1Quels sont les groupes sociaux à l’avant-garde des progrès médicaux ? le corps médical est-il le mieux placé pour bénéficier des connaissances accumulées et se prémunir d’une mortalité précoce ? Ces questions se posent pour la période actuelle, mais encore davantage pour les périodes plus anciennes où seule une minorité avait accès au savoir médical et pouvait en bénéficier. Grâce à de très riches bases de données historiques néerlandaises couvrant les quatre derniers siècles, Frans van Poppel, Govert Bijwaard, Mart van Lieburg, Fred van Lieburg, Rik Hoekstra et Frans Verkade comparent l’espérance de vie des membres du corps médical à celle d’autres groupes sociaux favorisés, nobles, notables, artistes, ecclésiastiques. leurs résultats montrent que l’accès direct aux connaissances médicales ne garantit pas un meilleur état de santé, et qu’à la fois le mode de vie et les conditions de travail difficiles pouvaient limiter l’avantage des médecins.
2Dans le cadre des débats récents sur « l’ascension de l’Occident » et le début de la croissance économique moderne pendant la révolution industrielle, l’attention s’est focalisée sur le rôle joué par l’augmentation de l’espérance de vie. Elle pourrait avoir eu une influence sur la révolution industrielle par le biais de divers mécanismes, par exemple en facilitant l’accumulation de connaissances (Bar et Leukhina, 2010) et en fournissant des incitations à investir dans le capital humain (De la Croix et Licandro, 2013).
3La plupart des démographes considèrent que le recul de la mortalité en Europe ne remonte qu’à la fin du xviiie siècle (Caselli, 1991 ; Floud et al., 2011 ; Livi Bacci, 1991 ; Vallin, 1991). À partir d’estimations de l’espérance de vie des adultes provenant de différentes sources, Gregory Clark a même soutenu que « l’individu moyen qui vivait en 1800 n’avait pas un sort plus enviable que son homologue né 100 000 ans avant J.-C. (…) Les membres chanceux des riches sociétés anglaises et néerlandaises du xviiie siècle avaient un mode de vie équivalent, sur le plan matériel, à celui de l’Âge de pierre. (…) En 1800, l’espérance de vie n’était pas supérieure à celle des chasseurs-cueilleurs, de l’ordre de 30 à 35 ans » (Clark, 2007).
4Pourtant, l’idée que l’espérance de vie n’a guère varié jusqu’aux environs de 1800 est remise en cause sur la base d’informations concernant certains groupes de population pour lesquels nous disposons de preuves solides. Des données détaillées sur la noblesse provenant de plusieurs pays et couvrant une période bien plus longue qu’habituellement ont permis à Cummins (2014) de montrer que l’espérance de vie a commencé à s’allonger bien avant la révolution industrielle. Utilisant une quantité de données impressionnantes sur des personnages célèbres, De la Croix et Licandro (2015) ont montré que la progression constante de leur espérance de vie a débuté avec les générations nées vers 1650 et a concerné la quasi-totalité des élites professionnelles. Les renseignements fournis par une vaste base de données sur les artistes visuels aux Pays-Bas, qui constituent un groupe de la classe moyenne, l’ont confirmé (Van Poppel et al., 2013). En revanche, on manque toujours de données sur l’évolution de l’espérance de vie des autres catégories de la population.
5Il est aussi intéressant d‘examiner les données relatives à d’autres groupes que les élites, car l’identification des groupes précurseurs du recul de la mortalité peut fournir aux chercheurs des indices sur les raisons de cette baisse. Après tout, les principales causes de l’augmentation de l’espérance de vie après 1800 font toujours débat, et c’est plus vrai encore pour l’augmentation qui pourrait avoir été observée auparavant. Une série de facteurs tels que l’élévation des revenus, les progrès de l’alimentation et les mesures sanitaires ont été présentés comme de possibles contributions à la hausse de l’espérance de vie au xixe siècle. Si la médecine et les pratiques des professions médicales ont été fréquemment soulignées par les études menées dans les premières décennies du xxe siècle (Buer, 1926 ; Griffith, 1926), le rôle des progrès médicaux a été largement minimisé à partir des années 1970 (Colgrove, 2002 ; McKeown, 1976a et 1976b ; Wootton, 2006). Pourtant, De la Croix et Licandro (2015) ont émis l’hypothèse que le progrès médical fut l’un des éléments moteurs de l’augmentation de l’espérance de vie avant 1800. Ryan Johansson (2010) a également attiré l’attention sur le rôle de la médecine dans le recul à long terme de la mortalité avant 1800. Selon elle, entre 1550 et 1750, différents usages des connaissances médicales avaient cours, améliorant les chances de survie des élites assez riches pour être suivies de façon régulière et fréquente par des médecins professionnels. Ryan Johansson fait valoir que, par voie de conséquence, l’histoire de l’augmentation de l’espérance de vie observée en Occident à l’époque moderne devrait commencer par l’étude de la mortalité des élites, c’est-à-dire la mortalité des groupes « d’exception » qui ont fourni des connaissances sur des maladies spécifiques, et celle des riches élites qui étaient en mesure de recourir à leurs services.
6Dans cet ordre d’idées, nous étudions ici l’évolution de l’espérance de vie chez les membres du corps médical aux Pays-Bas, sur une longue période allant du xvie au xxe siècle. Nous comparons leur espérance de vie avec celle de groupes qui, à certains égards, occupaient une position équivalente du fait de leur origine sociale et de leur instruction. Axer l’étude sur la profession médicale nous permet également de vérifier l’hypothèse selon laquelle l’accumulation croissante de connaissances conférait à ses membres un avantage en termes de survie. Les médecins pouvaient mettre leur savoir grandissant non seulement au service de leurs patients, mais aussi d’eux-mêmes et de leurs proches, ce qui aurait dû permettre une augmentation plus précoce, voire plus rapide, de leur espérance de vie que celle d’autres groupes.
