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1La Fabrique des garçons est un album publié en 2015 par Anne-Marie Sohn, professeure émérite d’histoire contemporaine à l’École normale supérieure de Lyon et spécialiste de l’histoire du genre, de la vie privée et des jeunes. C’est un beau livre, richement illustré, qui rappelle les manuels d’histoire utilisés dans l’enseignement secondaire. En effet, il met en regard, dans un ordre chronologique et thématique, des analyses historiques et des documents, souvent iconographiques, pour les étayer. Les sources exploitées sont variées : études sur le folklore, photographies et correspondances privées, documents publicitaires, articles et illustrations de presse, littérature, archives relatives aux lieux publics (écoles, casernes, espaces publics, lieux de sociabilité…). Il constitue donc un bon ouvrage de vulgarisation, instructif et attrayant, aussi agréable à lire qu’à parcourir visuellement.

2Il est présenté comme l’« exact pendant » de l’ouvrage La Fabrique des filles. L’éducation des filles de Jules Ferry à la pilule, publié par les historiennes Rebecca Rogers et Françoise Thébaud, aux mêmes éditions, en 2010, et réalisé selon les mêmes modalités. En réalité, il couvre une période deux fois plus longue, de 1815 à nos jours, et le découpage chronologique, en trois parties lui aussi, est plus ample.

3L’ouvrage tente de fournir une synthèse de la construction sociale de la masculinité à l’époque contemporaine, dans une approche à la fois diachronique et thématique. Le dévoilement de ce processus est intervenu plus tardivement que celui de la féminité, dans la mesure où le masculin est confondu avec l’universel et où, malgré leur « monopole de la parole », les hommes sont « peu loquaces sur leur sort ». Or, tout comme pour les femmes, on ne naît pas homme, on le devient, et ce au prix d’une « longue marche, souvent douloureuse ». La masculinité est en effet sans cesse remise en question, au cours d’épreuves permanentes, sanctionnées par des « juges multiples » présents dans toutes les sphères de la société. Dépendant du milieu social et du contexte historique dans lequel elle se déploie, elle est aussi plurielle et changeante. Mais l’auteure insiste surtout sur le « modèle dominant », c’est-à-dire celui qui est perçu comme le plus légitime à chaque époque. L’ouvrage est ainsi divisé en trois parties. Chacune développe des thèmes aussi divers que le corps, la famille, la sociabilité, les loisirs, l’école, le travail ou encore la politique. Nous nous contenterons de mettre en avant les éléments les plus saillants.

4La première partie s’étend de 1815 à 1879 et traite « D’une masculinité offensive à son déclin ». La France est alors majoritairement rurale et la mise au travail se fait très tôt, dès l’enfance. Hormis dans la petite enfance, la ségrégation des sexes est forte. L’homo-sociabilité favorise une masculinité « flamboyante, voire agressive ». La violence est présente dans tous les aspects de la vie quotidienne, dans la vie privée comme dans la vie publique. Les plus âgés brutalisent les plus jeunes dans la famille, à l’école et au travail. Dans la sphère politique, l’instabilité et le recours à la force vont de pair. En effet, l’imaginaire est encore dominé par la guerre et la révolution. Aussi la conscription est-elle plutôt bien accueillie dans la population. Le conseil de révision, qui examine les corps des conscrits, devient un rite de passage validant la masculinité des intéressés : on espère être « bon pour le service », ce qui permet de fonder une famille plus facilement. Avec le temps cependant, le modèle de la « masculinité offensive » décline. Plusieurs facteurs concourent à cela. Les jeunes garçons sont progressivement scolarisés dans des écoles élémentaires publiques. L’économie s’améliore, la démocratie et l’individualisme se développent. La société se dirige alors vers un modèle de masculinité maîtrisé et « civilisé ».

5La deuxième partie court de 1880 à 1950 et est intitulée « Former des citoyens sages, instruits et dévoués à leur Patrie ». Durant cette période, les mœurs se pacifient, l’usage de la violence recule et la mixité progresse dans la société. L’école est un vecteur considérable de ces évolutions. En effet, dans le cadre de la Troisième République, elle devient primordiale. Or, elle se donne pour but de favoriser le bien de l’individu comme de la nation, en promouvant des valeurs comme l’ordre, le travail et la discipline. Qui plus est, avec les lois Ferry, elle devient gratuite et l’instruction est obligatoire de 6 à 13 ans : elle est alors perçue comme un moteur d’ascension sociale. Et le certificat d’études, devenu national, valorise l’excellence scolaire. En ce qui concerne les filles, leur présence s’étend à l’école et leur niveau progresse. Cependant, les enseignements sont tournés vers le masculin : ce sont les grands auteurs et les grands héros qui y dominent. Les écoles professionnelles publiques et l’enseignement supérieur, notamment les grandes écoles, sont largement réservées aux garçons. Si la mixité se développe, le masculin domine donc toujours le féminin. Mais le modèle de masculinité dominant n’est plus offensif. Il est plus intellectuel et se construit sous le regard des filles, ce qui a pour effet de renforcer la modération de la violence.

6La troisième partie, enfin, s’étire de 1950 à nos jours et aborde « La fabrique des garçons entre mixité et masculin ». Dans un contexte de prospérité économique, de prolongement des études et de libéralisation des mœurs, la mixité prend toujours plus d’ampleur, mais les progrès en termes d’égalité entre les sexes sont contrastés. Si les garçons sont de plus en plus confrontés à la réussite scolaire des filles, ce sont toujours les hommes qui se taillent la part du lion dans les loisirs, les domaines scolaire et professionnel valorisés et la politique. Cependant, les normes corporelles sont plus souples et les comportements sexuels se rapprochent entre filles et garçons. De plus, l’accession des femmes au droit de vote et la fin du service militaire réduisent le nombre de domaines exclusivement masculins. Enfin, l’informatisation et la mécanisation croissante de la production, réduisant l’usage de la force au travail, entament encore la spécificité masculine. Après les Trente Glorieuses, toutefois, dans le contexte de précarisation du monde du travail, les garçons des classes populaires sont les plus touchés. En l’absence d’encadrement par des partis ou des syndicats, leur masculinité devient à nouveau agonistique. Si la masculinité a continué globalement à se pacifier, une partie de la population retrouve des marqueurs plus anciens et virils.

7La masculinité a donc connu de fortes mutations en deux siècles. En dépit de variations et de déclinaisons propres à différents milieux sociaux, on peut déceler un mouvement global de « pacification » des mœurs masculines. Grâce à la démocratisation de la société, au développement de la scolarisation et à une mixité croissante, la masculinité est globalement passée d’un modèle offensif à un modèle maîtrisé, où les frontières avec le féminin sont plus fines.

8La lecture de La Fabrique des garçons, parce qu’elle permet de comprendre les ressorts des codes masculins actuels, se révèle passionnante. À tel point qu’il nous semble qu’elle pourrait en plus bénéficier d’une bibliographie indicative, afin de la prolonger. En effet, après cette excellente lecture, on a envie de découvrir plus avant l’histoire de la masculinité, en partant de quelques pistes avisées. Autre élément qui pourrait favoriser la lecture pour un public qui n’est pas nécessairement familier des sciences sociales : la présence de définitions en notes de bas de page, ou bien regroupées dans un lexique. Elles permettraient de clarifier le sens de termes savants et/ou issus de la terminologie sociologique, rendant ainsi cet ouvrage accessible au plus grand nombre.

Mis en ligne sur Cairn.info le 27/12/2016
https://doi.org/10.3917/popu.1603.0591
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