure où seule une information limitée est disponible dans ces deux rapports d’enquête et où les données individuelles d’enquête ne sont pas disponibles pour approfondir l’analyse. La comparaison de la proportion à chaque âge de femmes qui n’ont jamais été mariées collectée dans le recensement de 2005, l’ENVB de 2007, l’EIMB de 2010 et l’ENVB de 2012 montre cependant des résultats intéressants (non présentés). Par comparaison aux autres sources de données, les proportions de femmes jamais mariées dans l’EIMB de 2010 sont plus faibles, ce qui indique qu’un nombre insuffisant de femmes célibataires ont été incluses dans l’échantillon d’enquête. Un tel biais dans la composition de l’échantillon contribue à une surestimation du niveau de fécondité dans la mesure où les femmes mariées ont plus d’enfants.
Conclusion
24Nos connaissances sur la démographie du Bhoutan sont très limitées. Cette note de recherche avait pour objectif d’évaluer les changements de niveaux et de tendances de la fécondité dans ce pays, à partir d’une liste quasi exhaustive d’estimations de la fécondité utilisant à la fois des méthodes directes et indirectes et des données de recensements et d’enquêtes par sondage. Les différentes séries d’estimations de la fécondité indiquent que le Bhoutan a connu une baisse importante de sa fécondité à partir de la fin des années 1980. D’un niveau d’environ 5,5 enfants par femme au milieu des années 1990, l’indicateur conjoncturel de fécondité a baissé rapidement pour atteindre 2,2 enfants par femme aujourd’hui – un niveau proche du seuil de renouvellement. Bien que toutes les séries corroborent la baisse de la fécondité, des variations demeurent selon la méthode d’estimation de la fécondité et la source des données. Seul un examen détaillé et critique de chaque source de données peut en dernière instance mettre au jour les biais affectant les estimations.
25L’objectif de cette étude était de poser les bases empiriques pour de futures recherches sur les changements de fécondité au Bhoutan. En utilisant les recensements et les enquêtes par sondage disponibles, les niveaux et tendances de la fécondité ont pu être reconstitués de manière relativement fiable. Pourtant, une série de questions devront être traitées par de futures études. Compte tenu de l’absence de rupture soudaine et notable des niveaux et tendances de la fécondité, nous avons conclu – peut-être de manière prématurée – que les changements de taille de la population à la fin des années 1980 et au début des années 1990 ont eu peu d’effets sur les niveaux et tendances de la fécondité. La véracité de cette affirmation doit en effet être examinée plus en détail en reconstituant la fécondité pour différents groupes de population, notamment ceux qui sont partis du Bhoutan. Une meilleure compréhension de la transition de la fécondité au Bhoutan serait aussi intéressante pour l’étude des facteurs intermédiaires et sociaux qui ont stimulé la transition de la fécondité. Enfin, par rapport aux autres régions ou pays de l’Himalaya (le Népal, le Sikkim et le Tibet) [4], la transition de la fécondité au Bhoutan semble avoir démarré légèrement plus tard. La fécondité du Bhoutan ayant atteint aujourd’hui un niveau comparable à ceux du Sikkim [5] et du Tibet [6], et plus faible que celui du Népal. La chute des taux de fécondité au Bhoutan a été plus rapide que chez ses voisins de l’Himalaya. D’autres recherches comparatives devraient analyser plus en profondeur les facteurs nationaux spécifiques de cette chute spectaculaire des taux de fécondité. Le Bhoutan a connu des changements socioéconomiques et politiques profonds au cours des cinquante dernières années, et un examen critique et détaillé des effets produits par ces changements apporterait un éclairage précieux permettant de mieux comprendre l’une des transitions de la fécondité les plus rapides connues à ce jour.
Notes
-
[*]
Responsable des statistiques, Division de la population, du logement et des systèmes d’information géographique, Bureau national des statistiques, gouvernement royal du Bhoutan, Thimphou.
-
[**]
Spécialiste des questions de population, Section des estimations et projections démographiques, Division de la population des Nations unies, New York.
-
[***]
Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement les positions du gouvernement royal du Bhoutan ou des Nations unies.
Correspondance : Thomas Spoorenberg, Section estimations et projections démographiques, Division de la population/DAES, Nations unies, 2 United Nations Plaza, Room DC2-1912, New York, NY 10017, États-Unis, tél : +1 212 963 3214, courriel : spoorenberg@un.org -
[1]
Pour un compte rendu plus détaillé des tendances majeures des variables démographiques, voir Dorjee (2013a, 2013b).
-
[2]
Le premier recensement du Bhoutan a eu lieu en 2005. Les opérations précédentes de collecte des données sont souvent désignées comme des « recensements » dans la littérature, mais sont en fait des décomptes de l’inscription à l’état civil ou des recensements de citoyenneté.
-
[3]
D’après les rapports d’enquête, au cours des années 1990, l’utilisation de moyens de contraception a décollé au Bhoutan, en passant de 18,8 % en 1994 à 30,7 % en 2000 puis 65,6 % en 2010 (Nations unies, 2015b).
-
[4]
Pour plus de détails sur la transition de la fécondité au Népal, voir Collumbien et al. (1997), Retherford et Thapa (1999, 2003), et pour le Tibet, voir Childs et al. (2005, 2013), Childs (2008).
-
[5]
Selon l’EDS de 2005-2006, l’indicateur conjoncturel de fécondité dans l’État du Sikkim était de 2,0 enfants par femme pour les trois années précédant l’enquête. Ce chiffre, probablement sous-estimé, doit être pris avec précaution. Les données pour l’État du Sikkim issues du système d’enregistrement des États de l’Inde (SRS) indiquent une moyenne de 2,06 enfants par femme pour la période 2008-2010.
-
[6]
Selon une enquête menée dans les zones rurales du Tibet en 2006, l’indicateur conjoncturel de fécondité est proche du seuil de renouvellement depuis la fin des années 1990 (Childs et al., 2013). En se basant sur une reconstitution de la fécondité au Tibet à partir du recensement chinois de 2010, la fécondité de remplacement a été atteinte au début des années 2000 (calcul des auteurs basés sur les données du recensement chinois de 2010).