7Nous limitons cette analyse à la mortalité masculine et aux âges adultes et avancés. Selon Ryan Johansson, jusqu’à la fin du xviie siècle – période à laquelle débute la « médicalisation » de la santé des nourrissons et des enfants des élites –, les médecins soignaient principalement les adultes. Dans ce groupe, le traitement spécialisé de maladies propres aux femmes a été relativement négligé même après 1800. Comme l’état de santé des hommes semble avoir plus largement et plus précocement focalisé les traitements que celui des enfants et des femmes, et parce que le nombre de femmes membres du corps médical et d’autres groupes professionnels était extrêmement limité, le champ d’application de notre étude limité aux hommes adultes se justifie.
I – Les professions médicales aux Pays-Bas du xvie au xxe siècle
Progrès de la médecine et recul de la mortalité
8Les historiens actuels de la médecine sont sceptiques quant aux progrès des pratiques médicales qui dateraient d’avant le xxe siècle. D’après des études sur l’espérance de vie de certaines catégories comme l’aristocratie et la haute bourgeoisie, c’est uniquement au cours du xviiie siècle que les groupes les plus privilégiés ont acquis un avantage sur le reste de la population (Livi Bacci, 1991). Jusque-là, la majeure partie des risques sanitaires menaçaient l’ensemble de la population, sans réelle échappatoire possible. Ryan Johansson avance pourtant qu’une somme non négligeable d’éléments confortent l’idée qu’un corpus croissant de connaissances médicales utiles s’est constitué en Europe à partir du xvie siècle et que le mouvement s’est fortement accéléré au xviiie siècle. La « santé publique » (prévention et maîtrise des épidémies) comme la « santé privée » y ont contribué. Ainsi, dès le début du xiiie siècle, les grands médecins européens ont commencé à conseiller leurs patients royaux et les membres de l’élite sur la possibilité de différer la survenue de maladies chroniques, et donc de vivre plus longtemps, en optant pour un mode de vie sain. Ils leur conseillaient par exemple de s’alimenter de façon simple et frugale, de ne boire qu’avec modération, de dormir suffisamment et d’éviter les émotions fortes. L’un des « traitements » de la syphilis, la racine de salsepareille sous forme de poudre médicinale, s’est répandu au xviie siècle, a permis de ralentir la progression du mal et d’allonger la survie après le diagnostic. Au début du xviie siècle, des médecins anglais ont été les premiers à valider le fait que le scorbut pouvait être guéri en consommant des oranges. Le paludisme a été traité en important de l’écorce de quinquina. Les médecins qui soignaient les familles royales se sont mis à donner des conseils de « santé publique » à leurs patients en les encourageant à fuir les épidémies locales de peste et à passer le moins de temps possible dans les lieux insalubres. Ils ont encouragé leurs patients à prendre des bains fréquents, propagé l’idée que les maisons propres étaient plus salubres que les maisons sales et conseillé d’éloigner les mouches de la nourriture et les punaises des lits. Enfin, la vaccination a été proposée aux riches, puis aux pauvres. La conclusion de Ryan Johansson était que les innovations médicales en Europe, au début de l’époque moderne, ont pu se traduire par des progrès dans la lutte contre des maladies spécifiques, et les élites ont si bien pu en bénéficier qu’aux environs de 1700 une série de maladies aiguës, autrefois très répandues et mortelles chez les adultes, pouvaient être évitées, contrôlées ou soignées. À la fin du xviie siècle, après l’utilisation de nombreuses connaissances médicales, l’espérance de vie des adultes des familles royales a montré des signes d’allongement. Par rapport aux générations précédentes, les membres des familles royales anglaises nés au xviiie siècle ont vécu en moyenne bien plus longtemps que leurs prédécesseurs.
La mortalité des professions médicales
9Qu’en était-il de la mortalité des médecins dans ce contexte ? Dispose-t-on d’éléments indiquant qu’ils ont bénéficié, plus tôt que d’autres groupes, d’une espérance de vie relativement longue ?
10Les professionnels du corps médical eux-mêmes s’intéressent à la santé des médecins, depuis longtemps et dans de nombreux pays (Woods, 2000) [1]. Les premiers travaux sur ce thème sont ceux de Bernardino Ramazzini (1633-1714), qui s’est appuyé sur sa longue expérience clinique pour décrire la relation entre activité professionnelle et maladie. Son Traité des maladies des artisans (1700) a été traduit dans de nombreuses langues. L’un des chapitres de l’ouvrage est consacré aux maladies des lettrés, au rang desquels les médecins figuraient en bonne place. Ce n’est qu’à partir du début des années 1830 (Casper, 1834 ; Thackrah, 1832) que l’on a pu identifier des modèles de mortalité clairs pour la profession médicale, quand une casuistique aléatoire a cédé la place à des études fondées sur des statistiques relatives à la mortalité et aux causes de décès (Van Lieburg, 1986). Beaucoup d’études sur la mortalité des médecins ont ensuite été publiées dans de nombreux pays européens (Westergaard, 1901). Léonard (1978) a accompli un travail de recensement impressionnant d’études locales parues en France au xixe siècle. Pour la ville de Paris, par exemple, Jacques Bertillon a comparé les taux de mortalité par âge des médecins entre 20 et 60 ans, pour la période 1885-1889, avec ceux de plusieurs autres professions libérales (Bertillon, 1892).
