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1L’ouvrage de Fanny Gallot, tiré de sa thèse de doctorat, porte sur les ouvrières d’usine embauchées à la fin des années 1960, alors que la France était encore en période de croissance, et licenciées, pour beaucoup d’entre elles, à l’orée des années 2000, au moment de la désindustrialisation et des fermetures d’usine. Le propos de l’auteure est ambitieux : restituer les contours d’une génération de travailleuses par une approche sociohistorique à la fois transversale et dynamique. Transversale car si le point d’ancrage de l’ouvrage est bien le monde de l’usine, l’analyse ne s’y cantonne pas et rend notamment compte des arbitrages constants avec la vie familiale que les ouvrières doivent opérer. Dynamique car l’entrée générationnelle permet non seulement de mesurer les évolutions de l’organisation du travail féminin en usine mais aussi le vécu et les revendications des ouvrières face à des conditions de travail qui n’ont cessé de se durcir durant la période étudiée.

2Fanny Gallot s’appuie principalement sur l’étude de deux entreprises, Chantelle (lingerie féminine) et Moulinex (électroménager). Outre le secteur et les produits fabriqués, ces entreprises se distinguent par le profil des femmes recrutées, issues de milieu rural et paysan pour Moulinex en Basse-Normandie et plus souvent d’origine ouvrière à Chantelle, dont l’usine principale est implantée dans la région industrielle de Nantes. Autre différence de taille : alors que la main d’œuvre ouvrière de Chantelle est presque exclusivement féminine, elle est mixte chez Moulinex. Mais au-delà de l’hétérogénéité dans les conditions de vie, de travail et de mobilisation des femmes, l’ouvrage tend à saisir une expérience commune, une « culture collective », du travail ouvrier féminin en usine. Recrutées très jeunes comme ouvrières non qualifiées, ces femmes ont vieilli ensemble dans l’usine et partagé les mêmes évènements de vie aux mêmes âges. Leurs longues carrières dans la même entreprise ont fini par forger un sentiment d’attachement à l’usine et au produit fabriqué. Des liens forts se sont aussi créés, qui semblent pourtant avoir mal résisté au choc des fermetures et « restructurations ».

3Les matériaux utilisés pour Moulinex et Chantelle ainsi que pour d’autres entreprises évoquées plus ponctuellement comme Lejaby, sont très variés. Ils proviennent de sources écrites (archives ministérielles, patronales et syndicales, archives féministes, récits écrits d’ouvrières), de sources orales (entretiens avec les ouvrières, en partie réalisés par l’auteure) et de sources audiovisuelles (films documentaires ou de fiction). Si le point de vue privilégié dans l’analyse est celui des ouvrières, la diversité des sources permet également d’appréhender l’évolution des politiques publiques, des positions patronales et des débats syndicaux en matière d’emploi féminin et de saisir la rencontre, difficile, entre le mouvement féministe et les ouvrières d’usines.

4Fanny Gallot conduit sa réflexion à partir de l’analyse conjointe des positions de classe et de genre. Au fil des douze chapitres thématiques qui composent l’ouvrage, elle interroge les divisions sociales et de genre à l’œuvre aussi bien dans le travail à l’usine que dans l’engagement syndical ou dans l’espace familial. Dès lors apparaît l’étendue des contraintes auxquelles les femmes font face : leur cantonnement dans les postes les moins qualifiés et les moins payés malgré les politiques en faveur de l’égalité professionnelle, la dévalorisation et la moindre rémunération de leurs compétences considérées comme « naturelles », le durcissement des conditions de travail avec notamment l’accélération des cadences et l’astreinte permanente aux aléas de la production, le paternalisme et/ou la rigidité d’une hiérarchie très massivement masculine, les douleurs physiques liées aux postures et mouvements répétés à longueur de journées, la banalité du « droit de cuissage », le rapport au temps très tendu du fait de la gestion quotidienne du travail domestique et du travail salarié, les obstacles à la mobilisation quand on vient de « faire construire » et qu’il faut payer le crédit, ou lorsque les conjoints voient d’un mauvais œil l’engagement militant de leurs épouses qui passent moins de temps à la maison, prennent la parole en public pour certaines, ou encore sont amenées à côtoyer d’autres hommes durant les occupations d’usine. On voit ici très bien une série de tensions entre des enjeux privés, conjugaux et familiaux, et des enjeux liés à l’espace public du travail et à sa politisation durant les mobilisations.

