1Issu d’une thèse soutenue en 2007 La bataille de la parité apparaît à la fois comme une contribution à l’histoire du féminisme et à l’histoire politique des femmes. De par son objet –les mobilisations pour la parité politique en France dans les années 1990–, de par sa précision et la diversité des questions qu’il aborde, cet ouvrage intéressera aussi bien les spécialistes du genre, des mobilisations ou du militantisme que les sociologues de l’action publique. Assis sur une enquête sociohistorique multimodale articulant entretiens, passation de questionnaires et travail sur archives, le livre suit globalement une trame chronologique qui couvre la période 1992-2000.
2Le succès de la cause paritaire se trouve d’emblée présenté par l’auteure comme une énigme à résoudre : comment expliquer qu’au sortir d’une longue période d’atonie du mouvement féministe et en une courte décennie seulement, une poignée de militantes avançant en ordre dispersé aient obtenu une révision constitutionnelle et le vote d’une loi qui semblait pourtant encore inenvisageable à la fin des années 1980 ? Pour répondre à cette question, Laure Bereni forge une catégorie analytique originale dont la portée déborde le cadre de cette étude. S’inspirant du concept d’ « espace des mouvements de sociaux » décrit par Lilian Mathieu, « l’espace de la cause des femmes » défini comme « la configuration des sites de mobilisation au nom des femmes et pour les femmes dans une pluralité de sphères sociales » (p. 17) permet à l’auteure d’appréhender les mobilisations paritaires dans leur historicité, leur épaisseur et leur hétérogénéité à la fois idéologique et sectorielle en y intégrant, en plus des mobilisations spécifiquement féministes, les initiatives émanant de partis, de syndicats, de structures étatiques, du monde religieux, ou encore du milieu intellectuel.
3L’étude de l’éclosion et de l’élargissement progressif du mouvement paritaire proposée dans les trois premiers chapitres de l’ouvrage laisse rapidement apprécier la fécondité heuristique du concept d’espace de la cause des femmes. Loin d’être circonscrites aux seuls cercles féministes constitués dans les années 1970, les initiatives pro-parité émanent dès l’année 1992 de sphères diverses : l’arène locale avec la liste « Femmes d’Alsace », le milieu intellectuel féministe avec la publication de l’essai Au pouvoir citoyennes. Liberté, Égalité, Parité, la Commission européenne avec la conférence d’Athènes… En dépit de la faiblesse numérique du mouvement et des divisions profondes qui le parcourent déjà, les militantes les plus investies tentent dès cette période de « faire mouvement autour d’une cause marginale » au sein de différentes structures. Si l’éphémère Réseau femmes de 1993 échoue à susciter un mouvement d’ampleur en faveur de la parité, les entreprises militantes lancées quasi simultanément par Gisèle Halimi, Antoinette Fouque ou Yvette Roudy, ainsi que les grandes associations féminines constituées au cours du xxe siècle, parviennent quant à elles, malgré leurs divergences, à faire exister la question politiquement.
4Les chapitres IV à VI, parmi les plus intéressants de l’ouvrage, se situent dans une analyse traditionnelle des carrières militantes et semblent inviter à un décloisonnement de l’analyse des mouvements sociaux et du militantisme. À travers l’exposé successif d’éléments sociographiques et d’une série de portraits de militantes et de figures intellectuelles, l’auteure propose une immersion dans le mouvement paritaire. L’enquête par questionnaire conduite auprès de 122 militantes révèle trois caractéristiques principales : les enquêtées sont pour une grande partie entrées dans l’espace de la cause des femmes dans les années 1970, ont milité pour cette cause au sein d’un parti politique – de gauche la plupart du temps –, et appartiennent majoritairement aux catégories supérieures. Les convergences militantes étudiées par l’auteure dans le chapitre V l’amènent ensuite à distinguer trois profils : des « héritières de la deuxième vague », des « féministes de partis de gauche » et des « engagées au féminin ». Le concept d’espace de la cause des femmes défini en introduction de l’ouvrage démontre à nouveau ici toute sa valeur heuristique puisqu’entrent dans la dernière catégorie citée des membres d’associations féminines catholiques et des militantes passées par des partis de droite qui, si elles sont pour le plupart restées à distance des groupes féministes de la deuxième vague, n’ont pas moins pris part au mouvement paritaire dans les années 1990.
5Les deux derniers chapitres de l’ouvrage examinent les ultimes reconfigurations de la bataille de la parité, de la mise à l’agenda politique de la loi dans la deuxième moitié des années 1990 jusqu’à son vote le 6 juin 2000. Évitant toute lecture téléologique de cette séquence politique, Laure Bereni s’attache ici à montrer que l’acclimatation de la parité dans le champ politique s’effectue dans un contexte de montée du discours sur l’impératif de modernisation et sur la crise de la représentation, face auxquels la parité apparaît de plus en plus comme une « formule magique pour ressourcer le monde politique ». À gauche plus spécifiquement, la conversion du PS à la parité participe en outre d’une entreprise de reconquête électorale et du recentrement du parti sur les thématiques démocratiques et « sociétales », engagés en début de décennie dans une période de quête d’identité politique.
6Si le concept d’espace de la cause des femmes est très utile pour penser les continuités entre mouvements sociaux et militantisme de parti, traditionnellement séparés dans l’analyse, la séquence contestataire récemment ouverte par l’examen et le vote de la loi Taubira sur le mariage homosexuel invite néanmoins à en interroger la portée. Ces dernières années ont en effet été marquées par l’apparition de mouvements féminins conservateurs proches de la Manif pour tous, ayant fait de la préservation de l’idéal féminin et de la complémentarité des sexes le référentiel de leur action. Partant des critères retenus par l’auteure, les Antigones, les Mères-Veilleuses et les membres du collectif Journées de Retrait de l’École lancé par Farida Belghoul, pour s’être mobilisées en tant que femmes et pour les femmes, seraient toutes à même de revendiquer à bon droit leur appartenance à l’espace de la cause des femmes, en dépit même de leur profond antiféminisme. Comme souvent, la souplesse de ce concept constitue donc également sa principale faiblesse : s’il permet ici à l’auteure d’envisager les mobilisations paritaires dans leur diversité et leurs contradictions, il conduit également, sitôt qu’on l’adapte à de nouveaux objets d’études, à placer dans une même catégorie des mouvements radicalement opposés, et perd ainsi de sa valeur heuristique.
7La bataille de la parité n’en reste pas moins un ouvrage d’une rare qualité qui éclaire d’un nouveau jour les mobilisations à l’origine d’une des plus importantes réformes constitutionnelles de la fin du xxe siècle et s’impose comme une contribution essentielle aux études de genre, des mobilisations et de l’action publique.