11La plupart des études historiques sont arrivées à la conclusion que la mortalité des médecins était supérieure à celle de professions comparables. Pour l’expliquer, il a souvent été fait référence à l’étude de Johann Ludwig Casper, le célèbre professeur berlinois de médecine légale. D’après lui, aucune autre profession ne sollicitait davantage les forces physiques et mentales d’une personne que l’exercice de la médecine, aucune autre ne condamnait ses membres à des nuits de repos irrégulières et incomplètes ; efforts physiques, aléas météorologiques, astreintes nocturnes, repas interrompus et émotions fortes de toutes natures se conjuguaient pour produire des effets néfastes sur la santé des médecins. En outre, les professions médicales étaient bien plus exposées aux risques de succomber à une épidémie : « Leur profession les amène à des contacts directs et répétés avec toutes sortes d’agents infectieux, et parce qu’on fait appel à eux sans cesse, de tous côtés et à tout moment, ces efforts irréguliers et excessifs les épuisent, au point qu’ils sont voués à être contaminés plus facilement que quiconque » (Zeeman, 1856b, p. 65). Les idées de Casper étaient aussi largement citées dans les études néerlandaises consacrées à la mortalité des médecins (Büchner, 1852 ; Dompeling, 1882 ; Zeeman, 1856a).
12Ces études se fondent généralement sur des effectifs très réduits et leurs résultats sont donc soumis à des fluctuations aléatoires importantes. Elles utilisent des indicateurs de survie bruts, comme l’âge moyen au décès des professions médicales sur une période donnée, ou la répartition par âge de la profession médicale à un moment donné. Le manque d’informations sur la mortalité de groupes de population comparables est également problématique. Dans bon nombre de pays, les médecins avaient et conservent un rang social élevé, un niveau d’études supérieur et un revenu plus important que la moyenne. Leur appartenance aux catégories socioéconomiques supérieures a un effet sur leur mortalité, de sorte qu’une comparaison avec la population générale ne met pas en lumière les effets bénéfiques ou néfastes sur la survie de leur profession, de leurs connaissances ou de leurs compétences particulières. C’est pourquoi plusieurs études ont tenté de collecter des informations sur la survie de groupes ayant un niveau d’études et un statut social comparables, ce qui est notamment le cas du clergé protestant.
13À quelques exceptions près, ces travaux ne tiennent quasiment pas compte des tendances temporelles. Hill (1925), par exemple, a étudié des générations de médecins inscrits au Collège royal de médecine de Londres. Entre les générations 1570-1689, 1690-1749 et 1750-1799, l’espérance de vie à 35 ans est passée de 30,3 à 32,1 puis à 35,3 années. Par comparaison aux pairs de la noblesse anglaise, ils vivaient une à deux années de plus, ce qui a été expliqué par la « vie plus simple » qui était la leur, par la plus grande facilité à mener une existence tranquille et par des effets de sélection (l’entrée dans la profession exigeait de satisfaire à certains critères de bonne santé et d’immunisation) (Hill, 1925). En Allemagne, Salzmann (1885) a calculé sur une longue période la durée de vie moyenne d’un petit nombre de médecins installés à Esslingen, dans le Wurtemberg. Au xvie siècle, l’espérance de vie moyenne à la naissance chez les médecins était de 36,5 ans ; au xviie siècle, de 45,8 ans ; au xviiie siècle, de 49,8 ans et, au xixe siècle, de 56,7 ans. Cette progression a été attribuée à la disparition de la peste et à la diminution des épidémies de typhus, maladies qui décimaient autrefois les médecins.
14Weinberg a comparé l’espérance de vie à la naissance de médecins exerçant dans le Land allemand du Wurtemberg et nés entre 1785 et 1789 (58,2 ans) et entre 1836 et 1855 (61,1 ans) ; il en a conclu que seule une légère amélioration, de l’ordre de 2,7 à 2,9 années, avait pu être observée au fil du temps. À 25 ans, les médecins avaient approximativement la même espérance de vie que les autres Wurtembergeois, mais cinq ans d’espérance de vie de moins que les membres du clergé protestant (Weinberg, 1897). Si le clergé a clairement bénéficié de l’allongement de son espérance de vie au fil des années, cela n’a pas été le cas pour les médecins, en raison notamment de l’intensification de la concurrence dans la profession et leur concentration croissante dans les grandes villes. La meilleur santé des ecclésiastiques dès leur entrée dans les ordres, dûe à des facteurs inhérents à leur période de formation, à leurs revenus confortables, leur vie simple et calme et le fait que l’exercice de leur ministère n’exigeait guère d’efforts, représente les facteurs qui expliquent leur avantage. Après avoir également comparé ses résultats pour le Wurtemberg avec ceux d’études réalisées en Angleterre, au Danemark, en Norvège et en Suisse, Weinberg est arrivé à la conclusion que l’augmentation de l’espérance de vie chez les médecins au xixe siècle était quasiment parallèle à celle mesurée dans l’ensemble de la population masculine.
Le statut social du corps médical aux Pays-Bas
15Il est intéressant d’étudier la profession médicale aux Pays-Bas, car ce pays est considéré comme un pionnier en ce qui concerne l’enseignement de la médecine. La discipline a commencé à être enseignée à l’université à la fin du xvie siècle, avec un programme jugé relativement novateur (Lindeboom, 1970). Le programme de médecine proposé dans les universités néerlandaises attirait de nombreux étudiants étrangers. Boerhaave fut surnommé « le professeur de toute l’Europe » (Lindeboom, 1970). Aux alentours de 1800, les Pays-Bas ont commencé à harmoniser la profession médicale et à fixer des normes de pratiques liées à des niveaux d’études et de formation par lesquels le corps médical contrôlait strictement l’accès à la profession (Schepers, 1991). Le pays a ensuite progressivement adopté un modèle de programme d’études de médecine qui s’est répandu dans la quasi-totalité des pays européens vers 1940 (Luyendijk-Elshout, 2004).
