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1Dans cet ouvrage, issu de sa thèse de doctorat en sociologie, Leta Hong Fincher analyse les inégalités de genre en Chine urbaine en liant la question du mariage des jeunes femmes à celle de l’accumulation de richesses par des investissements immobiliers. Cette approche originale constitue incontestablement une contribution importante à la littérature consacrée aux rapports de genre en Chine.

2Selon l’auteure, l’empressement des jeunes femmes chinoises à se marier avant 27-30 ans résulterait de la campagne sur les shengnü (les « femmes laissées-pour-compte ») orchestrée depuis 2007 par les autorités chinoises et relayée par la Fédération des femmes de Chine. Cette campagne, en stigmatisant et en classant dans une catégorie spécifique les femmes restées célibataires au-delà de 27 ans, s’inscrirait plus largement selon l’auteure dans le problème de la résurgence des inégalités de genre dans la société chinoise contemporaine. En effet, la politique de contrôle des naissances, menée depuis le début des années 1970, a induit une baisse drastique du taux de fécondité, et a contribué à déséquilibrer le rapport de masculinité (sex ratio) à la naissance en faveur des garçons. Or cette situation n’aurait pas pour autant amélioré la position des femmes au sein de la société. Celles-ci doivent faire face à un paradoxe : encouragées dans leur jeunesse à devenir des jeunes filles instruites, cosmopolites et autonomes, elles subissent une fois adultes de fortes pressions pour se marier avant 27-30 ans afin d’assurer la perpétuation de la lignée familiale. Leta Hong Fincher explique par ailleurs qu’elles sont nombreuses à se retrouver dans un rapport de force déséquilibré face à leur conjoint lors des tractations du mariage, notamment lors de la signature de l’acte de propriété du logement des époux. Elle soutient la thèse selon laquelle, dans la société chinoise contemporaine, l’inflation des prix de l’immobilier, la résurgence de normes dites « traditionnelles », la diminution de la participation des femmes à l’activité économique, et la jurisprudence de 2011 stipulant qu’en cas de divorce les biens immobiliers du couple appartiennent exclusivement aux personnes dont le nom figure sur l’acte d’achat, constituent autant de facteurs qui favorisent la réémergence de rapports de genre déséquilibrés. Ceci contribue à rendre la position des jeunes femmes vulnérable au sein du couple, en particulier pour celles qui se marient jeunes, car elles sont alors plus souvent financièrement dépendantes de leur conjoint.

3Son analyse s’appuie sur l’exploitation de données obtenues auprès de 151 femmes et 132 hommes, âgés de 25 à 30 ans, habitant dans 19 villes différentes, et recrutés via un micro-blog. Ils ou elles ont un niveau d’éducation universitaire et appartiennent à la classe moyenne. L’auteure mobilise par ailleurs 60 entretiens approfondis menés auprès de 36 femmes et 24 hommes vivant à Beijing, Shanghai et Xi’an. Ces matériaux sont complétés par une analyse de la littérature secondaire et notamment des médias. Il est toutefois frustrant pour le lecteur spécialiste que ce dernier aspect ne soit pas mis en avant dans l’ouvrage. En effet, à cause d’un problème d’édition, la numérotation des références utilisées qui apparaissent dans la section « notes » sont absentes du corps du texte, donc inutilisables, d’autant plus que la section « notes » présente elle-même des problèmes de numérotation.

4Leta Hong Fincher commence l’ouvrage par un portrait des jeunes « femmes laissées-pour-compte » : il s’agit de femmes qui ont un niveau d’études universitaire ou qui ont si bien réussi professionnellement qu’elles ont les moyens d’acquérir seules leur propre logement. Selon l’auteure, la campagne officielle stigmatise leur indépendance et valorise les rôles d’épouse et de mère, avec pour objectif de les ramener dans la sphère domestique. D’une part, la promotion du mariage est présentée comme un moyen utilisé par l’État-parti pour contrer le risque d’instabilité sociale que pourrait causer le célibat forcé d’une frange croissante de la population masculine (célibat résultant du déséquilibre du sex ratio à la naissance) ; d’autre part, le mariage de la frange la plus éduquée de la population pourrait profiter à la compétitivité économique du pays grâce au potentiel des enfants nés de ces unions.

