1Le dernier livre d’Éric Macé part d’un constat. Bien que les pays européens adhèrent au principe de l’égalité des sexes, et bien que les statuts et les pratiques des femmes et des hommes se soient rapprochés dans une série de domaines, les inégalités et les discriminations de genre perdurent. Pour expliquer cet « égalitarisme inégalitaire » l’auteur propose une analyse historique des rapports sociaux de sexe, en Europe et ailleurs. L’objectif n’est pas de montrer une continuité mais, au contraire, d’étudier les différents modes de production du genre au fil du temps. La perspective historique souligne la spécificité des rapports de genre contemporains que l’on pourrait qualifier, selon lui, de postpatriarcaux.
2Dans un premier chapitre, Éric Macé présente le principal outil conceptuel du livre qui est celui d’arrangement de genre. Emprunté à Erving Goffman, le terme signifie ici « la manière dont chaque type de société associe culturellement la question de la différence de sexe avec celle de la sexualité et celle des identités masculine et féminine, et comment il articule cette association avec l’organisation sociale du travail, de la famille, du politique, etc. ». Cette notion permet à l’auteur d’insister sur le caractère historique et contingent du genre : il n’y a ni nécessité, ni forcément permanence des inégalités de sexe. Le livre s’inscrit ainsi en faux contre les lectures des rapports de genre consistant à relier les inégalités contemporaines avec celles des sociétés traditionnelles. À l’opposé de La domination masculine de Pierre Bourdieu, cité en contre-exemple en ce qu’il affirme une continuité anthropologique entre les rapports de genre dans la société traditionnelle kabyle et ceux de l’Europe moderne, L’Après-patriarcat souligne l’historicité des rapports sociaux de sexe.
3Plus précisément, l’ouvrage attire l’attention sur la rupture historique majeure que constitue l’apparition de la modernité occidentale à la fin du xve siècle. Cet évènement divise le monde en un avant et un après. Avant, il y avait le patriarcat traditionnel, après, il y a eu le patriarcat moderne et modernisé, et enfin l’après-patriarcat. Il définit le patriarcat comme « la mise en asymétrie nécessaire et légitime du masculin et du féminin ». Dans sa forme traditionnelle, cette asymétrie est fondée sur des principes cosmologiques ou théologiques. S’il s’agit d’un arrangement de genre particulier (car situé dans l’histoire), il n’est pas moins universel en ce qu’il caractérise l’ensemble des sociétés traditionnelles. Ce modèle sera toutefois percuté par la modernité occidentale qui traduit le passage d’un monde à un autre. Le patriarcat traditionnel s’en trouve non pas abandonné mais reconfiguré, pour devenir moderne. L’asymétrie du féminin et du masculin n’est plus légitimée par la religion mais par la science, qui naturalise la différence et l’inégalité des sexes. Cependant, la modernité introduit aussi une conflictualité. Par le même mouvement que les hommes sont déclarés libres et égaux, le féminisme émerge comme une revendication de l’égalité entre les sexes. Progressivement, la convergence de différents mouvements conduit à saper à la fois le fondement juridique, scientifique et économique de la subordination des femmes de sorte que les conditions du patriarcat ne sont plus réunies : le genre n’apparaît ni comme nécessaire (la division des sexes n’est plus constitutive de l’organisation sociale), ni comme légitime (les luttes féministes ont imposé avec succès le principe de l’égalité des sexes). Dans cette société postpatriarcale, caractéristique des pays européens occidentaux contemporains, ce sont désormais « l’égalité et l’autonomie des individus qui apparaissent comme nécessaires et légitimes non seulement aux yeux des institutions mais aussi à ceux des individus ». Pourtant, les inégalités entre les femmes et les hommes perdurent. Éric Macé revient sur nombre d’entre elles dans le chapitre le plus long du livre, qui mobilise plusieurs travaux en sciences sociales consacrés aux inégalités de genre dans différentes sphères de la vie sociale : famille, travail, école, médias… De même, « l’égalitarisme inégalitaire » est décrit aussi bien dans les tensions subjectives et les ruptures pathologiques qu’il suscite que dans les logiques politiques (progressistes, réactionnaires et conservatrices) qui le nourrissent.