16Aux Pays-Bas, en dehors des praticiens formés à l’université, la profession médicale comprenait, à partir de la première moitié du xvie siècle, deux autres groupes qui se distinguaient des médecins de l’université par le statut juridique de leurs membres, par leur niveau d’études, leur formation et les fonctions qu’ils exerçaient : les simples barbiers-chirurgiens et une classe intermédiaire de chirurgiens qui avaient suivi une formation médicale dispensée par une guilde et encadrée par une réglementation émanant des autorités municipales et des guildes de chirurgiens. Pour être admis au sein d’une guilde, les apprentis devaient passer un examen devant les maîtres (Van Lieburg, 1983a).
17Après l’abolition des guildes en 1798 (Frijhoff, 1985), une loi adoptée en 1818 a réglementé la délivrance des autorisations d’exercer, créant une frontière juridique nette entre les praticiens qualifiés et les autres, et renforçant la division qui existait déjà dans le corps médical entre praticiens issus de l’université et praticiens formés ailleurs. Les médecins diplômés de l’université gagnaient généralement mieux leur vie et bénéficiaient d’un statut social plus élevé. Ils devaient suivre une formation théorique approfondie, tandis que les praticiens non diplômés faisaient leur apprentissage ou prenaient des cours dans une école privée ou une clinique pour pouvoir se présenter à l’examen (Van Lieburg, 1983b, 1985). Ces différents groupes de médecins remplissaient des fonctions différentes : les docteurs en médecine de l’université établissaient des diagnostics, prescrivaient des traitements, examinaient et conseillaient les patients, tandis que les chirurgiens possédaient des compétences artisanales et manuelles (Van Lieburg, 2014).
18En 1865, l’autorité attachée à la profession médicale est soumise à une nouvelle réglementation. Dès lors, tous les étudiants en médecine sont tenus de passer un examen national combinant des épreuves théoriques et cliniques et conférant le droit d’exercer dans tous les domaines de la médecine. Seuls ceux qui fréquentaient l’université pouvaient satisfaire aux exigences liées à cet examen (Van Lieburg, 1999).
19Dans le système de stratification sociale de la République (1588-1795) (Groenhuis, 1977), la profession médicale occupait un rang assez élevé, mais tous les groupes qui la composaient étaient loin de jouir du même prestige (Frijhoff, 1983a). Les médecins formés à l’université et titulaires d’un doctorat étaient clairement au-dessus des autres représentants de la profession médicale. Ils étaient très majoritairement issus des couches les plus élevées de la classe moyenne inférieure et de la bourgeoisie. Leur prestige était essentiellement déterminé par le consensus sociétal concernant la primauté du travail intellectuel sur le travail physique et du savoir sur le savoir-faire (Frijhoff, 1983b). Au xviiie siècle, les médecins ont commencé à faire partie d’un groupe intermédiaire plus homogène, avec les pasteurs, la classe moyenne supérieure des marchands, les chirurgiens et les officiers de l’armée (Frijhoff, 1983a). Le groupe des ecclésiastiques protestants se prête donc bien à des comparaisons concernant l’espérance de vie du corps médical. Leur position sociale sous la République des Provinces Unies a fait l’objet de nombreuses études (Buisman, 1992 ; Groenhuis, 1977). Depuis le début du xviie siècle, la quasi-totalité des pasteurs néerlandais sont des théologiens formés à l’université (Van Lieburg, 2003). En termes de niveau d’instruction, ils étaient donc sur un pied d’égalité avec les professionnels médicaux. Ils provenaient pour la plupart de familles bourgeoises, mais bon nombre de pasteurs ruraux appartenaient à la classe moyenne inférieure ou en étaient issus (Bots et al., 1979). Ces ecclésiastiques percevaient généralement des revenus modestes.
II – Données et méthodes
Les différentes sources d’informations
20L’espérance de vie des professions médicales est estimée à partir d’informations relatives aux dates de naissance et de décès figurant dans une base de données aux Pays-Bas entre 1450 et 1950, établie par Mart van Lieburg. Ces données se fondent, entre autres, sur des sources locales concernant toutes sortes de représentants de la profession médicale : liste des médecins admis au Collegium medicum ; annuaires des guildes de chirurgiens(-barbiers) ; listes imprimées et manuscrites de membres de professions médicales exerçant localement, informations sur les étudiants diplômés des facultés de médecine de toutes les universités et des étudiants obtenant leur examen après une formation dans une école clinique. Des informations ont également été collectées sur toutes les personnes chargées de la formation des étudiants en médecine, que ce soit à l’université, dans les écoles cliniques ou dans les différents établissements de formation en ville. Comme nous ne disposons pas d’informations sur les professionnels membres des guildes de chirurgiens pour la période antérieure à 1800 et que les informations sur les médecins militaires ne sont toujours pas complètes, notre série de données sur les générations nées avant 1750 concerne essentiellement des médecins diplômés de l’université.
21L’espérance de vie des pasteurs protestants a été calculée à partir de bases de données couvrant presque la totalité des ecclésiastiques ayant exercé leur ministère entre 1572 et 2004, sur le territoire de la République des Provinces-Unies puis du Royaume des Pays-Bas. L’une des bases fournit des données sur tous les pasteurs réformés nés entre 1572 et 1749 (Ter Braake et al., 2015). Elle a été établie à partir de registres tenus par les organes régionaux de l’Église réformée néerlandaise publiés depuis 1695, et de la principale publication de référence, les Classical Acts (comprenant les listes de pasteurs) entre 1572 et 1621. Pour les générations nées en 1750 et après, nous avons utilisé la base de données « Dominees.nl », élaborée par Frans Verkade. Celle-ci contient les dates de naissance et de décès ainsi que les dates d’entrée dans la profession des ecclésiastiques nés entre le 1er janvier 1750 et le 31 décembre 1909. Elle se base à peu près sur les mêmes sources que la base de données précitée, mais fournit aussi des informations sur les dates de décès figurant dans les registres de l’Église et de l’état civil, les faire-part des familles, les annonces dans la presse et les généalogies couvrant toutes les congrégations protestantes.
