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1Dans cet ouvrage, qui reprend sa thèse de doctorat soutenue en 2011, Massimo Prearo propose une contribution à l’histoire de la politisation de l’homosexualité en France du milieu du xixe au début du xxie siècle. Son propos s’inscrit en faux contre la conception téléologique d’un grand récit du militantisme homosexuel, qui dessinerait « une trajectoire linéaire de libération, d’émancipation, de résistance ou de normalisation progressive ». L’histoire du « mouvement homosexuel » est au contraire ponctuée de ruptures et de discontinuités qui marquent autant de séquences ou de moments historiques dans la succession de différentes configurations militantes. L’analyse de l’auteur repose sur une démarche théorique et méthodologique d’inspiration foucaldienne. Il emprunte un « détour par l’histoire » pour replacer dans une perspective longue les formes actuelles du militantisme interassociatif LGBT [1]. Il entend mener une « analyse politique archéologique » des savoirs militants à travers l’exploitation d’un corpus d’archives (journaux, revues, tracts, manifestes, etc.). Cette production discursive constitue à ses yeux un point d’observation privilégié pour saisir les différentes séquences historiques du processus de politisation de l’homosexualité.

2Dans un deuxième chapitre, l’auteur aborde « l’émergence d’une question homosexuelle » (p. 47) dans la deuxième moitié du xixe et le début du xxe siècle. Reprenant l’hypothèse foucaldienne de la genèse de l’homosexualité comme catégorie de discours [2], il s’attache à montrer comment le savoir scientifique forme le soubassement des premiers savoirs militants, qu’il qualifie de scientia militantis en opposition à la scientia sexualis des médecins. Au terme d’une argumentation assez technique, il s’attarde sur la figure du sexologue allemand Magnus Hirschfeld (1868-1935), qui a permis selon lui d’opérer « le passage d’une sémantique scientifique de l’homosexualité à une sémantique sociale », ouvrant la voie aux premières formes de mobilisation collective.

3Il poursuit l’analyse des conditions historiques et politiques préalables à la naissance d’un mouvement homosexuel en France, en étudiant la production de la revue Arcadie (1954-1982) et du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) (1970-1974). Rejoignant les travaux de Julian Jackson [3] et Michael Sibalis [4], il nuance l’idée longtemps admise d’une rupture radicale entre ces organisations, en montrant qu’elles s’inscrivent toutes deux dans un prolongement critique de la philosophie existentialiste. Selon lui, elles relèvent d’un même « moment existentiel », plus homophile pour Arcadie et plus révolutionnaire pour le FHAR. Malgré leurs stratégies d’action radicalement différentes, elles auraient toutes deux contribué à autonomiser le savoir homosexuel du registre scientifique. Avec la dissolution du FHAR en 1974 s’ouvre selon l’auteur une nouvelle séquence historique marquée par l’apparition de nouveaux collectifs, notamment les Groupes de libération homosexuels (GLH). La disparition de l’horizon révolutionnaire comme objectif politique dans un contexte marqué par la pensée postmoderne conduirait ces derniers à adopter une nouvelle conception de l’action politique, résolument engagée dans le temps présent. Se dégagerait ainsi un « moment 75 » particulièrement significatif à cet égard. Le refus opposé aux GLH de participer aux cérémonies de commémoration de la déportation et au cortège du 1er mai mènerait ces organisations militantes à l’affirmation d’une autonomie politique, qui se manifesterait aussi par l’apparition du vocable d’ « homophobie » dans leur rhétorique. Si l’on suit l’auteur, l’année 1975 marque ainsi le temps fort de « l’institution politique de l’homosexualité en mouvement ». Celle-ci doit donc être comprise selon lui comme une stratégie des groupements militants pour faire converger leurs actions et s’autonomiser des cadres politiques et syndicaux traditionnels.

4C’est donc à un véritable changement de référentiel militant auquel on assisterait au cours des années 1970. La décennie se caractérise notamment par l’adoption d’une nouvelle rhétorique identitaire, succédant au registre homophile et révolutionnaire des années 1950 et 1960. La « militance » gaie et lesbienne se substitue ainsi au militantisme homosexuel traditionnel en introduisant une nouvelle stratégie d’action : « la territorialisation de l’homosexualité dans des espaces d’actions et d’affirmation identitaire autonomes ». D’après l’auteur, la création des Comités homosexuels d’arrondissement (CHA) en 1978 est exemplaire de ce redéploiement de la mobilisation collective, qui se poursuit au début des années 1980 par un véritable foisonnement associatif soutenu par la reconnaissance institutionnelle et l’aide financière de la gauche au pouvoir.