4Un dernier chapitre, plus court, est enfin consacré aux pays extra-européens, dont l’auteur affirme qu’ils sont également bousculés par la modernité occidentale. Dans ces sociétés, le patriarcat n’est plus traditionnel sans pour autant être moderne. Il s’agit d’un patriarcat modernisé. Sous l’influence d’abord du colonialisme et des résistances à son égard, puis des transformations postcoloniales (mondialisation économique, culturelle et juridique, avec la diffusion des normes de l’ONU par exemple), on assiste à une hybridation des identités et des pratiques, qui donne lieu à des arrangements de genre composites. De vœux de l’auteur, le cadre interprétatif du livre doit servir à comparer les arrangements de genre contemporains : « devant la diversité des sociétés dans le monde, de leur trajectoire et de leur « globalisation », on peut d’abord se demander si nous avons affaire à un arrangement de type postpatriarcal ou de type composite, issu d’un patriarcat moderne ou d’un patriarcat modernisé ».
5À lire certains travaux, l’histoire du genre ne serait qu’une histoire de reproduction et de déplacement des inégalités. Pourtant, les transformations observées dans les conditions de vie et le statut social des femmes, notamment en Europe au cours des dernières décennies, sont profondes. Le livre d’Éric Macé prend au sérieux ces changements. Ce faisant, il marque la distance avec une approche sociologique qui se veut d’autant plus critique qu’elle déclare que rien n’a changé. L’Après-patriarcat invite à une lecture compréhensive des évolutions qu’ont connues les rapports sociaux de sexe et, à ce titre, c’est une contribution bienvenue.
6Deux critiques générales peuvent cependant être formulées. D’abord, le tableau offert des quatre arrangements de genre (les patriarcats traditionnel, moderne, modernisé et l’après-patriarcat) repose sur une lecture homogénéisante de l’histoire. Alors que l’objectif était justement de fournir une analyse plus fine, plus contextuelle et plus dynamique des rapports de genre, le résultat final est le contraire. Par un effet de loupe, les sociétés européennes contemporaines sont décrites dans leur complexité (où le genre est contesté, renégocié et reconfiguré) tandis que les sociétés d’avant et d’ailleurs sont présentées comme des ensembles homogènes. De même, l’analyse proposée de « l’égalitarisme inégalitaire » suscite des interrogations. Les sociétés européennes contemporaines sont avant tout définies par leurs valeurs (égalitaires) avec lesquelles entrent en contradiction une série de pratiques (inégalitaires), présentées comme autant de « résistances », d’« héritages » ou de « contradictions ». Tout se passe comme si la société actuelle n’était pas en elle-même génératrice des inégalités observées mais que celles-ci trouvaient leurs origines ailleurs. Ainsi, le chapitre sur l’après-patriarcat s’accompagne d’un vocabulaire qui peut surprendre. D’une part, les inégalités de genre sont décrites en termes de « discriminations » et de « stéréotypes », c’est-à-dire comme des actes qui n’ont pas lieu d’être au vu des principes en vigueur. D’autre part, les arrangements de genre postpatriarcaux sont conçus comme un dépassement de la tradition « inachevé », comme si l’histoire n’était pas en phase avec elle-même. On voit bien comment une sociologie partant des pratiques aboutirait à des conclusions différentes : les contradictions seraient alors considérées comme constitutives des rapports de genre (ici et maintenant, mais sans doute aussi avant et ailleurs) et non comme un paradoxe qu’il s’agirait de résoudre. L’énigme à l’origine de L’Après-patriarcat semble résider en partie dans la construction même de l’objet qui repose sur une distinction surprenante entre logiques historiques et pratiques sociales.