22Nous avons complété nos données sur l’espérance de vie des professions médicales et du clergé protestant avec des données comparables concernant trois autres groupes : les artistes visuels néerlandais, un groupe de notables, ainsi que les nobles et les patriciens (magistrats urbains et leur entourage). L’espérance de vie des artistes visuels est extraite de la base de données « RKDartists », qui contient des informations sur des artistes visuels néerlandais d’environ 1200 à nos jours. Comme ce fut longtemps le cas pour les médecins non diplômés de l’université, les artistes visuels étaient formés dans le cadre de guildes. Ils travaillaient généralement à leur compte, un peu comme des artisans. Les informations sur leur espérance de vie reflètent donc celle des classes moyennes inférieures de leur époque (Van Poppel et al., 2013). Les informations sur les notables sont issues du portail biographique des Pays-Bas [2] qui fournit des informations biographiques sur les notables du début de l’histoire néerlandaise jusqu’à nos jours. Provenant de divers groupes, essentiellement de rang élevé ou moyen, il s’agit de personnalités de premier plan venant d’organisations religieuses, de l’industrie, des forces armées, de la politique ou de l’administration. Enfin, plusieurs études à petite échelle nous apportent des informations sur l’espérance de vie à 20 ans de la noblesse, du patriciat qui est l’élite politique urbaine avant 1800. Les données concernent le patriciat à Leyde et Zierikzee et la noblesse dans les anciennes provinces de Frise, de Hollande, de Gueldre et d’Utrecht (Van Poppel et al., 2013). Bien que certains membres de la noblesse et du patriciat aient pu faire partie des « notables » (ce qui ne peut malheureusement pas être vérifié en l’absence de données individuelles sur les nobles et les patriciens), il s’agit de deux groupes différents.
23Pour l’ensemble des bases de données, nous nous sommes servis de la période de naissance comme principe de classification. Nous avons construit les périodes de naissance sans nous fonder a priori sur une hypothèse concernant les éléments affectant l’évolution de l’espérance de vie à 20 ou 25 ans et en tenant compte uniquement du nombre de personnes disponibles dans chaque catégorie. Le tableau 1 récapitule les sources utilisées dans l’étude, tandis que le tableau 2 indique le nombre de cas contenus dans les diverses séries de données. Il montre qu’à partir de 1600, nous disposons d’effectifs suffisants pour estimer l’espérance de vie des membres du corps médical et de toutes les autres catégories sociales.
Caractéristiques des données et des sources utilisées

Caractéristiques des données et des sources utilisées
Nombre d’observations des groupes par génération, hommes, 1500-1909

Nombre d’observations des groupes par génération, hommes, 1500-1909
Méthodes utilisées
24L’exploitation de ces sources pour estimer l’espérance de vie des membres des professions médicales et la comparer à celle d’autres catégories sociales n’est pas sans poser certains problèmes. Il y a, en premier lieu, la question de la sélection. Pour diverses séries de données, on ignore à quel âge précis est survenu l’événement à la suite duquel l’individu devient soumis au risque de décéder en tant que membre de sa profession. Contrairement à ce que l’on observe pour les médecins diplômés de l’université, il n’y a pas, pour les artistes célèbres ou les notables, un âge précis auquel débute leur risque de décéder. La célébrité résulte d’une réputation acquise au terme d’une série d’activités ou d’une somme de travaux. Par définition, les personnes célèbres ont un risque de mortalité nul avant d’être célèbres et cette période ne doit pas être incluse dans la série de risques pour la mesure de la mortalité. Pour les artistes visuels, de même que pour les « notables », leur inclusion présuppose qu’une partie de leurs travaux ou activités leur a survécu. Cet avantage de survie propre aux personnes connues est un exemple de ce que l’on nomme le « biais de sélection du survivant au traitement » (Hanley et al., 2006 ; Suissa, 2008). Ce biais n’est pas un problème pour les membres du corps médical ni les pasteurs, car nous avons également collecté des informations sur les personnes n’ayant exercé leur profession qu’un court laps de temps.
25La fiabilité des informations fournies par les diverses bases de données constitue un autre problème. Bien que la plupart des individus sélectionnés soient répertoriés dans des sources de bonne qualité et que leurs données biographiques soient connues, les erreurs de classement de dates de naissance et de décès ne sont pas exclues. Dans la base de données, les années de naissance et de décès ne sont parfois pas précises et renvoient plutôt à un intervalle de temps. Les cas pour lesquels nous ne disposons que d’une période approximative de naissance ou de décès sont problématiques. Toutefois, en postulant une distribution statistique paramétrique, comme la fonction de répartition de la loi de Gompertz pour la durée de vie, ces dates approximatives de naissances et de décès se révèlent suffisantes pour calculer des espérances de vie.
26Nous avons procédé à une analyse biographique pour estimer la durée de vie attendue. Dans ce cadre, le temps qui s’écoule jusqu’à un événement, en l’occurrence de la naissance au décès, est modélisé. Nous postulons une survie jusqu’à l’âge de 25 ans au moins, car c’est l’âge auquel les pasteurs terminaient leur formation universitaire, les médecins étaient diplômés et les artistes visuels, pour devenir célèbres, avaient assez vécu pour avoir produit des œuvres importantes.
