1À la croisée de l’histoire et de la sociologie, l’ouvrage de Sylvie Burgnard propose une analyse des savoirs sur la sexualité à une époque – les années 1970 – et dans un lieu –la Suisse romande, et plus exactement Genève. Son travail repose sur le dépouillement d’archives publiques et privées, ainsi que sur l’analyse de publications médicales, de journaux féminins de l’époque, et enfin sur quelques entretiens. Il s’agit pour elle de rendre compte de quatre types distincts de discours sur la sexualité : ceux de la sexologie, de l’éducation sexuelle, du planning familial (ou Cifern – Centre d’information familiale et de régulation des naissances), et enfin les discours militants, féministes d’une part et homosexuels de l’autre. La première partie porte sur l’émergence de la sexologie en Suisse Romande. Les travaux sur la sexualité se développent d’abord timidement, en s’ancrant dans la gynécologie et dans la psychiatrie. Mais ce qui va donner son impulsion à la sexologie genevoise est un événement inattendu. En effet, en 1970, un dénommé Maurice Chalumeau fait un legs de plus de deux millions de francs, destiné à créer un institut de sexologie, dont il espère qu’il va permettre de « légitimer » scientifiquement l’homosexualité. En fait, c’est autour de la sexualité du couple que se centrent rapidement les recherches subventionnées. Cette sexualité vise à déterminer la « bonne sexualité » et à l’encourager : une sexualité entre époux, dans laquelle le coït est central, qui ne mène pas à un avortement, etc. Le choix d’objets légitimes permet aux acteurs et actrices du champ de se légitimer eux-mêmes. Parallèlement, les sexualités considérées comme « pathologiques » (homosexuelles, entre jeunes ou entre vieux, etc.), autrefois les plus étudiées par la médecine, sont progressivement délaissées.
2Sylvie Brugnard s’intéresse ensuite au Cifern, et en particulier aux questions relatives à l’avortement et à la contraception. Elle y montre l’existence d’une vision institutionnelle centrée sur le couple, ainsi que sur la promotion d’un certain idéal familial à préserver – loin de revendications en termes de « liberté » des femmes, ou même d’amélioration de la condition féminine. L’évitement de l’avortement (légal sous certaines conditions) représente l’une des missions du centre, et la contraception en est un instrument dont les couples « responsables » doivent se saisir. De ce fait, l’initiative de jeunes filles venant s’informer de manière « préventive » sur les questions de contraception est accueillie avec étonnement. Là encore, ce n’est finalement pas tant la sexualité que le couple qui est au centre du discours, et ce d’autant plus que le Cifern adopte rapidement une perspective psychosociale.
3C’est ensuite sur l’éducation sexuelle, institutionnalisée progressivement entre les années 1960 et les années 1980, que se concentre l’auteure. Il s’agit, dans un renversement de perspective par rapport au début du siècle qui exaltait le souci de la communauté, de mettre les adolescents face à leur « responsabilité individuelle ». Certes la contraception est enseignée (dans le cadre du couple), tout comme les mécanismes de la reproduction, en revanche le plaisir y est absent. Comme le souligne l’auteure, « l’éducation sexuelle n’est en rien l’héritière des mouvements contestataires issus de 68 et de la “libération sexuelle” qu’on leur attribue, ni des luttes féministes des années 1970 ». Elle représente plutôt une tentative de limiter les effets des changements sociaux, en insistant à la fois sur les différences fondamentales entre hommes et femmes et sur la centralité du couple, préalable indispensable à toute sexualité.
4Dans la dernière partie de l’ouvrage, Sylvie Burgnard change de perspective en s’intéressant à des discours qui ne visent plus à maintenir et réguler l’ordre social, mais à le subvertir : les discours féministes d’une part, ceux des militants homosexuels d’autre part. La sexualité n’y apparaît pas comme une pulsion à maîtriser, mais comme une construction sociale, et donc comme un enjeu politique. L’auteure montre alors comment le MLF (Mouvement de libération des femmes) de Genève centre ses revendications autour de la vie privée, de la sexualité, de l’intime, et se heurte ainsi aux mouvements féministes plus anciens, qui militent encore pour le droit de vote des femmes au niveau fédéral (finalement accordé en 1971) et craignent d’être discrédités par ces nouvelles venues. Parallèlement aux revendications du MLF-Genève (en faveur de l’avortement et de la contraception, remettant en cause la centralité du coït hétérosexuel, promouvant les pratiques de self-help, etc.), émergent aussi les revendications homosexuelles, qui visent à « démanteler l’hétérosexualité ». À travers différents exemples (la visibilité médiatique, la lutte contre le certificat de bonne vie et mœurs, etc.), Sylvie Brugnard retrace les combats menés dans les années 1970 par les différents groupes militants, mettant en lumière la spécificité de ces discours, qui, contrairement aux trois premiers (portés par la sexologie, l’éducation sexuelle ou le planning familial), s’appuient sur les expériences de celles et ceux qui les portent.
5La conclusion rappelle efficacement le parcours de l’ouvrage, tout en insistant sur les points communs aux différents discours analysés. Ainsi, la thématique du changement traverse comme une menace les trois premiers types de discours et comme une revendication le dernier, revendication portant sur la responsabilité individuelle, qui émerge au cours de cette période. L’auteure met aussi en avant le fait que ces discours sur la sexualité n’apparaissent pas d’un coup dans les années 1970, mais s’appuient sur des énoncés et des savoirs déjà présents au début du xxe siècle. Elle plaide enfin pour l’abandon « d’une approche sociologique ou historique de la sexualité selon une opposition libération vs répression », au bénéfice d’études précises sur l’histoire récente de la sexualité, études encore trop rares.
6L’ouvrage de Sylvie Burgnard est intéressant à plus d’un titre. Il permet tout d’abord d’avoir accès à une multiplicité d’éclairages sur une même thématique, là où souvent seul un point de vue est exploré en profondeur. La description et l’analyse de discours contradictoires permet d’accéder à la complexité du sujet et souligne la diversité des acteurs qui les produisent et les diffusent, acteurs dont les positions, les motivations et la légitimité relèvent de registres distincts (scientifique, préventif et social, militant ou revendicatif). En outre, chaque partie de l’ouvrage commence par une perspective historique, qui replace chaque type de discours dans l’histoire longue et permet de comprendre sa genèse. Enfin, le croisement de sources de nature diverse permet d’obtenir un matériau très riche et donne un ouvrage très agréable à parcourir.
7Cependant, ces sources ont des limites que souligne Sylvie Brugnard elle-même : d’une part, la production d’un discours assez « lisse », car les archives imprimées, largement majoritaires, ne donnent que rarement accès aux querelles et aux rapports de forces internes ; d’autre part, un silence quant à la réception de ces discours. L’auteure analyse, par exemple, les manuels scolaires servant à l’éducation sexuelle, mais ne peut pas savoir comment les élèves ou les parents y ont réagi. On peut aussi s’interroger sur la limitation de l’analyse aux quatre discours retenus, et en particulier sur l’absence d’analyse du point de vue religieux. Même si l’auteure rappelle que l’emprise religieuse est moins forte à Genève qu’ailleurs en Suisse, on peut supposer qu’elle n’est pas totalement absente.
8Il n’en reste pas moins que l’ouvrage est passionnant : chaque discours y est remis dans son contexte et finement analysé. Il permet d’en savoir plus non seulement sur la sexualité à Genève dans les années 1970, mais aussi – et surtout – sur l’enjeu social et politique qu’elle représente.