5Contre l’hypothèse longuement admise d’une démobilisation après l’élection de François Mitterrand et la dépénalisation de l’homosexualité (1982), on assisterait donc à une nouvelle phase de politisation du mouvement au début des années 1980. Néanmoins, la décennie est traversée par une crise politique produite par une tension croissante entre deux dynamiques antagonistes au sein du mouvement. La reconnaissance de ce dernier par les instances au pouvoir conduit en effet à un rassemblement politique au niveau national, tandis que l’engagement communautaire local se traduit quant à lui par la multiplication d’initiatives et de lieux associatifs dans une logique de différenciation. Le terme de mouvement serait ainsi de plus en plus concurrencé par celui de « mouvance » pour désigner une structure moins rigide et moins unitaire. La crise, accentuée par le contexte du VIH/sida, trouverait une réponse provisoire à travers la création d’Act-Up-Paris en 1989, qui contribue à mettre en réseau les groupements communautaires existants afin de renforcer la lutte contre l’épidémie.

6Les années 1990 marqueraient, selon l’auteur, l’émergence d’une nouvelle configuration militante. La mise en place d’une politique publique de lutte contre le sida, ainsi que l’affirmation identitaire des bisexuels et des transsexuels au cours de la décennie conduiraient à l’approfondissement des dynamiques communautaires de différenciation et de spécialisation. Rejetant les critiques récurrentes de communautarisme et de repli identitaire, l’auteur montre comment l’apparition d’un militantisme interassociatif LGBT au tournant du siècle parvient à synthétiser un mode inédit d’organisation collective. À travers la notion de « forme communautaire », il cherche à rendre compte de la manière dont les différentes organisations militantes affirment leur propre autonomie, tout en s’appuyant sur le principe de l’interassociativité comme ressource symbolique. La mobilisation en faveur de l’adoption du pacs à la fin des années 1990, ou la Marche des fiertés annuelle, constituent ainsi des manifestations exemplaires de « l’équilibre, même instable et sous tension permanente, entre une forte unité symbolique et une forte division communautaire » au sein de « l’espace du militantisme LGBT ».

7L’ouvrage répond donc à l’ambition affichée par l’auteur de donner à la configuration actuelle du militantisme LGBT en France une épaisseur historique, à travers une analyse des moments qui marquent le processus de politisation de l’homosexualité. La différenciation identitaire du mouvement interassociatif contemporain, qui s’est enrichi depuis les années 2000 de nouveaux acronymes (Q pour queer, I pour intersexuels, A pour asexuels), témoigne de la pertinence de ses conclusions. Bien que la question ne relève pas directement du propos de l’auteur, on aurait aimé savoir dans quelle mesure la production et la circulation des discours qu’il examine reposent sur des trajectoires et des modalités d’engagement spécifiques, encore trop peu étudiées en ce qui concerne le militantisme homosexuel [5].

Notes

  • [1]
    Lesbien, Gay, Bi et Trans.
  • [2]
    Foucault Michel, 1976, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 224 p.
  • [3]
    Jackson Julian, 2009, Arcadie. La vie homosexuelle en France, de l’après-guerre à la dépénalisation, Arlette Sancery (trad.), Paris, Autrement.
  • [4]
    Sibalis Michael, 2010, « L’arrivée de la libération gay en France. Le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) », Genre, sexualité & société [en ligne], n° 3 : http://gss.revues.org/index1428.html (consulté en mai 2016).
  • [5]
    Sur ces questions, on pourra se reporter avec intérêt aux travaux suivants : Broqua Christophe, 2006, Agir pour ne pas mourir ! Act up, les homosexuels et le sida, Paris, Presses de Sciences Po, 406 p ; Fillieule Olivier et Broqua Christophe, 2002, « Les mouvements homosexuels », in Sommier Isabelle, Crettiez Xavier (dir.), La France rebelle, Michalon, Paris, 569 p.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/12/2016
https://doi.org/10.3917/popu.1603.0604
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