27La fonction de répartition de Gompertz sert souvent d’hypothèse dans l’analyse des durées de vie. Cette distribution a deux paramètres, une pente α et un paramètre d’échelle β, ce dernier pouvant dépendre des caractéristiques observées (le sexe par exemple). La densité, pour une durée t dans une distribution de Gompertz, s’écrit :

29L’espérance de vie e à l’âge x dans la génération T (avec la condition d’atteindre l’âge de 25 ans) peut être calculée par approximation comme suit :

31où γ ≈ 0,5772 est la constante d’Euler. Nous utilisons l’estimation du maximum de vraisemblance à partir des informations relatives aux dates de naissance et de décès [3].
III – Résultats
32Pour nous faire une première idée de la mortalité des membres des professions médicales, nous avons calculé les courbes de survie non paramétriques (Kaplan-Meier) pour les âges de 25 ans et plus. La figure 1 montre comment la fonction de survie varie d’un groupe de générations à l’autre. La figure comprend le premier groupe de générations comportant un nombre de cas suffisants, qui est aussi le groupe avec la plus faible espérance de vie à 25 ans (1600-1649), et six groupes des générations suivantes. Le graphique montre que la survie du corps médical s’est améliorée à compter du xviiie siècle (générations 1700-1749) et n’a cessé de progresser depuis. Dans les générations plus anciennes, le risque de décéder à un âge relativement jeune – avant 50 ans – était plutôt élevé. C’est caractéristique d’une situation où les maladies chroniques avaient un rôle limité, tandis que les événements extérieurs et les épidémies jouaient un rôle important. Il est également conforme aux conclusions de plusieurs études menées au xixe siècle, selon lesquelles la mortalité était élevée, surtout pour les membres des professions médicales âgés de moins de 50 ans (Zeeman, 1856b). Les jeunes médecins étaient plus souvent « en contact avec des malades, exposés aux maladies zymotiques et dérangés pendant leur repos nocturne » (Farr, 1872 cité par Woods, 2000, p. 232-233).
Courbes de survie des hommes exerçant des professions médicales par génération

Courbes de survie des hommes exerçant des professions médicales par génération
33La figure 2 montre les valeurs pour l’espérance de vie à 25 ans avec des intervalles de confiance à 95 %.
Espérance de vie à 25 ans des hommes exerçant des professions médicales par génération (intervalle de confiance à 95 %)

Espérance de vie à 25 ans des hommes exerçant des professions médicales par génération (intervalle de confiance à 95 %)
34Pour la période antérieure à 1600 où les effectifs des membres des professions médicales étaient assez réduits (80), l’espérance de vie masculine à l’âge de 25 ans semble atteindre 33,9 ± 7,3 ans. Pour la première partie du xviie siècle, une espérance de vie à 25 ans de l’ordre de 29,6 ± 3,2 ans est enregistrée ; elle est de 32,3 ± 2,8 ans pour la seconde moitié du siècle. Il est possible que le creux observé dans la génération 1600-1649 soit réel et essentiellement lié à la peste. Pour la période 1450-1668, Noordegraaf et Valk ont dénombré au total 110 années de peste dans la province de Hollande qui ont provoqué une mortalité très importante, en particulier pendant les années 1624-1625, 1635-1637, 1652-1657 et 1664-1667 (Noordegraaf et Valk, 1988). Les trois dernières crises pourraient avoir (partiellement) frappé la génération 1600-1649. En outre, les conditions économiques défavorables et les périodes de conflit ont aussi produit leurs effets et aggravé l’impact de l’épidémie (Israel, 1995). Cette baisse de l’espérance de vie observée pour la génération née dans la première moitié du xviie siècle est également conforme aux conclusions d’une étude récente sur les âges de décès des nobles européens (Cummins, 2014).
35C’est parmi les membres du corps médical nés dans la première moitié du xviiie siècle que l’espérance de vie a commencé à s’allonger de façon substantielle. Il n’y a eu qu’une brève interruption avec les générations 1800-1849, qui ont payé un lourd tribut au mildiou de la pomme de terre dans les années 1840 et à diverses épidémies de choléra, de variole et de rougeole dans les années 1840, 1850 et 1860.
36Il est assez difficile d’établir des comparaisons entre les espérances de vie des diverses catégories composant le groupe des professions médicales. Jusqu’en 1780 environ, nous ne disposons d’informations que sur les médecins de formation universitaire, tandis qu’après 1865 tous les médecins étaient diplômés de l’université. Par conséquent, il n’y a que pour les médecins autorisés à exercer entre 1780 et 1865 – ce qui coïncide à peu près avec les générations nées entre 1750 et 1840 – que nous pouvons distinguer les médecins issus de l’université des médecins formés dans des écoles cliniques. Le tableau 3 compare, en vue d’une analyse plus fine des variations par groupe de générations, l’espérance de vie des médecins de formation universitaire et les autres. Les données semblent indiquer que les premiers s’en sortaient un peu moins bien que les seconds dans le premier groupe de générations, tandis que, dans les générations nées après 1820, les docteurs en médecine bénéficiaient d’espérances de vie bien supérieures. La différence entre les deux groupes rend compte non seulement de différences de statut et de formation, mais aussi de lieu d’exercice. Les médecins diplômés de l’université étaient surreprésentés dans les villes, notamment parmi les premières générations. En ville, une population plus importante pouvait s’offrir les conseils de médecins de la Faculté. Autre facteur important, les universités étaient situées dans les grandes villes, où les mentalités étaient plus en phase avec les besoins culturels et intellectuels et les aspirations sociales des docteurs en médecine (Rutten, 1985 ; Verdoorn, 1965). Pour ces générations, la vie citadine était encore associée à une surmortalité. Dans les générations suivantes, ce surcroît de mortalité urbaine avait quasiment disparu et nous avons observé, comme l’avaient montré de précédentes études, que les membres des professions médicales qui travaillaient essentiellement dans les campagnes avaient un sort moins enviable que ceux qui se concentraient dans les villes. Comme l’écrivait un médecin dans les années 1850, « pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles, ce groupe devait sortir par tous les temps et les nuits de sommeil, les moments de calme et les contacts entre gens cultivés étaient rares » (Zeeman, 1856b).