5Dans la suite de son argumentation, Leta Hong Fincher explique toutefois que le retour de ces femmes au foyer tend à les fragiliser sur le plan économique, car peu seraient propriétaires de leur logement. Cet argument, central pour la thèse défendue par l’auteure, mériterait d’être étayé par des sources académiques de première main. Il est en effet difficile d’évaluer la crédibilité des sources mobilisées par l’auteure, étant donné qu’elles ne font mention ni des modalités d’enquête, ni des nombre et profil des personnes interrogées.

6L’auteure ajoute que non seulement le déséquilibre dans l’accès à la propriété au sein du couple tient les femmes à l’écart des plus-values réalisées sur les biens possédés par le couple, mais que ceci tend également à favoriser des relations conjugales inégalitaires en plaçant les femmes en position vulnérable. Leta Hong Fincher montre en outre que dans certains cas, afin de ne pas heurter les normes patriarcales, des femmes avec des revenus supérieurs à ceux de leur conjoint peuvent accepter de ne pas faire figurer leur nom sur l’acte de propriété, bien qu’ayant contribué à l’achat du logement ou à son aménagement.

7L’auteure analyse ensuite la façon dont les parents tendent à aider leurs fils au détriment de leurs filles dans l’accès à la propriété, demandant parfois même à ces dernières de soutenir financièrement leurs frères ou cousins dans cet achat. Elle soutient également que pour stimuler l’économie, les intérêts de l’État et des entreprises privées (promoteurs immobiliers et agences matrimoniales) se combinent pour créer et promouvoir le mythe selon lequel devenir propriétaire est une nécessité pour les membres de la classe moyenne voulant fonder une famille. Dans un contexte où les opportunités d’investissement sont limitées, ceci constitue par ailleurs une forme de placement qui a l’avantage de maintenir la stabilité sociale et d’éviter des troubles sociaux, en donnant l’impression à la population qu’il est possible de gravir l’échelle sociale.

8Leta Hong Fincher retrace également l’évolution du droit de propriété des femmes en Chine depuis l’époque Song. En s’appuyant sur les travaux de Bernhardt [1] et de Birge [2], elle montre qu’au xie siècle les femmes chinoises bénéficiaient d’un droit à la propriété plus protégé qu’aujourd’hui. Celui-ci a connu des périodes d’amélioration, sous Mao notamment, et d’érosion, comme ce serait le cas de la période actuelle. Cet ambitieux chapitre ne parvient cependant pas à expliquer les forces qui continuent aujourd’hui à pousser les jeunes femmes à se marier avant 27 ans. Il passe sous silence les nouveaux types de cohabitation qui se mettent en place chez les jeunes adultes nés après 1980, ainsi que la poursuite de la pression subie par les femmes pour se conformer à la norme du mariage. Le terme « résurgence » des inégalités de genre, qui apparaît dans le titre de l’ouvrage, pose par ailleurs problème dans le sens où l’égalité n’a en définitive jamais été atteinte, même pendant la période maoïste [3][4].

9En définitive, l’ouvrage de Leta Hong Fincher, écrit dans un style accessible, ne s’adresse pas au seul public de spécialistes. Il a l’immense mérite d’ouvrir au public non spécialiste une fenêtre sur la dynamique des rapports sociaux de sexe chez les jeunes adultes chinois nés après 1980. En dépit des réserves émises, soulignons la richesse de cet ouvrage qui rappelle la permanence d’inégalités de genre dans la société chinoise contemporaine, les rend tangibles à travers des extraits d’entretiens et explore les moyens mis en œuvre par les femmes pour faire face aux discriminations dont elles sont victimes. Il aurait sans doute été intéressant que les analyses présentées soient mises en perspective avec les dynamiques observées dans d’autres pays asiatiques [5].

Notes

  • [1]
    Bernhardt Kathryn, 1999, Women and Property in China, 960-1949. Stanford, Stanford University Press, 256 p.
  • [2]
    Birge Bettine, 2002, Women, Property, and Confucian Reaction in Sung and Yuan China (960-1368), Cambridge, Cambridge University Press, 368 p.
  • [3]
    Croll Elisabeth, 2011 [1978], Feminism and Socialism in China, Oxon, Routledge, 378 p.
  • [4]
    Hershatter Gail, 2007, Women in China’s Long Twentieth Century, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 170 p.
  • [5]
    Jones Gavin W., Hull Terence H., Mohamad Maznah (eds.), 2011, Changing Marriage Patterns in Southeast Asia. Economic and Socio-Cultural Dimensions, Oxfordshire and New York, Routledge, 256 p.
Sandra V. Constantin
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/12/2016
https://doi.org/10.3917/popu.1603.0610
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