5Et pourtant, loin d’apparaître comme des victimes passives d’un système qui les écraserait, les ouvrières prennent la parole, résistent, s’organisent collectivement, s’opposent. Elles déclenchent une grève et mettent en cause la pénibilité du travail quand une collègue craque à force de fatigue nerveuse et fait « une crise de nerf ». Elles ralentissent volontairement les cadences et dénoncent la chaleur excessive ou la toxicité de certains produits. Certaines n’hésitent pas à investir la figure de l’ouvrière d’usine « fille facile » lors des grèves en distribuant des porte-jarretelles aux forces de l’ordre chargées de les contenir, quand d’autres refusent l’habituel « bisou » du directeur lors du pot de Noël et réclament une prime plutôt qu’une coupe de champagne. Beaucoup se mobilisent activement dans les années 1970 contre la détérioration de leurs conditions de travail et pour la défense de leur dignité et la valorisation de leur savoir-faire avant de s’engager, dans les années 1990, contre les restructurations et les fermetures de leurs usines. Bien sûr, on entrevoit, même si cet aspect méritait d’être davantage développé, des points de désaccords entre ouvrières selon qu’elles sont syndiquées ou non, selon qu’elles se réclament des idées féministes ou qu’elles refusent cette étiquette, selon qu’elles font grève ou pas, ou encore selon qu’elles sont pour ou contre le maintien de traditions d’entreprise, occasions d’une fête pour certaines, coutumes paternalistes et sexistes pour d’autres. Mais dans tous les cas, Fanny Gallot nous montre comment ces femmes « en décousent » aussi bien au quotidien que dans les périodes de mobilisation collective, et si leur place dans la production n’en apparaît pas fondamentalement changée au bout du compte, elles parviennent néanmoins à faire bouger les lignes imposées par les assignations de genre et de classe. Cette capacité à agir, déclinée sous des formes variées, constitue un fil directeur très éclairant de l’analyse.

6Bien que des questions telles que la naturalisation et donc la dévalorisation des compétences professionnelles féminines, la ségrégation sexuée dans l’emploi ou encore les enjeux de santé liés au travail féminin en usine ne soient pas nouvelles, elles sont ici traitées dans une perspective dynamique qui permet d’en appréhender les évolutions. C’est par exemple le cas lorsque le droit de cuissage devient délit de harcèlement sexuel, quand la « crise de nerf », longtemps vue comme une manifestation nerveuse typiquement féminine, se transforme en symptôme de souffrance au travail, ou encore quand du « banal » rhumatisme on passe au trouble musculo-squelettique reconnu comme maladie professionnelle.

7L’ouvrage présente certaines limites inhérentes à ses qualités. Son contenu paraît parfois manquer de cohérence. Basé sur plusieurs sources d’enquête de nature différente, il multiplie les angles de vue et les changements d’échelle d’analyse et peine, dans certains chapitres, à croiser le point de vue des ouvrières avec les prises de positions des différentes instances syndicales, militantes, patronales ou encore gouvernementales. Certainement en raison des arbitrages liés au passage de la thèse au livre, mais aussi du fait du grand nombre de thématiques abordées, on a le sentiment de passer quelquefois trop vite d’un sujet à un autre et on regrette que l’analyse du vécu des ouvrières, tant dans le travail que dans les mobilisations notamment au moment des fermetures d’usine, ne soit pas davantage poussée. Enfin, l’approche générationnelle rend un peu trop rigides les contours de l’analyse et on aimerait en savoir plus sur ce que devient cette culture collective restituée au fil des chapitres face aux ouvrières plus jeunes, embauchées à partir des années 1980 dans des conditions très différentes et sur des contrats précaires de type CDD ou intérim.

8Ces limites doivent néanmoins être relativisées au regard de l’intérêt et de la richesse de l’ouvrage. Il contribue très utilement à la connaissance d’une génération de travailleuses en relevant le pari de relier les transformations du travail féminin ouvrier en usine aux évolutions des rapports de genre dans la sphère domestique et politique sur la période étudiée.

Christine Hamelin
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Mis en ligne sur Cairn.info le 27/12/2016
https://doi.org/10.3917/popu.1603.0598
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