Espérance de vie à 25 ans des hommes exerçant des professions médicales formés à l’université ou ailleurs, par génération (intervalles de confiance à 95 %)

Espérance de vie à 25 ans des hommes exerçant des professions médicales formés à l’université ou ailleurs, par génération (intervalles de confiance à 95 %)
37Pour mettre en perspective les résultats concernant l’ensemble du groupe constitué par le corps médical, nous les comparons tout d’abord avec les estimations d’espérances de vie d’autres catégories sociales. La figure 3 montre que les tendances d’espérances de vie pour les professions médicales, les artistes visuels, les pasteurs et les notables vont toutes dans la même direction : il y a une baisse dans la génération 1600-1649 par rapport au groupe né avant le début du xviie siècle, suivie d’une hausse plus ou moins continue, puis un nouveau creux ou un tassement de la tendance dans les générations 1800-1849, avant une nouvelle hausse. Dans tous les groupes pris en compte ici, nous remarquons que les générations ayant vécu essentiellement avant 1800 avaient déjà bénéficié d’allongements évidents de leur espérance de vie. Ceci a concerné en particulier les professions médicales, les pasteurs et les notables.
Espérance de vie des hommes à 25 ans selon le groupe social et la génération

Espérance de vie des hommes à 25 ans selon le groupe social et la génération
38Il convient de noter que, parmi les générations les plus anciennes, les professions médicales avaient une situation moins favorable que les notables et même des espérances de vie plus courtes que les artistes visuels. L’espérance de vie des pasteurs protestants a été quasiment équivalente à celle des médecins pendant un certain temps. Après la génération 1800-1849, les différentes catégories sociales étaient dans des situations similaires, mais les professions médicales n’étaient toujours pas mieux loties qu’un autre groupe.
39Les écarts d’espérances de vie entre, d’une part, le corps médical et, d’autre part, les artistes visuels et les notables, étaient statistiquement significatifs dans chaque groupe de générations à l’exception du premier (né avant 1600) et, pour les artistes visuels, à l’exception des générations 1750-1799. Par rapport aux pasteurs, les écarts étaient significatifs dans toutes les générations à partir de 1750-1799. Dans les générations les plus récentes, les écarts d’espérance de vie entre professions médicales, artistes, ecclésiastiques et notables néerlandais étaient quasiment inexistants. Si l’on compare avec les résultats des tables de survie par génération pour l’ensemble de la population masculine néerlandaise (les moyennes non pondérées pour les générations 1810-1849, 1850-1899 et 1900-1910 étaient respectivement de 37,57 ; 45,50 et 47,10 années), l’espérance de vie du corps médical a évolué au cours du temps à peu près parallèlement à celle de l’ensemble des hommes néerlandais, mais à un niveau légèrement plus bas. En fin de période, seuls les membres des professions médicales nés entre 1900 et 1910 ont eu une espérance de vie supérieure à celle de la population générale.
40Dans la figure 4, nous avons comparé l’espérance de vie de la profession médicale et celle des nobles et des patriciens. Les données pour ces deux groupes proviennent de données agrégées publiées et, pour la plupart, concernent de très petits échantillons. Pour le patriciat et la noblesse, les seules données disponibles étaient l’espérance de vie à l’âge de 20 ans. Pour que ces données soient comparables avec celles se rapportant à la profession médicale, nous avons également calculé l’espérance de vie à 20 ans pour cette catégorie, en appliquant les mêmes méthodes que celles utilisées pour l’espérance de vie à 25 ans.
Comparaison de l’espérance de vie des hommes exerçant des professions médicales à celles des nobles et patriciens

Comparaison de l’espérance de vie des hommes exerçant des professions médicales à celles des nobles et patriciens
42Bien que la tendance générale de l’espérance de vie des nobles et des patriciens corresponde à peu près à celle des professions médicales, l’espérance de vie de ces dernières a largement dépassé celle de ces groupes pendant toute la période couverte (trois siècles). Le creux observé pour la génération 1600-1649 se reflète très clairement dans les chiffres relatifs aux patriciens de la ville de Leyde. Les patriciens de Zierikzee ont eu une espérance de vie très brève pendant toute la période. Cette région s’est longtemps caractérisée par une mortalité très élevée (Hofstee, 1978), en raison d’un paludisme endémique et d’une forte exposition aux inondations. À partir du début du xviiie siècle, l’espérance de vie des nobles et des patriciens a eu tendance à progresser assez régulièrement et celle des nobles de Gueldre et de Frise s’est fortement rapprochée de la valeur calculée pour les professions médicales.
Conclusion
43Peu élevée pour la génération 1600-1649, l’espérance de vie a d’abord augmenté modérément et plus fortement ensuite dans plusieurs groupes sociaux néerlandais. La profession médicale n’a pas fait exception à la règle. Comme dans d’autres pays, les chances de survie des professions médicales se sont améliorées à partir du milieu du xviiie siècle et plus particulièrement de la deuxième moitié du xixe siècle. L’espérance de vie de la génération la plus récente est plus élevée que celle de la population générale. Une tendance comparable a été observée aux États-Unis où, depuis les années 1920 et de façon croissante, les risques de mortalité des médecins ont été inférieurs à ceux du reste de la population (Jütte, 2013), de même qu’au Royaume-Uni (Woods, 1996). Au cours de la seconde moitié du xixe siècle, avec l’élévation progressive du statut des professions médicales et les progrès de la science concernant les causes des maladies et les moyens de les prévenir, les médecins ont pu prendre des mesures élémentaires pour se protéger. Cela tend à montrer à quel point les risques professionnels liés à l’exercice de la médecine avaient des conséquences sur la survie des médecins avant cette époque. En outre, l’amélioration de la situation économique des médecins par rapport à celle de la population active entre les années 1860 et 1960 pourrait être en rapport avec l’évolution de leur état de santé (Riley, 1996). Cela s’explique notamment par le fait que les professionnels formés en dehors de l’université, et qui provenaient pour la plupart de milieux sociaux moins favorisés, ont peu à peu disparu.
44L’espérance de vie des professions médicales a moins augmenté que celle de la majorité des autres catégories sociales pour lesquelles des données sont disponibles. Il est donc difficile d’en conclure que les progrès de la médecine ont été le principal facteur du recul de la mortalité. Après tout, la progression de l’espérance de vie des médecins n’a pas été très différente de celle des pasteurs et même moins importante que celle des artistes visuels et des notables néerlandais.
45Nos résultats vont dans le sens des nombreuses études du xixe siècle qui montraient que le corps médical, par rapport à d’autres catégories éduquées, bénéficiait d’une durée de vie moyenne un peu moindre. Des observateurs de l’époque ont fait valoir qu’aucune autre profession n’engendrait un effet aussi intense sur les forces mentales et physiques, ni ne laissait aussi peu de place au temps libre. L’absence d’exercice physique, l’exposition aux intempéries, le manque de sommeil, les sorties nocturnes, les repas irréguliers, la charge émotionnelle et l’exposition aux risques infectieux étaient des facteurs déterminants pour leurs perspectives en termes de santé et de survie. Par conséquent, nos résultats ne corroborent pas l’idée selon laquelle les médecins vivaient toujours plus longtemps que les classes moyennes ou supérieures n’ayant pas reçu de formation médicale ou d’instruction. Cela soulève des doutes sur le fait que le nombre croissant de connaissances médicales aurait conféré un avantage quant à la survie des professions médicales. Certains éléments semblent indiquer que les médecins les mieux informés, c’est-à-dire ceux qui étaient issus de la Faculté, avaient de meilleures chances de survie, au moins pour les générations nées après 1820, que les chirurgiens dont la formation était plus succincte. Toutefois, on peut aussi l’expliquer par les conditions de vie et de travail qui étaient plus difficiles pour les professionnels médicaux formés hors de l’université et exerçant à la campagne. Il est donc improbable que le progrès médical ait largement contribué au recul de la mortalité avant 1800.
46Pour identifier les causes de l’augmentation de l’espérance de vie des personnes célèbres à partir du xviie siècle, De La Croix et Licandro ont proposé deux hypothèses du rôle du progrès médical. En premier lieu, le rôle croissant de l’expérimentation médicale entre 1500 et 1800 aurait permis des avancées notables grâce à la pratique et aux observations empiriques plutôt qu’à une « bonne » théorie concernant les maladies. En second lieu, la théorie du progrès médical, dite « hypothèse des Lumières » – la nouvelle conception du monde promue par les Lumières – aurait entraîné un recul de la superstition et « pourrait avoir amené les élites à considérer qu’elles avaient effectivement un certain contrôle sur leur durée de vie », ce qui aurait pu pousser les classes supérieures à renoncer à certaines habitudes néfastes pour leur santé (De la Croix et Licandro, 2015, p. 300-301). De la Croix et Licandro n’ont pas fourni d’éléments directs attestant de l’évolution de l’espérance de vie des professions médicales en tant que groupe, et nos résultats n’indiquent pas non plus que ce groupe ait effectivement joui d’une espérance de vie plus importante que d’autres catégories socioéconomiques. Si le progrès médical a bien contribué au recul de la mortalité avant le xixe siècle, ce ne sont pas les détenteurs de ce nouveau savoir qui en ont recueilli (les seuls et les premiers) les bénéfices.
47Bien que, par comparaison avec d’autres études sur l’espérance de vie de la profession médicale, notre base de données soit relativement importante et permette de travailler sur une très longue période, elle présente tout de même certains inconvénients auxquels il convient de remédier pour pouvoir fournir des réponses plus précises sur l’étude de l’évolution à long terme de l’espérance de vie. Et il faut surtout collecter des informations plus nombreuses sur les praticiens sans formation universitaire qui exerçaient aux xviie et xviiie siècles. Ceci permet de nous concentrer davantage sur les personnes auxquelles il incombait de soigner la population au quotidien. Malgré ces inconvénients, la base de données est précieuse et suffisamment riche pour qu’on puisse en tirer des conclusions sur l’évolution à long terme de l’espérance de vie des médecins.
Notes
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[*]
Netherlands Interdisciplinary Demographic Institute (NIDI/KNAW)/ Université de Groningue, Pays-Bas.
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[**]
Medical History, Erasmus University Rotterdam, Universités de Groningue et Leyde, Pays-Bas.
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[***]
History of Dutch Protestantism, Université libre d’Amsterdam, Pays-Bas.
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[****]
Huygens ING/KNAW, La Haye, Pays-Bas.
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[*****]
Chercheur indépendant, responsable de la base de données Dominees.nl, Hoogeveen, Pays-Bas.
Correspondance : Frans van Poppel, Netherlands Interdisciplinary Demographic Institute, La Hague, Pays-Bas, courriel : Poppel@nidi.nl -
[1]
La santé des docteurs en médecine reste aujourd’hui encore un sujet populaire (Carpenter et al., 1997 ; Juel et al, 1999 ; Rimpelä et al., 1987).
- [2]
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[3]
Les calculs ont été effectués en suivant la procédure Streg dans Stata (StataCorp, 2009).